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En 2014, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) publie un rapport sur les femmes autochtones disparues et assassinées au Canada au cours des 30 dernières années, faisant doubler l’estimation de 582 cas ‒ proposée par l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) (2010 : i) ‒ à plus de 1 181 (GRC 2014 : 3). Ce rapport arrive difficilement à circonscrire les sources de ce phénomène, tout en mentionnant qu’il est chronique et qu’il doit être mis en rapport avec les problèmes de délinquance et de violence familiale (GRC 2014 : 6). Alarmées par le phénomène, de nombreuses organisations gouvernementales et indépendantes ont mené diverses enquêtes de terrain et en sont venues à un consensus éloquent : ce phénomène doit se comprendre au travers du prisme du sexisme, du racisme et du colonialisme (CEDAW 2015 : 7; HRW 2013 : 84-85; IACHR 2014 : 12-13). En témoigne cet extrait du rapport du Comité permanent de la condition féminine : « Partout où s’est rendu le Comité, des témoins ont abordé les causes fondamentales de la violence envers les femmes, dont la colonisation et le système de pensionnats […] Partout, il a été question du lien entre l’acculturation et la violence » (CPCF 2011 : 5).

Dans le présent article, nous proposons de nous pencher sur l’installation commémorative artistique Walking With Our Sisters (WWOS), conçue par l’artiste et activiste Christi Belcourt, dont la vocation principale est d’honorer les vies des femmes autochtones disparues et assassinées. Quelle est la singularité de cette initiative artistique? Et comment, par l’entremise de l’art, permet-elle de réfléchir sur les enjeux du féminisme actuel, en exigeant de comprendre les femmes autochtones selon leurs propres termes?

Dans un premier temps, nous présenterons notre démarche méthodologique, tirée des théories féministes intersectionnelles (Martin et Roux) et de décolonisation (Tuhiwai Smith, Morgensen). De plus, nous discuterons des motivations qui nous ont menée à adopter une approche anthropologique en histoire de l’art (Phillips), notamment par une étude de terrain. Nous verrons que ces idées se reflètent dans les critiques portées par certaines historiennes de l’art, démontrant notamment que notre discipline est traversée par des rapports de pouvoirs coloniaux (Phillips) et patriarcaux (Pollock).

Dans un second temps, nous présenterons notre analyse de WWOS, basée sur un ensemble d’extraits d’entrevues de Belcourt et sur nos observations de terrain. Nous traiterons des liens entre WWOS et l’action commémorative artistique pour les femmes autochtones, et nous approfondirons les relations entre les épistémologies autochtones, l’installation artistique et l’engagement des femmes autochtones. À l’aide des propos de féministes autochtones (Anderson, Green, Smith, Lawrence), nous verrons comment les femmes autochtones qui ont participé à WWOS revendiquent, revalorisent et redéfinissent le rôle qu’elles occupent tant dans leur communauté que sur le plan social.

C’est en ce sens que nous conclurons notre article par une discussion sur les apports de WWOS. Comment cette installation permet-elle de réfléchir le féminisme actuel? Et comment permet-elle de problématiser la solidarité dans un contexte de décolonisation?

Une approche féministe, décoloniale et intersectionnelle de l’histoire de l’art des femmes autochtones

Pour comprendre les pratiques artistiques des femmes autochtones, nous nous sommes inspirée des réflexions des historiennes de l’art féministes Griselda Pollock et Ruth B. Phillips. Pour ces dernières, la discipline de l’histoire de l’art est structurée par l’idéologie dominante, qu’elles appellent le « canon », dont la domination prend racine dans les inégalités sociales (Pollock 2007 : 54-55; Phillips 1999 : 98). Le canon est en fait une manifestation discursive et visuelle du processus de normalisation qui soude l’élite blanche, masculine et aisée aux hautes sphères culturelles de la société occidentale (Phillips 1999 : 99; Pollock 2007 : 55). La hiérarchisation des groupes sociaux se fait dans le même mouvement, établissant les normes comme hégémoniques et universelles.

L’exclusion et la marginalisation des femmes et des autochtones sont le produit d’une logique binaire d’opposition qui naturalise leur production artistique comme inférieure (Phillips 1999; Pollock 2007 : 45). Cet imaginaire mythologique et iconographique se reproduit au travers d’une tradition historiographique sur l’art, valorisant l’homme par rapport à la femme, la culture à la nature et l’être civilisé à l’être sauvage (Phillips 1999 : 100; Pollock 2007 : 52). Ainsi, une approche féministe de l’art consiste à révéler le processus d’altérisation et de différenciation qu’est le canon. Et, au lieu de camper ces réflexions au sein de sous-disciplines telles que l’art « des femmes » ou l’art « autochtone », Phillips (1999 : 98) et Pollock (2007 : 58) proposent plutôt de décentraliser le canon sexiste, raciste et colonial. Pollock (2007) invite notamment à pluraliser la différence en éliminant la logique dualistique, pour valoriser une diversité de modèles de beauté et de l’excellence artistique.

Afin de décoloniser l’histoire de l’art de son canon unique et occidental, Phillips (1999 : 97-98) apporte trois critiques fondamentales : la compréhension de l’art à travers le prisme du regard autochtone, l’intégration du champ de la culture visuelle (notamment de l’artisanat et de l’art populaire et touristique) et l’inclusion des approches anthropologiques en matière d’art. En ce sens, les auteures et commissaires Angela Salamanca et Susan Dion (2014 : 161) proposent de décoloniser la conception occidentale de l’art en situant l’art autochtone contemporain au sein des épistémologies autochtones, c’est-à-dire dans les histoires, les traditions et les savoirs autochtones. Pour elles, l’existence de cet ensemble effervescent de pratiques culturelles est un témoignage éloquent de la résistance historique des communautés, qui ont su préserver et transmettre ces connaissances malgré les politiques assimilationnistes des autorités gouvernementales canadiennes (Salamanca et Dion 2014 : 164).

Pour Deborah Doxtator, les objets d’art autochtones ne peuvent être réduits à une seule signification ‒ tout comme les mots dans certaines langues autochtones prennent sens selon leurs usages et leurs contextes (Phillips 1999 : 108). Ainsi, l’analyse stylistique se révèle caduque pour mettre en relation les oeuvres d’art autochtones, puisque les formes utilisées se réfèrent d’abord à des métaphores culturelles et à des traditions orales. C’est l’invocation de ces métaphores qui s’avère déterminante dans le choix formel par l’artiste et l’usage que l’objet aura dans la communauté et le sens qu’il portera dans la mémoire collective (Phillips 1999 : 109).

Ainsi, Phillips affirme que les artistes autochtones exigent des historiennes et des historiens de l’art une compréhension des oeuvres d’art plus holistique et ancrée dans les cultures autochtones. Mieux encore, en comprenant ces objets comme étant à la fois contemporains et historiques, on pourrait rétablir les liens avec les traditions orales, les relations familiales, communautaires, territoriales et spirituelles (Phillips 1999 : 110).

Les approches de décolonisation et de l’intersectionnalité

Or, comment en tant qu’historienne de l’art euro-descendante et blanche est-il possible d’adopter cette approche? Les auteures Hélène Martin et Patricia Roux (2015 : 7) posent une question qui s’inscrit dans le même sens : la production théorique est-elle le produit inextricable de notre position de classe, de sexe et de race, ou existe-t-il des méthodes et des savoirs permettant de les combattre au sein même du processus de recherche? Elles définissent l’intersectionnalité comme une démarche fertile, permettant de faire le double mouvement « de constituer en objet de pensée des luttes féministes » tout en considérant que le féminisme est lui-même un terrain d’inégalités sociales (Martin et Roux 2015 : 5).

Le processus de décolonisation est transversal de toutes les sphères de la société : « it is about centering our concerns and world views and then coming to know and understand theory and research from our own perspectives and for our own purposes » (Tuhiwai Smith 2012 : 39). Scott Lauria Morgensen, qui s’intéresse aux méthodes de décolonisation dans le contexte universitaire, démontre qu’elles doivent être mobilisées tant par les autochtones que les allochtones. De la même façon que Pollock et Phillips, Morgensen (2012 : 805) présente la démarche de décolonisation non pas comme un champ d’étude séparé au sein du monde universitaire, mais tel un moyen pour contrer l’hégémonie de l’idéologie coloniale, masculine et patriarcale qui le traverse en pluralisant les méthodes et les formes du savoir. Ainsi, cet auteur soulève que les stratégies décoloniales sont multiples et consistent à confronter les épistémologies autochtones aux sciences qui structurent la connaissance : la pédagogie, la didactique et l’historiographie (Morgensen 2012 : 806). Pour Bonita Lawrence et Kim Anderson (2005 : 4), la prise de conscience du phénomène de marginalisation des voix des femmes autochtones dans les institutions et, parallèlement, l’importance d’accorder un espace de prise de parole pour celles-ci dans la recherche sont essentielles à la réalisation du projet de décolonisation. De plus, elles soulignent que cette démarche permet aux communautés autochtones de se projeter dans l’avenir et de l’imaginer : la contribution des artistes en ce sens permet de repenser la place des femmes autochtones dans la société canadienne (Lawrence et Anderson 2005 : 5).

C’est en ce sens que dans une perspective féministe et décoloniale, pour comprendre comment WWOS pouvait être un lieu d’affirmation, par l’art, pour les femmes autochtones, nous avons jugé nécessaire d’y être présente. Ainsi, nous avons mené une enquête ethnographique en rapport avec l’installation de WWOS à Ottawa, de décembre 2014 à mai 2016. Pendant celle-ci, nous avons assisté à deux activités culturelles de sociofinancement, puis nous étions à Ottawa du 14 septembre au 18 octobre 2015 à titre de bénévole sur le site de l’exposition à la Carleton University Art Gallery (CUAG). Nous avons, par la suite, mené dix entrevues avec des femmes blanches (2), autochtones (6) et métisses (3), que ce soit pour leur engagement personnel dans le comité local d’Ottawa ou pour leur contribution à titre d’artiste. À ce stade-ci de notre parcours, nous ne pouvons diffuser les analyses de nos entrevues. Néanmoins, aux fins de notre article, nous avons choisi de nous baser sur nos observations et notre expérience de participation ainsi que sur deux entrevues audio de Belcourt.

Walking With Our Sisters : la revalorisation de l’art des femmes dans un contexte cérémoniel et de guérison

En 2014, Belcourt, invitée à l’émission The Red Man Laughing, animée par l’acteur et humoriste anishinaabe-métis Ryan McMahon, est présentée comme une artiste métisse professionnelle de renommée internationale dont le leadership au sein de WWOS est « renversant » (McMahon 2013). Questionnée par McMahon sur les commencements du projet, Belcourt explique qu’elle en a eu l’idée alors qu’elle réfléchissait à une série sur le travail artistique des femmes et des grand-mères et que le contexte des disparitions et des assassinats de femmes et de filles autochtones, sujet qui l’interpellait déjà, lui est apparu comme le thème central. C’est alors qu’elle a pensé à une installation de 600 paires d’empeignes de mocassin (faisant référence au nombre de cas alors connu), dont chacune représenterait une femme disparue. Consciente de l’ampleur de la tâche, Belcourt, au lieu d’employer des assistantes perleuses pour réaliser son projet, a plutôt opté pour la participation collective. Elle a donc fait appel à la communauté d’artistes autochtones actuels, qu’elle décrit comme un milieu très serré, et a utilisé Facebook comme un moyen d’élargir le réseautage pour rejoindre les familles, les communautés et le public (McMahon 2013). La réponse a été considérable : environ 1300 artistes ont produit plus de 1 763 paires de dessus de mocassins.

Dans notre article, nous nous intéresserons au processus de réalisation de l’exposition, de la confection des empeignes à l’installation de WWOS à Ottawa, en mettant l’accent sur la place des femmes dans cette démarche (McMahon 2013). Belcourt souligne que, pour concevoir le projet, elle est d’abord allée consulter une aînée, Maria Campbell, à qui elle a offert du tabac en échange de ses conseils. De cet événement ressortent deux éléments importants. D’une part, Belcourt pose les bases de la réalisation de WWOS d’abord dans les connaissances traditionnelles autochtones, détournant du même coup la vocation principale conventionnelle de l’exposition en tant qu’espace de diffusion de l’art. D’autre part, elle s’appuie sur l’importance du processus intergénérationnel de transmission de savoirs, et dans ce cas-ci de connaissances détenues par une femme. Ainsi, comment l’installation de WWOS permet-elle d’exposer l’engagement des femmes autochtones par l’art? Nous proposons ici trois pistes de réflexion autour des concepts de commémoration, de cérémonie et de communauté.

La commémoration pour les femmes disparues au Canada

L’analyse féministe de Laurie McNeill sur la création de monuments commémoratifs pour des meurtres de masses de femmes au Canada propose des pistes quant à la compréhension de WWOS en tant que commémoration. En faisant une étude comparative activités de commémoration pour les tueries de l’École polytechnique à Montréal et du quartier Downtown Eastside à Vancouver, cette auteure démontre que les processus sociaux de mémorialisation se différencient selon le profil des victimes (McNeill 2008 : 375). D’un côté, les femmes blanches et plutôt aisées qui ont été assassinées par le tueur antiféministe Marc Lépine à Montréal ont bénéficié d’une couverture médiatique et d’une réaction collective forte. De l’autre, celles qui ont été tuées par le meurtrier Robert William Pickton, dans le quartier défavorisé de Vancouver, ont suscité une réaction plus ambiguë parce qu’elles étaient toxicomanes, travailleuses du sexe, autochtones, racisées, ou tout simplement pauvres. McNeill définit la commémoration, dans son sens large, comme un processus collectif qui donne une fonction sociale à la personne décédée, au-delà du deuil individuel. Elle permet de transformer la charge émotive liée à la mort en lui attribuant un sens commun; elle se trouve emblématisée sous une autre forme, narrative ou matérielle, afin de rétablir un équilibre social (McNeill 2008 : 393).

Ainsi, McNeill (2008 : 380) observe que la reconnaissance publique du deuil varie selon la race, le genre et le statut social des victimes, et qu’elle conditionne le contexte où se réunit la communauté endeuillée. Pour cette auteure, les rituels funéraires – essentiels au processus du deuil – mettent en lumière la hiérarchisation de la société et l’idéologie (blanche, masculine, hétérosexuelle et coloniale) qui la domine, déterminant les vies et les morts qui seront reconnues et célébrées (McNeill 2008 : 381-385).

Devant cette situation, McNeill (2008 : 390) souligne la présence d’une grande diversité d’initiatives de résistances créatrices portées par les communautés afin de répondre au besoin d’honorer les vies des femmes défavorisées disparues. Ces rituels sont caractérisés notamment par leur dimension temporaire, locale, voire virtuelle. Ils peuvent prendre la forme d’un jardin, d’une série de portraits ou d’une performance (ibid. : 391). L’auteure soulève aussi que ces événements à plus petite échelle facilitent la participation du public et permettent de faire des interventions plus directes (ibid. : 390). Pour McNeill, la commémoration a une dimension politique, permettant d’énoncer des critiques, de cibler des enjeux de société et de formuler des revendications. Le processus de création d’une mémoire collective est alors intrinsèquement lié à un projet de transformation sociale (ibid. : 394).

Les actions commémoratives pour les femmes autochtones disparues et assassinées au Canada

WWOS est un rituel funéraire mené pour les femmes autochtones, en tant que groupe social spécifique. Pour Andrea Smith (2003 : 71), les oppressions spécifiques que vivent ces femmes sont des manifestations d’un rapport de pouvoir à la fois raciste et sexiste qui a permis non seulement d’assurer la réussite de l’implantation coloniale en Amérique du Nord, mais d’imposer le pouvoir de l’élite (masculine, blanche et européenne) en tant qu’ordre prétendument naturel. Smith (2003 : 76) rappelle qu’au moment de la colonisation en Amérique du Nord se mène en Europe la chasse aux sorcières, féminicide dirigé par l’élite cléricale et aristocrate en vue d’éradiquer les femmes qui détenaient des savoir-faire menaçant l’hégémonie du patriarcat, notamment les guérisseuses et les sages-femmes. C’est dans la même logique misogyne que les autorités coloniales ont transformé radicalement l’organisation sociale et les rôles de genre dans les communautés autochtones, en substituant les conseils de bande aux systèmes claniques et en excluant les femmes des espaces décisionnels et de négociations (Lawrence et Anderson 2005 : 2; Green 2007 : 47).

Comme l’avance Smith, si le colonialisme canadien a eu des effets dévastateurs sur l’ensemble des autochtones – que ces effets soient identitaires, culturels, sociaux, spirituels ou psychologiques –, son implantation patriarcale a influé singulièrement sur les vies des femmes autochtones par la coercition de leur corps et de leur sexualité. Ainsi, le tissu social, l’entraide et le sentiment d’appartenance des femmes relativement à leur communauté se sont effrités par les rafles de leurs enfants d’abord placés dans des pensionnats et par la suite dans des centres jeunesse. Ou par le retrait, par les autorités gouvernementales, de leurs droits reproductifs par la stérilisation massive (Smith 2003 : 78). Ou encore par la perte de leur statut d’autochtone (jusqu’en 1985) ainsi que celui de leurs enfants lorsqu’elles se liaient à un homme blanc (Lawrence et Anderson 2005 : 3). Pour l’organisation Femmes Autochtones du Québec (FAQ), le phénomène de la disparition des femmes est intrinsèquement lié à cette histoire des femmes autochtones au Canada, « chaîne historique d’effacement » (FAQ 2015 : 10).

Malgré les discriminations socioéconomiques et culturelles que les femmes autochtones vivent, Lawrence et Anderson (2005 : 2) affirment que celles-ci ont su s’organiser à la périphérie, afin de trouver les moyens pour être entendues et d’avoir un impact sur leurs communautés. Ces auteures soulignent la création d’organisations valorisant les modèles de pouvoir traditionnellement féminin ou menant des luttes contre les effets discriminatoires de la Loi sur les Indiens sur les femmes autochtones.

Ainsi, de façon parallèle à notre terrain, nous avons aussi assisté, à Montréal, aux vigiles des 4 octobre 2015 et 2016, organisées par le groupe Missing Justice, aux marches des 14 février 2015 et 2016 pour commémorer les femmes autochtones disparues et assassinées ainsi qu’à des veilles spontanées en soutien aux femmes autochtones de Val-d’Or en octobre 2015 et en novembre 2016. Nous y avons remarqué plusieurs points en commun entre ces actions et WWOS, notamment l’importance d’ouvrir un espace d’expression aux personnes directement touchées, les proches ou les membres des familles et les femmes autochtones. À chaque événement, la place des discours est centrale, voire constitue l’événement en soi. Ainsi, on prend le temps de souligner la souffrance vécue par les disparitions, parfois en partageant des témoignages, on y dénonce les violences sexuelles dont les femmes autochtones sont la cible et on interpelle l’ensemble de la société en l’invitant à se mobiliser pour faire cesser le silence sur le féminicide autochtone. De plus, on y accorde une place importante aux chants et aux cercles de tambour, en faisant appel au collectif d’artistes femmes autochtones québécoises Odaya pour y réaliser une performance. Finalement, la fumigation d’herbes médicinales comme la sauge est effectuée.

Belcourt défend aussi que WWOS s’inscrit au sein d’une mouvance politique plus large contre les violences faites aux femmes autochtones. Sur le site Web de WWOS, on s’inspire du leadership et de l’expertise d’un ensemble de groupes de défense et de pression qui organisent quotidiennement des actions pour visibiliser le féminicide autochtone, telles que des marches et des vigiles (WWOS : 2017; McMahon : 2013). En fait, WWOS vise les mêmes objectifs que ceux qui définissent les actions menées par l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) et Missing Justice (AFAC 2015; Missing Justice; nd), soit d’honorer la mémoire des disparues, de favoriser la guérison, de soutenir les familles et les proches, de dénoncer les violences sexistes et racistes ainsi que de sensibiliser l’ensemble de la société à cette réalité. Pour Jessica Yee (2011 : 18), activiste autochtone (qui a participé à WWOS à Akwesasne), ce qui qualifie le mouvement des femmes autochtones est son enracinement indéfectible dans les organisations militantes et activistes. À son avis, cet ancrage (grassroot), dans l’expérientiel, permet d’aiguiser la perception des effets entrecroisés du racisme, du sexisme et du colonialisme et de les dénoncer (Yee 2011 : 18).

La commémoration par l’acte artistique d’honorer

Aux yeux de Belcourt, le processus de création des empeignes force l’artiste à prendre un temps d’arrêt pour penser à la femme disparue. L’acte de perler, est pour Belcourt, un geste réparateur, puisque l’artiste investit alors humblement ses affects dans un ouvrage qui est offert à la collectivité : « It’s the loving act of making something for somebody » (McMahon 2013). Selon nous, WWOS propose une conception de l’art autochtone telle que l’avait décrite Phillips. L’oeuvre est réfléchie comme une métaphore et le symbolisme utilisé par chaque artiste permet de rendre compte du souvenir d’une personne aimée; chaque paire de mocassins est magnifique et unique, chacune porte un sens et une charge émotive particulière. En honorant les femmes disparues et assassinées, on atteste que leur vie a une valeur et une importance pour leur entourage et leur communauté, et ce, peu importe leur statut ou leur situation sociale (McMahon 2013). Belcourt soulève que le nombre élevé d’empeignes envoyées renvoie au fait que l’on ne connaît pas le chiffre exact de femmes qui sont disparues depuis les débuts de la colonisation et dont les vies n’ont jamais pu être soulignées en cérémonie.

Toutes les oeuvres reçues sont présentées dans l’installation, respectant l’indication donnée à Belcourt par l’aînée Campbell (Tabobondung 2014). Plus encore, nous croyons que, en faisant de l’acte d’honorer le critère unique de sélection des oeuvres, WWOS a permis l’inclusion intégrale et horizontale de toutes les contributions, peu importe la maîtrise technique ou la qualité esthétique.

Nous pouvons aussi considérer le choix de l’empeigne perlée par Belcourt comme une métaphore culturelle en soi, renvoyant à une tradition artistique autochtone exclue du canon de l’histoire de l’art canadienne. Pour Phillips, retracer l’histoire du perlage autochtone consiste à démontrer le rôle des femmes dans le domaine de l’art, comme détentrices et protectrices de ce savoir-faire. Les transformations dans la pratique qui se sont opérées au contact des peuples colonisateurs témoignent, selon Phillips, de l’agentivité des femmes. Ainsi, dans le but d’assurer la survie de leur culture au sein du contexte oppressif colonial, elles ont su démontrer leur capacité à négocier, à échanger et à s’adapter aux contraintes économiques, sociales et spirituelles (Phillips 2012 : 336 et 339). En prenant le médium du perlage, Belcourt réactualise une lignée d’artistes femmes autochtones, des mères et des grand-mères qui, comme l’avance Phillips (2012 : 348), ont su préserver une tradition qui leur permettait à la fois de s’ancrer dans le passé et de se projeter dans l’avenir. À notre avis, en invitant les femmes autochtones à réinvestir massivement cette tradition artistique, Belcourt permet alors de proposer une autre narration de leur histoire, dans laquelle elles occupent un rôle actif en vue de la construction de l’identité collective autochtone.

Pour Belcourt, le contact direct avec les empeignes, dans le contexte immersif de l’installation, confronte l’analyse classique visuelle en art (sur le plan strictement formel ou iconographique) en montrant que la dimension relationnelle et affective est inextricablement liée à l’interprétation (McMahon 2013).

Walking With Our Sisters en tant que cérémonie

Belcourt mentionne que WWOS se démarque singulièrement des initiatives commémoratives par son caractère cérémoniel (McMahon 2013). Dans un article sur son expérience au sein du comité d’organisation local de WWOS à Edmonton, l’intellectuelle autochtone Tracy Bear (aussi membre du Comité national de WWOS) affirme que l’installation est ancrée dans les épistémologies autochtones (Bear 2014). Elle souligne notamment que la responsabilité, la mémorialisation, les protocoles, les histoires et la création de liens sont des concepts qui permettent d’aborder l’exposition comme une cérémonie autochtone. Bear rejoint ainsi les propos de McNeill, et l’on comprend que WWOS crée une commémoration culturellement et spirituellement appropriée qui permet aux communautés autochtones de faire un deuil collectif des femmes autochtones disparues et assassinées. De plus, nous croyons que, comme le fait valoir McNeill (2008 : 394), l’acte de « ressouvenance », de se rappeler à nouveau, est investi d’un désir de changement social, « so that the deaths will not be in vain ». C’est en ce sens que nous comprenons les trois objectifs qui guident l’exposition et qui nous ont été présentés lors de notre formation de bénévole : honorer les soeurs par la commémoration et la cérémonie, assurer le soutien pour les familles des disparues par tous les moyens et faire de la sensibilisation auprès du grand public.

À partir de nos observations et de la documentation reçue sur le terrain, nous expliquerons brièvement ci-dessous comment est ritualisée WWOS. L’ensemble des composantes de l’installation (les empeignes, les tissus, les articles sacrés, les plumes d’aigles, les mâts, etc.) est appelé une « bourse sacrée ». Les gardiennes accueillent la bourse sacrée, transportée en camion par des bénévoles entre les différents sites, de l’installation, et veille sur elle pendant toute la durée de son séjour dans la communauté. Ces femmes sont choisies par le comité local de WWOS afin d’assurer la réalisation des protocoles que les aînées et aînés ont élaborés. Ces personnes siègent tant au comité national qu’au sein d’un conseil spécifique dans chaque comité d’organisation local. Le montage de l’exposition est un moment charnière permettant de transformer l’espace séculaire de la galerie en une loge sacrée.

Dès les débuts de l’installation, et ce, tous les jours, on purifie l’espace, les empeignes et les bénévoles par la fumigation de sauge et le foin d’odeur. Chaque matin se tiennent des cérémonies du lever de soleil, avec des chants et des prières. Au courant de la journée, on exécute aussi des chants et des cercles de tambour, celui-ci étant associé au rythme de la vie. Le sol est d’abord recouvert de cèdre, puis d’un tissu rouge et finalement de bandes de tissu gris. Sur ce dernier, on dispose les empeignes de mocassins de manière à donner l’impression que les femmes se tiennent côte à côte. Toute personne qui circule dans l’espace doit enlever ses chaussures et éviter d’enjamber les oeuvres. Par ailleurs, les bénévoles doivent porter des gants pour manipuler les empeignes. L’installation débute par une cérémonie d’ouverture, à laquelle sont conviés le public, les familles, les proches et les bénévoles. Après la cérémonie et jusqu’à la fin de la durée de l’exposition, il est interdit de toucher aux oeuvres, d’avoir des appareils photo ou des téléphones cellulaires dans l’espace. Pour traverser l’installation, les participantes et les participants sont invités à être fumigés et à porter dans leur main gauche un petit sachet (tearbag) contenant du tabac, qui sera déposé dans une boîte à la fin du trajet. La sauge, le cèdre, le foin d’odeur et le tabac sont quatre herbes médicinales importantes dans les pratiques cérémonielles autochtones. À l’extérieur de la galerie, sur le site du campus de la Carleton University, est monté un tipi dans lequel brûle un feu sacré : un homme choisi par la communauté a la responsabilité de veiller à ce qu’il reste allumé et de brûler les tearbags.

Un sens inclusif donné à la tradition, par et pour toutes les femmes

Comme nous le remarquons, les protocoles traditionnels sont conçus par les aînées; néanmoins, leur application et leur signification peuvent être soumises à des débats selon les communautés et dans ces dernières. En reprenant deux éléments conflictuels soulevés par Anderson et Larocque quant aux traditions féminines autochtones (la maternité et le port de la jupe), nous verrons comment l’installation WWOS Ottawa s’est située dans ce débat.

Emma Larocque (2007 : 63) explique qu’il est problématique d’utiliser la figure de la maternité et le port de la jupe comme des éléments rassembleurs et valorisant toutes les femmes autochtones, comme le fait Anderson. En utilisant des déterminismes biologiques pour construire des rôles sociaux de genre, on vient renforcer une binarité qui est au fondement de l’hétérosexisme et du patriarcat. Ainsi, cette vision exclut et opprime les personnes qui ne se comportent pas selon ces prescriptions sociales et vestimentaires : par exemple, une personne autochtone au sexe biologique féminin, mais qui s’identifie au genre masculin ou encore une femme autochtone lesbienne (Larocque 2007 : 64). Pour sa part, Anderson (2009 : 103) précise que, traditionnellement, la capacité des femmes de prendre soin et de donner vie leur confère un pouvoir politique, que la chercheuse qualifie au travers de la figure de la maternité. Les femmes (nommées « mères » et « grand-mères », indépendamment du fait de donner naissance ou non) sont vues comme celles qui veillent sur la culture, les traditions et la nation et renforcent l’équilibre dans les communautés (Anderson 2009 : 104). Le port de la jupe est, selon Anderson, une façon pour les femmes de se connecter à la Terre mère et symbolise la maternité (Larocque 2007 : 63).

Au comité local de WWOS à Ottawa, les explications qui nous ont été données sur les rôles des grand-mères, des gardiennes et de la jupe rejoignent les propos d’Anderson. Néanmoins, il a été précisé que le port de signes distinctifs de la féminité, comme la jupe, était un choix et qu’il n’était pas obligatoire pour entrer dans l’installation. De la même façon, nous avons été témoin que plusieurs femmes engagées dans l’organisation portaient un pantalon, notamment pendant les cérémonies. De plus, comme le fait remarquer une femme autochtone bispirituelle, engagée dans le comité local d’Ottawa, dans une vidéo produite par WWOS, il y a eu une forte présence des personnes bispirituelles dans l’organisation. Elle souligne que leur participation a pris plusieurs formes : elles ont occupé le rôle de gardiennes ou de soutien pour les aînées et les aînés, ont exécuté des danses et des cercles de tambours spécifiques pour les personnes transgenres disparues et assassinées. Ainsi, nous voyons que le comité local de WWOS à Ottawa a favorisé le consensus par l’inclusion d’une pluralité de visions de la féminité et des genres et qu’il valorise la création de traditions culturelles non oppressives (Larocque 2007 : 68).

Walking With Our Sisters : une initiative ancrée dans la communauté

Belcourt attire l’attention sur le fait que le fonctionnement de l’exposition a été réfléchi de manière à poser les communautés comme un facteur irréductible à sa réalisation. Devant l’importante participation, il paraissait inconcevable pour Belcourt de circonscrire la présentation de l’installation à un seul endroit, d’autant plus que le projet avait une fonction commémorative (McMahon 2013). L’artiste a alors mis sur pied un comité d’organisation national, composé de femmes autochtones artistes, militantes et intellectuelles, pour assurer la conception et la coordination de l’exposition. Sur le site Web de WWOS (2017), on prévoit que l’installation parcourra près de 30 communautés au Canada et aux États-Unis et qu’elle durera sept ans. Au lieu de programmer l’itinéraire de l’exposition en soumettant le projet aux conseils d’administration de différentes galeries, le Comité national, convaincu de la puissance de l’installation, a plutôt interpellé les communautés afin qu’elles s’organisent pour l’accueillir et la présenter. Cela a pour effet de créer un dialogue entre les milieux artistiques et les milieux autochtones de même qu’un échange de connaissances : en convaincant les communautés d’investir des lieux tels que les galeries, d’une part, et en amenant ces dernières à comprendre et à respecter les protocoles traditionnels, avec lesquels elles sont peu habituées de composer, d’autre part.

D’après Belcourt, WWOS est une occasion sans pareille pour favoriser tant le réseautage entre différents groupes ou organismes (les refuges pour femmes, les centres d’amitié autochtones, les organisations de soutien par rapport aux agressions sexuelles, etc.) que le dialogue, par la prise de parole (McMahon 2013). De plus, le projet est entièrement soutenu par les dons. Pour Belcourt, c’est un autre moyen utilisé en vue de démontrer l’importance de l’engagement des communautés dans la réussite du projet. Elle voit dans cette indépendance économique à l’égard des subventionnaires étatiques une forme d’autonomie gouvernementale et une liberté politique, qui permet aux groupes ou aux organismes d’aborder les enjeux liés au féminicide autochtone sans craindre de cesser d’être financés (McMahon 2013).

Nous reprendrons ici les propos de Lawrence et Anderson (2005 : 1), qui traitent de la division sexuelle dans les luttes politiques autochtones et de l’absence de reconnaissance sociale du leadership féminin. Elles démontrent en fait que le pouvoir est distribué de façon genrée au sein des communautés autochtones. Les organisations politiques considérées ainsi que les lieux officiels de représentation et de décision sont majoritairement dirigés par les hommes, alors que les femmes sont beaucoup plus présentes dans les lieux de pouvoirs officieux, au sein même de leur communauté (ibid.). De la même façon, les deux auteures remarquent que la priorisation des enjeux politiques découle de cette hiérarchisation sexuelle où les préoccupations portées par les femmes – comprenant notamment les violences sexuelles dont elles sont la cible, le soin des enfants et des personnes aînées de même que la protection de la culture et des savoirs autochtones – sont perçues par les leaders masculins comme secondaires par rapport à la lutte collective (ibid.).

À la lumière des propos de Lawrence et Anderson, nous croyons que la dimension participative et communautaire, au coeur de WWOS, permet, d’une part, de dynamiser le leadership des femmes autochtones, et, d’autre part, de prendre conscience du phénomène de dévalorisation systémique dont elles sont l’objet en tant que femmes et qu’autochtones, leur voix étant aussi dénigrée (Lawrence et Anderson 2005 : 4). Ainsi, notre terrain nous a permis de constater la place occupée par les femmes autochtones au sein de l’organisation : elles y sont omniprésentes et majoritaires. Sur les 49 personnes qui siégeaient au comité local d’Ottawa, 44 étaient des femmes engagées dans diverses initiatives citoyennes, communautaires, étudiantes, militantes, artistiques et politiques. Elles se sont occupées de la coordination générale, de celle des bénévoles, des jeunes et des personnes bispirituelles, des liens provenant de deux galeries (Gallery 101 et CUAG) et des liens avec les familles, des relations médiatiques et des médias sociaux, de la traduction, des visites guidées et du financement. De plus, certaines femmes occupaient des fonctions spécifiques et essentielles à la réalisation de la cérémonie, en tant que grand-mères, aînées et gardiennes. Sans compter toutes celles qui ont pris part au montage de l’exposition, qui ont préparé les tearbags à distribuer au public, disposé les gerbes de cèdre pour purifier l’espace et placé les empeignes. Et celles qui, chaque jour, veillaient sur l’espace, en faisant la fumigation à la sauge, en chantant, en jouant du tambour, en racontant des histoires et en riant, etc. Le comité était ouvert à tous et à toutes, autochtones, allochtones, femmes et hommes : c’est d’ailleurs ce qui a permis notre propre engagement, mais c’est surtout chez les 6 000 personnes qui ont traversé l’installation que cette diversité s’est manifestée.

À notre avis, WWOS est un lieu participatif et relationnel, un espace vivant qui encourage la prise de parole. À la cérémonie d’ouverture, nous avons noté plusieurs témoignages. Une femme autochtone a rappelé l’importance d’inclure les femmes autochtones incarcérées dans la commémoration. Une femme blanche a parlé de sa fille qui a suivi un cours d’études autochtones, ce qui l’a confrontée à son ignorance relativement à l’histoire des autochtones. Elle a reconnu que nous étions sur des terres autochtones non cédées. Une enseignante autochtone de la Carleton University a exprimé qu’elle se faisait un devoir de parler des femmes autochtones disparues et assassinées en classe pour sensibiliser les étudiantes et les étudiants à cette réalité. Une autre participante autochtone a parlé de la honte et de la souffrance qu’elle ressentait. Son mari, aux prises avec des problèmes de santé mentale, avait fini par tuer sa fille, après tout un historique de violence conjugale.

La solidarité féministe dans un contexte de décolonisation

Selon nous, la force de WWOS réside dans sa façon unique et singulière de commémorer le féminicide autochtone. Comme nous l’avons vu, la présence des femmes autochtones dans l’exposition est transversale, ce qui leur permet de revendiquer, de revaloriser et de redéfinir les rôles qu’elles désirent occuper tant dans leurs communautés que sur le plan social. À notre avis, les épistémologies autochtones occupent une place centrale dans ce processus ouvrant un terrain pour remettre en question les traditions culturelles liées à la féminité et resituer l’histoire de l’art des femmes sous un regard autochtone.

Notre présence sur le terrain à Ottawa nous a permis d’acquérir des expériences et des connaissances qui ont suscité un questionnement personnel sur la construction des solidarités entres femmes autochtones et allochtones à l’intérieur du féminisme. Tracy Bear (2014 : 228) soulève que WWOS appliquait un des éléments des démarches méthodologiques autochtones qui est la responsabilité relationnelle. Ainsi, Bear explique qu’il s’agit d’une vigilance collective accrue envers les besoins de chaque personne, d’un engagement communautaire réciproque qui se manifeste au sein de la cérémonie. Nous avons bénéficié personnellement de cette bienveillance : en tant que femme blanche engagée comme bénévole, nous avons été accueillie avec confiance. On nous a enseigné les protocoles culturels et on nous a permis d’assister à des cérémonies privées. Les organisatrices ont souligné quotidiennement le travail des bénévoles et elles ont tenu deux événements pour célébrer l’accomplissement collectif de l’installation. La responsabilité relationnelle s’est manifestée par notre participation comme bénévole en tant que témoignage personnel d’engagement dans la réalisation de WWOS et de reconnaissance pour cet apport à nos recherches. Notre engagement s’est poursuivi dans les échanges que nous avons eus lors de nos dix entrevues. C’est la vigilance du terrain qui nous a permis de comprendre l’importance cruciale des épistémologies autochtones, dimension que nous aurions oblitérée si nous nous étions contentée d’une analyse sociohistorique classique en histoire de l’art.

Morgensen explique que, afin de créer ces liens dans une perspective de décolonisation, il ne s’agit pas de reconnaître la différence de l’autochtone pour l’intégrer dans la société dominante, ce qui revient à une logique du pluralisme. Il faut plutôt changer les paramètres mêmes de la connaissance, en plaçant en dialogue les systèmes de croyance occidentaux et autochtones. Cela favorise l’émergence des points de conflits et de tensions, mais aussi des nouveaux consensus qui permettent de se poser en interrelation avec l’autre (Morgensen 2012 : 806).

C’est en ce sens qu’il est nécessaire de connaître le rôle complice et historique des femmes – et des féministes – occidentales par rapport au colonialisme. Décoloniser le mouvement féministe de son socle blanc implique aussi d’en revoir les priorités : quelle est l’importance des luttes relativement au féminicide autochtone au sein du féminisme québécois et canadien? Plus encore, cela suppose de confronter le féminisme majoritairement blanc, occidental et eurocentré avec les visions de justice sociale des femmes autochtones, leurs réflexions et leurs perspectives. Plusieurs auteures autochtones considèrent que les femmes allochtones ont beaucoup à apprendre de leurs luttes et de leurs résistances qu’elles mènent à l’égard du patriarcat depuis 1492, date historique de l’arrivée des premiers colons en Amérique du Nord (Arvin, Tuck et Morrill 2013 : 14). C’est ainsi que Widia Larivière (FAQ 2015 : 30) interpelle le mouvement féministe à propos des femmes autochtones : « Soyons à leur écoute et tenons compte de leurs préoccupations et de leurs recommandations alors qu’elles sont vivantes, afin de revaloriser leur pouvoir dans une perspective de décolonisation. »