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L’arrêt TC/0168/13 du Tribunal constitutionnel de la République dominicaine, publié le 23 septembre 2013, n’est qu’une autre tentative de légalisation et d’institutionnalisation d’une pratique sociale et culturelle et économique d’exploitation dont la trace remonte à la fin des années 1920[1]. En effet, l’arrêt inclut tous les Dominicains de cette catégorie qui sont nés à partir de 1929. Selon presque toutes les constitutions dominicaines jusqu’à 2010, une personne acquiert la nationalité dominicaine par un système mixte de ius sanguinis ou ius soli, ou par naturalisation. Le ius soli se réfère à tous les enfants nés sur le territoire dominicain, à l’exception de ceux qui sont enfants des membres du corps diplomatique et des étrangers qui y sont en transit. Cependant, le tribunal réinterprète la notion de transit et y inclut tous les étrangers illégaux et les travailleurs temporaires. En outre, ce tribunal ordonne que l’on révise tous les actes de naissance des Dominicains de parents d’origine étrangère à partir de 1929 en vue de déterminer si ces parents ou les grands parents morts ou vivants de ces Dominicains n’étaient pas des étrangers « en transit ». Si l’on arrive à déterminer que les grands parents étaient inscrits au moment de la déclaration de naissance de leurs enfants comme se trouvant dans l’une des catégories suivantes : visiteurs, étudiants, travailleurs temporaires, touristes, diplomates etc., leurs enfants et petits-enfants deviennent automatiquement des étrangers en transit.

En d’autres termes, l’arrêt TC/0168/13 ouvre la porte à un processus de dénationalisation sans précédent de milliers de Dominicains d’origine étrangère[2]. Des hommes et des femmes de loi, dont deux juges de ce même tribunal, ont dénoncé le caractère discriminatoire, la fausse interprétation de la notion de transit et la violation flagrante du principe de caractère non rétroactif de la loi, sachant pertinemment que cet arrêt vise particulièrement la communauté dominicaine d’origine haïtienne dont les ascendants remontent au temps de l’occupation américaine de l’île. Nombre d’auteurs ont essayé de trouver l’explication de cet arrêt dans le racisme structurel qui caractérise les sociétés haïtiennes et dominicaines. Ils font même l’hypothèse d’une certaine complicité entre les deux élites qui fait que la grande majorité des pauvres sont cantonnés dans des ghettos et dans les zones rurales, où ils se trouvent privés des services sociaux les plus élémentaires (Péan 2014 : 27-35).

Ce processus peut être actualisé en trois moments non nécessairement chronologiques : la délimitation de la frontière, le massacre des Haïtiens et Dominicains noirs, et la campagne antihaïtienne et raciste. C’est un processus culturel couplé d’une bataille juridico-légale en vue de l’installation de l’inconcevable comme critère normatif. Sans nier cet aspect culturel, on peut y voir aussi le résultat d’une dynamique propre au capitalisme.

Dans ce texte, nous allons tenir compte des deux perspectives. Nous entendons démontrer qu’historiquement, la perspective culturelle cache une notion d’État où le principe de souveraineté politique et ethnique est privilégié ; et qu’en même temps, elle met en évidence la tension entre l’économie libérale (à l’affût des opportunités économiques) et le désir d’une souveraineté ethnique épurée de sa composante noire africaine, source principale de la main-d’oeuvre non qualifiée dans les Caraïbes. Dans cette optique, l’arrêt TC/0168/13 peut être interprété à partir de cette même logique et tension. Il répond, d’un côté, au racisme dominicain, et, de l’autre, à la nouvelle orientation de la politique économique de la République dominicaine, basée fondamentalement sur les services à partir des années 1990, et pour laquelle le maintien d’une réserve de main-d’oeuvre dans des conditions similaires à l’esclavage n’est plus nécessaire. Un glissement s’effectue donc de génocide civil à génocide culturel, plus lent, mais efficace. Le but est de faire en sorte que cette catégorie des indésirables ne se renouvelle pas, en rendant leur vie insupportable. Sans papiers, sans identité, humiliés au quotidien dans la rue et dans les médias, ces indésirables finiront par se détruire eux-mêmes. Les résultats sont là. Plus de 62 000 Dominicains et Dominicaines et migrants haïtiens traversent la frontière haïtienne « volontairement » en 2016 (Service jésuite aux Migrants-Haïti 2016). Ils fuient, disent-ils, la persécution et l’humiliation. C’est la théorie de push à l’envers : forcer les descendants des anciens indispensables, maintenant indésirables, à retourner chez eux, donc nulle part, dans des conditions d’apatridie les plus intolérables dans ce monde libéral.

La réflexion est menée en trois temps. Le premier constate la constitution et l’évolution de la communauté dominicaine d’ascendance haïtienne en mettant en lumière les différentes entraves et embûches auxquelles elle se heurte ; le deuxième met en exergue certaines théories anthropologiques pouvant expliquer ce phénomène ; la troisième se veut une sorte de réflexion non-conclusive sur le phénomène et met en avant l’importance de l’autochtonie de toute lutte.

La communauté dominicaine d’ascendance haïtienne

Délimitation de la frontière

Dans la logique classique d’un État moderne, la délimitation et le contrôle des frontières relèvent d’un acte de souveraineté absolu. Selon le droit international, écrit De Senarclens,

La souveraineté signifie la prérogative de n’importe quel État d’instaurer ses propres dispositions constitutionnelles et de se doter d’un gouvernement agissant en accord avec ces dispositions fondamentales […] La charte de l’ONU affirme l’égalité des nations, [c’est-à-dire que] leur personnalité juridique, leur intégrité territoriale et leur indépendance politique doivent être respectées par les membres de la communauté internationale.

De Senarclens 1998 : 6

L’État souverain serait donc le garant de la sécurité et de la liberté de ses citoyens. Il doit donc garder le contrôle sur leurs entrées et sorties, leurs adresses, et savoir également avec qui ils rentrent en relation (Badie 1994 : 29). Cependant, les villages frontaliers, abandonnés par les pouvoirs centraux respectifs, ont développé au cours des siècles des moyens de subsistance, à travers un système de troc, de commerce informel, d’occupation des terres. À cette époque, « il se produisit un quasi modèle de libre circulation insulaire de main-d’oeuvre » (Lozano et Baez Evertsz 2011 : 306). La délimitation de la frontière visait donc à traiter deux problématiques : 1) freiner « l’invasion pacifique » des Haïtiens, qui occupaient, habitaient et cultivaient les terres dominicaines, formant ainsi des villages entiers ; 2) marquer une différence sociopolitique et raciale entre les deux États.

Tout commença en 1697 à Ryswick lorsque l’Espagne céda la partie ouest de l’île à la France. Cette partie ouest demeura un concept flou pendant près d’un siècle et fut à l’origine de multiples conflits territoriaux entre les deux puissances coloniales, ou, du moins, entre leurs représentants sur l’île. Ce qui les amena à signer un autre traité en 1777, connu sous le nom de Traité d’Aranjuez, à partir duquel l’Espagne et la France décidèrent de délimiter leurs possessions respectives sur l’île de Saint Domingue. La France reste avec un tiers de la partie ouest, et l’Espagne avec deux tiers à l’Est. Cette première démarcation ne fut jamais stricte. Les esclaves Marrons et les rebelles traversaient la frontière sans aucune formalité migratoire. En 1795, consécutivement aux vents révolutionnaires qui secouaient le monde colonial et aux guerres qui éclataient en Europe, les deux puissances signèrent un nouveau traité dans lequel l’Espagne céda la partie est à la France. Même si ce traité ne fut jamais exécuté, il rendait par contre théoriquement obsolète la première démarcation. L’île fut encore une fois unifiée. Ce qui a d’ailleurs permis que, durant la révolution haïtienne anti-esclavagiste de 1791 à 1801, puis anticolonialiste durant le premier quart du XIXe siècle, des colons esclavagistes français aient élu refuge dans la partie est de l’île. De 1822 à 1843, le président haïtien Jean-Pierre Boyer unifie l’île sous un seul gouvernement, avec une certaine complicité des Dominicains, et en profite pour abolir l’esclavage dans cette partie de l’île.

Tous ces mouvements belliqueux et sociopolitiques impliquaient une grande mobilité des gens sur l’île, et ce, dans les deux sens. Même si les Dominicains reprirent leur indépendance d’Haïti à partir de 1844, la porosité de la frontière demeurait toujours une préoccupation. Abandonnées de nouveau par les pouvoirs centraux, les populations frontalières s’organisèrent pour survivre dans une complète confusion sociale et économique (Balaguer 2013). Les paysans haïtiens et dominicains travaillaient les terres disponibles, les monnaies haïtiennes et dominicaines s’échangeaient sans l’intermédiaire d’une banque ou d’un bureau de change. Les fêtes patronales, les fêtes populaires se célébraient dans une véritable symbiose transnationale. Tout cela constituait un choc pour la sensibilité d’un étatiste du calibre de Raphael Leonidas Trujillo. En effet, en 1935, de façon très habile, il parvint à faire signer un traité entre les deux Républiques qui réhabilita celui d’Aranjuez. Ainsi, les représentants des deux États scellèrent définitivement ce conflit en plaçant les bornes frontalières pour délimiter le territoire de chaque État. Réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué conféra à Trujillo une grande crédibilité et l’aura d’un vrai chef d’État. C’est ainsi qu’il se sentait prêt à passer à son deuxième acte, lequel dévoila le côté sombre et criminel du personnage.

Le massacre des Haïtiens et Dominicains noirs sur la frontière

La démarcation de la ligne frontalière entre la République dominicaine et la République d’Haïti ne fut qu’un prétexte pour perpétrer en 1937 l’acte sanguinaire le plus inhumain de l’histoire post-esclavagiste de l’île. L’histoire de l’occupation des terres par les Haïtiens remonte au temps des colonies, les réponses politiques s’avérant jusqu’alors infructueuses. Trujillo passa à l’extrême, et prit une mesure dissuasive sans précédent. Ce dictateur, de mère d’origine haïtienne, ordonna en octobre 1937 au nom de la pureté ethnique et religieuse le massacre de tous les Haïtiens et Dominicains noirs qui vivaient paisiblement dans les villages-frontières de la République dominicaine (Alexandre 2013 : 131), sous prétexte qu’ils étaient vodouisants, analphabètes, noirs et séduisants donc corrupteurs de race et prolifiques (Balaguer 2013 : 51-74 et 87-89). En moins de dix jours, plusieurs dizaines de milliers d’Haïtiens et de Dominicains noirs furent massacrés. L’indignation effective dura ce que dure un feu de paille. Le contexte politique international joua sans doute en faveur de ces criminels. Le regard se tourna et se figea sur l’Europe, alors en pleine effervescence sociopolitique. Cela constitue deux massacres niés et impunis en moins de 25 ans, si on tient compte du massacre turc nié et impuni des Arméniens, ce qui pouvait bien constituer un modèle à suivre par les Nazis. Parallèlement, la diplomatie agressive dominicaine fit flèche de tout bois pour banaliser cet acte odieux et ignoble, en le faisant passer pour des conflits entre les paysans (Frías 2013 : 119). Du côté haïtien, les chefs haïtiens d’alors étaient plus enclins à en tirer un profit économique plutôt que de le condamner sévèrement comme un crime contre l’humanité. La preuve en est que dès janvier 1952, le gouvernement haïtien signa le premier d’une série de contrats d’embauche de travailleurs haïtiens avec le gouvernement dominicain (ibid. : 144).

Le retour officiel des Haïtiens en République dominicaine

Tout abord, il faut comprendre que le génocide de 1937 n’impliquait pas tous les Haïtiens. La main-d’oeuvre active dans les champs de canne, depuis les années 1920, était stratégiquement préservée. En outre, si ce crime impuni avait temporairement jeté un froid sur les relations entre Dominicains et Haïtiens, la migration de la main-d’oeuvre haïtienne avait toujours lieu. C’est à partir de 1952 que les Haïtiens sont retournés de façon officielle en République dominicaine, mais cette fois comme de véritables esclaves. Deux types d’embauche étaient privilégiés. Le premier est l’embauche officielle entre les deux États. L’État haïtien se chargeait d’envoyer des milliers de ses ressortissants dans les plantations de canne en République dominicaine, moyennant un contrat payé en argent comptant par le gouvernement dominicain au gouvernement haïtien. Cette pratique allait durer jusqu’en 1986, au moment de la chute des Duvalier. Mais ce type de trafic humain officiel se révélait coûteux. Prenons le contrat le plus récent et le dernier de 1986. Selon Frías, l’État dominicain versa un total de 3 687 575 $ à l’État haïtien pour un total de 19 000 Haïtiens. Les Dominicains s’engagèrent à fournir nourriture et salaire à la hauteur de 0,60 pesos par jour aux Haïtiens, à payer le transport pour leur rapatriement à l’État haïtien, à financer le bureau d’embauche en Haïti, et à payer les inspecteurs haïtiens en République dominicaine. L’ouvrier haïtien leur revenait donc très cher. C’est une des raisons pour lesquelles ils ont eu recours à un autre type d’embauche pour trouver la quantité des esclaves nécessaires pour la zafra, la coupe et moulinage de la canne. Selon Leslie Péan (2014 : 88), on avait besoin pour une zafra de 80 000 travailleurs. Ce trafic informel est opéré par l’intermédiaire des bucones[3], passeurs-trompeurs agissant en complicité avec l’Armée, la police et les fonctionnaires de l’immigration des deux pays. Tous forment une chaîne de mafieux au service de la compagnie sucrière. Leurs procédés sont simples et efficaces. Les bucones retournent dans leur village d’origine, font miroiter leurs biens acquis en République dominicaine et ainsi persuadent les jeunes, parfois étudiants, jeunes pères et mères de famille, de se lancer dans la même aventure. Une fois la frontière traversée, ces jeunes et adultes sont dépouillés du peu qu’ils ont et sont envoyés dans les champs. Une autre stratégie pour contourner l’achat officiel est d’encourager les gens à rester sur les plantations après la récolte. Ils obtiennent une petite parcelle qu’ils cultivent, et avec les fruits récoltés, ils peuvent subvenir à leurs besoins primaires : payer leur nourriture en attendant de pouvoir travailler sur la prochaine récolte. Entretemps, les couples procréent vertigineusement et assurent ainsi la reproduction naturelle de la main-d’oeuvre. Péan écrit, en faisant référence à cette main-d’oeuvre native, que :

La lourde machinerie de l’esclavage des Haïtiens dans l’agriculture dominicaine où ils constituent aujourd’hui plus de 60 % de la force du travail, a eu comme effet non escompté la naissance et l’augmentation du nombre des Dominicains d’origine haïtienne.

Péan 2014 : 89

Ce mécanisme permet de maintenir sur place une réserve de main-d’oeuvre esclave, et en même temps aide à diminuer drastiquement la pression externe en main-d’oeuvre et le coût de la production du sucre. L’industrie du sucre a chuté, cédant la place au tourisme et à d’autres secteurs plus lucratifs, comme la sous-traitance, etc. La réserve de main-d’oeuvre que représentent les descendants d’Haïtiens devient donc encombrante : elle n’est pas suffisamment qualifiée pour être intégrée dans la nouvelle économie du secteur des services.

Quelques perspectives théoriques et conceptuelles

La théorie économique d’influence marxiste

La théorie marxiste expliquerait ce processus par le concept de « surpopulation relative », qui est l’aboutissement du processus de prolétarisation d’un groupe, ou d’une population entière au profit du capital. Le travailleur traditionnel, une fois libéré de la forme traditionnelle et saisonnière de production, se convertit en un potentiel prolétaire-migrant interne ou international à la recherche d’un endroit, d’un lieu de travail capitaliste pour vendre sa force de travail (Verhaeren 1990 : 39-97). Cette surpopulation relative constituerait une réserve de main-d’oeuvre disponible qui décourage toute forme de revendication et de dissension au sein des travailleurs. Dans cette perspective, Haïti aurait représenté dès le début de l’occupation américaine une immense réserve de force de travail, mise à profit par les industries sucrières en République dominicaine (Labelle et al. 1983 : 79-80 ; Alfonso 2013 : 20) et à Cuba, et utilisée dans d’autres domaines économiques, comme par exemple le tourisme aux Bahamas. Cependant, on peut relever dans le cas des Haïtiens et de leurs descendants en République dominicaine un aspect inédit dans la constitution de cette réserve.

Si la surpopulation relative s’est réellement constituée à la suite d’un long processus complexe de dépossession, d’exclusion et de paupérisation, le processus d’embauche en République dominicaine ne répond pas à l’idéal libéral du capital. En effet, ce processus d’embauche des travailleurs haïtiens pour les plantations de canne à sucre en République dominicaine tel que pratiqué en Haïti de 1952 à 1985 est en violation flagrante avec ce principe minimal et apparent de liberté de choix. L’embauche manu militari en Haïti et la réclusion carcérale qu’institue le système des bateyes durant cette même période enlèvent toute illusion d’une liberté de décision au travailleur prolétaire haïtien. Elles mettent par contre en évidence la complicité de l’international dans la restauration de l’esclavage sur l’île. Autrement dit, la prolétarisation d’une population traditionnelle, c’est-à-dire la transformation d’un travailleur autonome en prolétaire-migrant « libre », devrait se faire comme si c’était un passage naturel. Le prolétaire aurait l’impression qu’il jouit pleinement de sa liberté, et c’est au nom de cette liberté qu’il vend ou refuse de vendre ses forces de travail. Le travailleur haïtien a fait l’objet de contrats de vente entre les deux États. La grande majorité de ces travailleurs ont été vendus, même si un très grand nombre ont été trompés par les passeurs ou bucones. Le travailleur est réduit à une marchandise dont il faut tirer profit en le faisant travailler sans répit et en lui donnant le minimum pour renouveler sa force ; et le pire est qu’il n’est pas libre de ses mouvements. Comme l’ont bien observé Lozano et Baez Evertsz, le patronat doit d’ailleurs s’assurer du contrôle strict de la mobilité de ces travailleurs en vue de :

[D]eux objectifs centraux : 1) assurer un flux massif de main-d’oeuvre dirigé vers les niches de production spécifique, l’économie sucrière étant la direction initiale de ces flux ; 2) obtenir de la main-d’oeuvre bon marché qui assurerait la rentabilité de l’activité économique liée à cette main-d’oeuvre, d’abord celle de l’activité sucrière, ensuite l’agriculture en général et ultérieurement dans l’économie urbaine, surtout le secteur de la construction et le secteur informel.

Lozano et Baez Evertsz 2011 : 307-308

D’où les raisons pour lesquelles les ONG et les agences de la défense des droits humains assimilent à de l’esclavage la situation dans laquelle vivent les Haïtiens et leurs descendants en République dominicaine (Lozano et Baez Evertsz 2011 : 304).

La perspective néoclassique appréhende la migration comme un phénomène commercial répondant aux principes de l’offre et de la demande. Le migrant n’est qu’une marchandise, un bien dont on peut disposer à volonté. Ce que les néoclassiques ont oublié, c’est que « cette marchandise est spéciale » (Alfonso 2013). Le migrant est la monnaie d’échange – sa force de travail contre un salaire –, mais il n’est pas seulement une force de travail. Il est aussi porteur d’autres valeurs qui complexifient cette relation souvent froide entre acheteur et marchandise. Cette marchandise spéciale est consciente de ses droits libéraux inaliénables. Cela configure, par conséquent, « une permanente contradiction entre les droits juridictionnels des États nationaux et les droits humains des migrants » (Alfonso 2013 : 7).

La liberté et le droit de choisir du migrant

Cet argument de liberté responsable est souvent utilisé par les défenseurs du système pour contrecarrer les théoriciens de l’esclavage contemporain. Dans le cas qui nous occupe, l’Haïtien pauvre ne fait que fuir la misère et va en République dominicaine. Ces théoriciens supposent donc une certaine neutralité des États dans le processus, laissant toute la responsabilité au migrant lui-même. C’est lui qui se laisse attirer par la prospérité et le style de vie des sociétés des pays riches, poussé par le désir de changer ses conditions d’existence. Dans les forces attractives, il y a donc l’opulence des pays développés ; et dans les forces répulsives, la misère, le chômage et la violence dans les pays pauvres, qui sont perçues comme des données naturelles, et non induites par le système. À partir de cette perspective, on pourrait affirmer que le processus de prolétarisation et de capitalisation d’une économie tient compte des droits de l’individu de manière paradoxale. Il ne s’agirait que de l’embauche d’une main-d’oeuvre libre et disponible qui attend anxieusement d’être embauchée. Mais, au fond, c’est une main-d’oeuvre libérée parfois brutalement ou, le plus souvent, à partir d’un processus de négation subtile des droits par des mécanismes, pratiques et politiques complexes.

Dans le cas qui nous concerne ici, le migrant haïtien n’est pas libre de choisir. La migration haïtienne vers les champs de canne en République dominicaine était le résultat d’une véritable traite négrière internationale durant la deuxième moitié du XXe siècle. C’est un fait historique, honteux certes, qui invite à l’humilité les Haïtiens qui se font toujours passer pour les grands défenseurs de la liberté et de la dignité des noirs. Mais l’esclavage des Haïtiens et de leurs descendants met aussi en exergue l’hypocrisie du système des droits, inauguré en 1948. Lozano et Baez Evertsz attribuent à la Guerre froide la raison du silence des instances internationales sur cet esclavage moderne. Mais nous croyons que les raisons en sont plus profondes.

En effet, l’appropriation du discours sur les droits par les sphères publiques et étatiques crée une véritable confusion. Tous les États partageant les idéaux de démocratie libérale semblent adhérer volontiers, au niveau du discours public, aux grands principes reconnaissant les droits et devoirs des migrants. La plupart de ces pays signent et défendent théoriquement toutes les politiques migratoires, surtout quand cela se passe dans l’univers du no man’s land ; ou bien quand il s’agit pour un État de faire l’étalage sur les fora internationaux de la connaissance accumulée des grands principes qui guident le monde moderne, comme si cela suffisait pour passer pour un État démocratique et libéral. Au niveau du discours, donc, ces États libéraux ne voient pas d’inconvénient à accepter le fait que « le migrant est un sujet de droit à la libre circulation, à l’opportunité de régulariser et améliorer son statut, au respect et à la promotion de sa culture » (Alfonso 2013 : 7). Mais là où le bât blesse, c’est quand il s’agit d’appliquer ces mêmes droits et libertés dans la politique migratoire nationale. Alfonso observe que l’adhésion aux normes internationales tend à s’éloigner progressivement du processus normatif national, ce qui porte Mármora, citée par Alfonso, à voir dans cette tendance le dilemme non résolu entre « comment concilier le pouvoir souverain des États de décider les entrées et les sorties sur leurs territoires et le respect des droits humains des migrants » (Mármora, in Alfonso 2013 : 7). C’est cette tension que Badie essaie de saisir dans le principe de territorialisation du politique. Confondant communauté politique et communauté géographique, tout départ transfrontalier, pour l’État, traduit une « rupture d’allégeance », une perte de contrôle ; ce serait :

[Toute] une crise affectant directement tous les mécanismes organisant l’obligation politique et l’obéissance civile. Pour les mêmes raisons, l’entrée de collectivités issues d’autres territoires entraîne de fortes tensions au sein des mécanismes politiques de la société d’accueil, s’exprimant prioritairement dans la définition des droits et des devoirs de nouveaux immigrants.

Badie 1994 : 28

L’arrêt TC/0168/13 est justement l’une des dernières tentatives de l’État dominicain d’ignorer cette tension entre les deux niveaux normatifs. Il réclame sa souveraineté, c’est-à-dire le droit de définir sa politique migratoire, de décider sur le destin et la destinée de son peuple ; le droit de conserver une partie et d’éliminer une autre partie, comme s’il s’agissait d’un sac de patates. Et, paradoxalement, il se réclame de l’État de droit. Comme si un État qui se dit libéral ou qui adhère à la démocratie libérale pouvait faire fi du principe fondamental de la philosophie politique libérale : l’individu. Sans tomber dans une illusion gratuite, le lecteur doit être avisé que c’est ce principe de l’humanité partagée transcendant les frontières nationales qui motive les grandes chaînes de solidarité ; la souveraineté n’est plus de mise quand la barbarie s’installe et devient la norme. C’est donc au nom de ce principe que les individus traduisent leurs pays devant les tribunaux internationaux. Nombreux sont les Dominicains d’ascendance haïtienne qui ont recours à la Commission interaméricaine des droits humains pour forcer l’État dominicain à respecter leur droit à la nationalité, et à leur restituer, ipso facto, leurs documents d’identité illégalement confisqués (CIDH 2015 : par. 123-133) ; et, enfin, c’est au nom des droits de l’individu pris dans leur globalité que l’État moderne se trouve dans l’obligation de préserver et de promouvoir les droits fondamentaux de toutes les personnes, même celles qu’il considère indésirables et illégales.

Comment appréhender ce phénomène ?

Trois voies d’interprétations du phénomène pourraient être signalées – on prendra note du verbe « signaler », du fait que ces interprétations feront ultérieurement l’objet d’un plus ample développement : 1) le racisme comme stratégie d’exploitation ; 2) le mouvement des droits ou la résistance autochtone ; et 3) finalement, en guise de conclusion, la peur du multiculturalisme, et donc, le transnationalisme haïtien.

Le racisme comme stratégie d’exploitation

L’arrêt TC/0168/13 nous force à entreprendre une déconstruction de l’idéologie nationaliste dominicaine en mettant en évidence les intérêts économiques multinationaux sous-jacents. Pour ce faire, il faudrait situer la migration haïtienne vers la République dominicaine dans le contexte global du capitalisme contemporain. Bernardo Vega, cité par Frías, ironisait et questionnait la sincérité du dictateur dans sa quête d’une souveraineté ethnique :

Quand Trujillo s’appropria de la majorité des compagnies sucrières américaines [en 1952], l’homme qui avait ordonné la décapitation en 1937 s’est converti en principal employeur des Haïtiens dans le pays, c’était le moment [opportun] de « dominicaniser » la coupe de canne, mais Trujillo préféra gagner plus d’argent au détriment des Dominicains.

Frías 2013 : 4e de couverture

L’esclavage contemporain des Haïtiens et des Dominicains d’ascendance haïtienne en République dominicaine a été planifié, organisé et nourri par le capital. Il s’ensuit que réduire cette affaire à un différend culturel entre Haïti et la République dominicaine, c’est passer à côté des vrais enjeux et continuer à jouer le jeu du grand capital. L’arrêt TC/0168/13 ne fait que réactualiser la politique génocidaire inaugurée par le dictateur Trujillo et nourrie par les ultranationalistes dominicains pour se débarrasser du surplus encombrant d’une certaine frange de la population. Le motif de base reste donc fondamentalement économique.

Pour saisir les dessous de cet arrêt, il faut se rappeler que, après la crise sucrière de 1930, les pays producteurs où se sont installés les grandes compagnies américaines, notamment Cuba et la République dominicaine, se trouvaient confrontés avec un surplus de main-d’oeuvre et une diaspora haïtienne qui ne cessait de grandir. Cependant, contrairement à Cuba, qui à la même époque (1934) avait choisi d’expulser des milliers travailleurs haïtiens vivant sur son territoire et de nationaliser la production du sucre, l’État dominicain avait opté pour conserver la main-d’oeuvre haïtienne « esclave » dans les plantations, et, parallèlement à cela, exterminer les dizaines de milliers d’autres Haïtiens dont la présence était jugée indésirable. Dans cette optique, l’idéologie nationaliste et antihaïtienne, qui connut son expression la plus brutale, meurtrière et criminelle avec le massacre de 1937, est l’entreprise la plus « géniale » jamais conçue par le capital multinational néo-esclavagiste représenté par l’élite économique et politique dominicaine. La méthode utilisée, qui est dénigrer et déshumaniser pour mieux exploiter, rappelle l’époque lors de laquelle la religion et l’anthropologie raciste (De Gobineau 1853-1855) étaient au service du système esclavagiste, et visaient à déshumaniser le plus possible l’homme noir et l’autochtone. C’est comme si l’exploiteur avait toujours besoin d’apaiser sa conscience en se réfugiant dans les théories pseudo scientifiques, pseudo philosophiques et pseudo spirituelles que lui-même invente ou suscite. La stratégie est de chosifier l’Autre en lui enlevant toute humanité, voire toute sensibilité (Lister 2014), au point qu’il ne renvoie pas à la responsabilité et à la transcendance dans la perspective d’Emmanuel Levinas, mais qu’il soit au contraire déshumanisé à dessein, l’Autre renvoyant alors à la satisfaction des instincts les plus bas. Des intellectuels dominicains, universitaires et religieux ont été et sont mobilisés pour créer ce climat d’intolérance où le Dominicain noir appauvri est déshumanisé et où son origine haïtienne est satanisée en vue de contraindre depuis des siècles une grande majorité à une dépendance servile par le maintien d’un taux élevé d’analphabétisme, par la division sociale basée sur la richesse et sur les origines, par la culture de la peur, et surtout par la négation systématique du statut de sujet de droit.

Dès la fin des années 1990, l’industrie de la canne à sucre a chuté. Cette masse qui constituait les réserves de main-d’oeuvre pour ce secteur est trop grande et trop diversifiée pour être absorbable. Elle exige un trop grand investissement pour la rendre utilisable dans la nouvelle orientation économique de ce pays qui bascule vers des secteurs qui exigent une main-d’oeuvre plus qualifiée et plus sophistiquée. Il faut donc s’en débarrasser, comme un objet dont la fonction n’est désormais plus nécessaire. Pour cela, avant de passer au massacre, il faut réveiller les vieux démons et retourner à la vieille pratique, il faut faire en sorte que la grande majorité de la population voie dans l’Haïtien et ses descendants des ennemis, des sous-hommes, des démons, des empoisonneurs, des traîtres et des envahisseurs, donc les principaux responsables de ses malheurs[4] ; il faut les chosifier. Mais l’Objet, la Chose a inespérément résisté, l’Objet ne fuit plus, il a compris le jeu. L’exploité se réclame sujet, il s’identifie comme tel et revendique ses droits et sa place légitimes.

Le mouvement des droits sort de sa clandestinité[5]. Les natifs, les autochtones veulent se dire

La dénonciation de l’esclavage contemporain en République dominicaine remonte aux années 1980. Nombre d’auteurs se sont penchés sur ce cas. Durant cette période, des documentaires, des films, des livres, des articles de journaux ont rendu visible et condamné l’esclavage dominicain. La Commission interaméricaine des droits humains, Human Wright Watch, le Service jésuite aux réfugiés et migrants, la Pastorale haïtienne et d’autres agences humanitaires ont une longue histoire, depuis les années 1980, d’observation et d’intervention directe auprès de ces esclaves dominicains d’ascendance haïtienne. La réaction officielle de l’État dominicain a toujours été de l’ordre de la négation et de la victimisation : ce sont les ennemis des Dominicains, internes et externes, qui parlent de l’esclavage et de l’exploitation. Ces réactions frisent le cynisme. Il suffit d’écrire « esclavage en République dominicaine » dans l’un des principaux moteurs de recherche sur Internet pour se rendre compte de l’immense production que ce cas génère. Parallèlement, en même temps que cet État nie, il discrédite, humilie et expulse des religieux indiscrets trop solidaires, et persécute les Dominicains indignés, tout en s’assurant du silence des grands de ce monde à travers des multinationales qui en sont les principales bénéficiaires.

La lutte prend une autre dimension une fois que les victimes ont vaincu la peur et cessent d’être des assistés. Dans un premier temps, il serait juste de reconnaître le travail des religieux et laïcs aussi bien étrangers que nationaux qui ont risqué leur vie et leur réputation pour accompagner ces damnés de la terre ; il faudrait se souvenir du travail de Pedro Ruquoy et de Christopher Hartley, deux religieux persécutés et expulsés pour leur engagement, pour avoir osé vouloir améliorer la situation des Haïtiens dans les bateyes. Toutefois, on se doit aussi de constater que la lutte n’a jamais transcendé le zèle de ces auteurs indignés. Leur bonne volonté, couplée à leur inexpérience et à leur compréhension partielle des enjeux, a paradoxalement rendu la situation un peu plus difficile pour les victimes. Culturellement, les Dominicains sont conditionnés pour voir dans toute lutte contre l’esclavage des Haïtiens en République dominicaine un acte antipatriotique. Un Dominicain est immédiatement un traître s’il compatit avec le sort de ses concitoyens descendants haïtiens. La peur avait ankylosé toute tentative de résistance. Même les ONG avançaient parfois avec trop de prudence pour ne pas être considérées comme des traîtres. Aussi ménagent-elles leurs champs d’intervention tout en courant le risque de paraître ambiguës aux yeux des plus radicaux. Mais le temps qui passe et la ténacité de certains acteurs sociaux ont fini par vaincre la peur et par mettre au jour cette propagande nationaliste raciste.

La lutte change de cap une fois que les victimes ont compris et décidé de se prendre en main. Le mouvement des femmes dominico-haïtiennes (MUDHA) a été l’un des premiers à saisir la Commission interaméricaine des droits humains pour faire valoir les revendications des descendants des travailleurs haïtiens. Fondé en 1983 par des descendantes de travailleurs haïtiens, ce mouvement s’est donné pour mission de promouvoir l’intégration et la participation des femmes dominicaines d’ascendance haïtienne dans les activités sociales entreprises dans leurs communautés respectives. Ainsi se propose-t-il de contrecarrer le sexisme, le racisme et l’antihaïtianisme de la société dominicaine. Il promeut la reconnaissance effective du droit à un nom propre et à la nationalité dominicaine pour les enfants d’immigrants haïtiens en République dominicaine. Ce mouvement fait aussi un travail de plaidoyer très agressif par le biais de campagnes de sensibilisation et de conférences aux niveaux national et international[6]. Les gouvernements dominicains ne lui ont pas facilité les choses. Son ex-présidente, Sonia Pierre, une inspiration vivante, modèle de femme engagée, prématurément disparue, n’a jamais cédé au chantage de sa dénationalisation, ni à la persécution politique, ni aux menaces de mort. En recourant aux instances internationales pour se protéger, ce mouvement a démasqué la notion archaïque de la souveraineté dominicaine, notion à laquelle on fait paradoxalement appel à chaque fois que l’État dominicain veut éliminer une portion de sa population qui est pourtant partie constituante de son propre peuple. Nous ne pourrons pas comprendre la lutte actuelle, ni des jeunes Reconoci.do et des Dominican@s por derecho, ni de la solidarité internationale ; nous ne pourrons pas saisir l’indignation d’une grande partie de la diaspora dominicaine sans situer ces mouvements en continuité avec la promotion de leurs principales revendications.

Les jeunes de Reconoci.do, qui prennent ostensiblement le devant de la scène revendicative aujourd’hui, se réclament de ce mouvement, même s’ils introduisent une certaine différence dans leur conception des luttes. Ils sont plus diversifiés, et leur travail ne se réduit pas aux femmes mais s’étend à toutes les victimes dominicaines d’ascendance haïtienne. Par ailleurs, ils prennent une certaine distance et se démarquent de la lutte relative au processus migratoire. En d’autres termes, ils ne soucient des droits des migrants ou de la question des rapatriements forcés des travailleurs Haïtiens que si, parmi les rapatriés, il y a présence d’expatriés dominicains et dominicaines noirs. Les jeunes du mouvement Reconoci.do n’incluent donc pas forcément une lutte contre les préjugés antihaïtiens en tant que tels, mais s’approprient avec fierté leur origine haïtienne. Les jeunes n’acceptent plus l’aliénation. Ils réclament la reconnaissance de leur origine et en même temps leur nationalité dominicaine.

Mais l’adversaire est de taille. Après plus de quatre décennies de lutte, les principales revendications des Dominicains descendants d’Haïtiens restent encore à un niveau primitif. Ils luttent tout d’abord pour la reconnaissance de leur droit à la nationalité. C’est le tremplin obligé. Aucune revendication ne sera entendue, aucun droit fondamental ne sera respecté si les revendicateurs ne sont pas munis de leur carte d’identité de Dominicains et Dominicaines. Et ils en sont très conscients : dans une réunion des leaders de zones, quelqu’un soulève la nécessité d’aborder la situation de la violence au sein des jeunes familles dans les bateyes. Si la réponse unanime est « oui », elle est tout de suite nuancée : « Comment, et où dénoncer cette violence ? Si on ne compte pas pour les autorités, qu’on s’entretue n’est pas leur problème ». Tout prétexte est bon pour se faire rapatrier ou s’expatrier. Une femme qui dénonce son conjoint violent court le risque d’être expatriée sous prétexte d’assurer sa sécurité. Mais la discussion se termine sur une note positive : « Il faut continuer la lutte pour occuper légitimement notre place ».

La situation et la lutte de ces jeunes Dominicains d’ascendance haïtienne illustrent très bien les deux phénomènes dont parle Diane Lamoureux :

[…] la production de zone sociales de non-droit par les États (réfugiés, apatrides, etc.) ; d’autre part, la dimension politique de la demande de droits de la part de ceux et celles qui en sont exclus, puisqu’elle signifie d’emblée une demande d’inclusion, tout en mettant en lumière la nature autoritaire du pouvoir politique.

Lamoureux 2013 : 43

Dans le cas qui nous concerne, cette dimension politique est une arme à double-tranchant. Elle convertit les exclus en acteurs, tout en les exposant à plus de répressions, parce que, justement, l’oligarchie exploiteuse dominicaine veut en effet tout le contraire. Ces jeunes ont compris que la déconstruction de l’idéologie justificatrice de l’exploitation peut se faire de manière pratique et pragmatique. Le seul fait de s’approprier leur identité et leur origine met en échec la propagande nationaliste et raciste dont ils sont victimes. D’où l’importance de ce qui peut être appelé « l’autochtonie » de toute lutte. Le pauvre ne sortira pas de sa pauvreté s’il ne se prend pas en main. En s’acceptant comme pauvre, il fait le premier grand pas, et il n’en sortira pas, sauf s’il n’accepte que des aides solidaires et non humanitaristes. Dans cette optique, les jeunes générations des Dominicains et Dominicaines d’ascendance haïtienne ont compris que leur destin est viscéralement lié à leur propre engagement, et qu’ils ne doivent pas minimiser les appuis stratégiques qu’ils peuvent obtenir de la solidarité fraternelle nationale et internationale.

Conclusion : l’identité, le multiculturalisme et le transnationalisme haïtien

L’appropriation de leur origine et de leur identité ethnique par les jeunes générations des Dominicains et Dominicaines d’ascendance haïtienne constitue une arme solide dans leur lutte. Les jeunes revendiquent avec force leur origine et en même temps réclament leur place dans cette société qui les a vus naître et grandir. Ils les réclament au côté des autres Dominicains aux origines européenne, latino-américaine, américaine, japonaise et autres. Ce faisant, ils imposent une vision multiethnique de la société dominicaine et forcent une approche pluriculturelle dans l’appréhension de sa culture. La République dominicaine doit se mettre à l’école de certains pays, comme le Canada, la Belgique, l’Allemagne, pour ne citer que ceux-là, qui à un moment de leur histoire ont dû se poser la question de leur identité. Ils ont dû accepter la composition hétérogène et multiculturelle de leur population, conséquence d’une immigration principalement économique. Si les Salvadoriens aux États-Unis ou les Haïtiens au Canada n’éveillent pas de soupçon quand ils s’engagent dans leur pays d’origine – ils sont même encouragés à le faire –, dans le cas des Dominicains d’origine haïtienne, l’assomption même de leur origine haïtienne peut créer une certaine panique au sein des ultraconservateurs dominicains, dans la mesure où cette assomption est interprétée comme une manifestation d’allégeance à Haïti, d’un rapprochement viscéral de ces citoyens dominicains avec le pays de leurs ancêtres. Et même si cette allégeance s’avérait, la hantise du vieux démon de « l’invasion pacifique » des Haïtiens, donc de la réunification de l’île, pourrait refaire surface de façon plus intense et plus dangereuse. Conscients de ce danger, les jeunes de Reconoci.do sont très réticents à parler de leurs activités transnationales et des relations qu’ils nourrissent avec leurs oncles, tantes et cousins en Haïti. Leur stratégie de lutte est de défendre leur identité indéfectiblement dominicaine, mais sans nier leurs origines.