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Dans le présent article, je cherche à répondre aux questions suivantes :

  • Le patriarcat a-t-il toujours été un système universel de domination?

  • Les sociétés dites « non occidentales » sont-elles aussi des sociétés patriarcales?

  • Que dit la pensée maya ancienne (la cosmovision maya) à propos des relations hommes-femmes?

  • Quelles sont les relations de pouvoir qui mènent au patriarcat?

Pour répondre, je commencerai par centrer mon analyse sur un texte ancien nommé « Popol Wuj » en langue K’iche’ ce qui se traduit généralement par « Livre du conseil ». Ensuite, j’analyserai sommairement la construction des structures relationnelles entre les femmes et les hommes mayas dans un contexte de colonisation. Analyser le Popol Wuj est un projet ambitieux qui demande beaucoup de temps. Pour cette raison, je ne cherche pas à parler de ce texte en lui-même, mais plutôt à faire un exercice d’interprétation sur ce qu’il dit à propos des relations entre les hommes et les femmes, entre le féminin et le masculin, afin de le mettre en rapport avec l’histoire subséquente qui débute par la colonisation[2].

Le patriarcat

Le patriarcat peut être défini comme un système de domination dans lequel les hommes, à travers un ensemble de relations sociales, assument le contrôle politique, économique et culturel d’une société. Ce système leur confère un accès privilégié aux ressources, aux biens et aux services produits par la société, et ce, au détriment des femmes (Palencia 1999). Le patriarcat comme notion analytique provient du féminisme, concept qui est issu d’une analyse critique au sein des sociétés dites « occidentales ». Sachant cela, est-il possible de considérer le patriarcat comme un système universel de domination? Les sociétés dites « non occidentales » sont-elles aussi patriarcales? Afin de répondre à ces interrogations, je ferai appel à des points de vue différents, mais pouvant être complémentaires.

Rita Segato étudie depuis un certain temps la position des femmes dans l’organisation sociale de différentes sociétés et soutient que tous les mythes fondateurs présentent les femmes en position de subordination[3]. Elle considère que toutes les sociétés ont leur propre récit d’origine, ce qui n’est pas à prendre à la légère puisque, dans la majorité des sociétés, les récits d’origine sont souvent sacralisés. Pour cette raison, il apparaît important de se demander qui est à l’origine de ces récits et comment sont présentés les hommes et les femmes dans ces différentes conceptions du monde et de la vie. Si l’on se base sur l’argument de Segato, il sera possible de conclure que toutes les sociétés sont patriarcales, à moins que l’on ne démontre le contraire. Cependant, cette conclusion quelque peu tranchante apporte son lot de questions. Par exemple, les patriarcats sont-ils tous similaires? N’y a-t-il pas différentes réalités historiques des patriarcats? La domination des femmes est-elle demeurée la même à travers les époques? À ces questions, les propos de Silvia Federici (2013) apportent des nuances qui permettent de relativiser les généralisations. Selon elle, le patriarcat est une construction historique. Ainsi, il serait régi par la temporalité et pourrait donc être modifié. Dans son ouvrage Calibán y la bruja (Caliban et la sorcière), elle démontre que, dans les sociétés occidentales, le patriarcat n’a pas toujours été le même. En effet, dans les sociétés occidentales primitives, les femmes détenaient un plus grand contrôle sur leur corps, leurs biens et leur vie. Cependant, pour s’implanter, le système féodal ‒ précurseur du système capitaliste ‒ a dû détruire le pouvoir des femmes. Ainsi, l’émergence du système capitaliste a nécessité une forme de génocide des femmes à travers la chasse aux sorcières au cours des xve et xvie siècles, notamment. La subordination des femmes a donc été cruciale pour l’implantation de l’accumulation capitaliste, en les confinant dans la sphère de travail reproductif, travail non valorisé mais par ailleurs indispensable au travail productif.

Des idées avancées par Federici (2013), je retiens particulièrement le besoin d’historiciser le patriarcat, de le comprendre dans ses différentes temporalités et dans les relations de pouvoir qui donnent lieu à des structures et à des systèmes de domination spécifiques. À cela, j’ajouterais qu’il est important de le saisir dans les modes de pensée, dans les structures relationnelles et dans les multiples sens de la vie. C’est dans cette perspective que j’inscris mon analyse des sociétés mayas.

La cosmovision maya

Après avoir défini ce qu’est le patriarcat, j’aimerais présenter brièvement ce que j’entends par « cosmovision ». Ce terme contemporain est employé pour définir la conception de l’univers, de la vie et de la mort, et de l’interrelation entre les êtres humains, la nature, les animaux et l’ensemble des êtres qui ne sont pas définis comme humains. Le terme « cosmovision » a été créé par des intellectuels mayas et s’est depuis répandu de façon importante. Cependant, un certain nombre de personnes, dont je suis, se réfèrent à la même idée sans toutefois employer le terme « cosmovision ». En effet, je fais référence ici à ce concept, mais en lui donnant un contenu analytique. À noter que, même si je n’ai pas recours à ce concept, je ne critique pas non plus son utilisation, tant que celle-ci n’est pas dogmatique. Je pense que la force de ce terme découle du fait qu’il a été capable de défier la vision colonialiste qui a tenté d’effacer l’histoire et la mémoire ancestrale des sociétés autochtones. Ce terme rappelle de manière catégorique que la vie des sociétés autochtones ne commence pas au xvie siècle par l’invasion espagnole.

J’aimerais maintenant parler du Popol Wuj. Pendant la période 1554-1558, soit 30 ans après le début de la colonisation du territoire correspondant aujourd’hui au Guatemala, trois hommes appartenant à trois des quatre lignées fondatrices du peuple K’iche’ ont traduit le Popol Wuj en latin. Celui-ci relate le récit d’origine du peuple K’iche’, de son origine jusqu’à l’arrivée des envahisseurs. Son contenu relève à la fois de la mythologie et de l’histoire. Selon Enrique Sam Colop (2011), anthropologue K’iche’, la version originale était sans doute rédigée sous forme de hiéroglyphes ou de pictogrammes. Les auteurs, anonymes, disent avoir écrit ce texte au coeur de la période de persécution de leur peuple par la chrétienté, afin que l’histoire de leurs ancêtres ne soit jamais oubliée.

À quelques exceptions près, ce livre a été considéré par la religion chrétienne comme un texte satanique; il est décrit de manière péjorative comme un texte rempli de mythes n’ayant aucune pertinence historique. Ainsi, les personnes à qui ce texte appartient ont été tenues loin du Popol Wuj. Pourquoi alors en parler? Je le fais afin de faire contrepoids aux interprétations coloniales qui considèrent les peuples autochtones comme des groupes sans passé ni histoire digne. Par ailleurs, la majeure partie de la vision du monde exposée dans ce livre est toujours vivante aujourd’hui et s’exprime à travers les différents modes de vie des Mayas et dans le contenu de plusieurs langues de ces peuples. Son lien avec la réalité actuelle lui confère donc une légitimité. Ainsi, le Popol Wuj constitue une source d’inspiration importante en tant qu’horizon politique. Toutefois, ma compréhension de ce texte est en rapport avec mon analyse de la réalité des peuples autochtones, non comme des sociétés idéalisées, mais plutôt comme des sociétés humaines et politiques formées dans le contexte d’un processus historique, comme toute autre société. Pour cette raison, je ne crains pas de problématiser les relations de pouvoir qui traversent sa configuration comme société, mais parallèlement j’ai besoin de comprendre à quoi répondent les dynamiques de pouvoir à chaque étape de l’histoire.

Il est fascinant d’observer à quel point les interprétations du Popol Wuj diffèrent selon celui ou celle qui en fait la lecture. En effet, elles varient considérablement d’une personne à l’autre, comme c’est le cas avec la Bible. Par exemple, l’interprétation diverge entre une lecture qui ne problématise pas les relations entre les hommes et les femmes et une lecture qui le fait, ce qui est aussi le cas pour d’autres thèmes que celui du genre. Malgré les nombreuses traductions du Popol Wuj et ses multiples interprétations, l’aspect que je désire aborder est très peu traité et il ne fait pas consensus. Toutefois, je ne souhaite pas entretenir ici une polémique entre différentes interprétations, mais plutôt proposer une interprétation nouvelle.

Les relations hommes-femmes, féminin-masculin et le patriarcat dans le Popol Wuj

Le premier aspect que je trouve intéressant à analyser dans le Popol Wuj est sa définition de la notion de « personne ». Cela peut sembler inintéressant de prime abord, mais cette notion représente, pour moi, une importante remise en question de l’androcentrisme qui régit toute vie dans le monde occidental. Je fais référence ici à la notion de winaq, qui se révèle encore d’actualité et qui signifie « personne » ou « individu ». En castillan, l’« homme » est littéralement la mesure de l’humain. Cependant, dans certaines langues mayas, la notion de personne n’est pas genrée. Ainsi, ce mot peut évoquer autant des femmes que des hommes, des garçons que des filles ou des aînés que des aînées. De plus, la notion de winaq inclut autant la diversité sexuelle que la diversité des identités de genre. En ce sens, les personnes qui ne s’identifient ni comme homme ni comme femme sont aussi représentées dans la notion de winaq. Ainsi, elle semble correspondre à une représentation de l’être humain basée sur une idée beaucoup plus vaste de l’existence, une représentation plurielle. Toutefois, j’ai travaillé avec un certain nombre de traductions du Popol Wuj dans lesquelles le terme winaq était traduit par « homme » et non par « personne ». De cette manière, l’androcentrisme du castillan finit par changer le sens de la pluralité à laquelle je fais référence. Pour cette raison, j’estime qu’une lecture basée sur la problématisation des genres s’avère primordiale.

Le deuxième aspect auquel je veux faire référence est la manière dont est présenté le récit d’origine de cette société ancienne. Dans le mythe fondateur de la Bible, Ève est créée à partir d’une côte d’Adam et tous deux sont créés par un dieu masculin. Bien que cette idée du dieu « homme » soit remise en question par les théologiennes féministes, c’est une pensée largement acceptée dans la société. Le mythe fondateur K’iche’, quant à lui, est différent. Dans ce récit, les gens, ou ri winaq en langue K’iche’, ont été pensés et imaginés par onze couples de divinités. Dans la majorité des cas, mais pas toujours, ces couples représentent le féminin et le masculin. Le concept de paires interdépendantes, par opposition à l’idée d’un individu masculin tout-puissant, est extrêmement important dans la pensée maya. Ces couples ont fait trois essais avant de réussir, à la quatrième tentative, à créer les êtres. Au premier essai ont été créés les animaux, mais étant donné qu’ils n’avaient pas la capacité de développer un langage qui leur permettrait de communiquer avec les déités, il a été décidé qu’ils vivraient dans les forêts, les ravins et les montagnes. Au deuxième essai, les divinités créèrent un unique être d’argile. Il n’est signifié nulle part si c’était un homme ou une femme. Cet être n’a pas réussi à s’autosuffire et, ne pouvant pas davantage parler que les animaux, il a été détruit par les divinités. Au troisième essai, les déités ont laissé la charge de la création entre les mains de Xpiyakok et de Xmukane; cette dernière, déité de l’aube et déité du crépuscule, grand-mère du soleil, grand-mère de la clarté, était deux fois conceptrice, et Xpiyakok, deux fois générateur. Représentés comme homme et femme, ils ont créé des êtres de bois qui ont parlé, se sont multipliés, ont eu nombre de filles et de fils et ont vécu longtemps, mais ont été détruits, car ces êtres ne possédaient ni la pensée ni l’esprit et avaient un comportement arrogant envers tout ce qui les entourait.

Au quatrième essai, Xpiyakok et Xmukane ont été convoqués de nouveau. Cependant, Xpiyakok disparaît alors de la scène. Ainsi, reste seulement Xmukane, déité féminine, qui a créé les êtres de maïs. Elle a moulu les épis jaunes et blancs à neuf reprises, d’où ont surgi les quatre premiers hommes. Ensuite, grâce au même procédé, Xmukane a créé les quatre premières femmes, qui seraient les compagnes des premiers hommes. Fait important, le Popol Wuj octroie un grand espace à l’explication de la création des hommes, tandis qu’il laisse peu de place à celle de la création des femmes. En tous les cas, femmes et hommes ont été engendrés et formés de la même manière, à partir du même matériau : les épis jaunes et blancs. Les femmes n’ont pas été conçues à partir des hommes. Tous deux ont été créés afin de se complémenter (Palencia 1999).

Ces quatre hommes et ces quatre femmes seront donc les fondateurs et les fondatrices des lignées et des Grandes Maisons des K’iche’. Les quatre couples ont occupé les quatre points cardinaux : le Levant, le Couchant, le Sud et le Nord. Et ces quatre paires qui ont donné naissance aux gens des petits et des grands peuples. Toutefois, le dernier couple n’a pas eu de descendance. Par conséquent, les personnes qui ont écrit le Popol Wuj en alphabet latin représentaient des couples qui, eux, ont eu une descendance.

Le troisième aspect qu’il importe de faire ressortir est l’accent mis sur l’interrelation des différences. Rien ne pourra fonctionner si celles-ci ne se complémentent pas. Les premiers à avoir réfléchi à l’origine de tout ce qui existe sont Uk’u’x Kaj-Uk’u’x Ulew, coeur du ciel-coeur de la terre. Les personnes qui ont écrit le Popol Wuj se définissent elles-mêmes comme « les mères et les pères de la parole ». Le concept d’horizontalité favorise une certaine parité. Ainsi, on pourrait expliquer l’existence de la dualité, de la complémentarité et de l’équilibre comme principes fondateurs de la pensée et du mode de vie des peuples mayas, non seulement en ce qui concerne les relations entre les hommes et les femmes, mais aussi la vie en général. Dans les langues K’iche’ et Kaqchikel actuelles, pour n’en mentionner que deux, cette notion de parité est toujours observable. Lors des cérémonies de reconnaissance et de gratitude, lorsque les ancêtres sont évoqués, on les nomme toujours par « couples », où le féminin précède le masculin. Cela se dit ainsi : « Matiox che q’atit-gamama’ » (Nous remercions nos grands-mères et nos grands-pères) et « Mation che q’ate’-qatata’ » (Nous remercions nos mères et nos pères).

Bien que les couples soient le fondement de l’existence, des divinités créatrices aux êtres créés, il semblerait que les femmes tiennent une place centrale en tant que divinités, mais qu’elles passent au second plan lors de leur transformation en êtres d’os et de chair (Cobián 1999). Comme figures humaines, les femmes restent présentes et demeurent importantes dans la formation des Grandes Maisons, ou lignées. Cependant, la figure politique et la figure guerrière des hommes ont prévalence sur elles (Cobián 1999). Je pourrais pousser plus loin mon analyse des différentes figures féminines exposées dans le Popol Wuj, mais je dirai succinctement que l’on peut remarquer l’établissement d’une domination masculine sur les femmes qui aurait pu donner lieu, ou non, au développement d’un patriarcat. Cependant, ces dynamiques sociales seront abruptement interrompues par le processus de colonisation.

Le colonialisme, les peuples autochtones et les femmes

La colonisation a mis fin aux dialogues internes des sociétés autochtones (Segato 2008). Selon l’archéologue Eugenia Gutiérrez (2012), les femmes de l’époque « préhispanique » étaient présentes dans tous les secteurs de la société. Elles étaient reines, siégeaient au gouvernement, étaient prêtresses, écrivaines, sages-femmes, médecins, musiciennes, etc. À l’instar des autres sociétés divisées en classes sociales, la majorité des femmes du peuple travaillaient dans les domaines de l’agriculture, du commerce, ainsi que dans toutes les sphères d’activité importantes relativement à la vie d’alors. Toutefois, bien que les hommes aient eu une présence plus importante que celle des femmes dans les différentes sphères de la société, l’existence des femmes n’était pas liée uniquement à la reproduction. Leur participation politique leur permettait de remettre en question les hiérarchies. Un exemple significatif est leur présence dans l’écriture même de l’histoire. En effet, Gutiérrez affirme qu’il existe des vases et des écritures signées par des femmes.

Cependant, la colonisation, en imposant une division hiérarchique radicale entre les hommes et les femmes, a eu un effet dévastateur sur la force et la solidité des sociétés mayas. Si auparavant la vie ne pouvait se concevoir sans les relations d’interdépendance entre hommes et femmes, la vie sociale autochtone se construirait dorénavant autour de la subordination des femmes aux hommes, et ce, sur le plan tant matériel qu’idéologique. Ce changement s’est produit à travers trois mécanismes, soit la violence, la loi et la religion. Ainsi, les femmes ont été systématiquement soumises comme suit. En vertu de la loi coloniale, elles ne pouvaient être propriétaires de biens matériels, ni d’elles-mêmes, car on ne les reconnaissait qu’à travers une figure masculine, père ou mari. Elles ont été exclues dès lors de tout exercice politique, la loi coloniale n’admettant que les hommes comme représentants légitimes des peuples autochtones. Autre élément : le travail des femmes a été dévalorisé lorsque la loi coloniale a instauré la figure de l’« indien tributaire », alors qu’en réalité le tribut colonial était récolté par les femmes, les hommes et les enfants, ce qui a dépossédé ainsi la famille autochtone dans son ensemble. Par l’entremise de la religion, on a cherché à enlever aux femmes leur pouvoir spirituel et matériel en persécutant et en criminalisant pour sorcellerie celles qui détenaient des savoirs considérés comme dangereux aux yeux des puissances colonisatrices. Les formes de persécution politique des femmes d’Europe ont été reproduites dans ces terres autochtones. Finalement, les femmes ont été réduites au travail domestique et reproductif pour assurer la survie des pays colonisateurs.

Ainsi, les femmes autochtones ont été socialement transformées en servantes et les hommes autochtones en serviteurs, non pas parce qu’elles et ils étaient pauvres, mais parce qu’elles et ils étaient autochtones. Le mode de domination colonial a organisé et positionné les corps selon des critères de sexe, de race et de position sociale, pour leur assigner des rôles privilégiés ou de servitude. Ainsi, afin d’assurer sa pérennité, l’ordre colonial a construit systématiquement des « races de patrons » et des « races de serviteurs ». À remarquer que cette façon d’organiser le privilège et la servitude ne s’est pas concrétisée au niveau individuel mais plutôt au niveau social. Les autochtones n’ont pas été soumis en tant qu’individus mais en tant que collectif. Ces gens ont été reconfigurés sous une identité de « masse-servante » ou de « collectif-servant » comme base de l’économie politique coloniale. Pour cela, leurs formes autonomes de gouvernance ont été éliminées. Ajoutons que l’identité et la condition sociale de servantes imposées aux femmes autochtones lors de la colonisation sont réactualisées dans l’ère républicaine à travers les nouvelles logiques du travail forcé.

Pour toutes ces raisons, il apparaît évident que le système colonial de domination se révèle effectivement un système de domination patriarcale. Le patriarcat instauré lors de la colonisation n’est pas un patriarcat quelconque, mais un système au coeur duquel se trouve l’homme blanc propriétaire, figure et matérialisation de l’autorité. Il est vrai qu’une certaine élite autochtone s’est vu accorder des privilèges et que certains hommes autochtones ont eu de l’autorité sur plusieurs autres. Cependant, la grande majorité des familles autochtones (hommes, femmes et enfants) ont été soumises et réduites à un état de servitude. Ainsi, l’homme blanc patriarche n’était pas seulement maître des femmes blanches, mais aussi des hommes, des femmes et des enfants autochtones. Des mécanismes comme l’encomienda et le repartimiento[4] ont converti les familles autochtones en propriété des colons, hommes et femmes, qui les administraient selon leur bon vouloir. La « maison patronale » ou « maison du colonisateur » était un lieu important et central dans la colonisation.

Mon intérêt à comprendre cette forme de patriarcat colonial réside dans le fait que nous ne pouvons penser que le patriarcat colonial et le patriarcat autochtone sont deux systèmes qui se rencontrent et se combinent de manière a-historique. Le patriarcat colonial a dépossédé systématiquement les familles et les peuples autochtones, tout en instaurant un mode de vie et de fonctionnement social au sein duquel la parité hommes-femmes était impossible. Néanmoins, la nature hiérarchique de ce patriarcat a fait en sorte qu’il a concédé aux hommes autochtones un certain pouvoir sur les femmes et les enfants autochtones. Voilà peut-être le seul pouvoir qui leur conférait une forme d’autorité qui a été, en majeure partie, construite en gardant les hommes dans la méfiance et la peur du pouvoir des femmes.

La colonisation du féminin et du masculin autochtones

La colonisation apporte le patriarcat, système responsable de la colonisation du corps des femmes « blanches », et le même système colonise le féminin et le masculin autochtones. La vision autochtone du féminin est colonisée au moment où les femmes autochtones sont subordonnées aux hommes dans le champ politique et public. Ainsi, l’imposition coloniale transforme les relations sociales, car elle intervient directement dans la structure des relations de pouvoir, qu’elle capture et réorganise de l’intérieur, en transformant les significations. Nous pouvons observer que, dans les structures des langues mayas, le Kaqchikel par exemple, les relations entre les femmes et les hommes s’expriment suivant une logique horizontale et égalitaire (« q’atit qa’ ma »; « q’ate-q’atat »), différente de ce que la colonisation a introduit comme modèle. Cependant, ce n’est pas nécessairement ce qui régit les relations quotidiennes actuelles entre les hommes et les femmes. En effet, le vocabulaire demeure le même, mais il est interprété différemment, à la lumière d’une nouvelle structure de pouvoir. Le patriarcat colonial n’est donc pas seulement une condition matérielle, mais aussi un statut épistémique violent qui a réussi à transformer le sens de la vie et des relations entre les femmes et les hommes dans le nouvel ordre colonial (Segato 2010) dont nous, les Mayas, avons hérité et qui est toujours d’actualité.

Ainsi, la colonisation a éloigné les hommes des femmes. Elle a en outre affaibli l’autorité paternelle et familiale des hommes autochtones, de la même façon que le système esclavagiste l’a fait pour les Noirs. On peut aussi considérer cela comme une manière de castrer symboliquement les hommes en les privant de la masculinité dont jouissent les Blancs (Hall 2010). Par ailleurs, il est possible que ce processus violent ait opprimé les hommes autochtones dans la sphère publique, mais qu’il leur ait donné du pouvoir dans la sphère privée, les obligeant, comme cela a été le cas pour les Noirs, à reproduire et à affirmer le pouvoir inhérent à la position de l’homme, afin de prouver leur virilité, mise en doute par d’autres hommes. Il s’agit ici d’une autre façon dont le masculin autochtone a été colonisé. Fanon (1973) et Hall (2010), théoriciens critiques de la colonisation, ont notamment écrit à ce sujet.

Ce que je cherche ici, ce n’est surtout pas de faire porter la culpabilité aux hommes autochtones, mais plutôt de comprendre quelles sont nos réactions, à nous, Autochtones, devant le pouvoir, puisque la même dynamique se joue entre les femmes blanches envers les femmes noires et les femmes autochtones. Selon Gerda Lerner (1990), les Blanches maintiennent un pacte avec les Blancs puisque, malgré les différences de genre qui les éloignent, le privilège lié à la race les unit. Cet accord n’est pas nécessairement explicite, mais il devient manifeste lorsqu’arrive le temps de défendre les privilèges raciaux. Ainsi, l’identité de genre imposée aux femmes autochtones s’observe non seulement dans leurs relations avec les hommes et le masculin, mais aussi dans leur subordination par rapport aux Blanches. Il existe donc un lien étroit entre l’émancipation des femmes blanches et la soumission ou l’asservissement des femmes noires et des femmes autochtones, tel que cela est énoncé dans les théories issues du féminisme noir et des féminismes autochtones.

Donc, selon une vision nourrie par le racisme et l’ethnocentrisme, le « retard » des Autochtones est inévitablement lié au fait que « leur culture » est « plus machiste », puisqu’elle serait « moins civilisée ». Il s’agit là de perceptions largement répandues, qui donnent place à des interprétations des conditions de vie des femmes comme étant le résultat des relations sociales et culturelles « entre autochtones », ce qui occulte la relation avec le modèle colonial-patriarcal sur lequel s’est construite la société guatémaltèque. De ce point de vue, le fait d’être une femme ou un homme autochtone, ou d’être une femme ou un homme non autochtone, n’est en rien étranger à la configuration coloniale de ce pays. C’est-à-dire qu’il y a eu une colonisation de la masculinité et de la féminité, tant chez les Autochtones que chez les non-Autochtones, reposant à la fois sur des relations sociales et sur des relations de pouvoir.

Les limites des visions colonialistes, culturalistes et essentialistes dans la problématisation du patriarcat colonial

À la fin du xxe siècle, lorsque les mouvements autochtones parviennent à s’affirmer comme mouvements autonomes ayant leur voix propre, on voit apparaître l’idée selon laquelle les peuples autochtones ont une cosmovision qui leur est propre. Cela remet en question les idées de la pensée colonialiste occidentale, selon lesquelles les peuples autochtones auraient une pensée simpliste produite par le colonialisme, la ruralité et l’isolement. Cependant, les termes humiliants et violents du langage colonial ont amené certaines directions autochtones à utiliser les mêmes termes pour être entendus (Saïd 2001). Ils ont tenté de définir les peuples autochtones comme des sociétés harmonieuses au sein desquelles il n’y avait pas de relations de pouvoir entre les hommes et les femmes.

Si la négation de l’existence de relations de pouvoir entre les hommes et les femmes des peuples autochtones a été et est toujours une position grandement défendue par les hommes, des femmes l’ont défendue aussi pour afficher une image de cohésion. Cependant, d’autres femmes affichent des intérêts et des positions politiques caractérisés par une critique des hiérarchies dans les relations hommes-femmes. Celles-ci ne se positionnent pas aux extrêmes, mais problématisent plutôt la condition des femmes autochtones et les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes.

C’est dans cette perspective que se situe ma propre posture. Je crois que, comme « stratégie », l’essentialisme défensif présente des désavantages, dont celui de promouvoir une certaine démagogie, au lieu de stimuler la connaissance et l’observation constante de la réalité (Saïd 2001). L’essentialisme, qui peut être compris comme temporaire, nécessaire et stratégique, présente le désavantage d’être articulé en fonction des personnes dominantes. On construit des « images autochtones » en sacrifiant la réalité. Il n’existe aucune garantie qu’un essentialisme conçu comme temporaire ne se transforme en une sorte de vérité absolue. Dans cette perspective, l’historicisation précise des processus sociaux devient fondamentale, pour éviter de se retrouver dans un emprisonnement basé sur des stratégies défensives (Mamdani 2003; Saïd 2001). Dans un processus de décolonisation, l’histoire est un exercice critique qui permet d’échapper à la reproduction des objets, des idéologies et des arguments colonialistes (Saïd 2001). Il serait ainsi possible de se soustraire aux situations ironiques dans lesquelles les luttes autochtones, au lieu de transformer le champ politique créé par le colonialisme, les renforcent de manière volontaire ou involontaire (Mamdani 2003).

Paradoxalement, les discours essentialistes et défensifs autochtones ne surviennent pas seulement en réponse aux discours hégémoniques coloniaux de droite, mais ils sont aussi provoqués par les visions ‒ universitaires et politiques ‒ dogmatiques et fondamentalistes de gauche et féministes anti-autochtones. Derrière ces visions « se cache un effort pour intégrer et “ civiliser ” l’autochtone, qui n’est pas si loin des matrices idéologiques dénoncées par le marxisme, c’est-à-dire le nationalisme et le libéralisme, avec lesquelles il partage une vision évolutionniste du devenir historique, qui place les sociétés autochtones comme objets d’une mission civilisatrice » (Rivera Cusicanqui 2006 : 14-15). Selon l’idéologie de la modernité colonialiste, la liberté, la citoyenneté, les droits et la démocratie seraient propres à l’Occident, alors que la cruauté, l’autoritarisme, la tyrannie et le machisme seraient « naturellement » « non occidentaux ». De cette manière, la modernité colonialiste est binaire, essentialiste et fondamentaliste, et par conséquent non historique.

Tout cela a engendré une attitude de défense de la culture et de la cosmovision, considérées comme sujets sacrés. Cependant, accepter une notion de culture hors des relations de pouvoir et de l’histoire entraînerait le risque d’idéaliser aussi ce qui a causé notre subordination.

La réflexion intellectuelle s’avère d’une importance considérable, mais elle demeure insuffisante. Il est nécessaire de défier les privilèges et les oppressions sur lesquelles s’appuie notre existence. Comme le dit Judith Butler (2001), en tout être humain la soumission est paradoxale. La façon la plus familière de comprendre le pouvoir est celle qui le conçoit comme une domination par un pouvoir extérieur à soi. Toutefois, découvrir que notre propre formation en tant que sujet dépend en partie de ce pouvoir est tout à fait différent. Le pouvoir est habituellement conçu comme quelque chose qui exerce une pression extérieure sur le sujet, quelque chose qui subordonne et relègue à une position inférieure. Cependant, si l’on comprend le pouvoir comme une chose qui, elle aussi, participe à la formation du sujet, qui lui fournit la condition même de son existence et la trajectoire de son désir, alors le pouvoir n’est pas seulement une chose à laquelle s’opposer, mais aussi, et de façon plus marquée, une chose dont chaque personne dépend pour son existence, qu’elle entretient et préserve dans l’être qu’elle est. En d’autres mots, le pouvoir est imposé, et, affaiblie par sa force, la personne finit par l’internaliser ou par accepter ses conditions. Chaque être humain ne commence à accepter ses conditions que lorsqu’il dépend de lui pour sa survie. Ainsi, la soumission se révèle une dépendance à l’égard d’un pouvoir que la personne visée n’a pas choisi, mais qui, paradoxalement, assure sa puissance.

À quel type de société aspirons-nous? Penser la décolonisation et la « dépatriarcalisation »

Les peuples autochtones ont un passé, une histoire et une mémoire avec lesquels il est nécessaire d’établir un dialogue pour pouvoir construire ce que nous voulons être. La notion de winaq qui représente la pluralité et qui s’explique par l’interrelation avec tout ce qui l’entoure, ainsi que les idées de parité et d’interconnexion entre les femmes et les hommes, et avec tout ce qui est différent, contenues dans le Popol Wuj, peuvent former ensemble un horizon politique inspirant. Les sociétés autochtones peuvent se redéfinir à travers un dialogue intime avec le passé. Cela signifie que la cosmovision et la culture peuvent et doivent se redéfinir aujourd’hui, avec la participation de toutes et de tous.

Je suis également d’accord avec Stuart Hall (2010), pour qui il ne suffit pas de se contenter de faire des recherches sur le passé d’un peuple, avec comme objectif de mettre à jour des éléments afin de faire contrepoids aux agressions du colonialisme, qui continue à nier son existence et sa dignité. Un processus de libération ne relève pas du folklore. Ce n’est pas non plus une louange au peuple ni un populisme abstrait qui pense pouvoir découvrir la vraie nature d’un peuple. Un processus de libération passe par un ensemble d’efforts fournis par un peuple dans le domaine de la pensée, avec l’objectif de décrire, de justifier et de louer l’action à travers laquelle il a créé et s’est maintenu vivant. Je partage l’opinion de Segato (2008) selon laquelle ce n’est pas la reproduction du passé qui détermine un peuple, mais bien la délibération constante sur son avenir.

S’il y a un élément dont la colonisation a privé les femmes et les hommes autochtones, c’est bien de la possibilité d’être des sujets délibérants (Segato 2008). Il me semble qu’une stratégie essentielle de décolonisation d’un peuple est de récupérer notre capacité à tisser les fils de l’histoire grâce à la délibération sur ce que nous désirons être (Segato 2008). Dans la mesure où les femmes autochtones se situent au dernier maillon de la chaîne coloniale-patriarcale, elles occupent une place privilégiée pour observer la manière dont se structurent et opèrent les diverses formes de domination. En fait, la position qui leur a été assignée par l’histoire, leur expérience et leurs propositions peuvent offrir une épistémologie renouvelée qui dépasse les perceptions compartimentalisées de la réalité. Les femmes autochtones ont une expérience qui interpelle directement la structure sociale. Leurs voix s’avèrent importantes, puisqu’il est différent de remettre en question le pouvoir à partir d’une position de domination et de lutte, plutôt qu’à partir de positions multiples. Les voix des femmes autochtones offrent des contributions essentielles pour comprendre le pouvoir dans toute sa complexité.