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La publication du Grand Voyage du pays des Hurons[1] (1632) de Gabriel Sagard marque un moment déterminant dans l’histoire de la rencontre entre Français et Autochtones dans la région canadienne des Grands Lacs entre 1615 et la fin du siècle. À l’époque même où René Descartes publie son Discours de la méthode (1637), Sagard étonne par son observation méthodique des normes culturelles et politiques du village wendat et de sa société complexe[2]. Le récit du récollet Sagard a néanmoins fait l’objet d’un oubli injustifiable dans le concert des études sur la Nouvelle-France. Jack Warwick en faisait très clairement la remarque dès 1969 dans un numéro de la revue Études françaises : « La suppression des missionnaires récollets était, à l’origine, une injustice sur le plan humain ; elle l’est devenue, à présent, sur le plan intellectuel[3]. » Les études plus récentes permettent de nuancer quelque peu ce constat lapidaire, bien que le préjugé intellectuel en faveur des relations et récits de voyage des Jésuites continue d’orienter les recherches et de nourrir la mémoire collective du Canada français.

Pour nous, la nécessité de réhabiliter les écrits de Sagard s’impose plus que jamais, ne serait-ce que pour mieux saisir la part « ontarienne » de l’histoire de la Nouvelle-France et faire apparaître l’extraordinaire ambivalence du discours colonial, surtout chez ceux qui, comme les missionnaires et voyageurs de la Huronie, s’étaient aventurés loin à l’intérieur du continent, fondant ici et là des isolats précaires et partageant largement les valeurs d’accueil et de nomadisme de leurs hôtes autochtones.

La figure de l’observateur

Dans la « Table des chapitres » du Grand Voyage du pays des Hurons, Sagard tient à situer ses lecteurs sur les lieux géographiques qui font l’objet de son ouvrage : « Voyage du pays des Hurons », écrit-il, « situé en Amérique vers la mer Douce dans les derniers confins de la nouvelle France, dite Canada » (GVPH, p. 65). Cette découverte des terres-limites, des « derniers confins » du continent connu amène Sagard à rendre compte d’une société autochtone pourtant déjà familière et dont il se voit symboliquement comme le fils adoptif. Il faut dire que les Français[4], arrivés en Huronie, constatent assez rapidement l’importance stratégique de la confédération wendate au sein des réseaux d’alliances politiques et commerciales dans le nord-est du continent. Ainsi, s’ils négligent généralement de décrire en détail les Nipissingues ou plus tard les Cayugas, ne les considérant pas comme des sociétés à parts égales[5], ils consacrent de nombreuses pages aux quelques nations qui leur semblent occuper des fonctions substantielles dans l’économie culturelle, linguistique et commerciale du pays neuf et présentent des enjeux réels en vue d’une coexistence pacifique sur l’ensemble des territoires de la Nouvelle-France. En somme, terre des confins, difficile d’accès, la Huronie, dans la première moitié du XVIIe siècle, paraît néanmoins centrale au projet d’implantation des Français. C’est du moins ainsi que la société wendate s’impose dans les écrits de Champlain et plus tard dans les pages remarquables du Grand Voyage du pays des Hurons.

En ces premières années de contacts fréquents entre Français et peuples autochtones dans les Pays-d’en-haut, le récit du récollet s’appuie sur un profond mysticisme de l’Autre[6] en tant que découverte et sur une lecture néoplatonicienne des sociétés humaines qui, en dépit des hiérarchies entre les individus, permet de penser une communauté au fonctionnement juste, grâce à « une égalité accordée chaque fois et conformément à la nature à des inégaux[7] ». C’est ce rapport privilégié entre tissu social et ordre naturel qui sollicite l’attention du voyageur au moment où il est confronté à cette société des Wendats dont il pense comprendre la hiérarchisation à partir des structures familiales. En effet, Sagard s’intéresse tout particulièrement aux rôles des hommes, des femmes et des enfants au sein de la société wendate et consacre plus de dix chapitres à ce portrait détaillé de la vie familiale dans le village de Quieuindahian (près d’Ossossané) où il a d’abord été reçu dans la maison longue de son guide Oonchiarey[8] :

Les père et mère de mon sauvage me firent un fort bon accueil à leur mode et, par des caresses extraordinaires, me témoignaient l’aise et le contentement qu’ils avaient de ma venue ; ils me traitèrent aussi doucement que leur propre enfant….

GVPH, p. 139

Cette première rencontre sur le mode de la proximité familiale structurera l’ensemble de l’observation ethnographique chez Sagard. Et c’est cette relation idéalisée père/mère/enfant et son image transposée dans la collectivité des Wendats qui formeront la substance de notre lecture des propos de Sagard sur l’enfance et la filiation.

Observateur quiet, ainsi qu’il se décrit lui-même, Gabriel Sagard semble être un homme habité par le silence. Les premières pages de son portrait ethnographique rendent bien compte du saisissement dont il est la proie à la pensée de son séjour en Huronie et de l’homme qu’il est devenu depuis son départ de Québec en juillet 1623. Dans une étude sur la mélancolie dans certains textes religieux de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, Mathilde Bernard constate l’émergence d’« un sentiment de déréliction chez bon nombre de chrétiens, qui expérimentent toute une gamme de manifestations psychiques et corporelles allant de l’angoisse à la panique, du sentiment de culpabilité au désespoir [9] ». En Nouvelle-France, il semble bien que ce sentiment d’abandon ait plutôt pris la forme d’un affranchissement pour ceux qui avaient quitté le giron français. La perte radicale de la norme sociale européenne nous semble donc déterminer l’ethos du missionnaire français dans la région des Grands Lacs dès l’arrivée de Joseph Le Caron en Huronie en 1615. À la croisée symbolique des chemins, selon l’image rapportée par Sagard lui-même (GVPH, p. 138), le récollet est en proie à une hésitation. L’entre-deux qui détermine sa place dans la colonie naissante ne fait-il pas de lui surtout une figure de l’accueil ? Comment pourrait-il en être autrement si loin de Québec et de Montréal ?

En effet, chez Sagard, l’étonnement du voyageur missionnaire n’a pas encore fait place à la rancoeur. L’heure est à l’observation. L’objectif est de constituer des savoirs transmissibles auxquels pourront puiser à bon escient ceux qui viendront après. Voir est le mot d’ordre du voyageur ethnographe. L’étamine qu’il porte au visage lors de ses déplacements en forêt sert précisément à garantir l’oeil de la morsure des insectes, « venimeuse à l’endroit de ceux qui n’ont pas encore pris l’air du pays » (GVPH, p. 129). Sur un plan symbolique, cette mention de l’étamine attire l’attention du lecteur sur la primauté de l’oeil et sur la crainte de l’égarement. Se perdre, c’est ne plus voir la route à suivre.

S’il est convenu d’évoquer le profond sentiment de dépaysement ressenti par le voyageur français à son arrivée en Nouvelle-France, on note aussi chez lui une volonté de rompre avec la culture de l’universel et ses structures mentales : « Les frontières physiques font place à des frontières culturelles et mentales », fait remarquer Philippe Desan dans son analyse de la notion de diversité à la fin du XVIe siècle[10]. Pour l’heure, une participation réservée et une observation minutieuse structurent donc toute compréhension du séjour missionnaire en pays autochtones, tant chez le récollet Sagard que chez ses successeurs de la Société de Jésus. Du Grand Voyage de Sagard aux Moeurs, coutumes et religion des sauvages américains de Lafitau et bien au-delà, le livre ethnographique, « parsemé de diversité de choses » (GVPH, p. 71), voudra ainsi témoigner de l’itinérance réelle et symbolique qui frappe paradoxalement tous ceux qui s’aventurent dans « nos provinces huronnes et sédentaires » (GVPH, p. 72). Bien avant Lafitau, toutefois, Sagard tient compte des « contingences matérielles de la société amérindienne » et des rôles emblématiques qui sont attribués à chacun dans l’économie, de sorte que les paramètres recensés par Andreas Motsch dans sa lecture de Lafitau s’appliquent presque entièrement aux classements établis par Sagard quelque quatre-vingt-dix ans auparavant[11].

Transmission de la coutume et institution de la norme chez l’enfant

Pour tenter de voir en plus grand détail le fonctionnement des liens de proximité dans le récit ethnographique de Sagard, notre étude se limitera aux descriptions de l’enfance et de l’adolescence dans les chapitres XII et XIII s’intitulant respectivement « De la naissance, nourriture et amour que les sauvages ont envers leurs enfants » et « De l’exercice des jeunes garçons et jeunes filles ». Ces passages, assez frappants, doivent être interprétés dans le contexte plus général de l’histoire des conceptions de l’enfance en Europe et en Amérique autochtone[12]. En effet, l’enfant est devenu au tournant du XVIIe siècle un pivot du discours civilisateur issu de la mouvance humaniste. Jean-Pierre van Elslande note l’importance accordée à la discipline morale dans les traités d’éducation à l’époque et surtout à l’enfance en tant que matrice d’une société axée sur l’obéissance à la norme : « [D]ans un tel contexte énonciatif », en conclut ce chercheur, « l’enfant finit toujours par se plier à ce qu’on veut lui voir faire ou dire et par intégrer la norme au point de l’incarner. Si on en parle, c’est qu’il assume un rôle exemplaire, ou, pour mieux dire, qu’on lui fait jouer un rôle exemplaire en en parlant[13]. » S’opposant au jeu, sans pour autant l’exclure, cette normativité de l’enfance repose sur le concept de coutume qui se profile depuis la fin du XVIe siècle comme principe civilisationnel. Or cette seconde nature, s’imposant dès l’enfance comme une force stabilisatrice, repose dans le contexte européen sur un ensemble d’écrits politiques, religieux et légaux qui consignent la mémoire collective et la rendent transmissible aux générations subséquentes[14]. C’est cette continuité de la norme qui surplombe de façon aiguë la vie en Nouvelle-France, car le missionnaire doit composer avec le déterminisme culturel attribué aux peuples selon leur inscription dans un territoire géographique donné. Chaque peuple n’a-t-il pas évolué, comme le pensait Platon[15], en accord avec la cadre naturel qui était le sien ? Or Sagard opte plutôt pour une lecture constructiviste – dirions-nous aujourd’hui – de la société autochtone. S’ils sont façonnés par leur environnement géographique, les Wendats ont néanmoins élaboré un ensemble de règles coutumières qu’il est possible d’influencer et de modifier par l’instruction et l’émulation. Héritier de ces tensions entre normes culturelles et relativisme de la coutume, Le Grand Voyage du pays des Hurons ne cesse de s’interroger sur les points de contact entre les sociétés wendate et française, de même que sur les possibilités d’acculturation, à savoir la substitution d’une coutume par une autre qui lui serait étrangère.

Sagard explique en détail à ses lecteurs les rôles de chacun – hommes, femmes, adolescents et enfants – au sein de la famille wendate. Contrairement à d’autres voyageurs européens du XVIIe siècle, il « s’accommode généralement assez bien de ses conditions de vie », fait remarquer Laurier Lacroix, « et [il] porte peu de jugements de valeur sur le comportement des indigènes »[16]. En dépit de certains passages plus critiques, Sagard décrit avec empathie les composantes essentielles de la coutume et des normes sociales au sein des communautés où il a séjourné. Dans ces pages très riches du chapitre XII, les observations du missionnaire sur l’enfance sont indissociables de sa compréhension des structures plus larges de la famille iroquoienne. Nous ne retiendrons ici que quelques aspects de ce chapitre dans lequel le missionnaire s’attarde à décrire avec minutie les rôles parentaux : l’amour maternel, le sommeil de l’enfant, les rituels alimentaires, l’attribution du nom et l’indiscipline.

Comme ailleurs dans son récit, Sagard insiste sur les gestes de la maternité qu’il idéalise et associe volontiers à des tendances universelles. Bien qu’il reste vague sur la structure matrilinéaire des clans dans l’organisation sociale du village et de l’habitation autochtones, il pressent avec force le rôle central de la figure maternelle. Il est clair que la mère est aux yeux de Sagard la médiatrice de la coutume, servant de « passeur culturel », selon l’expression de Jocelyn Létourneau[17]. C’est par l’intercession du rôle maternel que le geste coutumier acquiert cohérence et normativité de façon à être transmis quotidiennement aux enfants. Ainsi, les deux premiers paragraphes du chapitre XII abordent précisément la question de l’amour de la mère, tel qu’il institue en principe et dans la réalité la préservation intergénérationnelle de la culture autochtone selon Sagard : « [C]e qu’ils souhaitent le plus, c’est d’avoir nombre d’enfants, pour être d’autant plus forts et assurés de support au temps de la vieillesse » (GVPH, p. 205).

Si la présence de la mère (et la mère potentielle en toute femme) convoque la place précise qu’occupera le nouveau-né dans l’économie de la famille étendue, alors qu’il servira en premier lieu à « supporter » ses parents et grands-parents, elle est aussi celle qui perce l’oreille de l’enfant naissant « pour y pendre par après des patenôtres de porcelaine, ou autre bagatelle, et pareillement à son col, quelque petit qu’il soit » (GVPH, p. 206). Dès ce premier instant, la figure maternelle est chargée de baliser le corps de l’enfant des signes de son appartenance à la culture. Certes Sagard s’indigne ensuite de l’ingestion forcée de lard ou d’huile à laquelle est soumis le nouveau-né, mais il ne peut s’empêcher de remarquer les ressemblances entre cette pratique et « le saint baptême ou autre sacrement de l’Église » (GVPH, p. 206). Fasciné par certaines transgressions qu’il dénonce sans pour autant les récuser, le missionnaire ethnographe revient à maintes reprises sur l’intelligibilité relative des coutumes wendates. La différence n’est-elle pas ici une autre facette du même ? Quelle est cette ambivalence qui permet à l’observateur de convoquer à la fois les Histoires de Tacite (par l’entremise de Marc Lescarbot) et le récit de la proximité du parent et de l’enfant dans le Nouveau Monde ?

Le traitement du nouveau-né se définit donc dans le compte rendu de Sagard par une remarquable proximité du lien familial. Protégé par le couple parental, l’enfant autochtone dort nu sur le duvet entre la mère et le père, « sans qu’il en arrive que très rarement, d’accident » (GVPH, p. 207)[18]. Témoin muet, le missionnaire peut donc, contre toute attente, pénétrer l’intimité de la scène décrite. Il a vu les femmes nourrir ainsi leurs enfants, insiste-t-il. Il était là quand elles mâchaient la nourriture pour ensuite la « bailler » au nouveau-né comme une bouillie. En l’absence de la mère, il a noté qu’il revient au père de « suppléer au défaut de la mamelle » (GVPH, p. 206), en emplissant sa bouche et en « joignant celle de l’enfant contre la sienne » (GVPH, p. 206). Dans ce chapitre XII, Le Grand Voyage du pays des Hurons touche donc de façon surprenante au déploiement de la culture autochtone dans la sphère de l’intimité parentale. Accueilli dès le premier jour dans l’enceinte familiale comme un fils adoptif, Sagard fait osciller le récit de voyage entre deux fictions concurrentes : celle d’une culture autochtone inédite, observée et transmise de l’intérieur, et celle du missionnaire qui, marqué par la supériorité de sa position, reste toujours l’unique détenteur du visible.

D’abord marqué par des ornements, qui paraissent démesurés aux yeux de Sagard, et façonné par les gestes de tendresse de ses parents, l’enfant wendat est ensuite nommé. Bien qu’il tourne en dérision cette forme diabolique du baptême qu’il ne peut réconcilier avec les pratiques chrétiennes, Sagard insiste néanmoins grandement sur le choix du nom de l’enfant et le régime de significations dans lequel il s’inscrit le plus souvent. Le nom est d’abord filiation et affiliation avec le passé : « Pour l’imposition des noms, ils les donnent par tradition, c’est-à-dire qu’ils ont des noms en grande quantité, lesquels ils choisissent et imposent à leurs enfants : certains noms sont sans signification, et les autres avec signification […] » (GVPH, p. 206). Or, ce qui est intéressant, c’est que l’abondance des noms dans la société autochtone sert à la rapprocher de la France, dans la mesure où, « parmi un si grand nombre de noms qu’ils ont il s’y en peut trouver quelques-uns s’approchant des nôtres » (GVPH, p. 206). Ce passage unique sur l’attribution du nom dans la société wendate illustre assez bien l’intérêt de Sagard pour la transmission de l’identité culturelle et linguistique, car le missionnaire sait bien que c’est par le nom en tant que substitut que passe la conversion au christianisme.

Enfin, Sagard revient sur la question de l’obéissance et de la légitimité de la norme dans la société autochtone. Le missionnaire constate que la famille y est de toute évidence enracinée dans l’amour mutuel entre les parents et les enfants. Cependant, cette affection ne se traduit pas par des règles de succession claires entre le père et sa progéniture. Certes, Sagard ne saisit pas la structure matrilinéaire de la société dont il entend rendre compte, et cet angle aveugle dans son récit l’amène évidemment sur de fausses pistes. Le système de filiation ne peut conduire à ses yeux qu’à l’indiscipline et surtout à l’illégitimité, deux caractéristiques que les textes viatiques français élargiront à l’ensemble des peuples autochtones d’Amérique. L’amour que les parents professent envers leurs enfants et les soins attentifs qu’ils leur portent ne sont donc pas suffisants pour assurer, selon Sagard, l’avènement d’une société paisible et régulée par une norme acceptée de tous.

D’ailleurs, Sagard s’indigne de la mollesse disciplinaire des parents autochtones : aussi condamne-t-il « le mauvais exemple et la mauvaise nourriture, sans châtiment et correction » (GVPH, p. 209). Champlain en avait aussi parlé de la même manière : « Les pères et les mères les flattent trop et ne les châtient point du tout[19]. » Champlain et Sagard notent tous deux le comportement irrespectueux et parfois violent des enfants autochtones envers leurs parents. Sagard revient encore à l’inefficacité de l’autorité parentale au sein de la culture wendate, ce qui renforce son rôle de missionnaire et de tuteur : « [L]es pères et mères, faute de châtier leurs enfants, sont souvent contraints de souffrir d’être injuriés par eux et parfois battus et éventés au nez » (GVPH, p. 208). Champlain évoque la même inversion violente des rôles, tournant ainsi sur elle-même la relation maître-disciple à la base de la filiation européenne : « [L]e plus souvent ils battent leur mère, et d’autres, des plus fâcheux, battent leur père […] à savoir si le père ou la mère leur fait une chose qui ne leur agrée pas[20]. »

En outre, l’affection des parents autochtones pour leurs enfants était facilement comprise par les voyageurs et missionnaires français qui ne cessent de faire des observations dans ce sens. Cette fascination pour la structure de la famille autochtone est d’autant plus frappante que les auteurs de récits viatiques restent peu enclins à fournir des détails sur leur propre enfance et leur milieu familial. Sagard dissocie même de façon positive le comportement des parents wendats de son jugement plutôt sarcastique porté sur les mariages autochtones : « Nonobstant que les femmes se donnent carrière avec d’autres qu’avec leurs maris, et les maris avec d’autres qu’avec leurs femmes, pourtant ils aiment tous grandement leurs enfants », écrit-il dans son Grand Voyage (GVPH, p. 205). Sagard nous offre ainsi une perspective intéressante sur les structures de la filiation, surtout si on compare ses écrits à ceux de Champlain et de Brébeuf sur cette question, car ces derniers insistent moins sur l’importance de la filiation que sur les occasions de conversion et d’exploitation.

Portraits de l’adolescence et émergence de la norme européenne

Le chapitre XIII du Grand Voyage du pays des Hurons se concentre sur l’adolescence et la vie des jeunes adultes. Sagard décrit d’abord les garçons, soulignant le fait que les enfants wendats ont beaucoup de liberté dans la gestion de leur temps et dans le choix de leurs activités. Aucun horaire journalier ne semble prévaloir, ce qui entraîne chez l’observateur une impression gênante de désordre. Sagard se contente de dépeindre avec ironie les activités des enfants qu’il a pu observer : « L’exercice ordinaire et journalier des jeunes garçons n’est autre qu’à tirer de l’arc, à darder la flèche, qu’ils font bondir et glisser droit quelque peu par-dessus le pavé, jouer avec des bâtons courbés qu’ils font couler par-dessus la neige et crosser une balle de bois léger, comme l’on fait en nos quartiers […] » (GVPH, p. 211). Les enfants sont libres de faire ce qu’ils veulent, observe-t-il, et « […] puis se trouvent à la cabane aux heures de repas ou bien quand ils ont faim » (GVPH, p. 211). Incapable de comprendre l’importance de l’apprentissage par l’expérimentation dans un contexte d’oralité, Sagard n’attribue qu’une valeur ludique aux activités quotidiennes des adolescents autochtones. Il reste donc aveugle aux valeurs communautaires du jeu et ne conçoit pas l’apprentissage de la cohésion sociale chez l’adolescent. Pour le missionnaire, seul le préceptorat pourrait assurer la transmission normative de la culture commune. Laissés à eux-mêmes au sortir de la petite enfance, les adolescents wendats sont ainsi privés de parentalité et restent, aux yeux de Sagard, des êtres extrêmement vulnérables.

Ailleurs, Sagard décrit aussi les plaisanteries auxquels s’adonnent les jeunes garçons, en soulignant le caractère culturellement déterminé de ces comportements : « [B]ien qu’ils soient sauvages et incorrigibles, pourtant sont-ils fort superbes et cupides d’honneur et ne veulent pas être estimés malicieux ou méchants […] » (GVPH, p. 212). Le récit du récollet offre une perspective plutôt critique sur les interactions sociales au cours de l’adolescence. Comme d’autres chroniqueurs, il s’inquiète du statut des filles que leur mère donne trop facilement au premier venu. Sur ce plan, le chapitre XIII s’oppose radicalement aux scènes d’intimité qui liaient le jeune enfant à ses parents. Dans son regard sur l’adolescence, Sagard réprouve la confusion entre la famille et le couple dans la culture autochtone : « [E]t c’est à qui fera plus d’amoureux, et si la mère n’en trouve pour soi, elle offre librement sa fille, et sa fille s’offre d’elle-même, et le mari offre aussi quelquefois sa femme, si elle veut, pour quelque petit présent et bagatelle » (GVPH, p. 212-213). Cet éclatement du lien familial à l’adolescence lui semble alors être un dévoiement de la valeur de proximité instaurée par les parents autochtones dès la naissance. L’espace chaleureux, sans « accident », où se blottissait l’enfant entre ses parents n’aura donc pu servir de matrice à une adolescence bien ordonnée. Il aura contaminé au terme du chapitre XIII tout l’édifice social. Il est clair que ces paragraphes, où le missionnaire rétablit la distance qui le sépare de sa société d’adoption, correspondent à une conception évolutive de la vie humaine, alors que les liens de filiation paraissent ininterrompus dans la société autochtone à l’aube de l’âge adulte.

D’ailleurs, contrairement à la jovialité des propos de Sagard sur les jeux des garçons et filles en début de chapitre, le ton change radicalement quand l’observateur tourne son regard sur les jeunes femmes. Sa tirade commence brutalement : « [Q] uelquefois au mal qu’elles voient devant leurs yeux, ce qui fait qu’étant grandes elles ne valent rien, pour la plupart, et sont pires (peu exceptées) que les garçons mêmes, se vantant souvent du mal qui les devrait faire rougir » (GVPH, p. 212). Pour le missionnaire, la virginité est une valeur, ce qui ne doit pas surprendre, puisqu’elle se conforme évidemment à ses croyances religieuses et ses propres normes culturelles. D’ailleurs, au chapitre XI, reprenant certaines opinions de Marc Lescarbot, il avait exprimé son dédain devant l’âge des premières relations sexuelles dans la société wendate : « [Les jeunes hommes] ont licence de s’adonner au mal sitôt qu’ils peuvent, et les jeunes filles de se prostituer sitôt qu’elles sont capables […] » (GVPH, p. 197). Les gestes de promiscuité des adolescentes autochtones dans la sphère publique provoquent donc chez Sagard un sentiment de répugnance et il en arrive à condamner l’absence apparente de norme comme une marque de l’animalité et de la corruption du pouvoir au sein de la société autochtone : « [I]l y a des maquereaux et méchants, dans les bourgs et villages, qui ne s’adonnent à autre exercice qu’à présenter et conduire de ces bêtes aux hommes qui en veulent » (GVPH, p. 213). Bien que ces propos visent autant les hommes autochtones que ceux de la mission française, ils sont déjà pour nous les signes évidents d’une conception coloniale émergente dans la région des Grands Lacs dès la première moitié du XVIIe siècle.

Cette lecture de la société wendate reste peu structurée et relativement inoffensive au moment où paraît le récit de Sagard, mais on sait que l’organisation des normes sexuelles constituera assez rapidement l’un des fondements de la colonisation en Nouvelle-France comme en Nouvelle-Angleterre. Déjà, Sagard mentionne que les femmes autochtones choisissaient souvent de suivre les directives des missionnaires : « [Elles] prenaient d’assez bonne part nos réprimandes et qu’à la fin elles commençaient à avoir de la retenue et quelque honte de leur dissolution » (GVPH, p. 213). Ce transfert de l’autorité parentale vers la figure européenne s’inscrit déjà dans le sous-texte de la colonisation des peuples autochtones. L’un des objectifs du missionnaire sera donc d’empêcher que les liens de proximité, qu’il dit admirer dès son arrivée en terre wendate, ne se transforment en signe de promiscuité. Au chapitre XIII, l’adolescence semble donc jouer un rôle charnière. Loin de toute scolarisation, à la différence du jeune Français, l’enfant autochtone est de plus en plus dépourvu de normes. L’observatoire ethnographique d’abord mis en place par Sagard au moment d’évoquer son arrivée dans le pays des Wendats ne permet plus maintenant de résorber le dégoût qui s’empare du missionnaire, alors que le fils venu d’ailleurs se tourne contre sa famille adoptive et, il faut le souligner, sa propre société. Le rythme des phrases syncopées s’accélère. Dans ces pages, tout entraîne le missionnaire à dénoncer vivement la contamination de la rencontre entre Français et Wendats, dont les adolescentes autochtones sont les premières victimes :

[S]i les Français qui étaient montés avec nous (pour la plupart) ne leur eussent dit le contraire, pour pouvoir toujours jouir à coeur saoul, comme bêtes brutes, de leurs charnelles voluptés, en lesquelles ils se vautraient, jusqu’à avoir en plusieurs lieux des haras de garces, à tel point que ceux qui nous devaient seconder, pour l’instruction et bon exemple de ce peuple, étaient ceux-là mêmes qui allaient détruisant et empêchant le bien que nous établissions au salut de ces peuples et à l’avancement de la gloire de Dieu.

GVPH, p. 213

Les conditions du déclin, au coeur même de la structure familiale, apparaissent donc ici très clairement. La figure maternelle, se donnant à tous les hommes (et donnant même sa fille), aura été pour Sagard l’indice de ce travestissement du noeud parental et de la rupture de la filiation symbolique qui le liait à sa société d’accueil.

La filiation

Principe de la transmission évolutive des cultures et des langues, la filiation est de manière générale au coeur du fonctionnement de la famille et de l’intégration harmonieuse des enfants dans les régimes du savoir qui structurent les comportements en société. Si cette notion n’est pas explicite chez Sagard (elle l’est davantage chez Brébeuf et les Jésuites, sans être présente chez Nicolas Perrot), elle explique néanmoins les tensions qui sont évoquées dans LeGrand Voyage du pays des Hurons. Pour Sagard, comme pour ses compatriotes, la filiation culturelle et linguistique ne peut opérer que dans le cadre de la scolarisation. Incapable d’enseigner aux enfants l’écriture et le patrimoine lettré, les parents européens du XVIIe siècle confient aux tuteurs et aux collèges le soin de former leurs enfants. La relation parentale est ainsi remplacée idéalement par un lien disciplinaire (maître-disciple). Dans sa lecture du comportement des jeunes garçons et filles wendates au chapitre XIII, Sagard comprend mal les sphères de transmission à l’oeuvre dans une culture orale. Bien qu’il mentionne comme une curiosité le rôle apparemment important des anciens dans la société wendate, il ne voit pas leur fonction primordiale dans la transmission de la langue et des modes de fonctionnement socioculturels.

Sagard et plus tard Brébeuf ont contribué de manière fondamentale à la mise en place d’un récit original de la mission en Nouvelle-France, en insistant sur les efforts du missionnaire pour arriver à une compréhension plus grande de l’importance de la culture par l’apprentissage des langues. Cependant, quand Brébeuf parle des enfants autochtones dans ses Relations, c’est pour renforcer l’objectif de convertir par la scolarisation les jeunes générations autochtones au christianisme : « [L]es plus petits se viennent jeter entre nos bras quand nous allons par les cabanes et ne se font point prier pour dire et être instruits[21] », assure-t-il à ses lecteurs. Chez Sagard, ce prosélytisme se fait beaucoup plus discret, car le missionnaire voyageur sait qu’il est un homme déraciné depuis son enfance, son départ pour le collège et plus tard pour l’Amérique. Le texte du Grand Voyage du pays des Hurons témoigne amplement de cette conscience aiguë du déplacement identitaire.

En outre, dans l’ensemble de l’Amérique autochtone au XVIIe siècle, la conservation de la mémoire collective par l’oralité échappe largement à l’auteur du Grand Voyage. Dans une étude très importante qui nous force à réorienter notre regard sur l’histoire de l’Amérique francophone, l’historien américain R. Todd Romero insiste sur les structures esclavagistes déjà bien établies au sein des communautés coloniales de la Nouvelle-Angleterre et dans les Antilles dans la première moitié du XVIIe siècle. « Civiliser les enfants », en insistant sur l’écriture et sur la division entre les garçons et les filles, fait effectivement partie d’une mission de christianisation qui vise avant tout à modifier le comportement et les habitudes des jeunes autochtones[22]. Presque rien de tout cela n’existe bien entendu dans la Huronie décrite par Sagard et il est clair que les missionnaires français, fonctionnant largement dans une logique du nomadisme et du provisoire, n’avaient nullement les ambitions des pèlerins (pilgrims) de la Nouvelle-Angleterre. Cela dit, le chapitre XII du Grand Voyage du pays des Hurons révèle certaines préoccupations sur l’enfance qui, sur le plan symbolique, manifestent de manière oblique l’inévitabilité du projet d’acculturation des jeunes autochtones. Sagard ne peut imaginer non plus que, sans mémorisation par le médium de l’écriture, les Wendats puissent enseigner à leurs enfants l’art de la chasse par la pratique répétée. Il en est de même d’ailleurs de la sexualité et des comportements liés au genre. Dans un passage du chapitre XIII, Sagard se réjouit plutôt d’avoir pu substituer son oeuvre de missionnaire à ces pratiques qui lui semblent ludiques et immorales, car il lui importe de transmettre aux Autochtones un ensemble de savoirs appartenant au patrimoine lettré et scriptural. En ce sens, malgré une bienveillance assez remarquable, Sagard situe implicitement son portrait de la Huronie dans ce qui deviendra de façon plus spécifique le récit colonial européen, aujourd’hui dénoncé par les historiens autochtones. Comme le note Sébastien Côté, le récit du Grand Voyage ne cache pas tout à fait ses objectifs propagandistes : « [I] l s’agit clairement d’une oeuvre coloniale aux visées spirituelles, voire politiques, puisqu’elle fait la promotion de l’ordre des Récollets au détriment des Jésuites[23]. » Le texte de Brébeuf suggère que les Wendats se montrent incapables de transmettre à leurs enfants un patrimoine culturel légitime et que leur civilisation sera par ce principe même amenée à s’éteindre. Ce n’est pas tant chez Sagard que dans les textes ultérieurs que ce récit d’une nation fascinée par le culte des morts et portée à l’autodestruction se concrétisera de façon définitive. L’historienne wyandotte Kathryn Magee Labelle déplore vivement dans son ouvrage de 2013 la persistance dans le discours missionnaire de ce mythe eschatologique qui engouffrera l’ensemble des cultures autochtones comme le dénouement d’un récit calculé ou une prémonition de l’histoire[24].