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« Admiration is love of beauty, as wonder is love of knowledge »

John Dewey

Introduction

Quels sont les processus, les phénomènes et les situations qui participent au développement de l’expérience du sujet tout au long de sa vie professionnelle ? Voilà une question centrale et périlleuse à laquelle est confronté le champ de la formation des adultes depuis sa constitution. Au-delà de leur formation initiale et des espaces dédiés à l’apprentissage, les individus enrichissent leurs connaissances tout au long de leur vie au fil des situations qu’ils rencontrent : « Le développement ne s’arrête pas avec la fin de l’adolescence et l’entrée au travail, il se poursuit sous d’autres formes où se mêlent indissociablement la construction de l’expérience et le développement de nouvelles ressources cognitives » (Pastré, 2011, p. 1).

S’il n’est bien sûr pas question de répondre intégralement à cette problématique « inépuisable » qui est celle du développement chez l’adulte, nous proposons toutefois une voie d’approche qui consiste à rendre compte du rôle de l’étonnement dans la construction de l’expérience des sujets en situation de travail (Thievenaz, 2013, 2014a, 2014b, 2016a, 2016b ; Thievenaz & Piot, 2017 à paraître). Hypothèse est faite que l’étude des situations de travail, du point de vue de leur « potentiel d’étonnement » pour le sujet, constitue en effet une perspective heuristique dans l’intelligibilité de ce que l’on nomme habituellement « les apprentissages professionnels sur le tas ».

Nous reviendrons dans un premier temps sur la notion d’expérience et son usage dans le champ de l’éducation, puis nous aborderons le rôle spécifique de l’étonnement dans sa construction ou sa réélaboration en situation d’action, afin ensuite d’étudier les situations concrètes au sein desquelles celui-ci survient au fil de l’activité. Nous appuierons pour cela nos propos sur l’approche pragmatiste de l’expérience de John Dewey (1938/1968[1], 1938/2006, 1910/2004) et partirons d’un exemple d’une consultation de médecine du travail.

1. Enrichir son expérience au quotidien : un enjeu pour les acteurs, un objet pour la recherche

La question du développement ou de la reconstruction continue de l’expérience est autant une problématique centrale pour la recherche en sciences de l’éducation qu’un enjeu professionnel et social de premier ordre pour les acteurs et les institutions. Il s’agit là d’un point d’articulation et de convergence entre enjeux professionnels et enjeux scientifiques. C’est notamment le cas pour les métiers du soin.

1.1 L’élaboration de l’expérience au travail : un objet de recherche emblématique du champ de l’éducation et de la formation

L’espace professionnel, orienté vers une intention de production de biens et/ou de services, peut sous certaines conditions, constituer un lieu où se réalise un ensemble d’apprentissages sans la présence d’aucune intention formative. Le travail, du fait même de sa réalisation ou de son « exercice », constitue une opportunité de réélaboration de l’expérience dans la mesure où il représente une occasion de survenance de nouvelles habitudes d’activités. Les phénomènes d’apprentissage ne sont dès lors plus l’exclusivité des espaces intentionnellement aménagés pour la formation, mais aussi ceux que les acteurs réalisent durant leur activité professionnelle lorsque, pour les besoins de celle-ci, ils sont appelés à transformer leurs manières de penser et d’agir. L’intelligibilité des processus à travers lesquels un acteur en situation professionnelle est amené à enrichir son expérience constitue d’ailleurs un objet privilégié de la formation des adultes en tant que champ de recherche.

Que ce soit dans l’espace du travail, comme dans celui de la vie de tous les jours, une même question se pose, celle de comprendre comment les individus deviennent des êtres capables de se situer et de comprendre leur environnement, de l’influencer et de mener à bien leur action de façon efficiente. Ce n’est donc pas un hasard si dans le champ de l’éducation et de la formation, la thématique de l’expérience fait l’objet d’une attention permanente, accrue et toujours renouvelée (Dewey, 1938 ; Schön, 1994 ; Mayen, 1999, 2009 ; Fabre, 2009 ; Pastré, 2011). Malgré la grande diversité des approches, des terrains et des objets de recherche, une question centrale et structurante perdure : sous quelles conditions et à travers quels processus le travail devient « un espace potentiel de pensée » (Mayen, 1999). Tout l’enjeu consiste alors à identifier les configurations d’action et de situation qui participent à ce développement.

Si cette question a fait l’objet de nombreuses recherches relevant plus particulièrement d’une approche par l’activité (Barbier & Durand, 2003), force est pourtant de constater que nous manquons toujours d’outils permettant d’identifier les phénomènes de développement au travail, tellement cette problématique est complexe. Quels agencements ou configurations situationnels sont propices à la réorganisation des savoirs de l’acteur ? Quelle forme d’activité est susceptible de favoriser la survenance de nouveauté dans l’expérience ? Existe-t-il des combinaisons plus favorables que d’autres au développement du répertoire des compétences techniques du sujet ? La question reste alors posée de comprendre comment un professionnel réélabore ou développe son expérience à l’occasion des situations professionnelles qu’il rencontre. L’enjeu est de parvenir à une meilleure connaissance de la manière dont les « cadres de pensée » se réélaborent de façon continue au fil de l’activité professionnelle et en dehors de toute intention de formation.

La notion de construction ou de développement de l’expérience est alors convoquée pour désigner non pas uniquement le vécu du sujet à l’occasion de son action, mais plutôt les effets de ce vécu en termes de transformation des ressources qui organisaient son activité. Il s’agit d’étudier plus précisément les configurations situationnelles dans lesquelles : « faire devient une mise à l’épreuve, une expérimentation avec le monde pour découvrir à quoi il ressemble, subir devient enseignement – découverte des liaisons entre les choses » (Dewey, 1916/2011, p. 224). C’est donc la réorganisation de l’expérience en tant que ce qui augmente la capacité de penser et d’agir des acteurs qui est analysée.

On comprend ainsi pourquoi la question de la reconstruction continue de l’expérience représente autant une problématique centrale pour la recherche en sciences de l’éducation qu’un enjeu professionnel et social de premier ordre pour les acteurs et les institutions. Cette problématique se situe à la croisée des enjeux scientifiques et des enjeux professionnels. Le champ du soin est un terrain privilégié pour travailler cette question.

1.2 Continuer à apprendre au fil de sa pratique : un enjeu pour les professionnels du soin

L’activité de soin est un exemple particulièrement représentatif de ces activités relevant de ce que l’on nomme les « métiers de l’intervention » dans lesquels la rencontre avec l’usager, l’apprenant ou le malade constitue tout autant le « coeur du métier » qu’une occasion de continuer à « apprendre le métier ».

La situation d’interaction avec le patient représente dans son versant « productif » le moyen pour le professionnel de conduire son action et d’atteindre ses buts, mais également, dans son versant « constructif », une possibilité d’enrichir son expérience au contact de l’autre à travers « l’accroissement, le maintien, la reconfiguration des ressources du sujet pour l’activité productive à venir » (Rabardel, 2005, p. 254).

Pour le médecin par exemple, la coopération langagière qui s’installe durant la consultation médicale et grâce à laquelle se réalise en grande partie son activité de diagnostic constitue une occasion d’apprentissage lorsqu’au cours de l’action s’effectue une « pragmatisation des connaissances techniques et expérientielles pour la situation à traiter » (Boucheix, 2005, p.100).

Pour les professionnels du soin, cette dynamique continue et progressive d’accroissement de l’expérience est un enjeu de premier ordre. C’est grâce à ce processus « discret », mais « évolutif » qui s’effectue dans le fil de l’action qu’un soignant développe peu à peu son pouvoir d’agir et devient « un professionnel plus compétent pouvant faire face à plus de variations plus importantes, en particulier parce qu’il est capable d’identifier l’état des variables les plus essentielles, d’une situation » (Mayen, 2005, p. 64). Parmi l’ensemble des facteurs agissants sur l’enrichissement de l’expérience des acteurs à l’occasion de leur travail, le rôle du processus d’étonnement joue un rôle décisif.

2. Repérer l’étonnement : une façon d’étudier le développement de l’expérience en situation d’action

Les processus qui participent à la construction de l’expérience du sujet en situation de travail sont particulièrement difficiles à approcher tellement ceux-ci se réalisent dans un processus d’adaptation aux besoins et aux difficultés de la situation, sans même parfois que l’opérateur en prenne conscience. Une des voies d’accès à ce mystérieux « travail de l’expérience » consiste à centrer son attention sur les situations d’étonnement en tant que moment privilégié d’ouverture d’une démarche de réflexivité en cours d’action.

2.1 La notion d’étonnement : de son acception métaphysique à sa dimension pragmatiste

La notion d’étonnement tire son origine du latin attonare qui signifie littéralement « frapper par la foudre ». Ce mot, qui possède la même racine que celui de « tonnerre », a d’abord été employé pour désigner un individu « étourdi par un coup violent » ou « frappé de stupeur ». On disait alors de quelqu’un qu’il était « étonné comme si les cornes lui venaient à la tête » lorsqu’il découvrait soudainement que ce à quoi il s’attendait venait d’échouer ou de rater. On employait aussi l’expression « étonné comme un fondeur de cloches » pour décrire celui qui fait ou voit s’effondrer les cloches et qui en est physiquement estonné. Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIe siècle que la notion d’étonnement perd peu à peu cette dimension de vertige qui lui était initialement attribuée pour prendre la signification moderne qu’on lui connaît.

C’est sans conteste la philosophie qui donna ses lettres de noblesse à la notion d’« étonnement » du point de vue de son rôle initiateur dans la démarche de connaissance. Depuis les grands penseurs de l’Antiquité, elle désigne ce mouvement de prise de recul ou un « pas de côté » à partir duquel l’homme appréhende sous un nouveau jour le monde qui l’entoure. Ce processus est appréhendé comme un : « choc de l’esprit qui procède de l’incompatibilité d’une représentation, ainsi que de la règle qu’elle donne, avec les principes qui se trouvent déjà dans l’esprit comme fondements ; et celui-ci suscite un doute : a-t-on bien vu ? a-t-on bien jugé ? » (Kant, trad. 1993, p. 281-282). L’étonnement traduit ce moment de réveil de la conscience où le sujet s’engage dans une démarche d’expérimentation et d’acquisition de nouveaux savoirs. Au-delà de la notion d’étonnement en elle-même, c’est son pouvoir d’initiation de la pensée et de fécondation du nouveau qui est traditionnellement évoqué : « car c’est tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir (…) s’étonner : il n’y a pas d’autre point de départ de la quête de savoir que celui-là… » (Platon, trad. 1995, p. 163). Quand on évoque la notion d’étonnement, on se réfère traditionnellement aussi à la métaphysique d’Aristote.

Selon lui, c’est toujours à travers un étonnement que la pensée se met en marche et ouvre de nouveaux horizons de pensée : « Ce fut, en effet l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la lune, ceux du soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’univers » (Aristote, trad. 2000, p. 9).

Alors que la notion d’étonnement semble ainsi tellement proche, évidente et même centrale au sein des préoccupations liées à la démarche de connaissance, force est pourtant de constater que hormis quelques rares contributions (Legrand, 1969 ; Artemenko, 1977), celle-ci demeure en grande partie très largement sous-conceptualisée en éducation. Il faut dire que l’opérationnalisation de cette notion dans des travaux de recherche est difficile tant que trois types de basculement n’ont pas été opérés :

  1. Envisager l’étonnement dans une perspective fonctionnelle et pragmatiste (vs métaphysique). Plutôt que de considérer l’étonnement comme la démarche à travers laquelle quelques rares esprits éclairés parviennent à changer le regard que l’homme porte sur l’univers qui l’entoure, il s’agit plutôt comme « lorsqu’on aborde un phénomène psychologique (quel qu’il soit), de commencer par le faire sous l’angle fonctionnel et de juger quelle place (il) occupe dans l’ensemble de l’activité » (Claparède, 1950, p. 37). C’est-à-dire, de comprendre comment l’étonnement fait partie de notre activité ordinaire et surtout quels sont ses effets sur nos démarches d’adaptations et d’apprentissages. À l’étonnement métaphysique et hyperbolique, il s’agit donc de privilégier l’étonnement local, circonstancié et appréhendable du point de vue de son origine et de ses effets dans la conduite de l’action.

  2. Considérer l’étonnement comme un « geste de pensée » (vs émotion subie). Il résulte de l’amalgame entre « surprise » et « étonnement » une confusion plus problématique entre le « geste de pensée » (Vergnaud, 2011) que constitue l’étonnement et la dimension émotionnelle ou la tonalité affective qui accompagne ce geste. Il ne s’agit pas seulement de distinguer l’état de surprise (qui renvoie à une dimension de passivité face à un choc éprouvé en situation) et la dynamique de l’étonnement (qui implique une interrogation active du sujet face à un évènement), mais aussi de préciser que ce qui distingue l’étonnement de la surprise c’est la dimension intellectuelle qu’il suppose. Le processus d’étonnement relève de ces « formes d’activité (qui) contribuent au mouvement de la pensée, laquelle consiste aussi en une succession de prises d’informations, de décisions inconscientes ou conscientes et d’opération, pour atteindre un certain but ou produire un certain effet » (Vergnaud, ibid., p. 47).

  3. Étudier l’étonnement comme un processus survenant « dans » et « par » le quotidien (vs démarche « extra-ordinaire »). L’étonnement qui émerge dans l’univers de pensée du sujet lui vient de la fréquentation du monde qui l’entoure lorsque celui-ci le perturbe et le déstabilise, il « s’insinue doucement dans les anfractuosités du quotidien. Sans provoquer tout de suite un bouleversement radical. En invitant progressivement notre esprit à la quête discrète et tâtonnante de ce qui se passe à notre insu. Contrairement à l’évènement médiatique, il ne nous cloue pas sur place » (Meirieu, 2014, p. 18). L’expérience de l’étonnement se déroule ainsi non pas dans de lointaines sphères mystérieuses de l’existence, mais dans « l’expérience du monde dans lequel nous sommes quotidiennement plongés » (Dewey, 1938-1968, p. 143).

En tant que déclencheur de l’activité réflexive, l’étonnement est ce processus à travers lequel le sujet prend soudainement conscience que ce qu’il tenait habituellement pour vrai ou acquis ne fonctionne plus et qu’il doit reconsidérer la situation sous un jour nouveau. Il peut en ce sens être qualifié d’« ouvreur de pensée ». Reste à comprendre à présent comment il est possible de situer ce processus dans la démarche plus générale de réflexivité et d’apprentissage en cours d’action. C’est précisément ce à quoi nous invite John Dewey dans sa théorie de l’expérience.

2.2 L’étonnement comme ressort de l’apprentissage dans la philosophie de l’expérience de John Dewey

L’oeuvre particulièrement riche et abondante de John Dewey (né en 1859 et mort en 1952 à l’âge de quatre-vingt-treize ans, il publia pendant plus de soixante ans) peut en effet et malgré les multiples sujets abordés (la démocratie, l’éducation, la morale, le développement humain) être étudiée à partir d’une problématique centrale : qu’est-ce que l’expérience et comment se construit-elle ?

L’étonnement est d’ailleurs appréhendé chez l’auteur comme la première étape de la démarche d’expérimentation et de réflexivité qu’il nomme « enquête » : « où il y a étonnement, il y a désir d’expérience (et) seule cette forme de curiosité garantit avec certitude l’acquisition des premiers faits sur lesquels pourra se baser le raisonnement » (Dewey, 1910/2004, p. 45). C’est parce que le sujet s’étonne de la situation qu’il rencontre ou d’un phénomène perçu auquel il ne s’attendait pas, que celui-ci va s’engager dans une démarche réflexive visant non seulement à déterminer ce phénomène, mais aussi à produire de nouvelles connaissances à cette occasion.

Ce processus est alors considéré comme l’initiateur de la démarche de réflexivité et d’apprentissage en situation d’action : « l’étonnement est l’unique ressort qui peut emmener un homme au travers des strates de sa propre subjectivité, et par la même le placer dans cette relation active au monde qui est la condition fondamentale pour en approcher le sens[2] » (Dewey, 1887, p. 262). C’est de la capacité du sujet à s’étonner d’un phénomène que dépend la possibilité pour celui-ci d’apprendre et d’enrichir son expérience. Le plus important n’est donc pas que le problème soit nouveau, mais plutôt que l’acteur entretienne à son égard une relation de nouveauté ou d’étrangeté : « pour l’esprit curieux, les phénomènes naturels ou sociaux offrent à chaque instant des occasions de problèmes à solutionner [car] l’étonnement est la mère de toute science » (ibid.).

En qualifiant l’étonnement de « source » ou de « ressort » de la réflexivité en situation d’action, l’auteur fait de ce processus une des conditions privilégiées de l’accroissement des ressources expérientielles du sujet. L’étonnement est considéré comme le moyen privilégié à travers lequel s’opère le processus de « reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité d’agir et de diriger le cours des expériences ultérieures » (Dewey, 1916/2011, p. 158).

Selon cette perspective, il est possible de définir celui-ci comme un processus d’« étrangéification » du réel, générateur de réflexivité et potentiellement sources d’apprentissage en situation d’action. Au-delà de la définition en elle-même de ce « geste de pensée », nous allons montrer comment « l’entrée par l’étonnement » constitue ainsi une approche originale et opératoire pour analyser et comprendre les occasions d’apprentissage dans l’espace professionnel. La consultation médicale constitue d’ailleurs un terrain privilégié pour étudier les rapports entre étonnement et développement de l’expérience. Les médecins sont en effet confrontés quasi quotidiennement à des « cas » ou à des situations « étonnantes » qui sont autant d’occasions pour eux d’enrichir leurs connaissances (types de pathologies, vécus des patients, effets inattendus des traitements, etc.) lorsque ceux-ci sont amenés à s’« étonner » d’un phénomène nouveau à l’occasion de leur activité de diagnostic.

3. La consultation médicale du médecin du travail : un terrain privilégié pour étudier le rôle de l’étonnement dans la construction de l’expérience

La question des opportunités de s’étonner pour enrichir son expérience au quotidien est centrale pour les médecins du travail. Ces acteurs s’appuient en effet en grande partie sur la visite médicale du salarié à la fois pour conduire leur action de prévention et dans le même mouvement pour enrichir leurs connaissances du monde du travail et de ses risques éventuels pour la santé.

3.1 Le terrain et la méthodologie de la recherche

Une série d’observations effectuées dans plusieurs Services de Santé au Travail (SST) a permis de mettre en évidence les contraintes qui pèsent sur l’activité de ces acteurs. L’organisation de leur travail les place notamment face à la nécessité d’enrichir leurs connaissances des situations de travail et donc de continuer à « apprendre le métier » lors des visites médicales des salariés au cabinet médical.

3.1.1 L’échange avec le salarié durant la consultation médicale du travail : une situation décisive

La tâche confiée au médecin du travail présente la particularité (contrairement aux autres pratiques médicales) d’être définie par le Code du travail : « éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, notamment en surveillant les conditions d’hygiène du travail, les risques de contagion et l’état de santé des travailleurs » (Article L. 241-2). La plupart de ces médecins sont regroupés au sein de Service de Santé au Travail (SST[3]) où ils assurent le suivi de 93 % des salariés du secteur privé. C’est une activité atypique pour un praticien, car, contrairement à ses confrères, les décisions qu’il est susceptible de prendre ne débouchent pas sur une « prescription », mais sur la formulation de conseils (à destination du salarié) ou de recommandations (à destination de l’employeur).

Si leur mission comprend théoriquement le déplacement dans les entreprises ainsi que la participation au dialogue social qui s’y déroule (à travers la notion de « tiers-temps » introduite depuis le décret de 2004), dans les faits, l’essentiel de leur temps de service est consacré à la réalisation des visites médicales avec les salariés dont ils ont la charge (la loi prévoit en effet que ces acteurs réalisent 3200 visites par an, soit le suivi de 450 entreprises en moyenne).

À la différence d’autres consultations médicales dans lesquelles l’échange avec le patient ne constitue qu’un complément ou un facilitant de l’activité de diagnostic, la conversation avec le salarié représente ici le coeur du métier. Si la part langagière de l’activité de ces praticiens n’englobe pas l’ensemble des tâches que ces acteurs réalisent, celle-ci représente en effet le moment « décisif » de leur travail. C’est lors de cet échange que le praticien parvient non seulement à cerner les spécificités du poste de travail du salarié ainsi que les éventuels risques qui en découlent pour sa santé (physique et mentale), mais aussi à enrichir ses connaissances du monde du travail et des risques qu’il comporte pour les salariés (connaissances nécessaires pour conduire leur action de prévention malgré la grande diversité de situations professionnelles qu’ils doivent traiter).

La visite médicale du salarié est non seulement l’occasion pour ces acteurs de « faire le travail » (déterminer le type de métier exercé par le salarié ainsi que les risques éventuels qui en découlent), mais également de continuer à « apprendre le travail » en approfondissant des connaissances sur les situations professionnelles qui seront ré-investissables dans les futures consultations.

3.1.2 Un dispositif d’analyse du travail centré sur le moment de la conversation entre le médecin du travail et le salarié

En partant de l’hypothèse que le moment de la conversation avec le salarié durant la consultation médicale du travail constitue la séquence décisive et « critique » de leur activité de prévention, nous avons mis en place un dispositif d’analyse du travail spécifiquement centré sur cette séquence d’activité.

Un dispositif d’enregistrement et d’analyse des interactions qui se déroulent durant la visite médicale du salarié (recueil de l’activité réelle) a dans un premier temps été réalisé. Puis, nous avons dans un deuxième temps mis en place un dispositif « d’auto-confrontation simple » (Clot & Faïta, 2000) avec les médecins du travail pour chacune des consultations réalisées. Il fut proposé à chaque médecin de mettre en débat sa propre activité avec le chercheur en lui suggérant de « se mettre par la force des choses à distance de lui-même, de se considérer comme l’acteur en partie étranger de sa propre action » (ibid., p. 26). Ce dispositif a également permis de mener une analyse croisée des matériaux langagiers recueillis durant la consultation (langage dans l’action) et de ceux produits a posteriori par le praticien à propos de cette consultation (langage sur l’action).

3.1.3 L’élaboration d’un outil méthodologique d’identification des expressions de l’étonnement en situation d’interaction

L’étonnement relève de la vie mentale et émotionnelle du sujet, on ne peut en effet pas l’« observer » en tant que tel, mais seulement faire l’hypothèse de sa survenance à travers une multiplication d’indices. Afin de supposer qu’un étonnement est vécu par le sujet à l’occasion de son activité, il convient donc de se doter d’un ensemble d’outils permettant d’inférer qu’un tel phénomène est en cours.

Pour cela, plusieurs types d’indicateurs élaborés dans différents courants de recherche tels que l’éthologie des interactions de soin (Cosnier, 2006), les sciences du langage (Vincent et al., 1995) ou encore la sociologie du travail (Borzeix, 2005) sont mobilisés de façon intégrative afin de traiter cette question. Ces différentes approches ont en commun d’analyser les rapports entre langage, connaissance et action et permettent d’élaborer quatre types d’indices pouvant être mobilisés dans le repérage des différents modes d’expression de l’étonnement du sujet en situation d’action :

  1. Les mots ou exclamations employés par les acteurs qui correspondent à des « indices lexicaux et exclamatifs » lorsqu’ils sont amenés à s’étonner d’un phénomène ;

  2. Les silences traduisant la suspension de l’activité en cours face à un phénomène étonnant tel que les indices « intra-répliques » entre les tours de parole ;

  3. Les variations du ton des acteurs en situation d’étonnement qui relèvent des indices « prosodiques » ;

  4. Les gestes, les mimiques et les postures qui accompagnent l’étonnement des sujets et constituent des « indices comportementaux ».

Il est possible de synthétiser ces différents types d’indices ainsi que les matériaux à partir desquels ils sont repérables dans le tableau suivant :

Tableau 1

Les indices permettant de repérer l’« étonnement dans l’activité »

Les indices permettant de repérer l’« étonnement dans l’activité »

-> Voir la liste des tableaux

Afin de traiter les matériaux issus de la consultation du médecin du travail avec les salariés, nous nous sommes plus particulièrement focalisés ici sur les indices n° 1, 2 et 3 présents dans la consultation. La « force exclamative » de certaines répliques, mais aussi les « changements d’intonations » survenant durant la conversation (Fontaney, 1987) ainsi que certaines « micro-expressions faciales » (Cosnier, 2006) constituent en soi des indices particulièrement pertinents pour ce type d’analyse. C’est donc une approche multimodale qui est privilégiée pour repérer les formes expressives de l’étonnement du médecin durant la consultation médicale. Le codage des matériaux se réalise ainsi (Voir tableau 2 page suivante:

Tableau 2

Éléments de codage des matériaux

Éléments de codage des matériaux

1 Dessin original de Patrick Mayen.

2 Idem.

-> Voir la liste des tableaux

Concernant le traitement et l’interprétation des matériaux, une vigilance est accordée au croisement des indices pris en compte. De la même façon qu’une seule expression du visage n’est pas en soi significative d’un moment de déséquilibre de l’activité, la seule déclaration du sujet quant à son étonnement ne permet pas à elle seule de faire l’hypothèse qu’un processus d’enquête est en cours d’ouverture. Il est dès lors plus prudent de faire cette hypothèse lorsqu’un faisceau d’indices se rapportant à une combinaison d’expressions de l’étonnement (les gestes joints à la parole) est observable dans la situation : « L’analyse doit donc s’appuyer non sur des unités isolées, mais sur la présence d’un faisceau de traits sémiotiques » (Kerbrat-Orecchioni, 2006, p. 266) convergents. C’est en effet grâce à une association d’indices concordants qu’il est possible de faire l’hypothèse que le sujet s’engage dans une activité réflexive. L’étude d’une consultation du Dr Duchamp permet de mettre en évidence cette dynamique.

3.2 Présentation d’une étude de cas : les étonnements du Dr Duchamp

Prenons à présent l’exemple d’une consultation médicale du travail conduite par le Dr Duchamp. Ce jeune praticien sort tout juste de sa spécialisation en médecine du travail et peut donc être qualifié de novice dans la mesure où il vient à peine de prendre ses fonctions dans un Service de Santé au Travail (SST). Il assure pour l’instant une fonction d’intérim à titre de stagiaire. La direction du service lui a attribué le suivi d’une entreprise qui travaille dans l’import-export. Ne connaissant que dans les grandes lignes l’organisation de l’entreprise, il va essentiellement se centrer sur une approche ergonomique du poste de travail en s’appuyant sur les connaissances apprises durant sa formation. Les propos recueillis juste avant la consultation permettent en effet de constater que ce médecin se fixe des buts et des objectifs à atteindre très proches de la prescription légale :

« Une des difficultés des services inter-entreprises, c’est que l’on ne connaît pas toutes les… enfin on connaît mal toutes les entreprises. Moi d’autant plus, car je suis ici de manière temporaire donc je demande que l’on me décrive grosso modo ce que fait l’entreprise. Moi mon job c’est de déceler s’il y a ou pas une incidence du travail sur la santé. Mon job, c’est ça, c’est de savoir si le travail a une conséquence ou pas sur sa santé sur des postes de type tertiaire comme celui-ci, il faut aller à la pêche quoi ! » (Dr Duchamp avant la consultation).

Durant de consultation, le médecin oriente ses recherches et ses questions à partir de listes types relatives aux caractéristiques générales du poste de travail et aux caractéristiques médico-professionnelles qui leur correspondent : « la liste joue un rôle majeur dans l’organisation des visites de médecine du travail (…) le médecin associe aux stéréotypes des possibilités de risques dont il éprouve la réalité en relançant de nouvelles questions, dans ses réponses, le salarié fournit des nouveaux repères qui ferment certains possibles et en ouvrent d’autres (…) dans l’interrogatoire, le médecin s’appuie sur un “cliché” qui lui fournit une image de ce qu’il est possible de trouver dans le travail » (Dodier, 1993, p. 75-76). Ces « clichés » sont mobilisables en fonction du poste de travail, quel que soit l’entreprise et assurent au médecin une régularité dans son activité de diagnostic :

  1. Dr Duchamp : Alors qu’est-ce que vous faites comme travail ?

  2. Salarié : Assistante achat.

  3. Dr Duchamp : D’accord, vous avez quelle ancienneté ?

  4. Salarié : Deux ans.

  5. Dr Duchamp : Et c’est quelle société, qu’est-ce que vous faites ?

  6. Salarié : Euh, je fais du suivi, de la mise en place des transports, des livraisons

  7. Dr Duchamp : Oui…

  8. Salarié : La logistique quoi

  9. Dr Duchamp : Je ne connais pas bien cette société ?

  10. Salarié : C’est de l’import de packaging et d’objets promotionnels.

  11. Dr Duchamp : Ah oui d’accord, ça y’est je vois, je vois bien. Oui, oui je vois, j’ai déjà vu des salariés de cette société. Alors vous, vous êtes en charge du suivi promotion c’est bien ça…

  12. Salarié : Voilà, je seconde la responsable

  13. Dr Duchamp : D’accord, d’accord et comment ça se passe votre travail ?

  14. Salarié : Très bien

  15. Dr Duchamp : Vous n’avez pas de soucis particuliers ?

  16. Salarié : Non, non, tout va bien…

  17. Dr Duchamp : C’est une petite entreprise, il y a combien de personnes ?

  18. Salarié : Oui c’est cela une dizaine de personnes…

Comme on peut le constater dans cet extrait d’un échange habituel et sans surprise entre le médecin et le salarié, le praticien s’engage ici dans un inventaire systématique des éventuelles pathologies liées à des risques types du métier de secrétaire dans le secteur tertiaire (L. 11, 12) :

« Donc là j’ai reconnu d’après l’entreprise, le mot clé c’est qu’elle fait de l’import. Elle est secrétaire dans l’import-export quoi ! Donc elle s’occupe vraiment de la livraison, de l’expédition des produits, c’est son job » (Dr Duchamp durant l’auto-confrontation).

Si une grande majorité des entretiens durant la visite médicale se déroule ainsi sur le régime de l’attendu et de l’identification habituelle des risques types, il arrive cependant qu’au cours de cet échange routinier et prévisible surgisse l’inattendu : « il arrive que l’interrogatoire prenne une autre tournure : les réponses du salarié relancent l’interrogatoire, cette fois-ci en fournissant des repères inattendus qui brisent les clichés et mettent le médecin sur une autre piste » (Dodier, 1993, p. 76). C’est ici le cas, lorsque le Dr Duchamp découvre qu’en réalité, derrière l’apparente sécurité des conditions de travail de la salariée, se situe un danger potentiel lié à la réminiscence d’un choc traumatique subit il y a plusieurs années (voir l’encadré page suivante) :

Si de prime abord, cette démarche d’étonnement peut paraître anecdotique, elle est au contraire significative et fonctionnelle pour le professionnel qui la met en oeuvre. Elle débouche sur la prise en compte de nouveaux facteurs de risques pour le salarié auxquels il n’avait pas pensé et constitue plus largement l’occasion d’enrichir ses connaissances relatives pour la classe de situations : « secrétaire secteur tertiaire ».

« Là, je comprends qu’elle a eu un stress post-traumatique et qu’elle s’est finalement fait licencier pour inaptitude médicale, ce qui n’arrive quand même pas à tout le monde. En fait, cette salariée garde quelques séquelles d’un précédent accident. Elle s’est bien reconstruite, mais elle a failli craquer avant l’été, pendant une période de stress. J’attire donc son attention sur le fait qu’elle tienne ses résolutions et qu’il ne faut pas qu’elle replonge. Et si jamais, elle a à nouveau des doutes, elle doit, elle peut nous en parler » (Dr Duchamp durant l’auto-confrontation).

Ce vécu de l’étonnement « fait expérience » pour le médecin dans la mesure où celui-ci découvre une situation-problème dont il n’avait pas conscience et plus fondamentalement il enrichit ses possibilités d’orientation de l’action[4] pour une classe de situation donnée et pour ses futures consultations. On observe en effet dans les propos du praticien l’utilisation d’un ensemble d’expressions relevant du registre de la découverte :

« C’est vrai que je m’aperçois que dans ce type de situation de stress post-traumatique, il y a une histoire qui peut tout à coup faire resurgir une peur d’anéantissement sur le lieu de travail même si l’endroit a changé… Le stress fait revivre des séquelles antérieures liées au travail… En fait je m’aperçois que dans ce type de situations l’historicité du parcours de travail est aussi importante que l’environnement actuel de travail » (Dr Duchamp durant l’auto-confrontation).

Au-delà du cas de cette patiente, le processus d’étonnement participe au développement de l’expérience de ce médecin. À cette occasion, il est amené à enrichir ses instruments de compréhension des situations de travail. La prise en compte de cette nouvelle variable du problème de cette salariée est en effet à entrevoir au-delà de l’immédiateté de la situation. Elle vient influencer le médecin bien au-delà de la singularité de ce cas puisqu’une nouvelle dimension de l’environnement ainsi que la définition de nouveaux buts pour une classe de situations sont élaborées. Il s’agit donc d’un phénomène de réélaboration de l’expérience en cours d’activité qui s’effectue par et dans une démarche d’étonnement.

Centrer son regard sur les situations d’étonnement permet de rendre compte des modalités concrètes dans lesquelles l’acteur devient « un praticien réflexif » à l’occasion de la conduite de son action. Ces moments de « crise » de l’activité, même s’ils sont fugaces ou de courte durée, n’en demeurent pas moins des occasions de transformer ses cadres de pensée : « il y a un problème intrigant ou dérangeant que l’individu tente de régler. En même temps il s’efforce d’en tirer un certain sens, il réfléchit aussi sur les évidences implicites dans ses actions, évidence qu’il se remémore, qu’il critique, restructure et incorpore dans ses actions ultérieures » (Schön[5], 1983/1994, p. 77). Le repérage de ces instants de perturbation de l’activité en situation de travail permet ainsi d’approcher les configurations concrètes au sein desquelles « un praticien devient un chercheur dans sa propre pratique, s’engage dans un processus continu d’auto-éducation » (Ibid., p. 335).

Dans le langage courant, ces apprentissages qui découlent d’ajustements aux besoins de la situation ou du cas à traiter sont parfois définis comme du « bricolage » ou de « l’intuition ». Ils sont toutefois beaucoup plus structurants et fondamentaux qu’il n’y paraît. Derrière ces apprentissages du quotidien ou « sur le tas » se situe en réalité un « continuum expérientiel » (Dewey, 1938/1968, p. 80) à travers lequel un acteur continue d’apprendre tout au long de sa vie.

Les situations d’étonnement sont donc à comprendre du point de vue de la fonction qu’elles jouent dans l’activité réflexive du sujet ainsi que du point de vue de leurs effets sur l’expérience. Ces configurations inattendues sont l’occasion de mener l’enquête et de développer son expérience : « chaque nouvelle occasion de réfléchir en cours d’action vient enrichir son répertoire (…) des thèmes types à partir desquels il pourra composer de nouvelles variations pour des cas subséquents » (Schön, 1983/1994, p. 178).

4. Les résultats de la recherche : le rôle de l’étonnement dans l’enrichissement de l’expérience des médecins du travail

Les médecins du travail ont suivi une formation générale en médecine, puis une spécialisation principalement tournée vers les aspects biomédicaux des pathologies professionnelles[6] alors qu’ils se trouvent confrontés au quotidien à une grande variété de milieux professionnels à propos desquels ils doivent se forger des outils de compréhension des situations professionnelles suffisamment généraux et transposables. Ces acteurs font ainsi face à un défi permanent qui est de connaître suffisamment les différentes formes de situations de travail et leurs caractéristiques spécifiques du point de vue de leur impact sur la santé des salariés.

Ces acteurs ne connaissent jamais totalement l’ensemble des environnements de travail (même pour un même métier ou une même entreprise). C’est grâce au dialogue qui s’instaure durant la consultation qu’ils vont peu à peu devenir des professionnels compétents, c’est-à-dire capables de s’ajuster à une grande variété de cas à traiter, car « pour comprendre les enjeux du travail en matière de santé, il ne suffit pas de considérer les causes de la pathologie, il faut comprendre les réponses que le travailleur déploie face aux sollicitations de son environnement » (Davezies et al., 2006, p. 119). Cet échange composé d’une succession de tours de paroles guidés par les questions posées par le médecin (sur l’environnement professionnel du salarié, son rapport au travail, à ses collègues ou encore les difficultés qu’il rencontre…), bien que finalisé par la délivrance du certificat d’aptitude ou de préconisation à destination des employeurs, représente en effet une occasion privilégiée pour le praticien d’enrichir son expérience. C’est-à-dire d’élargir le panel des outils généraux de compréhension des situations de travail et de leurs risques pour l’individu. Ces apprentissages opportunistes que le praticien réalise à l’occasion de la conduite de son action trouvent leur origine dans une démarche d’étonnement. C’est grâce à elle que le praticien éprouve le besoin de prendre du recul par rapport à la situation et de re-questionner les données sous un jour nouveau.

Conclusion

En s’appuyant sur l’exemple du diagnostic du médecin du travail durant la visite médicale des salariés, cette contribution traite de la question du rôle de l’étonnement dans le développement continu de l’expérience des professionnels du soin. C’est à partir d’un exemple situé comme celui-ci qu’il est possible de rendre compte de la façon dont la notion d’étonnement et surtout le principe qu’elle recouvre, représente un outil opératoire pour comprendre comment les acteurs deviennent au fil de leur pratique capables de faire face à une plus grande diversité de situations et avec une plus grande efficacité. Le repérage des moments d’étonnement constitue dès lors une manière de déterminer « le potentiel d’apprentissage et de développement de ces situations » (Mayen, 1999).

Au-delà du cas de ces praticiens, « l’entrée par l’étonnement » en analyse du travail est une approche susceptible de fournir tout à la fois une meilleure compréhension des processus d’apprentissage en situation ainsi que des repères utiles pour la mise en place et le développement des dispositifs de formation et d’accompagnement. Il s’agit à la fois d’un « indicateur du développement professionnel » (Piot, 2009) et d’un repère qui permet de penser la formation et l’accompagnement comme l’aménagement d’un milieu fournissant aux acteurs l’occasion de s’étonner, de remettre en jeu les allants de soi et d’expérimenter d’autres manières de faire et de penser.

Peut-on susciter ou encourager l’étonnement ? Peut-on accompagner l’étonnement ? Peut-on transmettre, faire partager son étonnement ? Peut-on enseigner et apprendre les moyens de l’étonnement ? Ce sont d’ailleurs autant de questions majeures dans les pratiques du formateur, de l’accompagnateur ou de l’enseignant.