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Dans cet entretien, Philippe Roger, directeur de la prestigieuse revue française Critique, a retracé l’histoire de cette revue, depuis sa création en 1946 par l’écrivain français Georges Bataille, jusqu’à son évolution de nos jours, en passant par les années durant lesquelles elle était dirigée par Jean Piel. Philippe Roger dessine la ligne conductrice de cette revue tout en précisant la politique renforcée à chaque étape de l’histoire de la revue. Il s’agit non seulement d’un rappel de l’histoire de la revue, mais aussi de celle des vicissitudes de la vie culturelle française depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous nous intéressons particulièrement au sort de la revue actuelle et au rôle qu’elle joue dans la vie intellectuelle de France.

F. Z. / J. Z. : Monsieur Roger, merci de nous accorder cette interview à propos de la revue Critique. C’est une revue généraliste française prestigieuse, créée par l’écrivain Georges Bataille. Commençons donc par Bataille. Il a créé la revue Critique en 1946. Il avait aussi créé d’autres revues, bien avant la revue Critique. Il y avait, par exemple, Documents, Minotaure, etc. Dans quelles circonstances Bataille avait-il voulu créer la revue Critique ? Pour quelles raisons ?

Ph. R. : Georges Bataille était passionné de revues, il a toujours désiré s’exprimer à travers des revues autant qu’à travers des livres. Comme vous l’avez rappelé, il a créé des revues très importantes dès avant la guerre : Documents, en 1929, aux côtés de Georges Henri Rivière et Carl Einstein ; puis Acéphale, avec Georges Ambrosino et Pierre Klossowski, à la fin des années 30 ; et entre les deux, il a joué un rôle important dans la revue Minotaure, qui s’inspirait de Documents.

Il a participé aussi à d’autres revues, notamment à La Critique sociale de Boris Souvarine, non sans y susciter des tensions qui, dans le cas de Souvarine, allèrent jusqu’à la rupture. Dans l’avant-guerre, il lui plaisait d’intervenir dans un style et sur des sujets qui ne pouvaient pas vraiment être reçus dans les organes de presse déjà existants. Donc, il fallait créer les revues. C’est alors vraiment l’idée d’intervention qui prime pour lui.

Mais il faut distinguer ces revues d’avant-guerre de Critique. Avant la guerre, pour reprendre une métaphore de Michel Foucault − qui parlait de la « vérité-foudre » −, on pourrait dire que c’étaient des « revues-foudre». C’est très vrai de Documents et c’est encore plus vrai d’Acéphale. Après la guerre, Bataille sait que le paysage intellectuel est bouleversé ; et lui-même sans doute a changé. Si les revues d’avant-guerre étaient des « revues-foudre », on peut dire de Critique que c’est une revue-bibliothèque − et aussi une revue de bibliothécaire… Dans son principe d’abord, puisque c’est le principe du compte rendu. Son titre a failli être très austère : Bataille voulait d’abord l’appeler Critica, en latin. On lui a objecté − ses éditeurs en particulier − que, tout de même, un titre en latin, c’était peu moderne ; et donc il est passé à Critique. Mais il n’a pas cédé sur le sous-titre, qui figure encore aujourd’hui sur la couverture : « Revue générale des publications françaises et étrangères »…

Nous avons gardé ce sous-titre, nous avons gardé le principe bibliographique, tout en « thématisant » davantage nos numéros. Partir des parutions, cela fait partie intégrante du projet de Critique et cela reflète aussi le désir « bibliothécaire » de Bataille, à la Libération. Bataille, on le sait, a exercé toute sa vie le métier de bibliothécaire, à Orléans, à Carpentras, à Paris. Il se donne donc, après la guerre, un modèle qui est très inattendu pour ceux qui ont connu le Bataille d’avant-guerre. Dans le petit milieu qui connaît Bataille, on est surpris de ce passage des « revues-foudre » à une revue qui a un modèle explicitement érudit : le fameux Journal des savants. Le Journal des savans (on écrivait savans sans t, à l’époque) est la plus vieille revue d’Europe encore existante ; il est né en 1665. Bataille, en 1944-1945, fait donc un nouveau rêve, à l’autre extrémité de l’éventail des revues, un rêve d’austérité, si j’ose dire. Critique sera aux antipodes de l’originalité graphique de Documents, ou du caractère cryptique de certains textes de Minotaure ou d’Acéphale, ou des analyses politiques de La Critique sociale. Ce sera une revue savante. Ce qui veut dire aussi une revue qui exclut les textes dits « de création »…

F. Z. / J. Z. : On ne publie pas les textes littéraires.

Ph. R. : C’est ça. La décision qui, vraiment, finit de donner sa personnalité à Critique, c’est la décision de ne publier ni poésie ni fiction. Or c’est très étonnant pour l’époque, puisque toutes les revues, y compris Les Temps modernes, les revues les plus politiques, publient de la fiction et souvent aussi de la poésie. Toutes le font. Critique va devenir la seule revue non universitaire, non spécialisée, qui ne publie ni fiction ni poésie. C’est le dernier trait qui donne à Critique sa physionomie insolite, inattendue. Entreprise très exigeante, donc, très ambitieuse aussi, puisque dans le prospectus qui la présente, Bataille dit que cette revue doit offrir à la fois un « tableau régulier de la vie intellectuelle française » et un « tableau français de la vie intellectuelle mondiale ». Elle doit être « une encyclopédie de l’esprit moderne[1] ». Vaste programme !

Sur l’extrême difficulté des premières années, nous disposons depuis peu d’un témoignage passionnant, grâce à la publication de la correspondance entre Georges Bataille et Éric Weil[2], philosophe d’origine allemande, marxiste, anti-nazi, naturalisé français en 1938, qui seconde Bataille pendant toutes ces années. Le profil d’Éric Weil est celui d’un philosophe reconnu (même si l’université française mettra du temps à l’accueillir), profil plus acceptable que celui de Bataille dans le milieu universitaire. Éric Weil devient ainsi un précieux agent de recrutement pour Critique dans des milieux universitaires − le milieu philosophique surtout −, où Bataille est vu, au mieux, comme un essayiste de talent, au pis comme l’auteur d’erotica choquants − encore que leur diffusion reste, à cette époque, assez limitée, sinon clandestine.

Éric Weil joue donc un rôle important. D’abord parce qu’il est très dévoué. Il travaille beaucoup, il a une idée assez précise, parfois un peu rigide de ce qu’il faut faire et ne pas faire. Il est attaché à une approche marxiste. Nullement sectaire, cependant. Mais il y a tout de même des choses qu’il désapprouve. Par exemple, la présence exagérée de Sade dans la revue. Il le dit franchement à Bataille, dans une lettre assez amusante de 1950 : « [N]otre réputation de spécialistes de Sade pèse beaucoup sur la revue, plus que vous ne croyez peut-être[3]. » Un peu de Sade, ça va, mais point trop n’en faut ! Éric Weil veille sur la réputation philosophique de la revue. On a du mal à imaginer comment deux personnalités aussi différentes ont réussi à travailler assez longtemps ensemble. Ils l’ont fait pourtant, et dans un grand respect mutuel.

Pour vous donner une idée de la bizarrerie de l’entreprise, rappelons qu’au départ, il y a trois hommes, un trio assez disparate : Bataille, Maurice Blanchot et Pierre Prévost, un journaliste économique, proche avant la guerre du mouvement Ordre nouveau. Les noms des collaborateurs annoncés sont totalement surprenants, dans le monde farouchement politisé et binaire de l’après-guerre. Ils témoignent d’un bel éclectisme : Raymond Aron, Roger Caillois, Georges Friedmann, Jacques Prévert, Denis de Rougemont ; tandis que, dans les sommaires, le sociologue Jules Monnerot côtoie les philosophes Alexandre Koyré et, bien sûr, Éric Weil. Il y a quelques vieux amis et alliés de l’avant-guerre, mais on trouve aussi des intellectuels (comme Raymond Aron) qui ne sont pas du même monde. La palette idéologique est large : du marxisme au gaullisme − à un moment où le gaullisme, organisé en Rassemblement du peuple français, se situe nettement à droite.

Cela aussi fait partie du projet de Bataille : ne pas faire une revue politique. Critique refuse l’« engagement » au sens sartrien, pratiqué dans les revues rivales. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit apolitique. Parmi les nombreuses définitions qu’on a pu donner du projet et de l’attitude de Bataille après la guerre, je retiendrai celle de mon ancien collègue à la New York University, Tony Judt, excellent historien de la France du XXe siècle, qui définissait volontiers Bataille comme « un réfractaire ». Pas un rebelle, encore moins un anarchiste : un « réfractaire » ; je trouve le mot bien choisi.

Bataille veut que Critique soit « non alignée », comme on le dira bientôt des « pays non alignés », ceux qui refusent de s’aligner sur l’Ouest ou sur l’Est, ce qui est le grand problème de l’après-guerre. C’est sur cette ligne que les intellectuels se divisent en deux camps. Et Bataille a toujours essayé d’esquiver ce clivage. Il a toujours essayé de l’éluder et s’est efforcé d’attirer vers Critique des non-alignés comme lui. Cela fait sans doute partie aussi d’une stratégie de distinction : une revue a besoin de se donner une identité, et la revue dominante, dès son lancement en 1945, c’est Les Temps modernes. Les Temps modernes sont très nettement politisés, leur titre indique leur projet. Il s’agit d’être résolument moderne, comme dirait Rimbaud, mais aussi résolument « progressiste », situé à gauche, même si le rapport avec les communistes est fluctuant. Les Temps modernes, comme Esprit d’ailleurs (revue fondée avant la guerre par des chrétiens, par Emmanuel Mounier et les personnalistes), joue un jeu compliqué avec le communisme et le marxisme. Mais Les Temps modernes tout comme Esprit ne cessent de se situer et de se définir en fonction de la question communiste.

Bataille, lui, a toujours refusé cela, il ne veut absolument pas se déterminer en fonction de cette question lancinante : faut-il être ami ou ennemi des communistes ? Être « compagnon de route », même dans un compagnonnage critique, ça ne l’intéresse pas. Dès 1946, il a décidé que c’était terminé pour lui. Il avait beaucoup donné avant la guerre : dans les revues éphémères dont j’ai parlé ainsi qu’au Collège de Sociologie, il ne s’était pas dérobé à la politique. Il n’est pas du tout, répétons-le, quelqu’un d’apolitique. Son texte sur la structure psychologique du fascisme, par exemple, est certainement une des meilleures analyses du fascisme qu’on ait données dans les années 1930. Bataille est quelqu’un qui s’intéresse à la politique et qui est lucide en politique. Mais dans l’après-guerre, il n’a pas envie de se retrouver coincé dans un débat qu’il juge faussé, puisque ce débat tourne entièrement autour du marxisme et de l’attitude à adopter vis-à-vis des communistes ; il refuse de s’y laisser enfermer.

F. Z. / J. Z. : Bataille a voulu faire de la revue Critique une revue bibliographique, il nous semble que Critique garde toujours cette ligne conductrice. La revue voulait, d’un côté, montrer diverses activités de l’esprit humain dans les domaines littéraire, philosophique, historique, etc., et de l’autre côté, garder, représenter l’essentiel de la pensée humaine prise dans les meilleurs livres. Il y a d’abord le vaste champ des connaissances que la revue veut présenter, et en même temps, l’impératif d’en tirer l’essentiel. Comment donc la revue a-t-elle gardé les deux objectifs ?

Ph. R. : Je me garderais bien de dire que ces objectifs ont été entièrement remplis par Critique, parce que c’était tout simplement impossible. Les efforts faits à l’époque par Bataille sont plus que louables, surtout si l’on pense aux difficultés matérielles qu’il affrontait. Nous nous efforçons d’être fidèles à son projet : essayer de ne pas être totalement franco-français, essayer de rendre compte de livres étrangers. Pour ça, il faut des correspondants à l’étranger. Nous avons maintenant un comité international qui n’existait pas à l’époque. Mais déjà Bataille, puis Jean Piel, avaient des gens qui les informaient, inégalement selon les pays, bien sûr. Éric Weil avait gardé de nombreux contacts en Allemagne et se tenait au courant des publications : les travaux allemands était donc assez bien représentés dans Critique. Les contacts avec l’Italie aussi ont toujours été nombreux. Nous avons multiplié de tels contacts, par exemple, en montant un numéro spécial « Que viva Mexico ! » en étroite collaboration avec la revue mexicaine Fractal. Il y a eu également, dès la fin des années 1940, une forte interaction avec les États-Unis, que nous avons renforcée encore. L’une des raisons du succès de Critique aux États-Unis dans l’après-guerre − c’est le pays étranger qui prend le plus d’abonnements −, vient sans doute de son choix de non-alignement. Et de l’étonnement de voir une revue intellectuelle française, dirigée par un personnage qui, outre-Atlantique, passe pour très à gauche, ne soit pas systématiquement anti-américaine. Critique reste en dehors de ce courant d’anti-américanisme culturel, très consensuel en France, dont j’ai essayé de faire la généalogie dans L’Ennemi américain[4], et qui se double dans ces années-là d’un anti-américanisme politique, sur le thème « Yankees go home ! ». Donc, les universités américaines se sont beaucoup abonnées à la revue Critique.

Je parlais à l’instant des obstacles matériels propres à l’après-guerre. Il faut imaginer la France de 1946. La guerre est finie depuis moins d’un an, la France est un pays à reconstruire, les gens ont beaucoup d’autres préoccupations que de lire des comptes rendus de livres savants ; et puis il y a cette politisation générale déjà évoquée. La revue, évidemment, n’a pas d’argent, et en gagne très peu, les éditeurs se découragent. Il y a eu trois éditeurs en quatre ans. Premier éditeur, en 1946 : les Éditions du Chêne. Deuxième éditeur, en 1947, une maison plus grosse : Calmann-Lévy, qui abandonne assez vite, parce qu’il n’y a pas assez d’abonnements. Il y a interruption de la publication en 1948, juste au moment où Critique reçoit le « Prix de la meilleure revue ». Finalement c’est un tout jeune éditeur, qui vient en fait de débuter dans la carrière, Jérôme Lindon, devenu le patron des Éditions de Minuit, qui aura l’audace d’héberger Critique. La revue a enfin trouvé son port d’attache − cela fera bientôt soixante-dix ans !

Difficultés de communication aussi. Il est extrêmement difficile d’obtenir les livres étrangers en 1946, les liaisons postales sont mal rétablies encore, on est dans un état de « post-guerre ». Il faut souvent passer par les Instituts culturels, en particulier celui de la Grande-Bretagne, très actif et assez généreux, pour obtenir les livres dont on souhaite parler. D’abord parce qu’ils coûtent cher, ces livres ; mais plus encore parce qu’il est difficile de les acheminer. Il faut en permanence solliciter instituts et éditeurs étrangers. C’est tout un travail, harassant. Les conditions de fabrication sont elles aussi très difficiles. Inutile de dire qu’il n’y a pas d’Internet, aucun moyen moderne de mise en page. Tout se fait avec des manuscrits, au mieux des tapuscrits, envoyés par la poste. Pour ne rien arranger, tout se fait entre des gens qui n’habitent pas tous à Paris − Bataille est souvent à Vézelay et il est nommé bibliothécaire à Carpentras… Et cela dans une France où presque personne n’a le téléphone chez lui ! Tenir le rythme mensuel est une sorte de miracle permanent.

Ces contingences matérielles, on l’oublie trop, sont capitales dans la vie d’une revue, et de telles conditions de travail rendent quelque peu utopiques les immenses ambitions de départ. Malgré tout, cette revue, avec ses maigres moyens, tient bon ; et Bataille publie un grand nombre d’articles importants. En particulier, mais pas seulement, sur les publications américaines. Parmi les sujets brûlants que Critique aborde avec sérieux et sans parti pris, il y a le plan Marshall, très discuté en Europe et auquel Critique n’est pas hostile ; il y a aussi le fameux rapport Kinsey sur la sexualité. La philosophie en langue allemande est présente grâce à Éric Weil. Malgré des moyens épouvantablement étriqués, on peut dire que la revue parvient d’emblée à un niveau de qualité assez surprenant. Bataille lui-même écrit beaucoup dans sa revue : il y a des années où il écrit dans presque tous les numéros. Il doit payer de sa personne.

F. Z. / J. Z. : Bataille a voulu que le langage de la revue soit un langage pour tout le monde, c’était au moins sa visée à lui au départ. Comment interprétez-vous cette intention ?

Ph. R. : Je crois que derrière cette volonté de Bataille, il y a d’abord le souci de faire une revue lisible par le public des « honnêtes gens » − « le grand public cultivé », comme on dit aujourd’hui. Là encore, Bataille est logique avec le modèle qu’il a choisi, c’est-à-dire les périodiques de l’honnête homme du XVIIe siècle, qui pouvaient être lus par quiconque, homme, femme, jeune ou vieux, qu’intéressait le savoir. Comme le dit Bataille dans ses échanges avec Weil (ils étaient d’accord là-dessus), il s’agit de trouver, sur chaque sujet, les meilleurs spécialistes capables d’écrire pour les non-spécialistes. Or c’est extrêmement difficile. Et cela reste aussi difficile aujourd’hui que du temps de Bataille, sinon plus. Car nous vivons à une époque où le savoir est de plus en plus cloisonné en termes de disciplines (en dépit de toutes les incantations sur l’interdisciplinarité) et de plus en plus spécialisé. Ce cloisonnement fait proliférer les jargons. Les jargons disciplinaires ont parfois leur légitimité. Barthes défendait l’idée qu’il fallait un minimum de vocabulaire spécialisé pour chaque discipline, y compris la discipline littéraire. Mais on doit aussi éviter un « jargonnage » qui tend à devenir simple signe de reconnaissance pour la « tribu » disciplinaire à laquelle on s’adresse, et qui a pour effet de rebuter les non-initiés. On a certainement besoin de quelques concepts, de quelques termes « techniques » ; cela admis, on peut écrire des phrases françaises, on peut écrire dans une syntaxe compréhensible. On peut aussi avoir vis-à-vis des lecteurs la politesse de clarifier les points les plus techniques. Tout ça demande beaucoup de générosité, beaucoup de dévouement de la part des auteurs. C’est le plus gros problème qui se pose à une revue comme Critique, à la fois savante et « généraliste ». Nous essayons, comme Bataille et Weil s’y efforçaient, d’obtenir des meilleurs spécialistes qu’ils prennent sur leur temps pour écrire des articles assez longs − quinze pages, vingt pages − et qu’ils les écrivent en ayant en tête, à tout moment, les gens qui ne connaissent pas leurs travaux, qui peut-être même ne connaissent pas leur discipline, ni les questions qui s’y posent.

Je crois donc que, dans la déclaration d’intention de Bataille, il y a un vrai souci des lecteurs. L’autre chose que j’y entends, c’est la manière dont Bataille souligne que Critique ne sera pas ésotérique, au sens des « revues-foudre » de l’avant-guerre, ou de certaines publications du Collège de Sociologie. Les textes du Collège de Sociologie sont passionnants, et en même temps, leur compréhension requiert pas mal de notes en bas de page, de gloses qui les éclairent − nous avons la chance d’en disposer, aujourd’hui, grâce à l’excellente édition de Denis Hollier[5] −, parce que ces textes étaient souvent destinés à un tout petit public déjà averti pour ne pas dire initié. Ce n’est plus du tout ce que veut faire Bataille avec Critique, et pour des lecteurs qui ne sont ni des experts, ni des initiés.

Ajoutons, pour compléter le tableau, qu’il y a une autre écriture que Bataille veut éviter, c’est l’écriture qu’on peut appeler « universitaire ». Bataille fait appel à des universitaires mais il passe son temps à déplorer, dans sa correspondance, que sa revue soit « trop » universitaire. Il sait qu’il a besoin de professeurs pour faire Critique, et en même temps, il rêve d’y introduire une autre écriture. En ce sens-là, il est très proche de Sartre. Non sans une sorte d’ironie de situation. Car c’est dans le fameux article de 1943 « Un nouveau mystique[6] », où il attaquait cruellement Bataille, que Sartre avait aussi brillamment plaidé pour une nouvelle écriture de l’essai. Toute la première page de l’article est consacrée à ce problème : l’invention d’une nouvelle langue de l’essai. Sartre disait à peu près ceci : on a rénové l’écriture romanesque, ça y est, le roman contemporain « a trouvé son style » − « avec les auteurs américains, avec Kafka, chez nous avec Camus[7] » ; quant à la poésie, elle se renouvelle d’elle-même. Mais il y a une écriture, ajoutait Sartre, qui ne s’est pas renouvelée en France, c’est l’écriture de l’essai. L’écriture d’idées n’a pas trouvé sa voix. Elle « utilise un instrument périmé » légué par la tradition universitaire. Elle est coincée entre un académisme desséché et le maniérisme du « style NRF ». Sartre n’est pas le seul à faire ce constat. Au même moment, dans son exil new yorkais, Denis de Rougemont (que Bataille tentera de recruter pour Critique) dit exactement la même chose et dénonce, lui aussi, le style Nouvelle Revue française qui ne permet plus de dire le monde né de la guerre. Bataille en est lui aussi convaincu : il faut forger une autre langue pour les idées. Les « études » que publiera Critique « dépassent l’importance de simples comptes rendus » : elles doivent être de « petits essais », laboratoire d’une écriture capable d’aller en droiture aux questions. C’est du moins l’espoir de Bataille.

F. Z. / J. Z. : Passons aux années où c’était Jean Piel qui dirigeait la revue. Notre question ne sera pas autour de Piel, mais plutôt des personnalités intellectuelles qu’il avait réunies autour de la revue. Nous avons trouvé, par exemple dans le numéro consacré à la commémoration de Georges Bataille, des grandes figures intellectuelles comme Foucault, Derrida, Barthes. Pouvez-vous nous raconter comment elles ont contribué à la revue ?

Ph. R. : Il faut essayer de se replacer dans la période des années 1950-1960. Intellectuels et écrivains publient beaucoup dans les revues non universitaires, qui sont nombreuses et actives. Ceux que vous venez de citer écrivent dans beaucoup de revues, pas seulement dans Critique. Mais il est vrai que Bataille d’abord, puis Jean Piel, ont su les attirer vers Critique. (Je rappelle, pour situer les choses, que Bataille meurt en 1962, mais la maladie l’a déjà contraint, avant cette date, à une moindre activité dans la revue.) Dès le milieu des années 1950, Roland Barthes commence à publier dans Critique des articles importants : ses articles sur le Nouveau Roman, qui contribuent au lancement du mouvement en donnant au projet du Nouveau Roman une aura intellectuelle, voire théorique. Il y a dès le début chez Bataille et chez Jean Piel le souci d’attirer ces gens qui paraissent très brillants − Barthes s’est fait remarquer par Le Degré zéro de l’écriture en 1953, il écrit son premier article dans Critique en 1954 − et qui ont un profil atypique, pas du tout universitaire. Barthes n’a alors aucun statut universitaire. Il est connu pour sa plume : pour son activité dans les revues, et grâce à ce premier livre dont l’originalité a frappé les esprits ; il est typiquement le genre de collaborateur que Critique veut attirer. Michel Foucault, tout en poursuivant son travail philosophique, s’intéresse beaucoup alors à la littérature ; et c’est plutôt sur la littérature qu’il intervient dans Critique. Nombre d’intellectuels de premier plan, jeunes ou moins jeunes, se retrouvent dans le numéro d’hommage à Bataille, en 1963. Jean Piel s’efforce, avec succès, de s’attacher plusieurs d’entre eux. En 1957, le succès de Mythologies accroît la réputation de Barthes. De Michel Foucault, on attend une oeuvre majeure, dont on sait qu’elle est en train de se faire. Jean Piel obtient l’accord de Foucault, de Barthes et de Michel Deguy pour former un comité de rédaction. C’est la première fois, en fait, que Critique a un tel comité. Jacques Derrida les rejoint peu après. Ils se consultent sur tout. Leur travail de lecture et de discussion des manuscrits est impressionnant. Nous en avons des traces parce qu’il se fait par écrit, à distance − ils sont fréquemment loin de Paris, voire hors de France. Quant on pense comité de rédaction, on imagine d’ordinaire un petit groupe de gens réunis dans une arrière-salle de bistrot ou dans un appartement, et qui épluchent des manuscrits en buvant sec ; mais ce n’est pas le cas ici. Le comité ne se réunit pratiquement jamais, ses membres adressent leurs avis de lecture à Jean Piel − qui les fait circuler si nécessaire. Chaque article soumis à la revue fait l’objet de rapports très argumentés, souvent longs de plusieurs pages. C’est impressionnant de sérieux et de minutie.

Jusqu’à la mort de Bataille, il n’y avait pas vraiment eu de groupe stable autour de la revue. Il y avait des amitiés, des affinités, et puis il y avait le flair de Bataille, secondé par l’excellent carnet d’adresses d’Éric Weil et son talent pour repérer les contributeurs potentiels. En soutenant le Nouveau Roman, Critique s’associe à un événement intellectuel majeur. Coup de maître, donc. Grâce, évidemment, au talent critique de Barthes ; mais aussi grâce à l’heureuse « proximité » des nouveaux romanciers qui sont pour la plupart publiés aux Éditions de Minuit. Même chose avec Beckett. Dès que Jérôme Lindon commence à le publier, Bataille écrit un texte sur Beckett. Il ne le fait pas par complaisance pour les Éditions de Minuit, il le fait par admiration pour l’oeuvre ainsi révélée. Dès avant la mort de Georges Bataille, Critique aura donc joué un rôle central dans ces deux événements majeurs pour la littérature du second XXe siècle : l’irruption du Nouveau Roman, la révélation de Beckett.

On entre ensuite, avec la formation par Jean Piel de ce premier comité assez homogène dont je viens de parler, dans une autre phase de la vie de Critique. Elle est dominée par le soutien au structuralisme. On voit bien tout l’intérêt qu’il y avait pour Critique à jouer cette carte, face aux Temps modernes, réticents voire hostiles aux structuralistes, accusés de mettre l’histoire au placard. Les Temps modernes leur consacrent un numéro spécial (et critique) en 1966. Mais ces structuralistes, c’est à Critique qu’on les trouve ! La revue aurait tort de ne pas pousser son avantage. Elle s’engage donc résolument aux côtés du structuralisme, et en particulier du structuralisme littéraire alors florissant.

F. Z. / J. Z. : Nous avons noté les propos de Philippe Sollers sur la revue Critique. Il a dit : « Nous n’aurions jamais fait Tel Quel s’il n’y avait pas eu Critique. » Il y a un lien assez proche entre les deux revues. Pouvez-vous nous en parler ?

Ph. R. : Il est évident qu’il y a eu là un vrai compagnonnage intellectuel qui n’était pas du tout opportuniste, qui reposait sur des choses profondes et réelles entre Critique et Tel Quel. Jean Piel n’a pas du tout hésité, ça ne lui a pas du tout fait peur de naviguer bord à bord, comme on dit dans la marine, avec Tel Quel. Le projet de Tel Quel, au départ, pouvait parfaitement être compatible avec celui de Critique, parce que le projet de Tel Quel, avant 1968, est un projet non aligné, lui aussi. Le Tel Quel des débuts snobe la politique. C’est plus tard, après 1968, que la revue de Philippe Sollers se rendra célèbre par des prises de position politiques aussi tranchées que changeantes. Dans l’avant 1968, elle tire son prestige du panache avec lequel elle défend la littérature. Tel Quel, c’est alors la littérature avant tout et au-dessus de tout. Les grands écrivains de référence sont Sade, Joyce, Céline et Francis Ponge. On voit bien qu’il ne s’agit pas du tout d’un choix idéologique. Ce qui compte, pour Tel Quel, c’est l’invention, la réinvention de l’écriture. On voit tout ce qui contribue à rapprocher Critique et Tel Quel : refus de l’« engagement » de la littérature sur le mode sartrien, valorisation de la poéticité des textes, refus de dissocier poétique et politique, valorisation de la « théorie » et, plus généralement, solidarité avec la « modernité ».

F. Z. / J. Z. : Venons-en à la revue Critique d’aujourd’hui. La revue est sous votre direction. À votre avis, quelles sont les traditions, ou l’esprit bataillien, que la revue a gardés jusqu’à aujourd’hui ? Et quels sont les nouveaux terrains que vous essayez d’ouvrir ?

Ph. R. : Avant de vous répondre, j’aimerais dire encore un mot des années Piel. Jean Piel, économiste de formation, avait un intérêt marqué pour la philosophie. Dans les années 1980, il a pris l’initiative d’ouvrir la revue à la philosophie analytique, alors peu connue et souvent mal reçue en France. C’était un grand saut que de passer de la déconstruction derridienne, coeur de la « philosophie continentale », à un soutien marqué à la philosophie analytique, représentée en France par Jacques Bouveresse, qui devient un collaborateur régulier de la revue dans cette période-là.

Quand Jean Piel meurt, le 1er janvier 1996, il a aussi eu le temps de lancer un pavé dans la mare parisienne : un numéro spécial polémique qu’il a intitulé « Le comble du vide ». Le numéro fit du bruit, il y eut même procès contre Critique, intenté par l’un des philosophes maltraités. Ce titre, « Le comble du vide », était un signe d’inquiétude. Jean Piel avait le sentiment que commençait une traversée du désert ; il éprouvait une difficulté à trouver de nouveaux centres d’intérêts pour orienter les choix d’une revue généraliste comme Critique. Quand l’ancien comité de la revue m’a demandé de prendre sa succession, en 1996, j’ai mieux compris cette inquiétude et ce souci. Avec l’aide d’amis en lesquels Jean Piel avait toute confiance, Michel Deguy, Antoine Compagnon, Yves Hersant, j’ai formé un nouveau comité qui, pour la première fois dans l’histoire de la revue, est un véritable groupe de discussion, d’orientation et de décision, tenant des réunions à peu près mensuelles. Depuis 1996, j’ai élargi régulièrement ce comité en y faisant entrer de nouveaux venus et de nouvelles venues. Le travail est devenu beaucoup plus collégial qu’il ne l’était.

Quant aux domaines abordés, il nous a semblé que sans diminuer en rien l’importance que Critique a toujours accordée à la littérature et à la philosophie, il fallait l’ouvrir plus audacieusement et plus largement aux sciences humaines. Les sciences humaines, pourtant en plein essor, étaient relativement peu présentes dans Critique. L’histoire elle-même n’y avait guère de place. Jean Piel avait fait une timide tentative dans cette direction, qui était restée sans lendemain. J’ai décidé qu’il fallait changer cela. Qu’il fallait ouvrir la revue beaucoup plus nettement (en particulier à travers des numéros spéciaux) à l’anthropologie ; et nous avons bénéficié à cet égard de la présence au comité de Marc Augé, rejoint ensuite par Vincent Debaene, qui incarne à tous égards un nouvel « âge » de l’anthropologie. J’ai tenu aussi à reprendre le projet esquissé par Jean Piel : celui de donner toute sa place à l’histoire. Il me paraissait étrange que l’histoire fût si absente de la revue, alors que tant d’historiens français jouissaient d’une réputation internationale. Pierre Birnbaum, qui est à la fois sociologue et historien, nous a rejoints et, grâce à lui, nous avons mis sur pied plusieurs numéros spéciaux sur les nouvelles formes de l’histoire, mais aussi sur de grandes figures d’historiennes : Mona Ozouf en 2016, Michelle Perrot en 2017. Je pourrais continuer ce tour d’horizon des sciences humaines, telles que Critique en rend compte, mais cela tournerait au catalogue. Disons qu’à cet égard, nous avons notoirement élargi notre champ d’intervention.

F. Z. / J. Z. : La revue Critique prend souvent la forme de numéros spéciaux, des numéros biographiques et des numéros thématiques. Les numéros thématiques sont les plus difficiles à faire, car ils supposent un certain risque. Si le thème est trop à la mode, on a du mal à se positionner devant les grands médias. Si le thème est trop original, on risque de ne pas trouver de public. Quelles sont vos politiques à ce propos ? Y a-t-il des numéros qui sont particulièrement bien reçus ?

Ph. R. : Inventer des numéros spéciaux est une tâche des plus délicates. Nous avons maintenu, évidemment, la tradition des numéros monographiques, avec cette règle d’or qui nous distingue des autres revues : nous ne proposons de numéros spéciaux que sur des auteurs vivants. Parmi ces grands vivants, il y a eu tout récemment Pierre Guyotat et Giorgio Agamben.

Deuxième type de numéros spéciaux : ceux qui font le point sur un domaine (« Les Humanités numériques », « L’herméneutique ») ou qui explorent une « question » dans sa complexité et dans la longue durée : nous avons ainsi fabriqué en 2012 un numéro sur « les populismes » qui était prémonitoire, au vu de ce qui s’est passé depuis, en Europe et aux États-Unis.

Un troisième type de numéro spécial, inventé par Jean Piel, traite d’une ville ou (plus rarement) d’un pays. Il y a un numéro qui a beaucoup compté dans l’histoire de la revue, c’est le numéro sur Vienne à l’époque de la Sécession : ce numéro a contribué à mettre la Vienne de Musil à la mode intellectuelle, dans les années 1980. Ce sont sans doute les numéros les plus difficiles à faire, pour des raisons à la fois pratiques (distance, coûts des traductions, etc.) et intellectuelles (car comment être sûrs de faire un bon choix de « lieu », en termes d’intérêt pour notre public ?). Un de nos choix heureux à été d’esquisser une analyse de la Russie post-gorbatchévienne dans un numéro intitulé « 2001 : Odyssée de la Russie », que je suis allé présenter à Moscou. L’idéal est de croiser aire géographique et questionnement intellectuel, comme nous l’avons fait dans notre numéro sur « Philosopher en Afrique », qui a trouvé son public, non seulement en France, mais dans beaucoup de pays. Nous avons publié un numéro remarqué sur Hong-Kong ; nous réfléchissons à un numéro sur l’Inde ; et à un numéro sur la Chine.

F. Z. / J. Z. : Quel est le sort des revues dans la France d’aujourd’hui ? Pouvez-vous nous décrire un peu le paysage ?

Ph. R. : C’est une banalité de le rappeler, l’âge d’or des revues est derrière nous. Il y a pourtant des revues qui existeront toujours : ce sont les revues lancées avec trois sous, ou pas de sous du tout, mais beaucoup de passion, par des jeunes. Ce qui me frappe, c’est que le désir de revue, le désir de « faire une revue », reste toujours aussi fort. Et de préférence une « revue-papier », pas une revue en ligne. J’ai plusieurs étudiants et étudiantes qui, au cours des dernières années, ont créé des revues, en France mais aussi en Catalogne et au Mexique. Il y a aussi les revues d’intervention sociale et d’agitation d’idées, comme Vacarme, des revues militantes au meilleur sens du terme, car elles sont portées par le désir de faire entendre des voix absentes du paysage culturel et politique. Il y aura toujours un avenir pour de telles entreprises.

Cela dit, il faut le reconnaître : Critique est une des rares « revues généralistes » qui vive encore d’une vraie vie − les deux critères de la vraie vie étant, à mes yeux, le rythme rapproché de parution (un « annuel » n’est plus une revue) et l’autofinancement par les ventes et la diffusion payante. Jusqu’à ce jour, Critique, qui n’est adossée à aucune institution d’enseignement ou de recherche, a rempli ces deux exigences. Mais il nous arrive de nous sentir bien seuls. Il y a certainement des secteurs d’activité où l’on se réjouit de voir disparaître la « concurrence ». Ça ne peut être le cas en ce qui concerne les revues. Plus il y a de revues, mieux c’est pour les revues, j’en suis profondément persuadé. Je vois d’ailleurs une confirmation de cet axiome dans le fait que les revues se portent mieux dans les pays où il y en a encore beaucoup, comme aux États-Unis. Les États-Unis ont évidemment des atouts que nous n’avons pas : à commencer par leur population plus grande, augmentée de tous les anglophones de la planète ; mais aussi et peut-être surtout, ils ont de vastes librairies, y compris les librairies « de chaînes », qui offrent souvent un étage entier aux revues, en tout cas, un « métrage linéaire » incommensurable en comparaison avec ce dont disposent les revues en France. De moins en moins de libraires en France exposent les revues et donc les vendent. Certains n’en veulent plus du tout. D’autres les tolèrent, mais c’est souvent pour les entasser dans un obscur recoin de leur local. Il faut beaucoup de ténacité pour dénicher chez un libraire le numéro de revue dont on a envie : j’admire souvent la persévérance de nos lectrices et lecteurs…

Un autre phénomène plus proprement français mérite d’être souligné, qui plaide en faveur des revues comme Critique. Il n’y a pratiquement plus de « journalisme littéraire » en France. Nous n’avons rien qui soit l’équivalent de la New York Review of Books, du Times Literary Supplement ou de la London Review of Books. Nous n’avons pas non plus ces suppléments littéraires très fournis qu’offrent certains grands quotidiens allemands ou italiens. Certains hebdomadaires français comme Le Nouvel Observateur ont longtemps tenu ce rôle ; mais la part de la critique des livres n’a cessé de s’y réduire comme peau de chagrin. Le paysage français est de ce point de vue un paysage sinistré.

F. Z. / J. Z. : Dans ce paysage « sinistré », comme vous le dites, Critique a survécu jusqu’à aujourd’hui. À votre avis, qu’est-ce qui a fait la vigueur de Critique, et quel rôle joue-t-elle ou pourra-t-elle encore jouer dans la vie intellectuelle du pays ?

Ph. R. : L’une des vocations de Critique, c’est de faire connaître des livres que nous jugeons importants. Une autre vocation, c’est de faire en sorte que les jeunes gens les plus brillants trouvent un lieu d’accueil pour leur premier article. Et cela fait plusieurs générations que cela dure. C’est peut-être notre plus grande fierté. Quand je rencontre, au hasard de mes voyages, un peu partout dans le monde, des gens d’un certain âge, dont beaucoup sont devenu(e)s d’éminent(e)s intellectuel(le)s, et qu’ils me disent à un détour de la conversation : « Vous dirigez Critique ? Vous savez, mon premier article, je l’ai publié dans Critique … », je me dis que ce que nous faisons n’est pas tout à fait inutile. Publier le premier article de gens inventifs, brillants, qui plus tard feront oeuvre, cela suffit peut-être à justifier l’existence d’une revue. En tout cas, cela encourage à continuer…

Nous sommes aussi très lus par les professionnels de l’édition, en France et ailleurs. Une chose qui me frappe et me fait plaisir, c’est d’apprendre, assez souvent, qu’un auteur étranger dont nous avons rendu compte dans Critique a été, aussitôt après, contacté par une maison d’édition française en vue d’une traduction. Ça marche aussi dans l’autre sens. Au Japon, où j’ai eu l’occasion de parler de Critique dans plusieurs universités, j’ai rencontré des traducteurs, des éditeurs qui m’ont dit qu’ils lisaient régulièrement Critique pour y trouver des idées de livres français à traduire en japonais. Nous avons donc aussi, à une très modeste échelle, cette fonction inhérente au projet de Bataille, dès l’origine : contribuer à faire vivre une espèce de République mondiale des lettres.

Propos recueillis à Hangzhou, Chine, le 7 décembre 2016.