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Remarques liminaires

Parmi les premiers voyageurs qui racontent l’histoire de l’Amérique française, deux chroniqueurs se démarquent pour la valeur de leur témoignage : Marc Lescarbot et Gabriel Sagard. En effet, un siècle avant les écrits du jésuite Lafitau, reconnu comme l’un des pères de l’ethnographie comparée, l’Histoire de la Nouvelle France (1609)[1] et l’Histoire du Canada (1636)[2] constituent déjà une somme encyclopédique de premier plan.

Or, force est de constater que l’oeuvre de Sagard entretient parfois de curieuses ressemblances avec celle de son prédécesseur. Ce constat mérite sans doute un examen plus attentif, car les deux auteurs et leur expérience viatique n’ont guère de points communs et un tel rapprochement ne va pas de soi. Lescarbot, avocat du barreau parisien[3], se joint par hasard à l’expédition de Poutrincourt qui appareille au printemps de 1606 pour Port-Royal, une colonie située à l’Est du Canada sur les rives de l’actuelle baie de Fundy en Nouvelle-Écosse. Sagard, membre de la congrégation des Frères mineurs, mûrit depuis longtemps au contraire le dessein d’aller convertir les peuples d’Amérique[4], un voeu qu’il réalisera en 1623. Le mandat des deux voyageurs, leur caractère et l’espace géographique qu’ils sillonnent s’opposent donc diamétralement. Si Lescarbot, qui n’a pas de réelle mission, vient en simple « témoin oculaire[5] », Sagard, lui, est chargé d’un objectif précis : étudier les langues amérindiennes. À peine arrivé, il se rend en Huronie à cet effet. Aux risques encourus par le récollet qui affronte « la faim & la soif, […] & la fièvre [6] » et se hasarde en canot à plus de huit cents kilomètres de Québec, s’oppose la sédentarité de Lescarbot qui, exception faite d’une brève expédition sur la rivière Sainte-Croix[7], est demeuré dans la région de Port-Royal. Quant à la région des Grands Lacs, elle ne ressemble en rien, évidemment, au paysage maritime de l’Acadie. Et pourtant, malgré ces différences, l’auteur du Grand Voyage[8] n’hésite pas à reproduire plusieurs passages de l’oeuvre de Lescarbot, à emprunter quelques références aux auteurs classiques ou à donner les mêmes explications.

En confrontant les chroniques de Lescarbot et de Sagard, je propose d’analyser les parallélismes discursifs afin de mesurer les emprunts textuels du récollet à son prédécesseur. Si ce travail a largement bénéficié des abondantes remarques de Jack Warwick et de Marie-Christine Pioffet établies en notes de leurs éditions critiques respectives, je m’efforcerai toutefois d’étudier quelques nouveautés dans une perspective comparative pour révéler la stratégie de collage telle que la pratique Sagard.

Les emprunts textuels : l’exemple de la traversée

Si l’on trouve dans l’écriture de Sagard des vestiges de celle de Lescarbot, c’est parce que, comme le rappelle Marie-Christine Pioffet, les commentaires de ce dernier lui fournissent « une matrice pour modeler ses ouvrages[9] ». Or, curieusement, le frère Gabriel ne cite jamais le nom de son prédécesseur. Dans son Grand Voyage, il n’y fait qu’une brève allusion[10], tandis que dans l’Histoire du Canada il ne le mentionne qu’à deux reprises, non sans écorcher son patronyme[11]. Pourtant, la dette du récollet à l’égard de son devancier est importante et la description de la traversée de l’Atlantique constitue sans doute l’un des meilleurs exemples.

Lescarbot, qui est davantage un écrivain qui voyage qu’un voyageur qui écrit, a tendance à mettre en scène les moindres aspects de son expérience viatique. C’est le cas lorsqu’il relate la première des épreuves, la traversée transocéanique. Là où d’autres explorateurs habitués aux dangers de la vie maritime passeraient rapidement sur un tel épisode, lui se plaît à en raconter tous les détails. Relatant le quotidien à bord de la « ville flottante[12] », voici ce qu’il écrit à propos des tempêtes :

[D]urant notre voyage nous en eûmes quelques-unes qui nous firent mettre voiles bas, & demeurer les bras croisés, portés au vouloir des flots, & ballottés d’une étrange façon. S’il y avait quelque coffre amarré […] on l’entendait rouler faisant un beau sabbat. Quelquefois la marmite était renversée, & en dînant ou soupant nos plats volaient d’un bout de la table à l’autre, s’ils n’étaient bien tenus. Pour le boire, il fallait porter la bouche & le verre selon le mouvement du navire[13].

Sagard fait également état d’une violente intempérie durant laquelle l’équipage demeure « braz croisez, portez à la mercy des flots […] balotez d’une estrange façon[14] ». Nul doute qu’il s’agit d’une reprise textuelle comme l’atteste, si l’on en doutait encore, la fin du paragraphe :

Que s’il y avoit quelque coffre mal amarré, on l’entendoit rouler, & quelquefois la marmite estoit renversee, & en disnant ou soupant si nous ne tenions bien nos plats, ils voloient d’un bout de la table à l’autre, et les falloit tenir aussi bien que la tasse à boire, selon le mouvement du navire, que nous laissions aller à la garde du bon Dieu puisqu’il ne gouvernoit plus[15].

En outre, le récollet se plaît à reproduire diverses anecdotes qui lui permettent ici et là d’expliquer la présence de marsouins avant une tempête[16], de décrire les jeux des matelots durant les calmes plats[17] ou de préciser le protocole maritime quand un navire étranger se rapproche[18]. À vrai dire, cela n’a rien de surprenant, car comme le note Réal Ouellet, l’anecdote présente dans le récit de voyage un « haut coefficient romanesque[19] ». Il va de soi que Sagard ajuste avec soin le commentaire original, élimine ce qui paraît superflu et gomme les incohérences qui s’adapteraient mal à la situation. Qu’on en juge par cette remarque sur les « grains de vent » (les orages), où l’on reconnaît sans peine le style de Lescarbot :

[Q]uand on voyoit sortir de dessous l’orizon un nuage espais, c’estoit lors qu’il falloit quitter ces exercices, & se prendre garde d’un grain de vent qui estoit enveloppé là dedans, lesquel se desserrant, grondant & sifflant, estoit capable de renverser nostre vaisseau sen dessus-dessous, s’il n’y eust eu des gens prest à executer ce que le maistre du navire leur commandoit[20].

Dans ce passage, Sagard maintient l’orthographe du mot « orizon[21] », coupe la gradation initiale (qu’il juge sans doute trop longue[22]) et supprime pour des raisons évidentes le nom du capitaine Foulques[23]. Pour peu que l’on scrute attentivement les pages sur la traversée chez Sagard, on identifie de nombreuses bribes textuelles de ce type. C’est notamment le cas lorsqu’il écrit que le « Flettans […] fort gros » est un « fort bon poisson »[24], que les morues « sont aspres à avaller ce qu’elles rencontrent[25] », que les Grands Bancs de Terre-Neuve sont comme « hautes montagnes assises en la profonde racine des abysmes des eaux[26] » ou lorsqu’il s’interroge sur les causes du « broüillas humide, froid & pluvieux[27] ».

Comme le rappelle Jack Warwick, Sagard a rédigé son Grand Voyage en vue d’une publication urgente et a « vraisemblablement [fait] appel à toutes les sources pour étoffer ses propres souvenirs[28] ». Il n’est pas surprenant, donc, de retrouver dans le portrait de certains animaux (particulièrement ceux qui sont méconnus en Europe ou ceux qui sont monstrueux), des traces du témoignage oculaire de Lescarbot. Qu’on en juge par ce passage dans lequel ce dernier relate la façon dont les hommes d’équipage chassent les « Happe-foies »[29], ces oiseaux marins qui se font assommer après avoir été appâtés :

[N]ous eûmes aussi le plaisir de voir prendre de ces oiseaux que les mariniers appellent Happe-foies à cause de leur avidité à recueillir les foies des Morues que l’on jette en mer, après qu’on leur a ouvert le ventre, desquels sont si friands, que quoiqu’ils voient une grande perche ou gaffe au dessus leur tête prête à les assommer ils se hasardent d’approcher du vaisseau pour en attraper à quelque prix que ce soit[30].

Parvenu à Gaspé, Sagard raconte un épisode similaire. Il reprend l’explication précédente pour justifier l’origine du nom de l’oiseau et son caractère téméraire :

Nous prismes […] un de ces Fouquets […] Plusieurs appellent communement cet oyseau Happe-foyes, à cause de leur avidité à recueillir & se gorger des foyes des molluës que l’on jette en mer apres qu’on leur a ouvert le ventre, desquels ils sont si frians, qu’ils se hazardent d’approcher du vaisseau & navire, pour en attraper à quelque prix que ce soit[31].

Le récollet procède de la même manière pour fournir des précisions sur la baleine. Lieu commun du voyage aux Amériques, ce mammifère incarne les dangers de la traversée et cristallise la peur de l’inconnu. À en croire Lescarbot, son « énormité est si grande que c’est chose épouvantable[32] ». Pour ajouter du poids à ce qu’il avance, le juriste étaye son argumentation en s’appuyant sur un passage de l’Histoire naturelle dans lequel Pline l’Ancien écrit « qu’ès Indes il s’en trouve qui ont quatre arpents de terre de longueur[33] ». Bien qu’il transpose la taille du mammifère, Sagard exploite la même référence[34]. Plus loin, il paraphrase encore Lescarbot pour décrire les marmettes[35], le chant des otaries qu’il compare à des chats-huants[36] ou pour brosser le portrait du morse qu’il n’a vraisemblablement pas eu l’occasion d’admirer de près[37] :

Il est de poil tel que le loup marin, sçavoir gris, brun, & un peu rougeastre. Il a la teste petite comme celle d’un boeuf, mais plus descharnee, & le poil plus gros & rude, ayant deux rangs de dents de chacun costé, entre lesquelles y en a deux en chacune part, pendant de la machoire superieure en bas, de la forme de ceux d’un jeune Elephant, desquelles cet animal s’ayde pour grimper sur les rochers […][38].

Pour conclure sur ce point, force est de constater que Sagard complète son témoignage personnel en puisant divers éléments dans l’Histoire de la Nouvelle France. Cette façon de faire n’a en réalité rien de surprenant, car l’on sait avec certitude que le missionnaire avait perdu toutes ses notes pour cette première partie du voyage[39]. Il en reconstitue donc la narration a posteriori et cherche dans d’autres sources livresques les pièces manquantes de son récit. Il procédera de la même manière pour décrire plus tard certaines singularités animales comme le colibri qu’il compare à un gros grillon[40], le castor « de la grosseur d’un mouton tondu[41] » ou l’orignal qu’il qualifie d’« animal le plus haut qui soit, apres le Chameau[42] ». Derrière ces comparaisons, on reconnaît les analogies de Lescarbot.

Les références classiques

Chez Sagard, les allusions aux auteurs de l’Antiquité sont nombreuses. C’est un procédé courant dans le genre viatique, car les historiens et les géographes anciens tels Strabon ou Pausanias font figure d’autorité. Les citer permet de légitimer les observations du voyageur ou, au contraire, de discuter voire de contredire leur pensée pour mieux se distinguer. Toutefois, ce qui particularise l’usage qu’en fait Sagard, c’est que ses références aux auteurs classiques constituent souvent un emprunt inavoué à Lescarbot. Comme le note Marie-Christine Pioffet : « Non seulement Sagard reprend des tournures entières ou des allusions savantes de son devancier qui lui ouvre un imposant répertoire de références savantes, mais il emprunte d’évidence plusieurs allusions à Pline, à saint Augustin, à Claudien ou à d’autres érudits[43]. »

Dès lors, on comprend mieux pourquoi plusieurs renvois à Aristote ou à Tacite résonnent en force avec certains passages de l’Histoire de la Nouvelle France. Précisons d’emblée que le récollet ne cherche pas, la plupart du temps, à maquiller son emprunt par une reformulation. En effet, lorsqu’il cite Tacite, on identifie sans mal les parallélismes avec Lescarbot qui digressait déjà sur l’allaitement des enfants sauvages par leur mère en mentionnant l’historien latin pour justifier une coutume similaire chez les anciennes Allemandes[44]. De même, lorsque Sagard explique que les Autochtones, ni roux ni blonds, sont aussi totalement glabres, il reprend les allusions de son devancier qui avait déjà démontré que le port de la barbe chez les Romains était devenu à la mode avec l’empereur Hadrien. S’appuyant sur les mêmes autorités classiques (Aulu-Gelle et saint Augustin[45]), il imite le schéma discursif et annexe la même fable de Pline l’Ancien mentionnée par Lescarbot pour contredire l’opinion populaire selon laquelle les habitants du Nouveau Monde sont recouverts de poils :

[N]os sauvages ne sont point velus, comme quelques-uns pourroient penser. Cela appartient aux habitans des Isles Gorgades, d’où le Capitaine Hanno Carthaginois, rapporta deux peaux de femmes toutes veluës lesquelles il mit au Temple de Juno[n] par grande singularité[46].

Alors, pour mieux incorporer cette fable qui survient à brûle-pourpoint dans le récit, Sagard insère la parole d’un tiers. Il écrit avoir « oüy dire » qu’il se trouvait à Paris une créature identique rapportée « par grande rareté » avant d’en conclure que c’est de là que « vient la croyance […] que les sauvages sont velus »[47]. Dans l’Histoire du Canada, il va beaucoup plus loin, puisqu’il ajoute de nouveaux témoignages du même type[48]. Par ailleurs, il est à remarquer que les réminiscences sont quelquefois plus subtiles comme c’est le cas avec l’exemple qui suit. Aux dires d’Aristote, écrit Sagard, « il n’y a rien qui conserve mieux la santé de l’homme que la sobrieté[49] ». Ce fragment semble être le reliquat d’un commentaire de Lescarbot qui avait déjà cité l’auteur grec pour affirmer que le poisson frais consommé par les Amérindiens constituait, selon lui, « la nourriture […] la meilleure & [la] plus saine de toutes[50] ».

À quoi faut-il attribuer, en définitive, une telle façon de procéder ? Chez Sagard, les références érudites semblent remplir une double fonction. Elles servent d’embrayage narratif, d’une part, pour amorcer le contenu ethnographique de tel ou tel aspect de la vie amérindienne qu’il a pu observer et lui permettent, d’autre part, d’ajouter plus de poids à son témoignage. En ce sens, l’usage ne s’écarte guère de la tradition du genre viatique car si, comme le rappelle Réal Ouellet, la citation savante a une valeur décorative, elle devient également une « partie prenante de la réflexion[51] ». C’est encore le cas, par exemple, lorsqu’il fait une allusion à César au début d’un chapitre consacré au concubinage des Hurons :

Nous lisons, que Cesar loüoit grandement les Allemans, d’avoir eu en leur ancienne vie sauvage telle continence, qu’ils reputoient chose tres vilaine à un jeune homme d’avoir la compagnie d’une femme ou fille avant l’aage de vingt ans. Au contraire des garçons & jeunes hommes de Canada, & particulierement du pays de nos Hurons, lesquels ont licence de s’adonner au mal si tost qu’ils peuvent, & les jeunes filles de se prostituer si tost qu’elles en sont capables, voire mesme les peres & meres sont souvent maquereaux de leurs propres filles[52].

Dans ce passage récupéré chez Lescarbot qui permet au récollet d’introduire son propre propos sur la sexualité précoce des Hurons, on reconnaît deux autres extraits de l’Histoire de la Nouvelle France. Le début du paragraphe est une reprise textuelle d’un commentaire sur la nudité des peuples[53], tandis que la fin adapte une remarque sur « les filles du Brésil[54] ». Comme le constate Jack Warwick, Sagard « semble régurgiter à sa façon ses lectures de Lescarbot[55] ». Les citations qu’il aura prises chez ce dernier lui permettent d’ailleurs de prendre le contrepied du point de vue initialement exprimé. L’analogie aux Cimbres, qui plongeaient leurs « nouveau-nés dans la neige pour les endurcir[56] », illustre bien ce phénomène. Là où Lescarbot souhaitait justifier une tradition surprenante observée chez les Souriquois − celle de faire avaler aux nourrissons de la graisse ou de l’huile pour les fortifier − et recourait à une référence de l’Histoire naturelle pour montrer qu’une telle coutume n’avait rien d’anormal, Sagard reprend le même passage pour démontrer un tout autre motif, celui de l’étonnante résistance au froid des Amérindiens :

Les Cimbres mettoient leurs enfans nouveaux naiz parmy les neiges, pour les endurcir au mal, & nos Sauvages n’en font pas moins ; car ils les laissent non seulement nuds parmy les Cabanes ; mais […] estans devenus grands, vieils & chenus, ils restent tousjours forts & robustes, & ne ressentent presque aucune incommodité ny indisposition[57].

Une telle technique peut paraître déconcertante, car comme le rappelle Jacques Warwick, il arrive à Sagard « de copier à un mot près une phrase de Léry ou de Lescarbot pour soutenir le contraire de ce qu’ils affirment[58] ». Aussi, on constate qu’une même allusion aux auteurs classiques oppose souvent nos deux chroniqueurs. On remarque dans un dernier exemple que le Vervinois aime bien justifier l’importance du vin dans l’entreprise coloniale. En bon rabelaisien, il juge que cette liqueur septembrale, ainsi qu’il se plaît à la désigner, préserve des maladies et notamment du scorbut. Visionnaire, il souhaite en outre démontrer qu’il y aurait un avantage à tirer des vignes américaines qui poussent abondamment[59]. Décrivant le rituel d’une Tabagie Mi’kmaq, il cite alors Platon pour préciser que « la nature & propriété du vin […] échauffe […] l’âme avec le corps[60] ». Sagard va à l’encontre d’une telle vision des choses et s’il s’appuie sur un passage identique, c’est pour mieux dénoncer l’effet néfaste de l’alcool :

Ce grand Philosophe Platon cognoissant le dommage que le vin apporte à l’homme, disoit qu’en partie les dieux l’avoient envoyé çà-bas pour faire punition des hommes, & prendre vengeance de leurs offences, les faisans (après qu’ils sont yvres) tuer & occire l’un l’autre[61].

Il faut donc en conclure que ces reprises textuelles chez Sagard servent de tremplin pour mieux enchâsser, comme nous allons maintenant le voir, un point de vue plus personnel.

Décrire la vie sauvage

Dans l’oeuvre du récollet, les renseignements sur la vie sauvage observée par Lescarbot constituent une autre source dans laquelle l’auteur puise abondamment. De la façon de recourir aux « estuves et sueries[62] » à la description des immenses distances parcourues par les Amérindiens[63], en passant par des réflexions sur les degrés de consanguinité[64], l’imposition des noms[65], la façon d’emmailloter les nouveau-nés[66], les rituels chamaniques[67], l’utilisation des chiens pour chasser[68] ou certains propos sur la fauconnerie[69], l’influence du père de la poésie canadienne est très importante. Pratiquant l’art du collage, Sagard insère ses propres observations entre les allégations de son prédécesseur. Qu’on en juge par le passage qui suit dans lequel Lescarbot nous renseigne sur le travail des Souriquoises :

[Q]uand l’Hiver vient elles préparent ce qui est nécessaire pour s’opposer à ce rigoureux adversaire, & font des Nattes de jonc dont elles garnissent leurs cabanes, & d’autres pour s’asseoir dessus, le tout fort proprement, même baillant des couleurs à leurs joncs elles y font des compartiments d’ouvrages semblables à ceux de nos jardiniers, avec telle mesure, qu’il n’y a que redire. Et d’autant qu’il faut aussi vêtir le corps, elles conroient, & adoucissent des peaux de Castors, d’Élans, & autres, aussi bien qu’on saurait faire ici[70].

Décrivant à son tour les occupations des femmes de la nation des « Cheveux relevés », le frère Gabriel reprend la même explication non sans opérer toutefois de légères modifications[71]. Après avoir reformulé certains éléments (l’hiver devient « à la fin de l’Automne » et la périphrase « pour s’opposer à ce rigoureux adversaire » se transforme en « pour se garantir du froid »), il ajoute de nouveaux détails (aux nattes de joncs s’additionnent des « feuilles de maiz[72] ») et se montre plus précis[73]. Puis, il fusionne la suite de l’emprunt initial en paraphrasant : « Elles courroyent & adoucissent les peaux des Castors & d’Eslans, & autres aussi bien que nous sçaurions faire icy, dequoy elles font leurs manteaux ou couvertures, & y peignent des passements & bigarrures, qui ont fort bonne grâce[74]. » Dans le paragraphe qui suit, Sagard récupère les mêmes motifs (paniers de joncs, écuelles d’écorce, écharpes et colliers) et s’il maintient leur description physique et la fonction des objets[75], il n’hésite pas en revanche à les personnaliser pour assurer une meilleure correspondance avec la réalité huronne. Ainsi, lorsque Lescarbot mentionne que les sauvages utilisent leurs paniers pour conserver blés, fèves et pois, Sagard précise que ces pois s’appellent Acointa[76]. Or, l’on sait qu’insérer une parole amérindienne a une fonction attestative qui assoit la fiabilité du relateur et « crée un effet de réel incontestable[77] ». Pour mieux homogénéiser la glose, Sagard modifie aussi le lexique initial (les « bourses de cuir » deviennent des « gibecières ou sacs à pétun »). Finalement, en guise de conclusion, il calque encore sa pensée sur celle du Vervinois en condamnant la paresse des sauvages. Ceux-ci, écrit-il, « tranchent du Gentil-homme » et ne « pensent qu’à la chasse, à la pesche, ou à la guerre[78] ». On reconnaît ici l’expression de son prédécesseur[79]. Pourtant, la retrouver chez Sagard constitue un paradoxe, car comme l’a bien démontré Jack Warwick, le récollet se montre habituellement favorable à l’égard des hommes et une telle remarque contredit son témoignage oculaire[80]. Faut-il alors en conclure que l’emprunt est de la main de Sagard ? Rien n’est moins certain, car si c’était le cas, pourquoi le récollet n’a-t-il pas corrigé l’incohérence ?

Une telle stratégie d’enchâssement permet de combler les failles d’une observation lacunaire. Prélevant des passages de l’Histoire de la Nouvelle France, il n’hésite pas à les fractionner en plusieurs sections dont chacune pourra servir soit d’amorce soit de conclusion. Entre celles-ci, il intègre plusieurs éléments authentiques comme le montre l’exemple qui suit. Voulant expliquer le déroulement de certaines célébrations huronnes, Sagard s’inspire de la fin d’un chapitre de Lescarbot intitulé « des Danses & Chansons[81] ». Bien que la plupart des motifs qu’il insère appartiennent au folklore huron[82], deux passages trahissent la source originale, et ce, malgré une inversion volontaire de l’ordre chronologique. En effet, lorsque le récollet écrit que les sauvages « font une grande acclamation disans, Hé é é é [83] » ou « Het, het, het, comme quelqu’un qui aspire avec vehemance[84] », on reconnaît le cri des Souriquois qui répondent à la harangue de leur grand sagamo. De surcroît, l’auteur du Grand Voyage semble recourir à cette stratégie du collage pour décrire plusieurs artefacts indigènes pour lesquels il semble avoir eu un intérêt limité. C’est notamment le cas lorsqu’il explique la fabrication des armes et met bout à bout trois passages d’un chapitre de Lescarbot intitulé « Exercices des hommes[85] » :

Ils font aussi des flesches avec le cousteau, fort droictes & longues, & n’ayans point de cousteaux, ils se servent de pierres trenchantes, & les empennent de plumes de queues & d’aisles d’Aigles, par ce qu’elles sont fermes & se portent bien en l’air ; la poincte avec une colle forte de poisson, ils y accommodent une pierre acérée, ou un os, ou des fers, que les François leur traictent. Ils font aussi des masses de bois pour la guerre, & des pavois qui couvrent presque tout le corps, & avec des boyaux ils font des cordes d’arcs & des raquettes, pour aller sur la neige, au bois & à la chasse[86].

Dans la première partie sur la confection des flèches, Sagard reprend mot pour mot les particularités observées au pays des Souriquois (droiture, empennage, pointe)[87]. Quant aux descriptions des boucliers et des cordes faites d’intestins d’animaux, elles sont un assemblage de deux autres passages de l’Histoire desquels Sagard retranche les parties inutiles[88]. Le recours à un tel procédé se remarque à plusieurs endroits, et ne pouvant les analyser tous, on se contentera de mentionner rapidement certains passages tels l’amour que les Autochtones portent à leurs enfants[89], leur façon de prémâcher les aliments pour les nourrissons[90], leur galanterie[91], leur mansuétude[92], les raquettes qu’ils utilisent pour chasser[93], les peintures qu’ils s’appliquent au visage lors des deuils[94], etc.

Plus surprenant enfin est l’ajout d’un élément contextuel qui permet par une simple variante textuelle de transférer une spécificité de l’est du Canada à la région des Grands Lacs. Pour s’en convaincre, il faut lire le passage dans lequel Lescarbot parle des îles aux oiseaux, ces éperons rocheux sur lesquels viennent nidifier plusieurs espèces marines amplement décrits par Jacques Cartier. La plus grande abondance, écrit-il, « vient de certaines îles où il y en a telle quantité, savoir de Canards, Margaux, Roquettes, Outardes, Mauves, Cormorans, & autres, que c’est chose merveilleuse[95] ». Une telle description se prête parfaitement aux rives de la Nouvelle-Écosse, car l’on sait avec certitude que les hommes de Poutrincourt ont identifié plusieurs îlots semblables. Pourtant, on la retrouve chez Sagard qui crédibilise le transfert en ajoutant une indication géographique : « [L]a plus grande abondance se retrouve en de certaines Isles dans la mer douce, où il y en a telle quantité […][96]. » Le subterfuge aurait pu fonctionner s’il n’était pas question d’oiseaux marins dont la présence semble peu probable dans la région des Grands Lacs.

Conclusion

Comme le note Réal Ouellet, « aucun relateur ne se contente de ses notes […] pour rédiger le texte à publier. Qu’il contredise ses devanciers ou qu’il ne cite aucun auteur, sa table est couverte d’ouvrages de tous ordres : relations de voyage, traités sur la faune et la flore, grands textes classiques…[97] ». Cette assertion se vérifie particulièrement chez Sagard qui, on l’a vu, s’inspire souvent de Lescarbot pour produire son propre récit. Qu’il serve d’amorce, pour raviver des souvenirs, ou d’embrayage narratif pour introduire l’énoncé, le jeu intertextuel se présente souvent sous la forme d’un enchâssement dans lequel on reconnaît souvent l’origine du calque. S’il semble vain de stigmatiser de tels emprunts, il vaut mieux « réfléchir sur les paradoxes d’un genre aux contours flous » et s’interroger « sur la persistance de cette pratique intertextuelle dans la littérature viatique »[98]. Car en réalité une telle façon de procéder n’a rien de surprenant et il s’agit même de l’une des caractéristiques du genre. D’ailleurs, en matière d’intertextualité, Lescarbot n’est pas exempt de tout reproche, lui qui se plaît à reprendre les arguments d’autres auteurs pour mieux les contredire. Les emprunts sont si nombreux que sa propre contribution est minoritaire dans l’ensemble de l’Histoire si l’on considère la compilation des récits antérieurs reproduits dans les trois premiers livres. Le commentaire qui suit, émis par Sagard, nous semble être en ce sens une puissante critique à l’égard de son prédécesseur :

Il est maintenant temps que je commence à en traicter plus amplement, & de la façon de faire de ses habitans, non à la manière de certaines personnes, lesquelles descrivans leurs Histoires, ne disent ordinairement que les choses principales, & les enrichissent encore tellement, que quand on en vient à l’expérience, on n’y voit plus la face de l’Autheur[99].

En définitive, force est de constater que Sagard compense ce qu’il n’a pas gardé en mémoire ou ce qu’il n’a pas vu par des emprunts, mais il ne faut pas oublier que tout auteur de récit de voyage est avant tout lecteur. Il serait sans doute nécessaire d’entreprendre une étude de fond sur le rôle de l’intertextualité dans le corpus des récits fondateurs de l’Amérique française pour mieux comprendre un genre fascinant qui reste à définir.