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L’acte alimentaire que le touriste répète généralement plusieurs fois par jour a une fonction physiologique autant qu’imaginaire. En mangeant les nourritures des territoires visités, le touriste opère une rencontre intime avec les cultures locales, qu’il « incorpore » à la fois physiquement et symboliquement (Fischler, 1990 ; Pavageau, 1997 ; Tibère, 1997). Plus globalement, la découverte des nourritures et des boissons emblématiques des territoires visités contribue à la familiarisation plus ou moins consciente avec l’environnement social, économique et physique de la destination. Aujourd’hui, l’intérêt des touristes pour les cultures alimentaires s’est accentué avec la modernité alimentaire et les dynamiques de patrimonialisation qui l’accompagnent (Poulain, 2002). Il n’en n’a pas toujours été ainsi et, comme le rappelle Julia Csergo (2006 : 5), « longtemps les voyageurs ont ignoré le détail des habitudes alimentaires, des goûts régionaux et des savoir-faire culinaires des contrées traversées ». L’auteure relate les étapes marquantes du changement de statut de l’alimentation dans le voyage et montre comment, avec le développement, les guides touristiques, puis gastronomiques, et par le fait même les cultures alimentaires, sont passés d’un statut très secondaire, voire négligeable, à celui d’éléments valorisés dans le voyage (Csergo, 2006 ; 2011). Si ce phénomène de valorisation est renforcé par les enjeux socioéconomiques de développement local autour notamment des filières agroalimentaires et artisanales, il participe en même temps à la construction sociale des patrimoines alimentaires (Rautenberg, 1998 ; Bessière, 2000 ; 2012 ; Micoud, 2005). Cependant, certains éléments appellent à relativiser les retombées économiques réelles de la valorisation patrimoniale alimentaire sur les économies locales. Nous pointerons avec Pierre Mallout trois raisons : « d’abord, la restauration est rarement l’unique, ni même la principale motivation des touristes. Ensuite, de nouvelles formes de restauration sont apparues. Enfin, la part de la restauration (comme l’ensemble du budget loisirs) baisse dans l’ensemble du budget-vacances » (1995 : 398). Quel est alors pour le touriste le statut de l’alimentation dans le voyage ? L’intérêt pour la découverte des cultures et des spécialités alimentaires est-il réel et, si oui, comment se traduit-il dans l’organisation du voyage ? Comment les grands déterminants socio-descriptifs tels que la catégorie socioprofessionnelle (CSP), l’âge et le lieu de résidence interviennent-ils sur ces dimensions ? Une étude menée en 2011 par le cabinet Raffour Interactif (2011) révèle que, dans leurs choix de vacances, les Français arbitrent à partir de trois groupes de critères : les aspects pratiques, la dimension « culture et découverte » et les activités proposées. Après le prix, leur premier critère de choix est le climat, suivi de la qualité des hébergements, la sécurité, la durée du trajet et les transports sur place. Les cultures alimentaires locales n’apparaissent pas parmi les aspects décisifs. En réalité, l’ordre des critères change selon l’âge, la catégorie socioprofessionnelle ou la typologie du foyer, et l’intérêt pour les patrimoines culturels semble plus fort dans les CSP élevées. L’étude ne précise cependant pas si cette catégorie « patrimoines culturels » comprend ou non le patrimoine gastronomique.

La réflexion qui suit s’intéresse aux touristes français en visite dans le Sud-Ouest de la France, l’hexagone demeurant la destination préférée de 74 % des Français (Enquête CSA, 2013). Le traitement croisé de deux enquêtes complémentaires (recueil de données quantitatives collectées auprès de touristes d’une part et réalisation d’entretiens auprès d’acteurs locaux d’autre part) conduit à mettre en avant deux types de résultats.

Le premier concerne les représentations et les pratiques des touristes en rapport avec l’alimentation pendant leurs vacances. Quelle place occupe le patrimoine alimentaire dans les motivations de voyage ? Il s’agira de mesurer la façon dont ces motivations pèsent sur les choix alimentaires et les activités autour de l’alimentation durant le séjour. Nous nous intéresserons à la façon dont les modèles alimentaires des touristes, qui sont évidemment des mangeurs, conditionnent le statut de l’alimentation pendant le séjour touristique. Plus précisément, nous chercherons à repérer la présence de valeurs structurantes, telles que le plaisir, la convivialité ou encore la santé, qui pèsent sur les modèles alimentaires des Français dans les représentations du « bien manger » en vacances. Y-a-t-il rupture ou continuité avec les modèles habituels ? Jean-Pierre Corbeau (Corbeau et Poulain, 2002) montre à travers la notion de « triangle du manger » que les décisions et les comportements alimentaires changent en fonction des situations et des interactions qu’elles impliquent. Nous tenterons donc de repérer, à partir de données qualitatives et quantitatives, si le contexte touristique et la situation de voyage modifient les normes alimentaires auxquelles renvoie la notion de « bien manger » (Poulain, 2002). À travers la question du « bien manger », nous repérerons les normes alimentaires associées à l’univers des vacances et aux situations de rupture ou de continuité qu’elles englobent. L’étude mettra notamment en exergue une typologie de « touristes-mangeurs[1] », questionnant la place réservée à l’alimentation dans la découverte de soi, de l’Autre et de l’ailleurs.

Le second type de résultats porte sur le statut de l’alimentation dans la temporalité touristique. Nous suivrons le touriste tout au long de son parcours, en tentant de repérer comment l’alimentation s’intègre aux différents temps des vacances, depuis les préparatifs du voyage jusqu’au souvenir rapporté.

Outre les perceptions alimentaires du touriste, ce sont également les comportements touristiques en matière d’achat et de consommation alimentaires ainsi que les pratiques relatives aux souvenirs alimentaires qui seront décrits.

Méthodologie

Sur le plan méthodologique, l’analyse mobilise des résultats issus d’une recherche réalisée au cours de l’été 2011 dans quatre territoires ruraux situés dans le Sud-Ouest français : le Pays du Haut Rouergue (Nord Aveyron), le parc naturel régional (PNR) des Grands Causses (Sud Aveyron), le PNR des Causses du Quercy (Lot) et le Pays d’Armagnac (Gers). Ces quatre territoires ruraux à forte attractivité ont été choisis en fonction de leurs potentialités gastronomiques et touristiques. La collecte de données a privilégié deux approches :

  • Une approche quantitative : une enquête par questionnaires auto-administrés auprès d’une population de 480 touristes français sélectionnés aléatoirement et répartis sur les quatre territoires d’étude. Un des objectifs de cette enquête était notamment de mettre en lumière les représentations et les pratiques des « touristes-mangeurs » face au patrimoine alimentaire.

  • Une approche qualitative : l’observation des principaux lieux de contact entre touristes et patrimoine alimentaire (marchés, commerces, restaurants…) ainsi qu’une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès de socioprofessionnels impliqués dans l’offre touristique alimentaire avaient comme objectif de comprendre les perceptions et les représentations des acteurs quant au rôle et aux modalités d’influence du tourisme dans la construction patrimoniale. Ils ont par ailleurs fourni de l’information secondaire sur les comportements et les attitudes des touristes par rapport aux produits alimentaires locaux.

Les statuts de l’alimentation pendant les vacances

La découverte des spécialités alimentaires locales n’est pas au premier plan des motivations qui sous-tendent le voyage. En effet, lorsque l’on demande aux participants « Pourquoi avez-vous choisi cette destination de vacances ? », ce motif arrive en troisième position (16,3 %), derrière l’attrait pour les paysages (40,3 %) et le patrimoine culturel autre que gastronomique (22,3 %). Ces trois composantes, autour desquelles s’articulent bon nombre de produits et de campagnes de communications touristiques, sont liées entre elles dans l’imaginaire des voyageurs. En réalité, l’intérêt des touristes pour les cultures alimentaires locales et le statut de celles-ci dans le voyage diffèrent selon deux principaux aspects : la CSP et le degré d’urbanisation. S’agissant du premier aspect, la catégorie des artisans, commerçants et chefs d’entreprise est celle qui place la découverte gastronomique au premier plan des motivations touristiques, alors que chez les cadres et ceux qui exercent une profession libérale, le patrimoine culturel est le premier critère ; le climat est par ailleurs l’élément déterminant dans le cas des professions intermédiaires. Le degré d’urbanisation du lieu de résidence est lui aussi concerné avec l’environnement et le paysage comme premier critère pour les personnes résidant en espace rural, et la gastronomie pour les péri-urbains.

L’approche compréhensive basée sur les entretiens réalisés permet de définir divers profils articulés autour de différents niveaux d’importance de l’alimentation dans le voyage. Ces profils s’inscrivent autour de deux postures distinctes différenciant l’intérêt des touristes pour les cultures alimentaires locales. Ils diffèrent selon qu’il se situe en rupture ou en continuité avec la vie quotidienne, notamment en matière d’alimentation. En situation de rupture, la nourriture fait partie intégrante de la découverte et est envisagée comme une expérience « mémorable », qui intervient dans la qualité et la réussite du voyage. On parle en revanche de continuité, plus précisément d’extension, lorsque les consommations alimentaires en vacances prolongent l’alimentation quotidienne : les aliments de base ou les structures de repas du quotidien sont maintenus et plus ou moins adaptés à l’univers touristique (ajout d’ingrédients périphériques).

L’alimentation : une composante touristique parmi d’autres

Dans une première posture, l’alimentation apparaît comme une composante parmi d’autres, voire comme une dimension secondaire de l’univers des vacances. Les repas, les consommations alimentaires et les perceptions qui s’y adossent s’inscrivent quasiment dans la continuité des pratiques quotidiennes. L’alimentation a un statut purement fonctionnel et demeure un élément périphérique par rapport au voyage. C’est le cas des pèlerins, pour qui manger et boire restent avant tout des moyens de se restaurer et de reconstituer leurs forces avant de reprendre la route. Pour d’autres, les produits alimentaires sont perçus comme un élément associé à l’image et à la renommée du territoire, mais seulement derrière les sites culturels ou technologiques, considérés comme plus attractifs. Les consommations de produits emblématiques locaux, lorsqu’elles ont lieu, s’insèrent dans les pratiques alimentaires quotidiennes. Dans un autre registre, on repère chez certains touristes des comportements répulsifs pour des produits spécifiques, par exemple les tripous préparés à partir de la panse de veau, ou une appréhension face à des préparations culinaires inhabituelles. Cette répulsion est particulièrement marquée pour les abats qui rappellent au mangeur l’animal derrière l’aliment (Rozin et Fallon, 1987 ; Vialles, 1988 ; Mognard, 2013). La « néophobie » dont font preuve certains touristes peut ainsi expliquer la curiosité limitée et la consommation très ponctuelle, ou très ciblée, de certaines spécialités alimentaires (Fischler, 1990). Pour les professionnels impliqués dans la valorisation du patrimoine alimentaire, cette catégorie de touristes représente un défi en termes de cible-marketing et d’accompagnement quasi pédagogique dans le domaine de la découverte du produit. Certains touristes attirés avant tout par l’environnement et le paysage se laissent entraîner dans l’aventure gastronomique lorsqu’elle s’intègre à leur centre d’intérêt premier. Ainsi, dans le Pays du Haut Rouergue, où pour bon nombre de visiteurs l’attractivité touristique est dominée par les paysages et les grands espaces, le patrimoine alimentaire peut se découvrir dans le cadre de l’organisation de randonnées thématiques gastronomiques proposant des dégustations tout le long du parcours. L’initiation aux cultures alimentaires résulte alors d’une mise en dialogue avec le milieu naturel et apparaît comme un code que le touriste déchiffre et apprivoise, une fois le territoire pénétré : « Les gens viennent ici pour les grands espaces, pour Michel Bras, pour un ensemble de choses. C’est tout un mescladis (mélange), la gastronomie est une chose parmi d’autres » (responsable de coopérative, Pays du Haut Rouergue). « Les gens viennent ici pour le pays. C’est tout. Ils viennent pour les paysages. Une fois ici, ils apprennent le pays… avec ses codes… la gastronomie, mais dans un second temps seulement » (restaurateur, Pays du Haut Rouergue).

L’alimentation : un moteur dans l’organisation du séjour

Dans la seconde posture, la curiosité pour les produits et les préparations culinaires emblématiques des régions visitées constitue un moteur important de l’expérience touristique, au même titre que l’intérêt pour les sites naturels ou pour l’architecture et les monuments phares. La découverte alimentaire jalonne le parcours du touriste et participe de sa quête d’enrichissement identitaire et culturel. D’un point de vue marchand, les patrimoines alimentaires sont des composantes à part entière des produits touristiques ; les pauses gastronomiques, les visites de fermes ou de coopératives, apparaissent aujourd’hui comme des étapes touristiques quasi incontournables au même titre que la visite de monuments ou la découverte de sites de production artisanale. Cette « monumentalisation » de l’alimentation par les acteurs du tourisme repérable dès le XIXe siècle (Poulain, 1997 ; Csergo, 2011) se produit aujourd’hui de manière grandissante dans bon nombre de territoires touristiques.

Dans cette perspective, trois profils sont identifiables parmi ces touristes curieux de découvrir l’alimentation locale. Ils diffèrent selon que l’expérience gastronomique est pensée comme un lien du touriste à sa propre identité ou qu’elle l’ouvre à la découverte de l’Autre, ou encore qu’elle le relie au territoire visité.

Profil 1 : L’alimentation comme vecteur de découverte de soi

Cette quête d’expérience peut s’apparenter à une initiation, un apprentissage au cours duquel s’opère une conversion, une reconversion de l’âme, du goût. On peut comparer la démarche à un pèlerinage par lequel le mangeur s’améliore et reviendra chez lui « meilleur » ou différent. On repère ici l’approche décrite par Rachid Amirou (1995) selon laquelle le voyage est un parcours initiatique organisé autour d’une quête de soi, dont on revient transformé. Dans ce parcours, l’incorporation alimentaire enrichit le touriste-mangeur, elle le nourrit symboliquement (Fischler, 1990). Les hauts lieux de la gastronomie et des cuisines locales qui jalonnent les parcours touristiques font ainsi l’objet de rituels du voyage et d’actes de collection (Amirou, 1995). L’imaginaire et les pratiques qui se déploient en rapport avec l’alimentation s’intègrent au parcours du touriste avant, pendant et après le voyage[2] (Pavageau, 1997 ; Tibère, 1997 ; 2001 ; Bessière, 2006).

Profil 2 : L’alimentation comme vecteur de découverte de l’Autre

La dégustation accompagnée d’explications sur le produit fait partie des étapes importantes dans l’expérience alimentaire touristique. À travers le « principe d’incorporation » (Fischler, 1990), elle renvoie à une découverte et à une appropriation de la culture de l’Autre (Poulain, 1997) ; l’Autre, vivant sur le territoire représentant le rural, le paysan. L’échange, la discussion, le dialogue, la création de liens sociaux avec les producteurs, apparaissent comme des priorités dans la quête touristique alimentaire. L’expérience alimentaire s’apparente dans ce cas à un échange interculturel où peuvent se rencontrer deux systèmes de représentation distincts : l’un citadin, l’autre rural ou paysan. Dans la recherche du contact avec le producteur, les acteurs touristiques notent en effet une volonté de renouer avec l’agriculture et le monde paysan : « Les touristes viennent pour voir les paysans, les modes de vie d’ici » (agriculteur, Pays du Haut Rouergue). « Les touristes viennent chercher quelque chose en plus de l’accueil : être en contact directement avec des agriculteurs, déjà c’est énorme pour eux. Sur le terrain je pense aux citadins, à des Parisiens, à des étrangers qui arrivent chez nous. En fait ils sont aussi curieux de la manière dont on vit que des produits qu’on leur montre » (agriculteur pratiquant la vente directe, PNR des Causses du Quercy).

De plus, l’attractivité des marchés renvoie à une demande touristique en quête de liens directs avec les producteurs (Bérard et Marchenay, 2004 ; Delfosse, 2011). Les marchés apparaissent comme des lieux d’échange, de socialité et d’insertion dans les cultures locales. L’alimentation est alors ce qui permet de faire le lien, de découvrir l’Autre, en particulier l’agriculteur dans ses réalités et dans son mode de vie.

Profil 3 : L’alimentation comme vecteur de découverte du lieu

Le lien à la région, au territoire, au terroir, est recherché, évoqué par les touristes comme des éléments conditionnant l’achat des produits. L’appartenance des produits « à la région » supplante l’ensemble des représentations et définit globalement le lien au territoire. Les informations relatives au parcours des produits dans la filière alimentaire locale traduisent ce besoin d’enracinement et la sensibilisation accrue des touristes à la « traçabilité » des aliments. Leurs demandes expriment un besoin de relier l’aliment à un espace, de lui donner aussi une origine, une histoire, de l’associer à un nom de producteur. Le produit « naturel » devient un garant pour le consommateur, sans pour autant qu’existe un signe officiel de qualité. On retrouve ici le besoin d’identification souligné par de nombreux auteurs de la socio-anthropologie de l’alimentation : l’aliment doit être identifié avant d’être incorporé (Fischler, 1990 ; Poulain, 2002). Et à travers l’incorporation, le mangeur fait entrer en lui les caractéristiques associées au territoire physique mais aussi à ses dimensions symboliques (Csergo, 1996 ; Poulain, 1997). Dans l’imaginaire, cette incorporation intègre le « touriste-mangeur » à la société locale.

Les gens sont sensibilisés, ils commencent à se rendre compte, à regarder les étiquettes, à retourner les pots […] on sent bien que quand ils mangent quelque chose maintenant ils regardent ce que c’est, ils ne mangent pas n’importe quoi en vacances ; on voit qu’ils recherchent le traditionnel. (Agricultrice proposant une visite de ferme, Pays du Haut Rouergue)

L’alimentation intervient donc de façon variable dans l’expérience touristique. Le temps des vacances inscrit le manger et le boire dans des processus expérientiels particuliers, s’articulant sur la quête de soi et de l’Autre, ainsi que sur le contact avec le territoire dans ses dimensions physique et sociale. Dans la section suivante, nous analyserons les normes alimentaires du « touriste-mangeur », avant de décrypter les trois temps de l’expérience gastronomique en vacances.

L’itinéraire du « touriste-mangeur »

La question du « bien manger » s’avère opportune pour comprendre les systèmes normatifs et les formes de rationalités mobilisés par les mangeurs ainsi que les situations de rupture, de continuité et le poids éventuel de la situation touristique sur les représentations de l’alimentation (Corbeau et Poulain, 2002). S’agissant du temps touristique, elle permet d’accéder à la fois à l’idéal et aux aspirations concernant l’alimentation en vacances en comparaison avec l’alimentation habituelle. Elle révèle aussi les valeurs associées au temps touristique, lequel apparaît le plus souvent comme en rupture avec le quotidien (Amirou, 1995). Nous suivrons ensuite le touriste dans son parcours, en tentant de repérer le statut de l’alimentation pendant le temps qui précède le voyage, puis celui du séjour et enfin à travers l’achat de « souvenirs alimentaires » (Poulain et al., 2012).

« Bien manger » en vacances

Il convient d’abord de préciser que l’on repère un lien entre les motivations au voyage et des types de modèles alimentaires ; ainsi, les touristes qui sont fortement intéressés par la découverte de la gastronomie locale sont surreprésentés parmi ceux qui considèrent que « bien manger » (en général) signifie « prendre le temps de manger et de cuisiner », alors que les individus qui associent le bien manger à la « quantité (manger beaucoup) », lesquels dans notre échantillon sont principalement des jeunes, placent le climat et les activités de pleine nature en tête de leurs motivations. Enfin, les individus dont le modèle alimentaire valorise l’origine des produits mettent le paysage et l’environnement en tête de leurs critères de choix de la destination touristique. On retrouve sur ce dernier point l’importance, pour les mangeurs français, de l’enracinement des aliments à un terroir et à un environnement physique (Fischler et Masson, 2008 ; Mognard, 2013). Pour de nombreux touristes, le rapport à l’alimentation durant les vacances (bien manger en vacances) est caractérisé par un renversement des attitudes quotidiennes relatives à la temporalité et à la convivialité. On assiste en effet à un recul du souci de « manger sain et équilibré » qui ne concerne que 13 % des répondants, majoritairement des cadres, des individus issus des professions libérales et des femmes, comparativement à 47 % pour l’alimentation quotidienne, hors vacances. Le désir de se réunir, la recherche de convivialité familiale et amicale constituent par ailleurs une aspiration pour 14,5 % des touristes rencontrés (contre 10 % hors vacances). Ces résultats soulignent la fonction d’entretien et de reconstruction du lien social par le tourisme analysée par Amirou (1995) comme une quête incontournable des vacances. Les vacanciers soumis à la pression des rythmes de leur vie professionnelle se retrouvent en famille ou entre amis pendant leurs congés. Dans le modèle alimentaire français, la commensalité est en effet fortement intriquée à la temporalité et à la synchronisation des repas (Corbeau, 1992 ; de Saint-Pol, 2006, Fischler et Masson, 2008). En outre, la pression liée à la gestion du temps est réduite en situation de vacances. Le temps n’est plus une dimension qu’il faut maîtriser ou à laquelle on se soumet. Le fait de « prendre le temps de manger et de cuisiner » semble aller de soi et n’apparaît que dans 8 % des cas comme étant une préoccupation chez les vacanciers, alors que 21 % d’entre eux le présentent comme une aspiration forte dans l’espace de vie habituel. On voit ici l’importance du contexte et des interactions sur les représentations et les pratiques alimentaires, revisitant ainsi, dans le contexte des vacances, le triangle formé par le mangeur, l’aliment et la situation (Corbeau et Poulain, 2002).

On retrouve par ailleurs ici les différents niveaux de perméabilité de la « bulle environnementale », notion proposée par Erik Cohen et Nir Avieli (2004), correspondant aux modalités selon lesquelles le consommateur, même en vacances, réactive de manière variable son bagage culturel et comportemental et son système de valeurs. Le maintien d’un degré plus ou moins important de familiarité avec le quotidien ressort dans l’analyse des comportements alimentaires en vacances. Entre rupture et continuité, entre expérimentation et reproduction d’un ordinaire, l’alimentation du vacancier se recompose et se réajuste. Les témoignages d’acteurs socioprofessionnels rencontrés attestent de la recomposition des repères et du renversement des modes de vie en vacances. « Le touriste recherche le lien à la terre, le retour aux sources, dans un monde ultra-rapide, très décousu […] il cherche des repères » (directrice du Pays du Haut Rouergue). « Ils se font plaisir, ils se lâchent » (agriculteur offrant une activité touristique, PNR des Causses du Quercy).

S’agissant toujours de la question du « bien manger pendant les vacances », on s’aperçoit que 65 % des enquêtés l’associent à la consommation des produits de la région visitée et non plus à la recherche d’un équilibre alimentaire. Le fait qu’un peu plus de la moitié des enquêtés déclarent manger moins équilibré amène à pointer un renversement des préoccupations et des formes de rationalités qui sous-tendent les décisions alimentaires, et qui s’opèrent chez le touriste-mangeur. Par le biais de l’alimentation, celui-ci réinvestit le temps et l’espace des vacances en contrepoint des rythmes et des modes de vie qui organisent son quotidien. Le repas cristallise les désirs de recomposition sociale, d’expérience hédonique et de « ré-apprivoisement » du temps. Les nourritures locales deviennent un centre d’intérêt autour desquelles s’organisent les pratiques alimentaires : on mange plus de produits de terroir (96,5 % des réponses), on passe plus de temps à table (86,7 %), on fréquente davantage les restaurants (72,6 %). Dans cette perspective, le restaurant constitue l’un des lieux de découverte des nourritures locales pendant le voyage. Le rôle des restaurateurs est ici capital et a des retombées sur l’ensemble du système de valorisation agroalimentaire : la dégustation des produits dans un restaurant peut déclencher des déplacements significatifs des touristes sur le lieu de production. Cependant, le restaurant n’est pas le seul espace de contact investi par ces derniers. En suivant leur parcours, nous verrons que d’autres lieux permettent la découverte du patrimoine alimentaire.

L’alimentation dans les trois temps du voyage

Avant le départ : le voyage se prépare

Le touriste prépare d’abord son voyage à partir de divers supports (littérature, cinéma, guides de voyages, témoignages…). Les guides touristiques (24 %) et les sites Internet (23 %) ont une fonction importante d’information ; ils balisent le voyage et participent à l’élaboration de l’image préalable que le visiteur se fait du pays visité. C’est ce qui explique que, très souvent, il y a peu de découvertes dans le voyage mais davantage de « reconnaissance, vérification d’images et de mots enfouis dans notre mémoire » (Urbain, 1991 : 230). Le bouche-à-oreille mais aussi, sur place, les conseils prodigués par les habitants constituent des sources non négligeables d’informations (29 %). « Les touristes sont informés maintenant et même quand ils ne sont jamais venus, ils arrivent avec des idées en tête et, souvent, ils recherchent des choses précises » (restaurateur, PNR des Causses du Quercy).

Lieux et activités d’incorporation durant le voyage

Le temps du séjour offre différentes occasions de contact avec les cultures alimentaires locales, par le biais d’éléments matériels, aisément identifiables dans l’espace touristique (plats, ingrédients, éléments végétaux ou animaux, ustensiles, objets de la table), mais aussi d’autres composantes qui s’inscrivent davantage dans l’immatériel (symbolique des aliments, valeurs sociales, hiérarchies et codes, liens sociaux, savoir-faire autant culinaires que culturaux et artisanaux, et ainsi de suite). L’alimentation amène le touriste à découvrir, souvent à travers ses difficultés, les limites de sa propre culture alimentaire. Les catégories du mangeable, le degré et le type de cuisson, les structures de repas, celles des prises alimentaires, les techniques du corps déployées, les manières de table, les codes alimentaires, la temporalité quotidienne, les lieux d’approvisionnement, les règles d’hygiène… sont autant d’éléments à partir desquels se dessinent les frontières de sa propre culture alimentaire. Manger la nourriture de l’Autre, comme lui ou avec lui, constitue un voyage en soi (Morin, 1962). Sur les territoires étudiés, on repère quatre lieux privilégiés de découverte des produits alimentaires dans le cadre du séjour touristique : les fermes et lieux de production (27 %), les restaurants (24 %), les marchés locaux (19%) ainsi que les repas chez l’habitant (19 %). Notons que les populations qui considèrent que manger pendant les vacances c’est « prendre le temps de manger et de cuisiner » et celles pour lesquelles cela signifie « manger des produits de la région » sont surreprésentées parmi les touristes qui fréquentent les restaurants.

Durant les vacances, les lieux de distribution à proximité sont majoritairement choisis par les touristes pour leurs achats, ceux qui précèdent la préparation culinaire et la consommation quotidienne. Les grandes et moyennes surfaces arrivent en tête pour 32 % des touristes de la présente enquête. Ils sont suivis des marchés et des petits commerces de proximité (18 %) et des lieux de production, plus précisément de la ferme (12 %). Lorsqu’il s’agit de produits locaux uniquement, le touriste cherche le contact avec le producteur et se tourne davantage vers les lieux permettant une certaine proximité avec la production : les marchés de plein vent (36 %), les fermes (21 %) et les coopératives (12 %) sont en tête des lieux d’approvisionnement pour les produits locaux. On retrouve ici la fonction compensatoire de la consommation de produits locaux face à la modernité alimentaire, enracinant le mangeur dans un territoire et le rapprochant du producteur.

Dans l’organisation du séjour, de nombreuses activités sont proposées aux touristes autour de l’alimentation, notamment la fréquentation de restaurants (24 %), de marchés (22 %) et de musées (13 %). Du côté des territoires, les acteurs locaux font preuve de multiples initiatives autour de la découverte de la gastronomie locale. Les marchés en sont un exemple :

On organise des marchés nocturnes l’été qui marchent très bien. Je crois que ce qu’ils recherchent là-dedans c’est la convivialité. Faut savoir associer gastronomie et convivialité, faire des temps de partage où on s’assoit autour d’une table et on mange quelques Rocamadour avec un verre de vin, une assiette de confit… (Directrice, Office du Tourisme, PNR des Causses du Quercy)

Après le voyage : le souvenir alimentaire

Le souvenir constitue un élément incontournable du parcours du touriste (Urbain, 1991 ; Amirou, 1995). Par le « souvenir alimentaire » s’opère une interpénétration du monde des vacances et du monde quotidien. L’action d’acheter et de ramener chez soi par exemple des produits locaux (vins, produits fermiers) prolonge et renforce le voyage au-delà des vacances. Qu’il le fasse pour lui ou pour donner en cadeau, le touriste rapporte dans son pays d’origine des souvenirs, symboles de son voyage. Il prolonge son voyage à son retour, lors de soirées photos, de repas « typiques » partagés. Ces repas sont l’occasion d’une seconde incorporation et permettent simultanément d’intégrer dans le quotidien des objets, réceptacles de la mémoire et des émotions du voyage. L’objet rapporté permet ainsi le lien imaginaire entre l’ici et l’ailleurs en même temps qu’il fait du quotidien un « nouvel ailleurs » (Urbain, 1991 : 256). Il réduit magiquement la distance entre le dernier voyage et le prochain en faisant renaître les images, les ambiances, les saveurs et les parfums du voyage, en les insérant dans la routine de la vie quotidienne. Le voyageur ne se transforme pas seulement en un collectionneur d’objets exotiques, il mélange les mondes : monde lointain et monde quotidien, libre et contraint, nouveau et habituel… La fréquentation ultérieure au voyage de restaurants offrant la cuisine du pays visité s’inscrit dans un processus similaire d’immersion dans le souvenir.

Même si l’on retrouve parmi les aliments souvenirs à emporter de nombreux produits ou préparations culinaires emblématiques, les dimensions économiques (prix de certains produits trop élevé par rapport au budget vacances), mais aussi logistiques et pratiques (conditionnement, conservation), sont déterminantes dans le choix final. Les souvenirs alimentaires sont achetés dans les lieux privilégiés de contact avec le patrimoine alimentaire : la ferme constitue là encore un lieu spécial privilégié pour ces achats (27 %), un peu comme si elle cristallisait un lien maintenu au-delà des vacances, lors de la réintégration dans le quotidien, dans la routine. Les magasins spécialisés et les marchés sont aussi en bonne position (respectivement 21 % et 20 % des cas). Les touristes pour qui la découverte de la gastronomie est un moteur dans le voyage fréquentent plus que les autres les magasins spécialisés en produits de terroir pour leurs achats de souvenirs alimentaires.

Même si, pour de nombreux voyageurs, imaginaire alimentaire et imaginaire touristique sont souvent intimement liés, la découverte des spécialités locales n’est pas la première motivation dans le choix des quatre destinations étudiées dans le cadre de cette enquête. Elle arrive après d’autres aspects, tels que le patrimoine culturel (autre qu’alimentaire) et les paysages. Une typologie se dessine alors autour du statut du patrimoine alimentaire dans les représentations et les motivations des touristes : ceux pour qui il est secondaire derrière les deux centres d’intérêt cités plus haut et ceux pour qui il est un élément central du voyage. Parmi ces derniers, le lien est établi entre les cultures alimentaires et la découverte de soi, de l’Autre ou des lieux. La sacralisation de certains lieux touristiques, au sens proposé par Dean MacCannell (1986) et Rachid Amirou (1995), prend appui aussi sur l’univers alimentaire (Bérard et Marchenay, 2004). Certains dispositifs institutionnels de labellisation s’articulant sur les attraits tant touristiques que gastronomiques ont un statut de référents communs pour les acteurs des territoires, façonnant des lieux de pèlerinage pour un « touriste-mangeur » en quête de réconciliation alimentaire. En outre, même si pour certains touristes l’alimentation en vacances reste fonctionnelle, les modèles alimentaires habituels et la pression des normes nutritionnelles reculent pour laisser la place à l’hédonisme et à la convivialité autour des spécialités locales. Les lieux gastronomiques qui jalonnent les parcours touristiques font ainsi l’objet de rituels du voyage. L’imaginaire et les actes qui se déploient sur l’alimentation s’intègrent ainsi à l’itinéraire qui s’organise, avant et pendant le voyage, mais aussi au retour (Poulain et al., 2012). Enfin, les résultats de l’étude nous montrent comment les expériences touristiques redéploient les modèles alimentaires en présence. Documenter la diversité des expériences touristiques alimentaires participe de la compréhension de la construction des modèles alimentaires par les mobilités de courte ou de longue durée (Poulain, 2002 ; Tibère, 2009 ; Mognard, 2013).