Corps de l’article

« L’investiture a été automatique. La campagne électorale a été courte. J’ai été élu parce que j’étais sortant[1]. » C’est la réponse succincte que fait un député à propos de sa dernière investiture et de sa réélection en 2007. Ces quelques mots contrastent fortement avec l’idée que l’on peut se faire de la compétition politique au sein d’un parti pour devenir candidat : on est loin ici des primaires internes vantées par les partis politiques. S’il faut se garder de généraliser trop rapidement, l’observateur de la vie politique française pourrait être étonné de la fréquence à laquelle on entend ces mots quand on interroge les députés à propos de leur candidature au sein de leur parti.

La sélection des candidats aux élections législatives est un moment crucial pour les partis politiques. Une part non négligeable de leur financement est conditionnée par la présentation de candidats[2] et par les résultats que ces derniers obtiennent au premier tour des élections législatives[3]. Dans chaque parti, un corps constitué et défini par les statuts du parti – qu’on appellera le sélectorat[4] – choisit les candidats qui se présenteront à l’élection. C’est un moment où les tensions et les risques de conflits d’intérêts peuvent se multiplier au sein des partis, ce qui entraîne une nécessité pour ces derniers de formaliser les procédures de sélection dans leurs règlements internes.

Du point de vue des parlementaires, être désigné candidat par son parti politique est également le moment fort d’une carrière politique (Gallagher et Marsh, 1988 ; Norris, 1997). L’investiture partisane constitue un « facteur central d’éligibilité » (Ethuin et Lefebvre 2015 : 10) : les candidats investis deviennent les candidats officiels et légitimes, tandis que les candidatures hors parti sont qualifiées de sauvages ou dissidentes (Laurent et Wallon-Leducq, 1998 : 130-131). Au-delà de la légitimité, l’investiture d’un parti signifie pour le candidat le bénéfice de ressources organisationnelles et financières pour faire campagne. Un aspirant candidat doit donc franchir deux barrières pour obtenir un mandat : il doit dans un premier temps être choisi par le sélectorat pour être le candidat du parti et, dans un second temps, remporter le vote des électeurs (Atmor et al., 2011 : 22).

Sur la sélection politique, deux perspectives de recherche coexistent : la première, dominante dans les pays anglo-saxons, insiste sur les variables stratégiques ; la deuxième, que l’on retrouve davantage en France, s’intéresse aux variables structurelles (Nay, 1998 : 162). Comme mentionné dans l’introduction de ce numéro, la littérature théorique sur les candidats est abondante dans la recherche anglo-saxonne[5]. Plus rare en France, elle se concentre sur quelques aspects particuliers de la sélection politique et se veut avant tout empirique, notamment à travers une tradition de chroniques électorales qui proposent des analyses sociologiques des candidats[6]. Ces dernières ont été complétées par l’analyse de la performance électorale des candidats. Quel type de candidat sera le plus à même d’être élu ? À quoi est liée la performance électorale ? Mariette Sineau et Vincent Tiberj (2007) répondent à ces questions par une étude sociographique de la représentation et analysent de manière quantitative les types de candidats choisis et leur performance électorale, tandis que Pascal Ragouet et Éric Phélippeau (2013) examinent la performance par le biais du lien entre capital politique et capital économique. L’hypothèse d’un effet candidat lors des élections législatives, issue de la littérature anglo-saxonne, a également été explorée pour mettre au jour le rôle de l’évaluation des candidats et les différents déterminants des décisions électorales (Brouard et Kerrouche, 2013).

L’analyse présentée ici ne s’attarde pas à proprement parler aux types de candidats qui se présentent aux élections législatives, se concentrant plutôt sur la lecture qu’ont les élus du processus de sélection et de la manière dont ils sont devenus candidats de leur parti. Plus précisément, cet article s’intéresse à la confrontation entre les règles de sélection officielles et leur pratique au sein du parti, et se propose de répondre aux questions suivantes : Quel est l’impact des modes de sélection des candidats au sein des partis sur le comportement des aspirants candidats ? Quelle(s) lectures(s) en font les députés, gagnants de cette sélection et de l’élection ? Peut-on identifier certains comportements stratégiques ou d’adaptation, face aux règles de sélection mises en place par les partis politiques ? La première partie est consacrée à l’étude des modes de sélection des candidats (en tant que variable indépendante) du Parti socialiste (PS) et de l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Dans la deuxième partie, les comportements des aspirants candidats (en tant que variable dépendante) sont analysés à partir des discours des députés pour légitimer leur candidature.

Hypothèses, opérationnalisation et méthode

Les règles des partis sont prises en compte par les aspirants candidats dans leur recherche de l’investiture, à la façon de « guides pour de futures actions[7] » (Nay, 1998 : 172), c’est-à-dire à la fois comme contrainte et comme potentialité. La distinction que fait Frederick George Bailey est utile pour montrer comment l’aspirant candidat est pris dans un jeu dicté à la fois par des règles normatives et des règles pragmatiques : « La politique possède donc un visage public (les règles normatives) et une sagesse privée (les règles pragmatiques). » (1971 : 17) Les premières permettent de juger si une action est juste ou non et de justifier publiquement un choix, tandis que les secondes « conseillent les tactiques et les manoeuvres qui seront probablement les plus efficaces » (ibid.), c’est-à-dire qu’elles renseignent sur ce qu’il faut faire pour gagner le jeu. C’est pourquoi nous rapprochons les règles normatives des statuts et règlements intérieurs des deux partis, qui reflètent la manière idéale dont les dirigeants des partis souhaitent présenter le fonctionnement interne partisan : cette documentation officielle est la face visible du parti. Les règles pragmatiques sont quant à elles liées à la pratique de la sélection des candidats. Il s’agit donc de comprendre les règles normatives du jeu partisan et la manière dont les joueurs lisent ces règles, qu’ils complètent par des règles pragmatiques pour gagner le jeu politique de la sélection.

L’arbitrage en cas de litige en matière de règles normatives se fait la plupart du temps par des organes internes. Une entière liberté est donnée aux partis pour créer leurs statuts – leur « droit interne » (Hermel, 2001) et pour régenter leur « vie intérieure » (Poirmeur et Rosenberg, 2008 : 220), c’est-à-dire les droits et les obligations de leurs membres, la nomination, la révocation et les attributions de leurs organes, etc. Ils peuvent ainsi autodéfinir la nature et la spécificité de leurs tâches (Lehingue 1999 : 94). Aucun contrôle externe ne s’effectuant à propos des règles officielles, leur interprétation est faite par les acteurs des partis eux-mêmes, ce qui laisse une place très grande au poids des habitudes.

Notre objectif est d’appliquer les hypothèses classiques sur la sélection des candidats au cas français. Nir Atmor, Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat (2011) ont développé un cadre d’analyse basé notamment sur la nature du sélectorat : inclusif (un grand groupe de personnes sélectionne les candidats) ou exclusif (un petit groupe de personnes sélectionne les candidats)[8]. Selon eux, un sélectorat inclusif tend à une représentation plus personnelle de la politique, tandis qu’un sélectorat exclusif, composé par exemple d’un petit groupe de dirigeants du parti, tend à une représentation davantage partisane. En suivant ce raisonnement, nos hypothèses sont les suivantes : les méthodes de sélection plus inclusives devraient pousser un aspirant candidat à jouer sur des critères plus personnels que partisans pour obtenir l’investiture. Ainsi, plus le sélectorat est inclusif, plus l’aspirant candidat développerait des stratégies basées sur des facteurs personnels. Inversement, plus le sélectorat est exclusif, plus l’aspirant candidat développerait des stratégies liées au parti. Nous émettons l’hypothèse que les règles informelles et la pratique ont un impact très important et que, selon le sélectorat défini dans les partis, les candidats ne développeraient pas les mêmes comportements stratégiques. Par stratégies liées au parti, nous entendons tous les comportements qui peuvent se rattacher au parti politique d’appartenance de l’aspirant candidat (par exemple le lien avec les militants) ; tandis que les stratégies basées sur des facteurs personnels relèvent d’une « marge de manoeuvre » (Sawicki, 1992) par rapport au parti et concernent des caractéristiques plus individuelles des aspirants candidats, liées à leur personnalité (notoriété, expérience politique, présence locale…)[9].

Pour l’opérationnalisation, nous mobilisons le cadre conceptuel de Pippa Norris (1997) comprenant quatre niveaux d’analyse emboîtés pour étudier la sélection politique des candidats aux élections législatives[10]. Il existe en effet des contraintes fortes dues aux spécificités du système politique français : fonctionnement et effet du scrutin uninominal majoritaire à deux tours (Blais et Loewen 2009) ; système partisan allant vers un « bipartisme imparfait » (Grunberg et Haegel 2007) ; lois et règles qui pèsent sur le processus de sélection (conditions d’éligibilité[11], lois sur la parité[12], règles relatives aux conditions d’éligibilité[13] et celles relatives au financement des partis[14], ou encore accords conclus entre les formations politiques avant les élections). Nous n’abordons cependant pas dans cet article le processus de sélection dans son ensemble, mais appréhendons l’effet du deuxième niveau (le processus de sélection) sur le troisième (l’offre des candidats). Notre analyse se concentre sur les deux grands partis français, le PS et l’UMP, caractérisés par « une double domination présidentielle et parlementaire » (Grunberg et Haegel, 2007 : 21). La comparaison se fait entre deux partis de gouvernement[15], avec des groupes parlementaires importants et qui sont bien implantés localement : nous sommes ainsi en présence d’aspirants candidats qui sont dans la même arène de jeu, pour reprendre une expression de Norbert Elias (1991). Ces deux partis se situent à gauche et à droite de l’échiquier politique et nous les avons choisis en raison de leur différence de culture politique interne : le PS s’est construit autour d’une idéologie qui place le militant au centre, tandis que l’UMP est associée à une culture du chef. La comparabilité est construite par l’opposition idéologique de ces deux partis, qui ont cependant des similarités structurelles. Dans les différents statuts de ces partis, les règles procédurales de la sélection des candidats aux élections législatives sont restées extrêmement stables[16]. Les stratégies pour devenir candidat du parti, dégagées dans les entretiens, sont robustes : les règles procédurales étant stables dans le temps, nous supposons que le droit interne des partis, dans lequel se reflète une culture politique, conditionne les stratégies des élus[17]. Nous avons dégagé ces stratégies à partir de données d’entretiens sur les expériences de députés, donc d’anciens candidats, que nous avons analysées ensuite de manière qualitative. Nous souhaitons ainsi mettre en lumière leur lecture du processus de sélection au sein de leur parti. Comment justifient-ils qu’ils ont été gagnants dans le jeu de la sélection ?

S’entretenir avec des députés sur leur candidature comporte certes des biais méthodologiques ; cela permet néanmoins d’accéder aux stratégies couronnées de succès pour devenir candidat, puis député[18]. Le matériau empirique utilisé est déclaratif : les députés étant des acteurs politiques rompus à l’exercice de l’entretien (principalement journalistique) et habitués à reconstruire leur parcours a posteriori, leur parole prend souvent la forme d’un discours de valorisation de soi. Cette mise en récit a une fonction évidente de légitimation des procédures de sélection et donc, indirectement, elle vise également à légitimer leur place dans le jeu politique. Il s’agit d’un matériau à manier avec précaution. Pour autant, il serait excessif de dénier toute valeur explicative à leur parole, et ce, pour trois raisons. Tout d’abord, les députés sont des acteurs centraux du jeu partisan qui en connaissent les règles et les rouages et qui font souvent partie intégrante des organes décisionnels nationaux des partis. Ensuite, leur carrière s’inscrivant dans le temps long, avant d’avoir été des candidats gagnants, ils ont également pu connaître des défaites politiques personnelles ou touchant leur entourage, ce qui en fait des enquêtés privilégiés de ces arènes de pouvoir. Enfin, la valorisation de soi passe également chez les députés par leur propension marquée à parler des coulisses du pouvoir, pour en souligner leur connaissance.

Sur le plan de la méthodologie, l’utilisation d’un logiciel de type CAQDAS[19] permet de repérer les régularités des discours et de tout matériau qualitatif : dans notre cas, il s’agit d’extraits d’entretiens ayant un rapport à la nomination, à l’investiture et aux règles du parti[20]. Ces régularités attestent de leur importance dans le discours des députés. Malgré des singularités liées à leur parcours individuel, la récurrence de ces stratégies souligne leur portée plus générale. Il est certain que les interviewés n’ont pas vécu le moment de sélection de la même manière : les effets des règles normatives et pragmatiques sur leur lecture de ce moment ne sont pas uniformes et peuvent varier en fonction des particularités contextuelles de chaque circonscription (contexte politique local, situation de la section, etc.)[21]. Nous ne minorons pas la structuration particulière partisane de chaque territoire ; pour analyser l’effet des règles sur les stratégies des députés, nous ne conservons que les variables explicitées ci-dessous.

Les entretiens ont été réalisés entre 2009 et 2012, c’est-à-dire dans la période charnière de deux législatures (la XIIIe et la XIVe). La majorité parlementaire de la XIIIe législature (2007-2012) était détenue par l’UMP, tandis que celle de la XIVe législature (2012-2017) est socialiste[22]. Les entretiens ont été classés selon plusieurs variables ayant un effet sur la sélection : le parti d’appartenance, le cumul des mandats, le nombre de mandats législatifs exercés dans le temps et le fait d’être un sortant ou primo-élu. Le parti d’appartenance est essentiel pour analyser le type de sélectorat par lequel l’aspirant candidat a été choisi. Le cumul, l’ancienneté politique et le fait d’être sortant ou non sont trois variables qui jouent sur l’expérience politique de l’aspirant candidat et sur sa capacité à comprendre et à manier les règles du jeu politique.

Les règles normatives et pragmatiques de désignation des candidats aux élections législatives pour le PS et pour l’UMP

L’importance du moment de sélection : l’hypothèse de la démocratisation 

La sélection des candidats a été longtemps considérée comme l’affaire privée des partis, le « jardin secret » (Gallagher et Marsh, 1988) d’un petit nombre d’élus dirigeants du parti, réunis en comités. L’émergence, ces dernières années, d’un processus de démocratisation des procédures de sélection a été soulignée par de nombreuses études[23]. Cette recherche de démocratisation est consacrée statutairement : que ce soit pour le PS ou l’UMP, chaque parti revendique le label démocratique. L’expansion de la démocratie interne se fait, du moins de manière formelle, essentiellement par le recours à la participation directe des adhérents, des militants et parfois même des électeurs (Pennings et Hazan, 2001 : 268. Formellement, on peut alors parler de démocratisation du processus de sélection lorsqu’il y a un élargissement du sélectorat, c’est-à-dire si le sélectorat adopté est plus inclusif que le précédent (Rahat et Hazan, 2001 : 309).

Les règles normatives de la sélection politique au PS et à l’UMP

Un détour par le règlement est primordial pour comprendre l’écart existant entre ces règles et la pratique (Norris et Lovenduski, 1995 ; Norris, 1997). Nous utilisons pour cela la documentation des partis. Pour l’UMP, il s’agit du règlement intérieur (RI) et des statuts adoptés lors du Congrès de juin 2013. Pour le PS, nous nous appuyons sur un document comprenant les statuts, le règlement intérieur et la déclaration de principes qui a été publié après le Congrès de Toulouse en octobre 2012. Le règlement des partis crée un cadre général aux apparences juridiques qui a pour but de réguler le fonctionnement des partis politiques.

Au PS, les aspirants candidats sont appelés à se présenter au sein de leur parti lors d’une assemblée générale organisée par la fédération. De nombreux critères sont mentionnés dans le règlement intérieur du parti pour ce qui les concerne : non-cumul, parité, présence de trois années successives au sein du parti (sauf exceptions décidées par le Conseil national), être à jour dans ses cotisations, joindre à la déclaration de candidature un avis de prélèvement automatique auprès de la fédération ou de la direction nationale. Les sections se réunissent ensuite pour élire leur candidat lors d’un scrutin personnel et secret (art. 5.1.6 du RI). Le vote est extrêmement réglementé : on y trouve l’horaire d’ouverture des bureaux de vote, les documents qu’il faut présenter pour voter (pièce d’identité, carte du parti, carte d’électeur ou justificatif de domicile), l’installation d’isoloirs, la description du processus de dépouillement, etc. Le non-respect de ces dispositions entraînerait l’invalidation des résultats. Les résultats définitifs sont validés par le Congrès, la Convention ou le Conseil national. Ainsi, les instances dirigeantes nationales du parti ont le dernier mot en cas de désaccord, que celui-ci ait lieu au niveau local ou entre le niveau local et le national. Si dans la vie locale du parti la plupart des décisions se prennent à main levée, le vote concernant le choix du candidat, défini dans les statuts, se fait dans des isoloirs et semble se calquer ainsi sur le fonctionnement des élections politiques nationales ou locales. Le vote des militants socialistes peut être assimilé à des « primaires fermées » (Lefebvre 2015 : 22), internes au parti. L’investiture au PS est une procédure très codifiée qui suit des étapes prédéfinies, sur plusieurs mois : les statuts soulignent l’importance de la « détermination des calendriers de désignation » (art. 5.1.2 des statuts du PS). Le calendrier est fixé en trois temps : la déclaration des candidatures, le vote des militants et la ratification par les instances nationales (Desrumaux 2013 : 186).

À l’UMP, une Commission nationale d’investiture est désignée par le Bureau politique avant chaque scrutin, qu’il soit local ou national. Elle a autorité pour préparer les investitures et formuler des propositions concrètes de candidats pour chaque circonscription. Une consultation des adhérents est possible. La Commission nationale d’investiture établit ensuite une liste des candidats investis. Cette liste est soumise à l’approbation du Conseil national.

Ce qu’il faut noter surtout en comparant les deux partis, c’est que les négociations concernant les candidatures n’ont pas lieu au même niveau. Au PS, les négociations et les potentiels conflits ont lieu tout d’abord au niveau local, dans les sections et les fédérations, puis les noms des candidats sont validés au niveau national. À l’UMP, les désaccords surviennent au niveau national entre les membres des instances nationales qui peuvent être en conflit sur le choix du candidat. En ce qui concerne le processus de sélection des candidats aux élections législatives, le niveau local est quasi inexistant dans les textes des partis. Les statuts de 2013 et le règlement intérieur prévoient expressément une consultation des membres en matière d’investiture, quelle que soit l’élection. Cependant cette consultation des adhérents n’est en pratique qu’une possibilité laissée à la Commission nationale d’investiture et n’a rien de contraignant (art. 35§3 du RI de l’UMP). Au final, c’est cette commission qui a un pouvoir de proposer des candidatures. Elle est libre de consulter les adhérents (assemblée générale de circonscription ou section) avant d’arrêter son choix. La décision finale appartient en bout de chaîne au Conseil national. Dans la pratique, nous observons que ces consultations ne sont pas mises en place pour les élections législatives.

Le tableau 1 permet un constat rapide : dans le cas de la sélection des candidats pour les élections législatives, la place des adhérents diffère énormément. Si au PS les adhérents sont intégrés par le vote, à l’UMP leur consultation n’est que facultative. Dans les deux cas, le niveau national a cependant le dernier mot (à ce sujet voir aussi Murray, 2010 : 55). Le PS présente, dans les textes, un sélectorat plus inclusif et va ainsi dans le sens de l’hypothèse de la démocratisation présentée ci-dessus. Par ailleurs, l’étude des règlements permet d’avancer l’idée que le PS a un rapport plus rigide aux règles. Chaque situation y est décrite avec précision et les différentes configurations possibles sont abordées. Au contraire, les règlements de l’UMP sont formulés de manière assez vague pour laisser une grande marge d’action et d’interprétation aux instances concernées : l’UMP est ainsi une « organisation caractérisée par le bricolage des statuts au profit du leader et des rapports de force internes » (Haegel, 2012 : 136).

Tableau 1

Les procédures de sélection formelles au PS et à l’UMP

Les procédures de sélection formelles au PS et à l’UMP
Sources : Statuts/RI du PS (octobre 2012) ; et Statuts/RI de l’UMP (juin 2013)

-> Voir la liste des tableaux

Cependant, il faut rappeler que sans organe de contrôle extérieur, l’interprétation en est laissée aux acteurs mêmes qui ont créé ces règles. Ces procédures de sélection normatives sont également soumises à des « règles de répartition des investitures (mise en place de la parité, de la représentation des minorités ou de « la diversité », parfois des règles de renouvellement) » qui « ont complexifié la concurrence interne » (Lefebvre et Sawicki, 2006 : 209). Les règles de répartition ont des statuts différents : certaines sont des contraintes juridiques extérieures aux partis, comme le respect de la parité ; d’autres sont des injonctions partisanes[24] qui ne sont pas toujours formulées dans les règles normatives (comme la représentation des minorités). À cela il faut encore ajouter les alliances politiques et électorales conclues entre les partis pour les investitures : on parle ainsi de « gel de la circonscription[25] » ou de circonscriptions réservées pour les femmes. Au PS elles sont formalisées dans l’article 5.1.1 des statuts, intitulé « Accords et décisions nationales », qui stipule que les accords nationaux « s’imposent à tous les échelons de désignation du parti, quel que soit le type d’élection ». Bien qu’ils existent, ces accords politiques ne sont pas évoqués dans les statuts et le règlement intérieur de l’UMP. Ces règles normatives et pragmatiques, c’est-à-dire à la fois formalisées et/ou intériorisées par la pratique, redistribuent « les cartes du jeu partisan » (Lefebvre et Sawicki, 2006 : 209), permettant aux aspirants candidats de jouer, de déjouer et également d’être joués par un jeu politique qu’ils ne maîtrisent pas dans son intégralité.

Les dérogations aux règles : le poids des pratiques

Outre les règles formelles, les procédures de sélection sont également régies par leur pendant informel, les règles pragmatiques. Les statuts permettent d’apprécier les différentes conceptions des partis en termes de sélection, mais ne décrivent pas les « véritables circuits de pouvoir internes, relevant de la pratique » (Poirmeur et Rosenberg, 2008 : 226). La règle implicite qui prévaut dans les deux partis est la réinvestiture quasi automatique des députés sortants, ce que confirment la plupart des députés que nous avons interrogés. Un député UMP, lors de son quatrième et dernier mandat dans la majorité, affirme à propos des élections de 2007 : « Tant que l’on est sortant, c’est une formalité ! J’étais sortant et incontesté[26]. » Cet élu, qui cumule des mandats de parlementaire, de maire et de conseiller général, occupe également une fonction de responsabilité au niveau départemental de son parti, notamment pendant sa dernière réélection. Bénéficiant de cette multipositionnalité, ce député a la capacité de peser sur la décision du candidat à investir à l’UMP dans cette circonscription pour les élections de 2007 ; on retrouve ici « la stratégie du baobab » décrite par Yves Mény (1992b : 89). L’aspirant candidat est dans une situation tronquée dans laquelle il désire être candidat et il est également une des personnes qui statuera sur cette décision. Juge et partie – aspirant candidat et sélecteur –, une situation fréquente dans le processus de sélection des candidats.

Les députés interrogés insistent cependant sur la difficulté d’obtenir la première investiture, mais une fois élus, ils assurent que cette difficulté s’amenuise, la règle étant de réinvestir le député en place. Cette règle est toutefois moins automatique au PS qu’à l’UMP et ces réinvestitures peuvent également être entravées par les critères présentés plus haut (gel de la circonscription, circonscription réservée à une femme, accords avec des partenaires politiques).

L’importance des règles pragmatiques dans le jeu partisan est visible dans de nombreux détournements des règles officielles. Le vote des militants prévu par le PS dans les textes n’est pas systématique, alors même qu’il s’agit du critère principal du caractère inclusif du sélectorat de ce parti et de son ambition de démocratie interne[27]. Bien au contraire, si les députés décrivent l’investiture comme indispensable pour être élu, ils sont nombreux à concéder qu’il ne s’agit que d’une étape formelle, étant souvent les seuls candidats en lice. Les négociations se font en amont de ce vote, pour ne présenter qu’un seul candidat au vote des militants : « Il n’y avait aucun problème, puisqu’il n’y avait qu’un seul candidat[28]. » Les personnes interrogées parlent ainsi de « vote symbolique[29] » ou de « tradition de candidat unique au PS[30] ». La pratique de la candidature unique met en avant le fait que la sphère de négociation se trouve en amont des procédures inclusives de sélection : il s’agit d’une forme de neutralisation de la concurrence électorale interne. Les règles pragmatiques s’adaptent à l’existence de règles normatives que le parti peut ainsi continuer à brandir en façade. Cela se retrouve également à l’UMP, comme l’évoque ce député à propos de l’investiture de 2007 : « Il n’y a eu aucun problème. Je n’avais pas de concurrent. Quand vous existez un peu publiquement, que vous faites votre travail, en fait, vous n’avez pas de concurrent[31]. » Pour l’UMP, la liste des candidats doit être établie par la Commission nationale d’investiture. Aucune précision n’est apportée dans le règlement du parti sur ce processus, mis à part la composition de cette commission (49 membres). Une consultation des adhérents est possible, mais dans la pratique, pour « prendre la température locale », la commission consulte les élus locaux : « La commission, elle a des collaborateurs qui appellent quelques élus et leur demande : Qu’est-ce que vous en pensez ? Comment il est ? Est-ce qu’il est bien vu ? Que fait-il au niveau local[32] ? » Les élus locaux de l’UMP peuvent avoir du poids dans la décision d’une investiture, s’ils sont consultés. L’importance des réseaux relationnels au sein du parti prend dans ce cas toute son ampleur. Connaître un membre de la Commission nationale d’investiture à l’UMP peut aussi être un moyen de « faire passer » un nom pour une investiture.

Après l’étude des règles normatives et pragmatiques du PS et de l’UMP, notre hypothèse de départ peut être précisée. Si la pratique détourne parfois le principe initial voulu et/ou affiché, le PS a une procédure de sélection plus inclusive que celle de l’UMP. Nous attendons donc de la part des aspirants candidats socialistes des réactions et des comportements stratégiques déclarés qui seraient plus centrés sur des facteurs personnels que partisans. Les candidats UMP étant choisis par un sélectorat plus exclusif, leur comportement déclaré devrait être davantage tourné vers leur parti. La deuxième partie de cet article aborde ainsi la lecture que les députés font, a posteriori, du processus de sélection.

Une lecture des règles normatives et pragmatiques de la sélection par les députés PS et UMP

La sélection est l’étape cruciale d’entrée dans la carrière politique. Même quand la carrière parlementaire est déjà engagée, l’investiture garde son importance. Elle permet symboliquement de conserver les attributs partisans, il s’agit d’une confirmation, d’une reconnaissance du parti pour le travail effectué au cours du mandat précédent[33]. La pratique montre des contournements de ces règles normatives et pragmatiques en vue d’obtenir l’investiture.

Les stratégies présentées dans cette partie sont analysées à l’aune de l’hypothèse développée sur le sélectorat. Dans l’analyse des entretiens, nous observons bien que les différentes stratégies évoquées par les aspirants candidats pour être choisis se regroupent sous deux grandes catégories : les stratégies liées à des facteurs partisans et celles liées à des facteurs personnels. Elles ne sont pas exclusives et mêlent souvent facteurs partisans et personnels. Nous les présentons séparément, à la manière d’idéaux-types construits par la récurrence de leur évocation par ces acteurs. Il faut garder à l’esprit que les stratégies présentées sont de l’ordre du discours de légitimation des pratiques pour être investi ; il s’agit de ce fait d’une certaine lecture du moment de sélection par les élus. Les aspirants candidats possèdent des informations incomplètes au moment de la sélection. Ils ont en tête les règles normatives du parti, qu’ils maîtrisent plus ou moins. La lecture qu’ils font de ce moment d’investiture est une manière de percevoir leur intériorisation des règles et ce que ces anciens candidats souhaitent montrer comme étant primordial dans leur investiture. Si notre hypothèse de départ se vérifie, une divergence entre les candidats du PS et ceux de l’UMP devrait se dégager.

Composer avec les règles pragmatiques du parti : attendre son tour

Avant même de penser à l’investiture, l’aspirant candidat doit non seulement composer avec les règles de son parti, mais il doit les maîtriser. La compétition interne est en effet gelée tant que le député sortant souhaite se représenter : c’est la règle pragmatique la plus prégnante dans les deux partis. Cette règle de réinvestiture automatique est complètement intégrée au sein des partis : la plupart des députés interrogés pensent recevoir quasi automatiquement l’investiture de leur parti s’ils se représentent à la prochaine élection. À la question « Si vous vous représentiez aux prochaines élections, pensez-vous que vous seriez à nouveau désigné par votre parti[34] ? », les députés PS et UMP interrogés répondent de manière presque identique : l’écrasante majorité, près de 89 % des députés, répondent qu’ils seront probablement ou certainement désignés à nouveau[35]. Il est très rare dans les faits que les partis ne réinvestissent pas l’élu sortant : pour les élections de 2012, par exemple, 471 députés sortants sur 577 se représentent au premier tour, soit près de 82 % des membres du Parlement[36]. Même si certains ont pu revenir dans la course sans l’investiture du parti, cela reste peu fréquent. L’effectif très important des sortants empêche d’autres candidats potentiels de se présenter. L’assistant parlementaire d’un député PS décrit en ces termes l’investiture de 2007 : « Ce qui était important était de savoir si le député allait ou non se représenter. Une fois qu’il s’est représenté, il avait une ultra légitimité. Donc il écrasait face à lui toutes velléités de pouvoir postuler à sa place[37]. »

De même à l’UMP, si le sortant veut se représenter, il obtient en général l’investiture, comme le rappelle en entretien un député membre de la Commission nationale d’investiture[38] :

En général, l’investiture va au sortant, sauf s’il n’a pas bossé, s’il a démérité, trahi, ou que les informations qui remontent, rapportent qu’il est rejeté, qu’elle est rejetée si c’est une femme, sur le terrain. En général, le sortant, s’il est candidat, est réinvesti. Sauf s’il y a vraiment faute, politique, personnelle ou de toute nature. Voilà, donc ce qui est dur c’est d’avoir la première investiture. Une fois que vous êtes sortant, si vous avez l’intention de vous présenter et si vous n’avez pas mal agi, vous êtes normalement réinvesti.

À propos de leurs débuts en politique, les députés se remémorent lors des entretiens la patience dont ils doivent faire preuve, au sein d’un parti, pour pouvoir commencer « le jeu » politique. À noter cependant les critères assez flous qui permettraient selon ce membre de la Commission nationale d’investiture de ne pas être réinvesti pour un député UMP ; on perçoit bien la prépondérance du niveau national du parti et la contingence des critères de sélection. Ce n’est donc qu’une fois la place libre que la compétition interne pour l’investiture commence. À partir de là, les aspirants candidats vont développer deux types de stratégies pour être nommés.

Les stratégies partisanes : utiliser les ressources du parti

Le premier type de stratégies – les stratégies partisanes – se décline en trois sous-catégories présentes dans les discours à propos des candidatures : identifier le sélectorat pour se faire connaître ; mobiliser le réseau de notabilité locale en faveur de sa candidature ; et se conformer à l’image que l’on a du parti politique[39].

Formellement, les règles normatives consacrent les militants comme étant le sélectorat du PS et la Commission nationale d’investiture comme celui de l’UMP. L’enjeu pour les aspirants candidats tient dans l’identification des sélecteurs clés pour la décision d’investiture. Le fait que le niveau national du parti ait le dernier mot dans l’investiture semble peser fortement dans les stratégies des aspirants candidats : il s’agit donc pour eux d’atteindre cette sphère de décision pour tenter de convaincre les instances nationales du parti du bien-fondé de leur candidature. Certains vont s’adresser directement au sélectorat de leur parti, comme c’est le cas de ce député UMP qui tente d’obtenir sa première investiture en 2007 : « J’ai donc pris mon bâton de pèlerin, j’ai frappé à la porte rue de La Boétie[40] et j’ai dit : le candidat socialiste a 38 ans, le candidat du MoDem [Mouvement démocrate] en a 42, je pense qu’il serait temps de faire confiance ici à une nouvelle génération[41]. » Un député, membre de la Commission nationale d’investiture de l’UMP, précise : « Tous les candidats potentiels, surtout lorsqu’il y a des désaccords, sont reçus bien entendu à Paris. On entend les parlementaires également. La commission entend toutes les personnes qui souhaitent être entendues. » Au PS, plus qu’à l’UMP (où ils ne sont pas du tout évoqués dans les entretiens), obtenir le soutien des militants peut s’avérer une stratégie gagnante pour convaincre les instances de décision parisiennes. Le vote des militants occupe une place centrale dans les procédures formelles de sélection du PS. Pour autant, les militants sont quasiment absents des discours des députés de ce parti concernant leur investiture. Les rares fois où le vote des militants est évoqué, il est le plus souvent évacué par le député, comme constituant un élément non problématique et marginal du processus. Les militants deviennent en revanche très présents dans le discours des élus lorsque les instances nationales du parti tentent d’imposer des critères de sélection qui les excluent (circonscription réservée à une femme, accord électoral conclu avec un autre parti) ou parachutent face à eux un candidat étranger à la circonscription. Pour l’aspirant candidat rejeté par les instances nationales du parti ou contraint à la dissidence, les militants deviennent une ressource incontournable qui permet, dans certains cas, de faire plier les instances nationales du parti. Au PS, quand la nomination se passe dans un cadre non conflictuel, les militants semblent passer au second plan. Cependant, en cas de conflit entre les différents organes du parti, avoir le soutien des militants devient un levier considérable pour faire face aux instances nationales.

La deuxième stratégie partisane consiste à mobiliser le réseau de notabilité locale du parti en sa faveur. Les députés sont en effet nombreux à parler de l’aide qu’ils ont pu recevoir des cadres du parti et des élus locaux lors de leur première désignation. Il s’agit dans ce cas pour le candidat d’identifier le réseau de notabilité locale du parti et de s’en faire connaître. Bénéficier du soutien d’un notable (Mény, 1992a ; Mabileau, 1995 : 85) peut avoir plusieurs effets. Tout d’abord, cela permet de montrer aux militants que l’on fait déjà partie du réseau partisan local et que l’on pourra le mobiliser une fois élu. Le soutien d’un notable local peut avoir aussi une influence déterminante auprès des instances nationales, comme dans l’exemple qui suit. Un candidat UMP raconte qu’il était en compétition pour l’investiture avec un autre aspirant candidat au niveau local. Cependant, il bénéficiait du soutien d’un élu du parti de tout premier plan, à la fois bien implanté localement (président d’un exécutif local) et bénéficiant d’une stature nationale (ancien ministre). Il décrit son investiture dans ces termes :

Toutes les candidatures devaient faire l’objet d’un écrit, une lettre de demande d’investiture. J’ai fait une lettre, transmise au président départemental et transmise à l’instance nationale, à la Commission d’investiture. Lui [l’autre candidat] il a écrit aussi, mais en fait, ce qui s’est passé, c’est qu’il [l’élu de premier plan] n’a même pas parlé de lui à la commission, il a dit qu’il n’y avait qu’un seul candidat. C’est-à-dire qu’à Paris, ils avaient complètement écarté la deuxième candidature. Dans leur tête, il n’y avait qu’un candidat, ils n’ont même pas examiné la deuxième proposition. Lui était un peu dégoûté, en fait parce qu’il aurait souhaité une sorte de primaire locale. Moi, ça ne me gênait pas du tout parce qu’il n’y aurait pas eu de problème, mais ça ne se passe pas comme ça. C’est un petit côté… Ce n’est pas très démocratique en fait la façon dont ça se passe[42].

Avoir le soutien des cadres locaux du parti permet d’avoir davantage de poids dans les négociations intrapartisanes pour l’investiture. Le candidat joue ainsi directement sur les sphères de négociation : n’ayant pas accès au sélectorat situé dans la sphère nationale, il s’appuie sur un notable local qui joue le rôle de médiateur entre l’aspirant candidat et les instances centrales du parti. L’appui d’un cadre important du parti au niveau local lui permet au final de remporter la décision du parti au niveau national.

La troisième stratégie partisane consiste pour les aspirants candidats à adapter leur comportement aux attentes du parti et aux représentations qu’ils s’en font. Celles-ci ont un impact direct sur les discours et les attitudes. En ce qui concerne les discours, la plupart des députés et des candidats interrogés travaillent à partir de la documentation fournie par leur parti. Celle-ci permet aux aspirants candidats d’emprunter des arguments, de se conformer au vocabulaire partisan, le parti politique devenant alors une véritable « logocratie » (Hastings, 2001). Le discours politique fait passer un message, mais permet aussi d’entretenir une identité politique commune avec le parti. Un député PS sortant décrit en ces termes la manière dont il prépare ses discours : « Je me suis très largement appuyé sur cette documentation du PS qui était une documentation fouillée, argumentée avec des chiffres. Après, on les combine à sa façon, on en fait sa propre conviction, son propre discours, mais moi ça m’a énormément apporté[43]. » « On en fait sa propre conviction » : cette expression souligne bien la manière dont les élus se réapproprient les discours de leur parti. Ce qui ressort de nombreux entretiens, c’est qu’il faut « faire socialiste » ou « faire de droite ». Côtoyer les autres élus de son parti permet aux candidats d’apprendre à se conformer à l’image du parti. Un député UMP expérimenté (ayant effectué cinq mandats à l’Assemblée nationale) explique qu’il tient des réunions régulières avec les candidats de la région pour leur apprendre à « faire UMP » :

Je les ai vus, je leur ai expliqué tous les trucs ! Ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire, le choix du suppléant, la campagne, les réunions. Je leur donnais des petits trucs de pratique si vous voulez ! Comment on fait campagne, les erreurs, les trucs où on peut se faire piéger, le comportement vis-à-vis des gens, l’aspect vestimentaire, l’aspect de la bagnole qu’il faut ou qu’il ne faut pas[44] !

L’appartenance à un parti se travaille et se donne à voir par des signes extérieurs. Une députée PS raconte que pour sa première rentrée à l’Assemblée nationale, elle avait, avec d’autres nouveaux députés socialistes, reçu les conseils d’un député expérimenté : « Il nous a dit qu’il ne fallait jamais oublier que nous étions des députés socialistes et que nous devions nous comporter comme un député socialiste, c’est-à-dire ne pas être notable, vaniteux… et je trouve que c’est tout à fait vrai[45] ! » Cette stratégie montre l’importance que revêtent pour les candidats les représentations sociales associées à l’image du parti.

Les stratégies partisanes dégagées à travers le discours des députés ne semblent pas se rattacher exclusivement aux aspirants candidats du PS ou de l’UMP. En cas de conflit, les militants peuvent certes se révéler une ressource clé pour les aspirants candidats socialistes. Dans le cas contraire, les stratégies basées sur des facteurs partisans ne se rattachent pas, dans la lecture de l’investiture par les députés, à une tendance politique claire. Le comportement déclaré par les députés va certes différer dans son contenu, mais les stratégies partisanes dégagées sont assez similaires.

Les stratégies basées sur des facteurs personnels : utiliser ses propres ressources

Le deuxième type de stratégies joue sur des aspects personnels du candidat. Trois procédés se dégagent du corpus d’entretiens : renforcer sa notoriété, jouer sur la continuité et augmenter ses chances par le choix du suppléant.

Premièrement, selon les députés interrogés, renforcer sa notoriété est le meilleur moyen d’être sélectionné par le parti. Il en va de même pour être élu, puisque 75 % des députés UMP et 62 % des députés PS interrogés considèrent la notoriété comme étant un élément important pour remporter une élection[46]. Pour se faire connaître des citoyens, rien ne vaut selon les députés un travail de « terrain ». Ceux-ci n’hésitent pas à recourir à la métaphore artisanale ou agricole pour expliquer leur approche : le terrain doit être martelé ou labouré[47] en allant dans toutes les communes de la circonscription ; il s’agit dans tous les cas d’un travail de longue haleine qui ne peut porter ses fruits qu’à long terme. La stratégie de la notoriété passe aussi par une mise en avant de l’appartenance locale devant les électeurs. Des phrases telles que : « Tout le monde me connaît ici, je suis né ici. Je suis proche des citoyens et des militants[48] » ou encore « J’étais le gamin du coin, du cru, fils de commerçants, j’étais bien implanté[49] » sont fréquentes dans le récit de présentation des députés. Le cumul des mandats est un facteur tout à fait déterminant dans la notoriété des aspirants candidats. À mesure qu’ils multiplient leurs expériences d’élus, les aspirants candidats sont plus à même de maîtriser l’ensemble des stratégies d’investiture. Le cumul des mandats leur permet de devenir un personnage politique incontournable au niveau de la circonscription : « le cumul spatial octroie une notoriété élevée et une image positive, puisque le candidat accumule les campagnes, les réussites électorales et la diffusion d’informations » (François et Navarro, 2013 : 25). Le cumul devient un signal de qualité et de compétence pour remporter une élection, mais également durant l’étape préalable de la sélection partisane.

Deuxièmement, pour favoriser leur investiture, les aspirants candidats peuvent se présenter comme les héritiers du député sortant et les « continuateurs » de son action, ce qui constitue pour eux une marque de légitimité et un gage d’expérience. Ce genre de stratégie est à cheval entre la mobilisation de ressources partisanes et l’utilisation de ressources personnelles. L’aspirant candidat peut se réclamer du parrainage de son prédécesseur et, en même temps, ce sont les caractéristiques personnelles qui ont amené l’aspirant candidat à être choisi comme dauphin du député sortant. Au cours des entretiens, plusieurs députés UMP se sont présentés comme étant les candidats naturellement destinés à succéder au député sortant[50]. Par exemple : « J’étais déjà suppléant du député précédent, et j’étais conseiller général, donc j’étais un peu le successeur naturel, le député précédent avait 75 ans et il m’avait présenté comme son dauphin[51]. » Les aspirants candidats montrent ainsi que s’ils sont désignés, puis élus, ils pourront reprendre « une entreprise déjà existante, organisée et expérimentée, comme on reprend un fonds de commerce avec ses produits, ses clientèles, une image faite d’habitudes, de traditions, etc. » (Garraud, 1988 : 407).

La troisième manière de composer avec les règles de sélection se fait par le choix du suppléant, qui est une stratégie pour accroître la part du vote personnel. Bien choisir son suppléant permet de gagner de nouveaux électeurs qui s’identifieront plus au candidat suppléant qu’au candidat principal. Le choix du suppléant permet en effet de compléter son profil, de mettre en avant des compétences qu’on ne possède pas, d’affirmer son appartenance à un réseau. Plusieurs stratégies sont possibles : choisir un suppléant avec une autre étiquette politique comme symbole d’ouverture politique ; un suppléant qui représente une autre partie de la circonscription (une autre zone géographique s’il s’agit d’un élu local, ou une autre catégorie professionnelle) ; choisir une femme s’il s’agit d’un aspirant candidat homme, choisir un suppléant plus jeune, etc. Avec le choix du suppléant, une stratégie de dédoublement est mise en place dans laquelle l’aspirant candidat tente de combler ses lacunes dans l’espoir de toucher un électorat plus large : « Le suppléant, c’est particulier. C’est une équipe bien entendu et le suppléant est celui dont on estime qu’il va apporter quelque chose à l’équipe que l’on forme[52]. » Ce choix permet également de remporter plus facilement l’adhésion de son parti[53]. Lors du dépôt de candidature, le nom du suppléant doit figurer au dossier. Au PS, les aspirants candidats sont invités à se présenter devant les militants en binôme avec leur suppléant (art. 5.2.2 du RI du PS). Bien choisir son suppléant permet donc à un aspirant candidat de toucher potentiellement un sélectorat et, s’il est désigné, un spectre d’électeurs encore plus large par le biais de cette personne.

Les différences entre le PS et l’UMP en matière de stratégies basées sur des facteurs personnels sont également minimes dans le comportement déclaré des aspirants candidats. Notre hypothèse selon laquelle les aspirants candidats du PS joueraient davantage sur des stratégies personnelles tandis que ceux de l’UMP développeraient plutôt des stratégies partisanes n’est donc pas validée. À partir de nos données, nous concluons que les comportements des députés en quête de « resélection » sont quasiment identiques pour les deux partis et que le mode de sélection (inclusif ou exclusif) n’a pas d’effet (déclaré) sur les comportements des aspirants candidats pour être investis.

Sortants contre primo-élus ?

La nature du sélectorat étant une explication à écarter, nous pouvons alors nous demander quel facteur influe plus fortement sur les comportements des aspirants candidats dans la recherche de l’investiture. La caractéristique qui fait varier la lecture du processus de sélection est celle de l’ancienneté politique (primo-élu ou sortant) : en étudiant les réponses des députés sous cet angle, nous voyons apparaître des différences plus marquées dans les comportements entre les deux partis. Si les stratégies évoquées plus haut (notoriété, continuité, choix du suppléant) se retrouvent également chez eux, les primo-élus se distinguent clairement des députés sortants par les discours qu’ils tiennent sur le manque de moyens, que ce soit les ressources financières ou les ressources humaines. La première investiture est vécue comme la plus difficile à obtenir. Un candidat UMP raconte en ces termes les « moments de solitude » qu’il a connus lors de sa première campagne, en raison d’un déficit de notoriété dans la circonscription :

C’est vraiment difficile, mais il faut le faire. Prendre sa voiture, faire 70 bornes pour un rendez-vous avec un pauvre maire qui a 50 habitants dans sa commune, qui vous regarde de haut en disant « C’est qui ce pauvre type ? » Dans le regard des gens… Les moments de solitude sont aussi quand vous arrivez dans une commune et que personne ne vous reconnaît. Et que vous devez aller dire bonjour à chaque personne en disant : « Bonjour je serai le candidat aux législatives. » « Ah bon, mais vous êtes qui ? Vous venez d’où ? » Il y a certains moments, c’est presque de la prostitution. Je me suis vu, un jour, à la pharmacie dans un village, il y avait une voiture arrêtée et il y avait deux personnes âgées dans la voiture. J’ai frappé aux carreaux, je ne sais pas pourquoi ! Et je leur ai dit « Bonjour, je voulais me présenter, je suis candidat aux élections législatives. » Et le gars, il referme en disant « Ah ben non, je vote socialiste. » Vous repartez comme ça. C’est très difficile[54].

Les députés sortants, quant à eux, parlent de l’investiture comme d’une formalité : « Le parti soutiendra toujours celui qui est en place. C’est comme ça, c’est génétique[55]. » Cela va même plus loin, la plupart estiment qu’ils seront réélus. Les deux barrières d’accès au mandat – sélection et élection – s’évanouissent une fois la carrière parlementaire commencée. Les députés sortants des deux partis utilisent le terme « capitaliser » pour expliquer la facilité de leur réinvestiture : « C’était plus simple, car j’étais sortant. Il suffisait de capitaliser sur le travail que j’avais fourni. La connaissance des dossiers, les équipes, je les avais déjà[56]. » Capitaliser sur le travail, l’expérience, mais aussi sur la notoriété gagnée au cours du précédent mandat. Nombreux sont ceux qui essaient d’expliquer la part de vote personnel gagnée avec le temps : « J’ai l’impression qu’il y a une sorte de rapport personnel qui s’est noué avec les électeurs avec le temps, c’est difficile à décrire et c’est vraiment présomptueux[57]. » Ou encore : « Il y avait ma notoriété en tant que député. Le travail a payé. Je considère qu’un député représente à lui seul entre 3 et 10 %, ce qui peut faire basculer[58]. » L’ancienneté politique d’un aspirant candidat, plus que le mode de sélection, constitue donc un angle pertinent pour étudier la variation des comportements.

Conclusion

Les lectures par les députés du moment de sélection ne permettent pas de valider notre hypothèse de départ selon laquelle les comportements des aspirants candidats varieraient en fonction des différents modes de sélection. Il convient d’insister sur le fait que notre étude s’appuie sur des déclarations de députés, c’est-à-dire d’anciens candidats. Les règles normatives, bien que différentes entre les deux partis à l’étude, n’ont pas d’effet particulier sur le comportement déclaré des aspirants candidats. Les règles pragmatiques et les pratiques de sélection sont bien davantage prises en compte par ces derniers.

Contrairement à ce que notre hypothèse de départ postulait, le fait d’avoir « démocratisé » la sélection n’implique pas de stratégies particulières de la part des aspirants candidats. Des stratégies similaires (partisanes ou personnelles) sont utilisées au PS et à l’UMP. Si la généralisation à partir de ces deux cas d’étude de partis français est limitée, les évidences empiriques vont cependant à l’encontre des hypothèses formulées à partir de la théorie classique sur la sélection et permettent ainsi de nuancer la littérature existante sur les candidats. La variation de comportement des aspirants candidats a une autre origine que celle du caractère inclusif ou non du sélectorat. Elle se trouve notamment dans la différence d’ancienneté politique de l’aspirant candidat. De plus, si les différences dans les modes de sélection n’ont pas d’effet sur les stratégies déclarées des candidats, elles peuvent toutefois avoir d’autres effets qui ne font pas l’objet de cette étude, par exemple sur le nombre et le profil des candidats à la candidature ou sur le comportement des députés une fois élus.