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Au fil de six années, et au cours de sept événements nationaux et communautaires, la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) avait pour mandat de recueillir « les témoignages des survivants, des familles, des collectivités et de toutes les personnes affectées personnellement par l’expérience des pensionnats indiens, y compris les anciens pensionnaires inuits, métis et membres des Premières [N]ations, ainsi que leur famille, leur collectivité, les représentants des différentes églises, les anciens employés des pensionnats, le gouvernement et d’autres Canadiens » (CVR, s.d.). De là, « un dossier historique détaillé sur les politiques et les activités des pensionnats indiens » fut élaboré, et un rapport « de recommandations à l’intention du gouvernement du Canada sur le système des pensionnats indiens et les séquelles qu’il a laissées » fut présenté lors de l’événement de clôture à Ottawa, au début de l’été 2015 (CVR, s.d.). Par contre les questions au sujet de la réconciliation même – à savoir si celle-ci est réellement possible – demeurent : « La réconciliation, c’est une question de formation et de maintien de relations respectueuses, » écrit le sénateur Murray Sinclair. « Nous n’y sommes pas encore. La relation entre les Autochtones et les non-Autochtones n’en est pas une de respect mutuel. » (CVR 2015 : 115) Cette notion de respect, citée 220 fois dans le sommaire et 49 fois dans les principes, est cruciale dans les réflexions non seulement autour des legs concrets des pensionnats au Canada et au Québec, mais aussi autour de la conscientisation des Canadiens et des Québécois aux différentes formes de violence – directe, horizontale ou rhétorique – qui continuent d’affecter les peuples autochtones. Ainsi, avant de pouvoir penser à la réconciliation, il est question de réparation : réparer l’imaginaire hérité des artistes, penseurs et politiciens clés de l’histoire canadienne et québécoise, imaginaire où « l’Indien » est soit une absence, soit un problème à effacer ; réparer les inégalités sociales et économiques, tout en reconnaissant les contextes d’oppressions passées et présentes d’où elles sont nées et dont elles se nourrissent – source de la violence « de tous les jours », et qu’il faut « rendre manifeste », selon le poète wendat Louis-Karl Picard-Sioui (2011).

À travers une discussion entre les oeuvres d’An Antane Kapesh Je suis une maudite sauvagesse (1976) et Qu’as-tu fait de mon pays ? (1979), les courts métrages L’amendement de Kevin Papatie (2007) et La mallette noire (2014) de Caroline Monnet et la poésie de Natasha Kanapé Fontaine (2014 et 2016), je montre comment la représentation des conflits physiques et émotionnels au sein du projet artistique est une « action esthétique » (voir Robinson et Martin 2016) : il s’agit d’interventions visant à offrir de nouvelles formes d’action politique, de transformation sociale et de guérison. À l’heure où la littérature sur les pensionnats et la réconciliation est immense, il sera question ici d’analyser la variété des langages artistiques et des rhétoriques pouvant être préconisés par les artistes autochtones de la résistance et, d’autre part, la grande variété des angles critiques au sein d’une vaste tentative de résurgence. Les paradigmes de la résurgence, de la restitution des terres, de la décolonisation sont centraux à chacune de ces oeuvres, faisant ainsi appel à une forme de transnationalisme. Enfin, l’approche conjonctive permettra l’analyse des idées théoriques qui sous-tendent les études autochtones au Canada et aux États-Unis et montrera comment elles peuvent informer ou être appliquées au contexte autochtone québécois francophone.

Carte des écoles résidentielles au Canada

Carte des écoles résidentielles au Canada
Source : Commission de vérité et réconciliation du Canada <http://www.myrobust.com/websites/trcinstitution/File/pdfs/2039_T&R_map_nov2011_final.pdf>

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Le principe fondateur des pensionnats était celui de la séparation, de la rupture des relations familiales et communautaires. Cette « grande blessure », comme le décrit la jeune poète innue Natasha Kanapé Fontaine, est encore présente, même chez ceux et celles qui ne sont pas allés au pensionnat[1]. Pour bien comprendre le sentiment de Kanapé Fontaine, un petit détour historique est utile. Les pensionnats indiens, au Québec, n’ont pas eu la même envergure (géographique et numérique du moins) qu’ailleurs au Canada, où certaines institutions furent ouvertes durant plus de cent ans (voir la carte des pensionnats). De plus, les institutions au Québec étaient très éloignées des centres urbains, contrairement à celles des autres provinces. En outre, il existe une certaine « mythologie du métissage » (Vowel 2015) selon laquelle le Québec a toujours eu des relations plus amicales avec ses peuples autochtones – image souvent exploitée autant à travers les oeuvres littéraires et cinématographiques que dans la politique. Pour ces raisons, les pensionnats indiens ne semblent pas avoir eu un impact aussi dévastateur dans l’imaginaire collectif de la société québécoise qu’en Colombie-Britannique, par exemple. Et pourtant, la « grande blessure » est bien présente, et les répercussions des politiques d’assimilation très réelles.

Lorsque la poète innue Joséphine Bacon écrivait qu’elle était la « survivante d’un récit qu’on ne raconte pas » (2010 : 82), ce n’est pas tant que le récit n’était pas raconté, mais plutôt qu’il n’était que peu écouté et presque jamais entendu. De fait, depuis de nombreuses années, auteurs et cinéastes autochtones au Québec cherchent à rendre compte des impacts de la colonisation à travers leurs interventions artistiques. Les premières publications apparaissent bien avant les premiers témoignages publics, notamment celui de Phil Fontaine en 1990, qui ont généré le mouvement qui mènera à la CVR. Pensons notamment aux oeuvres d’An Antane Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse (1976) et Qu’as-tu fait de mon pays ? (1979), et en particulier au chapitre « L’éducation blanche », dans Je suis une maudite sauvagesse qui fait office de manifeste : Kapesh exprime à la fois colère et désappointement quant aux méthodes sournoises utilisées pour convaincre les parents de placer leurs enfants à l’école sous prétexte de permettre à « l’Indien » de continuer à « monter dans le bois [et qu’il] n’en soit pas empêché par ses enfants, qu’il puisse quand même aller à l’intérieur des terres » (ibid. : 71) :

À l’époque où nous vivions dans le bois, nous les Indiens montagnais, on nous a construit une école. C’était en 1953. Quand nous l’avons vu construire, jamais nous n’avons cru que cette école nous ferait perdre notre culture et jamais nous ne nous sommes imaginés qu’elle serait source de misères pour nous plus tard.

Kapesh 1976 : 67

Kapesh décrit l’absurdité de cette idée même, car les parents avaient « toujours l’habitude de prendre soin [eux-mêmes] de [leurs] enfants dans le bois » (ibid. : 73) –, l’enfant est dépeint comme une nuisance pour ses parents, un frein à leur liberté de continuer à pratiquer leur culture. Mais, souligne-t-elle, « quand l’Indien vivait sa vie à lui, sa culture ne lui permettait pas d’être séparé de chacun de ses enfants… L’Indien ne pouvait donc plus monter dix mois dans le bois parce que ses enfants étaient gardés pensionnaires. Il voulait évidemment les voir et savoir de quelle façon on s’en occupait, savoir si on les traitait bien ou non » (ibid. : 73 ; je souligne). « C’est pour cette raison, ajoute-t-elle, que l’Indien a alors songé à prendre lui aussi un emploi » (ibid. : 73). L’éducation forcée des enfants a donc engendré, selon Kapesh, la sédentarisation des parents.

Dans Qu’as-tu fait de mon pays ? Kapesh présente la même réflexion mais du point de vue d’un enfant. Les « Polichinelles » (les hommes blancs) ayant appris de l’enfant la langue, les pratiques et le territoire placent ce dernier à l’école afin « de ne jamais entendre raconter que c’est cet enfant qui, le premier, était ici dans le bois » (Kapesh 1979 : 42). L’éducation – le calque de l’assimilation – que reçoit l’enfant se fait par étapes, avec le projet de s’assurer qu’il ne pourra jamais surpasser les Polichinelles ; il se fait « choyer pour qu’il nous aime et qu’il apprécie que vous le gardiez entre quatre murs et pour qu’il ne songe jamais à retourner là où il vivait » ; il se fait nourrir « comme nous pour qu’il oublie sa propre nourriture » ; et il se fait donner « la même éducation que nous » (ibid. : 46-47). À sa sortie de l’école, l’enfant poursuit le « chemin des Polichinelles » mais se voit continuellement effrayé, exploité et abusé. « Il ne peut plus avancer et il ne connaît plus du tout l’endroit d’où il est parti […] Il sait que, rendu là, il n’a plus aucun moyen d’existence pour l’avenir » (ibid. : 71). Les Polichinelles prennent peur… « pourvu qu’on ne sache jamais cette histoire », se disent-ils. Emplis de culpabilité, ils offrent de ramener l’enfant là d’où il vient (ibid. : 75). Puis, Kapesh fait parler, « pour la première fois… pour vrai », l’enfant, qui met au défi le soi-disant regret exprimé par le Polichinelle :

À présent que tu vois à quel point je suis misérable, tu veux tout simplement te défiler, tu veux me renvoyer au plus vite là d’où je viens. Qu’est-ce que ça signifie ? As-tu encore une fois quelque chose derrière la tête ? Je vais te dire dès maintenant ce que je pense.

Que je retourne ou non là d’où je viens, si j’ai de la misère à cause de toi, tu peux être sûr que c’est après toi que je vais crier sans arrêt. Attends-toi toujours à me voir et sois toujours disponible, ne te cache jamais de moi si je veux te voir, si j’ai besoin de toi. À l’avenir, et jusqu’à la fin de mes jours, ne te lasse jamais de moi.

ibid. : 77

Dans Je suis une maudite sauvagesse, Kapesh poursuit cette réflexion, selon laquelle les Blancs, les Polichinelles, devront être tenus responsables et devront rendre compte de leurs actes, et ce ad infinitum. La notion de regret, couplée avec celle de culpabilité, analysée dans les deux oeuvres de Kapesh nous offre la vision de l’auteure quant aux processus de réparation possibles à travers la prise de parole, dans tous les sens du terme : bien qu’il soit nécessaire de « continuer, bon gré mal gré, à faire le fou avec les Polichinelles et à jouer à leurs polichinelleries » (1979 : 81), « le Blanc [a tout intérêt] de se tenir tranquille ici sur notre territoire », souligne-t-elle (1976 : 237). En effet, aux yeux de Kapesh, « le Blanc aujourd’hui n’a aucun regret concernant nos enfants » (1979 : 83, je souligne). Pourtant, elle préconise la nécessité d’un dialogue, ne fut-ce que pour revitaliser et réinjecter dans les communautés l’usage de « la vraie langue indienne » (ibid. : 85). De fait, à la place des « enseignement[s] rudimentaire[s] en indien » dispensés par les commissions scolaires fédérales et provinciales qui n’ont été créées que « dans le but de nous apaiser » (ibid. : 87), elle fait appel au gouvernement pour qu’il « demande à nous, Indiens, comment nous envisageons un tel enseignement pour nos enfants » (ibid. : 88-89).

L’importance de la revitalisation et de la réintroduction de la langue, telle que stipulée par Kapesh, se retrouve dans la majorité des textes et des oeuvres qui suivront, et ce jusqu’à aujourd’hui. Dans son rapport, la CVR rappelle qu’en 1994 l’Assemblée des Premières Nations a souligné ceci :

La langue est nécessaire pour définir et maintenir une vision du monde. Pour cette raison, quelques aînés des Premières Nations diront encore aujourd’hui que de connaître ou d’apprendre la langue maternelle autochtone est la base pour toute compréhension approfondie de la façon de vivre des Premières Nations et pour être une personne membre des Premières Nations. Pour eux, un monde des Premières Nations n’est tout simplement pas possible sans sa propre langue. Pour eux, les répercussions des pensionnats qui ont réduit leur langue au silence sont la même chose que les pensionnats qui ont réduit leur monde au silence.

CVR 2015 : 109

Dans son court métrage intitulé L’amendement (2007), Kevin Papatie se penche justement sur ce monde « réduit au silence ». Le documentaire, sous-titré Quatre générations. Trois pensionnats. Deux cultures. Une extinction, retrace les répercussions des pensionnats dans la communauté de Kitcisakik. Le narrateur, en voix off et en algonquin, raconte l’histoire de la disparition de la langue algonquine en l’espace de trois générations : Zoé est une aînée qui parle l’algonquin seulement ; son fils, Noé Louis, fut envoyé au pensionnat quand il avait sept ans ; à son retour, il parle le français et sa langue maternelle. La fille de Noé Louis, Nadia, parlait le français et l’algonquin avant d’aller au pensionnat à l’âge de cinq ans ; à son retour, elle avait pratiquement oublié la langue algonquine. Enfin, la fille de Nadia, Ingrid, qui au moment du tournage vivait avec une famille blanche depuis déjà six ans, « parle très bien le français, mais ne parle pas algonquin » ; par conséquent, Ingrid ne peut pas communiquer verbalement avec sa grand-mère Zoé. Vue sous cet angle, il semble que la politique de répression linguistique mise sur pied en 1895 – et que Papatie cite au début du film – ait réussi. Néanmoins, la conjonction de la narration en voix off et en algonquin avec sous-titres (français ou anglais) déjoue cette absence de dialogue : Zoé et Ingrid peuvent voir et entendre leurs histoires respectives. En combinant différents médias – l’image, le texte et le son –, Papatie veille à ce que la transmission des récits entre les générations soit assurée, tout en soulignant la vitalité et la persévérance des langues et des cultures autochtones.

Cette approche d’entre-genre est une pratique nouvelle chez les écrivains et artistes de la génération contemporaine. Selon Paulette Regan, dans son ouvrage Unsettling the Settler Within: Indian Residential Schools, Truth Telling, and Reconciliation in Canada, les Canadiens doivent encore « apprendre à confronter » l’histoire coloniale et ses conséquences, et cela ne peut se faire que par l’entremise de pratiques qui perturberont le lecteur/spectateur : « la façon par laquelle les gens apprennent les injustices de l’histoire est tout aussi importante que le contenu […] reconnecter la raison avec l’émotion – la tête et le coeur – est crucial à toute pédagogie de perturbation [unsettling pedagogy] » (2010 : 11-12 ; souligné dans le texte). Le court métrage d’horreur La mallette noire (2014) de Caroline Monnet rejoint cette vision et suggère que la violence durant les pensionnats et suscitée par eux doit être rendue manifeste afin d’en comprendre les éléments et l’impact intergénérationnel. Le film est un témoignage racontant une nuit durant laquelle l’infirmière de garde, badigeonnée de cirage noir, étouffe un bébé, après avoir menotté une petite fille à son lit. La caméra adopte à plusieurs reprises la perspective de la petite fille : comme dans Qu’as-tu fait de mon pays ? de Kapesh, le spectateur/lecteur, confondu, assiste à l’abus et au silence infligés à l’enfant – et le subit, même. Comme dans L’amendement, il n’y a pas de dialogue non plus dans La mallette noire : juste une berceuse, chantée par la petite fille, en algonquin, au bébé qui partage sa chambre dans l’infirmerie, puis trois phrases en voix off à la fin du film : « Je n’aime pas les sacs noirs », dit la voix d’une femme relativement âgée. « Je n’aime pas le son d’un bébé qui pleure. Ils ont mis le bébé mort dans un sac noir. »

La mallette noire nous « rend inconfortable » (Sium et Ritskes 2013 : iv), impitoyablement : l’utilisation du médium de l’horreur comme mode de représentation du legs des pensionnats et des pratiques assimilationnistes provoque immanquablement une réaction chez le spectateur, que ce soit de dégoût, d’épouvante ou de frayeur. La violence est rendue manifeste, perceptible, palpable, parce que le récit « détaché, rationnel… désincarné… n’est simplement plus possible » (ibid. : 2013 : iv)[2]. Monnet s’inscrit ainsi dans une longue lignée de « storytellers » – comme An Antane Kapesh quarante ans auparavant – qui « n’ont jamais été silencieux face à la violence coloniale qui a renversé et neutralisé les autres formes de résistance ; les conteurs et les griots n’ont jamais abandonné, oeuvrant à l’aide de médiums participatifs dans le but de maintenir et de défendre les modes de vie traditionnels. Le rôle ici des conteurs est central à l’exercice de l’autodétermination et de la renaissance » (ibid. : 2013 : v). Ainsi, le pouvoir performatif et transformateur de telles oeuvres font d’elles des interventions – des « actions esthétiques », pour reprendre le terme de Robinson et Martin (2016) – aux épistémologies coloniales ; elles réfutent la déshumanisation et appellent à un engagement critique qui recentre la question du respect au sein du processus de création.

En 1990, Jeannette Armstrong écrivait : « Notre tâche en tant qu’écrivains autochtones est double. Examiner le passé et s’affirmer culturellement envers une nouvelle vision pour nos peuples dans le futur, [et] surgir de [nos] structures de soutien puissantes et positives qui sont les principes même de la coopération. » (1990 : 241) D’une part, il y a la responsabilité « d’examiner le passé » et, à travers cette exploration, de reconnaître et rendre compte des récits, des « portages durs » (Mestokosho 2002 : 34), qui furent passés sous silence puis hérités d’une génération à l’autre. Puis, il y a un devoir d’offrir, de créer de nouveaux récits, empreints de cet héritage certes, mais qui permettent à nouveau le rêve : « je rêve de faire pousser en chacun de vous un rêve où la liberté est signe de respect », écrit Mestokosho (2002 : 33).

Cet appel, de faire du rêve une réalité, Natasha Kanapé Fontaine y répond, dans son troisième recueil de poésie, Bleuets et abricots : les leçons de ses aînées littéraires résonnent dans la voix de la poétesse. Tout comme Papatie et Monnet, Kanapé Fontaine s’inspire du « choc de la dépossession … [du] poids de la douleur » afin de « [f]orcer les portes du silence », de « prendre la parole et soulager le fardeau » (2016 : Prologue) :

Je suis

J’existe

Je suis venue apporter la lumière aux nations

je suis venue avec la lumière

Je suis revenue pour rester

Je suis revenue pour prendre pays

lui donner son nom de terre

À travers ses oeuvres, la poète fait plus que transmettre la mémoire vivante des siens, malgré les politiques d’assimilation et d’oppression ; elle en réconcilie les récits. Le « pays » qu’elle est venue reprendre est le même que celui dont Kapesh dénonçait la destruction. En entrevue avec Alexandra Mignault (2016), Kanapé Fontaine précise « que ce pays dont elle rêve, c’est notamment un pays où elle aurait un nom, où les gens la désigneraient « Innue », qui signifie littéralement « être humain », plutôt que la dire autochtone ». Cette réappropriation du nom fait écho à l’appel au respect de sénateur Murray Sinclair : il s’agit du respect dû à l’imaginaire innu, à la nomenclature des lieux d’avant la colonisation, et aux récits topographiques qui s’y rattachent. Kanapé Fontaine ajoute ceci : « à défaut de reprendre possession des terres géographiques qui ont forgé nos identités depuis des siècles, je souhaite reprendre possession de nos territoires imaginaires, philosophiques, culturels, humains » (Mignault 2016). À travers sa poésie, ses slams et son activisme, Kanapé Fontaine fait état de la « littérature » comme performance – orale et écrite – et comme processus de résurgence.

À l’occasion de la « Marche pour la Terre Mère » le 17 mai 2014, Kanapé Fontaine, dans son slam bilingue « Les jours des feux, des tambours et des meutes », raconte la lignée de femmes innues « qui ont cent mille ans de résistance dans le plus profond de leurs veines ». Elle s’inclut dans cette lignée, tout comme sa grand-mère l’était, et comme sa fille le sera. « Je serai encore là demain. Nous serons encore là demain. Nous ferons encore la paix demain. » L’affirmation que fait ici Kanapé Fontaine rappelle une mémoire collective, ancrée au sein d’un récit beaucoup plus grand : celui d’une mémoire « inscrite dans les os »[3]. Sa voix n’est pas la sienne, il s’agit de la voix « des os de [ses] ancêtres » : elle n’en est que le portail. Mais ce portail s’ouvre autant sur le passé que sur l’avenir, assurant ainsi une continuité de la présence innue – des femmes innues – dans l’horizon réel et narratologique de la réclamation et de la réassertion de leurs souverainetés corporelles et linguistiques, à titre « d’êtres humains » avant tout.

Conclusion

« La grande blessure » : l’héritage du fardeau historique des différents systèmes d’assimilation nous rappelle que la colère, la douleur, la honte et le racisme sont transmis d’une génération à l’autre. Mais, tel que suggéré par l’écrivain chocktaw Louis Owens, de cette « tension » découle une « source de pouvoir créatif » (1998 : 176) : de fait, il existe aujourd’hui une nouvelle génération d’écrivains, de cinéastes et d’artistes qui crée et contribue à un corpus qui repousse toutes les limites – qu’elles soient nationales, génériques, linguistiques ou institutionnelles. Cette « relève » de jeunes artistes tels que Papatie, Monnet et Kanapé Fontaine nous rappelle que la mémoire, la résilience et la créativité sont, elles aussi, transmises au travers – et nourries par – les générations d’individus dont les actes de résurgence au quotidien permettent à ces voix mêmes d’exister et de se régénérer. Leurs interventions ou « actions esthétiques » témoignent de la contemporanéité et du caractère florissant et innovateur du domaine multidisciplinaire des études autochtones, un élément clé dans la création d’un espace public transcontinental où les productions autochtones participent au renouvellement, à la réaffirmation et à la résurgence, et offrent de nouvelles formes d’action politique, de transformation sociale et de guérison.

Le mandat de la CVR est terminé, et une enquête sur les femmes autochtones disparues ou assassinées a enfin été ouverte. À l’aube d’un nouveau gouvernement, les attentes sont nombreuses : le potentiel d’un nouveau chapitre où « tout est sur la table » nous affecte tous dans ce domaine de recherche : chercheurs, écrivains, artistes, activistes, autochtones et non-autochtones. Plusieurs paradigmes, dont la restitution des terres, restent à circonscrire et à implémenter avant d’envisager la réconciliation. Si le défi actuel consiste à démystifier ces postulats et attentes discursives, ce que nous entendons notamment par processus de décolonisation, c’est la dénonciation de la façon dont les différentes mesures d’exploitation continuent d’opérer. La décolonisation, dans un contexte de colonialisme d’occupation, est a priori profondément déstabilisante, perturbante, mais absolument nécessaire. Enfin, ce processus doit nous rappeler la fonction sociale des arts, en ce sens qu’il appelle à une reconnaissance de la qualité générative de l’oeuvre artistique et des responsabilités engendrées par un lecteur/spectateur respectueux et engagé.