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Il faut choisir. Car il y a plusieurs portails pour entrer dans ce livre fascinant.

Oui, il s’agit bien d’un ouvrage sur Dante, plus spécifiquement d’un ouvrage qui prend pour base le XXVIe Chant de l’Enfer, consacré à la rencontre d’Ulysse et de Dante. Mais ici, le but n’est pas de fournir une interprétation supplémentaire à ce Chant qui, comme on le sait, a déjà fait l’objet de nombreux commentaires. Peut-être faut-il, à cet instant, nous arrêter sur le motto latin qui, par sa couleur décalée sur la page de couverture, nous interroge : Ne plus ultra, aller — ou ne pas aller — au-delà ? ou vers un Au-delà ?

Il faut choisir, disions-nous. Choisir entre des portes d’entrée, ou encore des thèmes-socles. Et nous avons choisi celui de la Transmission. Expliquons-nous.

Nous savons fort bien que l’Ulysse de Dante a fait naufrage, que la mer, sur lui et sur ses compagnons s’est « refermée ». Il n’y a aucun survivant, donc aucun message à recevoir sans doute. Or Dante choisit d’introduire le récit par Ulysse de sa « folle envolée » (selon l’admirable traduction de J.-L. Poirier) par une métaphore empruntée à la Bible (2 R 2,11) ou par ce qui a toujours été considéré comme une métaphore. Ces quelques vers du Chant XXVI (31-42) ont une première fonction visuelle : ces feux, ces flammes qui servent de « vêtements » aux ombres sont semblables au feu qui cache à Élisée les chevaux et le char qui entraînent Élie au Ciel. L’auteur nous en livre une première interprétation : « Le destin tourbillonnaire d’Ulysse (répond) de façon littéralement antipodique à l’ascension céleste d’Élie » (p. 33). Or, il ne faut pas oublier que, pour Dante, le sujet grammatical de la métaphore n’est pas Élie, mais Élisée qui ramasse le manteau d’Élie qui avait glissé, et qui, par ce geste, devient l’héritier de l’esprit d’Élie.

Or, qui dit héritier, héritage, dit transmission. Dante, par son écoute, reçoit cette charge que Béatrice édictera comme un commandement (presque) divin :

[…] et ce que tu vas voir,

là-bas rentré, peine-toi de l’écrire.

Purg. XXXII,105, trad. Pézard

Dante exerce cette charge en inventant le naufrage comme terme à la vie d’Ulysse. Sera-t-il le seul à donner une postérité à cet événement irrémédiable ? Voici tout l’enjeu de ce livre où l’auteur guide le lecteur avec brio, érudition et grande clarté.

J.-L. Poirier a lui-même divisé son ouvrage en deux parties. La première : « À tire d’ailes pour un vol fou » interroge étroitement le sens d’une telle entreprise. Ce désir de connaissance, qui distingue l’homme de l’animal, est-ce légitime de l’exercer ? Quelle est cette pulsion à la racine de notre curiosité, « cet étrange besoin qui nous porte à connaître des choses que nous n’avons pas à connaître » (p. 160) ? Cette exploration est-elle possible dans un monde qui, s’il semble fixe dans l’Antiquité, voit ses repères mis en question dès le Moyen Âge, et encore plus dans la modernité ? Ce monde où nous sommes embarqués ne ressemble-t-il pas à un bateau voguant sur un océan sans limites sous un ciel dont toute étoile a disparu, et qui ne peut que sombrer dans un naufrage ?

L’auteur convoque les penseurs et les philosophes les plus respectés, de Platon à Descartes, recourant entre autres à saint Augustin et Nicolas de Cues, et s’appuie en particulier sur les ouvrages de Hans Blumenberg. Il interroge aussi des experts en cosmologie et rappelle que « le franchissement des colonnes d’Hercule ne conduit pas au large de Gadès, il libère l’histoire et fraye la voie aux Temps modernes » (p. 129). La fiabilité de notre monde est définitivement ébranlée. Et cette formulation qu’il pose au début de son ouvrage pourrait en fait servir de conclusion à cette première partie : « Porter au fond de soi un désir de savoir infini ne peut donc, en ce monde fini, déboucher que sur un drame. À moins d’une ressource transcendante […] » (p. 55).

Dans une deuxième partie intitulée « Lors fut la mer par-dessus nous reclose » où l’auteur guide le lecteur avec le même brio, la même érudition et la même clarté que dans la première, nous sommes invités à comprendre autrement le message du naufrage d’Ulysse. Car ce n’est plus un naufrage, un anéantissement, un oubli, mais un éblouissement. Les héritiers, bravant l’interdit du frontispice, recueillent le poème « sur le mode allégorique » (p. 240). Les questions primordiales sur le sens de ce monde et la possibilité — ou non — d’un salut pour l’homme se déclinent sous de multiples facettes : épopées, poèmes, fables et contes qui font appel en premier lieu à la littérature italienne, avec quelques incursions dans le domaine anglophone. On côtoie entre autres l’Arioste, le Tasse, Pascoli, mais il faut signaler que Leopardi y tient une place particulière en tant que l’ultime horizon du navigateur devient l’exploration de soi-même : « Entreprise extrême pour la pensée qui s’aventure vers l’infini, sans plus pouvoir prendre appui sur le regard, comme Ulysse qui ne peut plus compter sur les étoiles pour se guider, ni sur les côtes pour se repérer. Tel est le destin de la raison humaine, définie comme lumière naturelle, se découvrant impuissante sans le secours de la théologie lorsqu’elle s’aventure au-delà du sensible » (p. 269). Et il semblerait qu’avec Melville, ou mieux Malcolm Lowry, la déchéance de l’homme devient manifeste.

La transmission ne s’est donc pas révélée comme l’oeuvre directe d’un trésor à conserver, mais plutôt comme une semence apte à germer avec un but ultime : faire découvrir une voie possible de salut, au-delà de tout naufrage. Dans ce registre, J.-L. Poirier rend un témoignage poignant à Primo Levi qui, dans les camps de la mort, retrouve dans sa mémoire des passages de l’épisode d’Ulysse pour le transmettre à Pikolo, et ces quelques instants, volés à l’inhumanité, leur permettent à tous deux de retrouver leur dignité. Et J.-L. Poirier de conclure : « Nous apprenons que la transmission, ce lien qui résiste à l’ensevelissement, compte plus que le contenu de la transmission […]. Pour le dire autrement, cette demande exprime le refus du vivant de consentir à la fin du monde, d’accepter qu’il n’y ait plus d’avenir, d’accepter la suppression de toute possibilité » (p. 345). À ce bateau tourbillonnant sous un ciel muet, s’oppose le chemin de Dante émergeant de l’Enfer et retrouvant les étoiles.

Toute la vie de ce professeur que fut J.-L. Poirier a été vouée à transmettre, et il continue de le faire par ce livre qui nous invite à poursuivre la réflexion. Alors que dans sa stimulante préface Vincent Carraud s’interroge sur la place de l’ouvrage dans une bibliothèque, nous vous invitons à ne pas le classer, à ne pas le ranger trop vite sans en savourer l’extrême richesse.