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Introduction

Si les métaphores anhistoriques entre l’esclavage et des formes d’exploitation infantile jugées extrêmes sont efficaces pour capturer l’attention du fait qu’elles font appel à l’émotivité investie dans notre conception occidentale de l’enfance, elles réduisent toutefois considérablement la complexité des réalités sociales des jeunes personnes. Lorsque la dénonciation de « l’esclavage contemporain » se mobilise en lutte globalisée contre l’exploitation infantile, elle donne généralement lieu à des discours et à des interventions décontextualisées qui enferment les enfants dans des catégories identitaires homogénéisantes. C’est du moins ce que j’ai pu constater au cours de ma recherche avec des garçons et des filles d’origine haïtienne qui ont migré vers la région touristique de Sosúa en République dominicaine.

Dans cet article, je mettrai en évidence l’écart qui existe entre les vies de ces enfants que j’ai rencontrés et les paramètres de pensée et d’action à l’égard de l’exploitation infantile afin de montrer la nécessité de repenser ce paradigme dominant. Pour ce faire, je débuterai par une description de mon positionnement théorique et de la méthodologie utilisée pour ensuite situer les enfances à l’étude dans le contexte de la migration haïtienne en République dominicaine. Enfin, je confronterai les expériences et voix localisées des jeunes migrants aux formations discursives hégémoniques visant à combattre deux formes spécifiques d’exploitation infantile, soit dans un premier temps le trafic et la traite à la frontière dominico-haïtienne, puis l’exploitation sexuelle à des fins commerciales à Sosúa. Évidemment, il ne s’agit pas ici de nier l’existence de l’exploitation dans ces lieux, ni de remettre en question la gravité de ses conséquences multidimensionnelles, mais bien de démontrer que l’on ne peut en présumer sans une recherche ethnographique détaillée qui intègre les points de vue des jeunes acteurs sociaux concernés. Je crois profondément que ce travail exhaustif de recherche est indispensable au succès de toute intervention déployée dans l’intérêt supérieur des enfants.

Économie politique et culturelle de l’enfance

Les discours des groupes de plaidoyer sur l’exploitation infantile sont porteurs d’une vision particulière de l’enfance qui fut construite en Occident au début du XXe siècle, puis essentialisée par les savoirs dominants, notamment en psychologie du développement, et globalisée dans le cadre normatif des droits de l’enfant. Selon cette conception, l’enfance constitue une étape cruciale du développement circonscrite par l’âge, elle est marquée par l’asexualité, l’incompétence et l’innocence et ses principaux espaces légitimes de socialisation sont l’école, la maison et le jeu. L’enfant y est décrit comme un être précieux et intrinsèquement vulnérable qui manque des compétences et habiletés pour juger des situations dangereuses, d’où la nécessité de le protéger et la légitimité pour parler et agir en son nom (Meyer 2007 : 90). La vulnérabilité infantile face à l’exploitation est présentée comme dérivant directement du fait d’être enfant, plutôt que comme résultant de la position sociale des plus jeunes dans le cadre des relations de classe, de race, de genre et de génération négociées dans un contexte précis (ibid. : 90). D’ailleurs, les associations de sens entre l’enfance et la vulnérabilité, la fragilité et l’innocence sont devenues si « naturelles » et puissantes, que leur caractère socialement construit en est voilé (ibid. : 100).

Face à la rhétorique de dénonciation de l’exploitation infantile, l’approche d’économie politique et culturelle de l’enfance que je mets de l’avant consiste dans un premier temps à rappeler que l’enfance est un domaine socioculturellement construit et que l’enfant moderne occidental est devenu une construction culturelle hégémonique bien souvent instituée comme paradigme unique de toute enfance (Girard 2014). Cette démarche, qui est à la fois critique et engagée au regard des droits de l’enfant[2], cherche aussi à recontextualiser les expériences des jeunes personnes, c’est-à-dire à retracer les décisions politiques, les processus économiques et les significations culturelles qui façonnent leur socialisation et produisent les vulnérabilités et les inégalités sociales qui rendent possible leur exploitation. En fait, l’économie politique et culturelle de l’enfance s’inscrit dans la nouvelle anthropologie de l’enfance, qui envisage l’enfant comme un acteur social à part entière et resitue ses pratiques et ses points de vue dans le contexte de leur négociation[3]. En ce sens, elle se fonde sur la reconnaissance de la capacité d’agir socioculturellement négociée des enfants, c’est-à-dire de leur agencéité, ce qui a des implications méthodologiques que j’aborderai subséquemment (Ahearn 2001 : 112).

L’examen de l’agencéité des enfants dans le cadre de leur traite et de leur exploitation sexuelle à des fins commerciales se révèle particulièrement pertinent pour approfondir la réflexion sur ce concept clé qu’est l’enfance en anthropologie puisqu’il met en lumière des situations dans lesquelles les plus jeunes n’exercent pas leur agencéité de la façon souhaitée par les adultes et dans lesquelles leurs expériences ne correspondent pas à ce que les adultes défendent ou définissent comme enfance. Du côté des groupes de plaidoyer, s’il est vrai qu’ils insistent de plus en plus sur les capacités et le droit à la participation des plus jeunes, ce n’est plus du tout le cas lorsque ces derniers traversent une frontière avec l’aide d’un passeur ou encore s’intègrent à la prostitution. Dans cette situation-là – lorsque les filles et les garçons ne font pas ce qu’ils devraient faire et ne sont pas ce qu’ils devraient être –, les références à leurs capacités disparaissent, et l’accent est à nouveau mis sur la nécessité de les protéger (Hanson 2016 : 471). Pour ma part, je plaide ici pour l’adoption d’une définition de l’agencéité qui soit non normative et la situe plutôt dans les rapports sociaux, une définition dans laquelle l’identité de l’enfant n’est plus unidimensionnelle – c’est-à-dire qu’il n’est ni « victime » ni « compétent », du fait qu’il peut à la fois vivre une situation d’exploitation et aussi se trouver activement engagé dans la négociation de sa propre identité et du monde social qui l’entoure (Prout et James 1990 : 8 ; Esser et al. 2016).

Méthodologie

Les données ici présentées sont tirées d’une recherche postdoctorale plus large[4] explorant les enfances de garçons et de filles d’origine haïtienne qui, consécutivement au séisme survenu en janvier 2010, ont migré clandestinement vers la ville dominicaine de Sosúa, qui constitue un pôle d’attraction en raison de son économie notoirement tributaire du tourisme sexuel. Les enfants qui ont participé à la recherche étaient âgés de 9 à 17 ans ; la majorité vivaient avec au moins un parent, le plus souvent avec leur mère ; ils fréquentaient l’école primaire dominicaine depuis plusieurs mois déjà et travaillaient dans l’espace public[5]. Si leur établissement en République dominicaine était plutôt récent lorsque je les ai rencontrés en 2013, ces jeunes migrants étaient mobiles et traversaient avec fluidité la frontière, que ce soit seuls ou bien accompagnés de membres de leur famille, généralement en faisant appel aux services d’un passeur. Sauf exception, ils s’identifiaient comme Haïtiens ou Haïtiennes, mais préféraient leur vie en République dominicaine, surtout parce qu’ils y avaient accès à l’éducation et qu’ils étaient désormais réunis avec leur famille[6].

Au cours de la recherche, j’ai utilisé différentes techniques de collecte de données en divers lieux, notamment des observations systématiques à la frontière, aux points intermédiaires du parcours migratoire et dans plusieurs communautés à forte présence haïtienne (bateyes), ainsi que des entrevues semi-dirigées avec des représentants d’organisations internationales, d’ONG, d’institutions gouvernementales et avec de jeunes migrants, entre autres avec des filles intégrées au tourisme sexuel. Le coeur de la collecte des données a consisté en l’application de techniques participatives intégrant divers modes d’expression tels que le dessin et la photographie, auprès d’un groupe de dix-huit jeunes migrants (dix filles et huit garçons). Ils ont été recrutés dans quatre bateyes à proximité de Sosúa, sélectionnés du fait que plusieurs de leurs résidents y avaient récemment immigré. Le recrutement s’est effectué avec l’aide d’une assistante de recherche d’ascendance haïtienne connue et respectée dans ces bateyes, ce qui a grandement facilité l’insertion dans les communautés et l’accès aux enfants, ainsi que l’obtention des consentements.

Durant quatre mois, ces enfants, divisés en sous-groupes en fonction de leur lieu de résidence, ont pris part à des activités participatives[7] conçues pour faciliter l’expression de leurs points de vue sur des sujets qui les concernent et pour encourager leur implication dans la production de connaissances portant sur leurs réalités. Une telle méthodologie renvoie à la pleine reconnaissance de l’agencéité des enfants en mettant en évidence leur capacité d’action et de décision, de même qu’en permettant de capturer leur insertion spécifique dans le social (Girard 2014). Des données tirées de deux de ces activités participatives ont été utilisées pour cet article. L’une d’entre elles, « Les tryptiques de la migration », visait à retracer les circonstances, conditions et parcours migratoires des jeunes sujets ainsi qu’à appréhender les significations positives et/ou négatives qu’ils investissent dans leur expérience de la migration. Chaque enfant a complété trois dessins représentant trois moments distincts de sa dernière migration ; lorsqu’il vivait dans son pays d’origine avant le départ, lors du passage de la frontière et après, dans le pays d’accueil. Ensuite, dans le cadre d’un entretien individuel, l’enfant a été amené à décrire les souvenirs et sentiments rattachés à chacun de ces trois moments. Le processus participatif a culminé par l’élaboration d’un Plan d’action, un document qui a été diffusé localement et dans lequel les enfants ont identifié les principaux problèmes auxquels ils sont confrontés et les actions qui devraient être mises de l’avant. Je cite abondamment le Plan d’action dans cet article puisque les éléments qui y sont consignés ont fait l’objet d’un consensus parmi les jeunes sujets[8].

L’économie politique et culturelle des enfances haïtiennes en terre dominicaine

Dans le cadre d’une approche d’économie politique et culturelle, il convient de porter l’attention sur les politiques migratoires de l’État dominicain, son néolibéralisme et son antihaïtianisme, ainsi que sur les constructions culturelles de l’enfance haïtienne migrante afin de mettre en lumière les vulnérabilités et les inégalités sociales dans lesquelles les jeunes migrants s’insèrent, soit le cadre qui rend possible leur exploitation dans le contexte à l’étude.

Politiques migratoires, vulnérabilités et inégalités

La situation des migrants haïtiens en République dominicaine a récemment attiré l’attention internationale consécutivement à la sentence controversée du Tribunal constitutionnel dominicain qui a décrété, le 23 septembre 2013, que les enfants nés de parents étrangers en situation irrégulière n’avaient désormais plus le droit à la nationalité dominicaine. Cette décision, dont l’application se voulait rétroactive à toute personne née au pays depuis 1929, dépouillait alors de la nationalité dominicaine et menaçait de transformer en apatrides plus de 200 000 descendants de migrants haïtiens (Sala 2013 : 71, 81). Même si le gouvernement dominicain a par la suite adopté une Loi de naturalisation restituant la nationalité à une partie des descendants de migrants, de même qu’un Plan national de régularisation qui, sous certaines conditions, devrait permettre de légaliser le statut de nombreux étrangers sans papiers, ce jugement a ouvert la porte à de nouvelles vagues d’expulsions et à une intensification des mesures répressives contre les Dominicains d’ascendance haïtienne directement visés, et aussi contre les 450 000 migrants haïtiens clandestins travaillant et résidant sur le territoire (ibid. : 81).

En juin 2013, soit quelques mois avant la sentence, les enfants que j’ai rencontrés avaient exprimé leur peur dans le Plan d’action : « Nous avons peur de l’Immigration, nous avons peur qu’ils nous renvoient en Haïti » (Plan d’action 2013). La décision du Tribunal a exacerbé ce climat de peur, alors que les déportations se sont multipliées, exposant les plus jeunes à la séparation d’avec leurs parents, à la brutalité et au chantage des autorités et à un retour non désiré de l’autre côté de la frontière, où une crise humanitaire se profilait (OCHA 2016). En fait, les politiques migratoires dominicaines, en maintenant les migrants dans une situation irrégulière, engendrent de nombreuses vulnérabilités pour les plus jeunes qui ne bénéficient de la protection d’aucun État face aux violations de leurs droits. Comme je l’ai observé, cela posait particulièrement problème lorsque les migrants voulaient dénoncer des comportements jugés inacceptables à l’égard des enfants, alors que, ainsi qu’ils me l’ont exprimé, ils se sentaient impuissants. Les filles se trouvent spécialement désavantagées, étant donné la prévalence de la violence sexuelle qui les touche de manière disproportionnée, une violence ici commise en toute impunité, le plus souvent derrière les portes closes des baraques des bateyes. Devant cette impuissance, la souffrance infantile était perçue comme une fatalité que l’on se résignait à accepter : bref, on s’en remettait à Dieu, comme on me l’a si fréquemment mentionné.

Les politiques migratoires contribuent également à la (re)production d’inégalités socioéconomiques entre les enfants haïtiens et leurs homologues dominicains. Tout d’abord, leurs parents sont relégués à des emplois informels et obtiennent des salaires jusqu’à 40 % moins élevés, une pauvreté monétaire qui se reflète inéluctablement dans leurs conditions de vie (Banque mondiale 2012 : 16). En outre, la transmission de la situation irrégulière aux enfants, même si ceux-ci sont nés en sol dominicain ainsi qu’il en est désormais, favorise la pérennité de cette pauvreté. Car sans la nationalité dominicaine dont une preuve est exigée pour l’inscription à l’école secondaire, les élèves migrants ne peuvent poursuivre leur cheminement scolaire au-delà du niveau primaire, et par conséquent ne peuvent accéder à de meilleurs emplois. Malgré tout, l’éducation demeurait un des motifs les plus fréquemment invoqués par les adultes et les jeunes personnes pour justifier leur migration vers la République dominicaine. Cette éducation que l’on savait d’emblée et désormais restreinte se comparait tout de même avantageusement aux perspectives éducatives en Haïti.

Néolibéralisme et antihaïtianisme

En République dominicaine, le virage néolibéral s’est caractérisé par le passage d’une économie sucrière contrôlée par l’État vers une économie globalisée basée sur le libre-échange, les transferts internationaux de fonds, les secteurs des mines et de la construction financés par des capitaux privés, et le boom du tourisme – et, bien entendu, du tourisme sexuel –, qui produisait à lui seul 25 % des divises et représentait 20 % des emplois en 2014 (Jayaram 2010 ; Morgan et al. 2011 ; Linares 2015). S’il en a résulté une croissance macroéconomique annuelle moyenne de 5,4 % entre 1992 et 2014, cette croissance n’a pas profité à une majorité de Dominicains : 41 % vivent toujours dans la pauvreté, et les services publics qui leur sont destinés restent sous-financés et inefficaces (Bartlett 2012 : 400-401 ; Unicef 2013 : 26 ; Banco mundial 2016). Dans le nouvel ordre néolibéral conçu pour enrichir l’élite blanche et ses alliés corporatifs, la frustration des Dominicains appauvris se voit opportunément redirigée vers les migrants haïtiens, qui sont accusés de voler les emplois et de drainer les ressources de l’État (Rivera 2014). D’ailleurs, 83 % des Dominicains souhaitent que leur président bloque à tout prix le flux migratoire (Carrón 2013 : 29). En fait, les politiques néolibérales donnent lieu à une reconfiguration de l’antihaïtianisme[9] au sein de la population, et aussi de l’appareil étatique (Jayaram 2010). Alors que l’État dominicain avait par le passé encouragé la venue d’Haïtiens au pays – notamment en renouvelant les permis de résidence des coupeurs de canne à sucre (braceros)[10] – il se consacre désormais à protéger les étrangers bénéfiques à son économie de marché et à formaliser l’irrégularité et l’exclusion des travailleurs moins qualifiés, soit essentiellement des migrants haïtiens, afin de faciliter leur exploitation (Jayaram 2010 : 46, 48).

Malgré ces nouvelles connexions au néolibéralisme, le fondement idéologique de l’antihaïtianisme demeure inchangé :

Ce qui est certain, c’est que la décision polémique du Tribunal constitutionnel répond à un discours identitaire qui, depuis l’indépendance en 1844, a élaboré un récit qui non seulement exclut les éléments africains (associés aux Haïtiens) de la culture dominicaine, mais qui est également systématiquement parvenu à ce qu’une population éminemment mulâtre rejette ou voit comme étrangère une des principales composantes de son identité.

Carrón 2013 : 29

Instrumentalisé par l’élite, l’antihaïtianisme s’abreuve à la peur de l’érosion d’une identité dominicaine dite essentiellement hispanique, d’allégeance catholique et teintée d’un passé indigène taïno (Ferguson 2003 : 19-20 ; Wooding et Moseley-Williams 2005 : 51). En ce sens, les mesures contre l’immigration haïtienne prétendent freiner le métissage et la propagation d’une langue créole, de coutumes et de pratiques religieuses d’origines africaines jugées résolument inférieures. D’ailleurs, les références au vaudou se retrouvaient au coeur des insultes racistes proférées à l’endroit des enfants haïtiens que j’ai rencontrés, notamment à l’école où n’importe quel incident comme la disparition de matériel scolaire était attribué à leur sorcellerie : « Alors, ils nous disent “Maudits Haïtiens du diable, retournez donc dans votre pays !” » (Plan d’action 2013).

Constructions culturelles de l’enfance haïtienne en République dominicaine

Si l’identité raciale des Haïtiens est pensée comme radicalement différente, il en va de même de leur enfance :

Réellement dans le cas des Haïtiens, la violence est très forte et l’abus est une question de culture. Mais dans les paramètres internationaux, soit à partir de la Convention des droits de l’enfant, il y a un problème d’abus et surtout d’abus sexuels très grave. C’est-à-dire que pour eux ce n’est rien. Même si c’est un élément culturel, ça ne représente pas grand-chose vendre une jeune fille de 12 ans pour 3 000 pesos, la vendre en sachant que ceux qui l’achètent sont des adultes qui vont abuser d’elle sexuellement. […] Ceci est un élément important et la violence physique est comme très généralisée. Y compris nous avons eu des problèmes parce qu’à certains moments nous avons dû assumer la défense d’enfants [haïtiens] pour exploitation par le travail, exploitation sexuelle et violence physique et ils [les adultes haïtiens impliqués] nous ont dit qu’ils étaient Haïtiens et non Dominicains. Oui, mais vous vivez dans le pays et ici les lois sont comme ça.

Lucas, intervenant d’une ONG dominicaine, 2013

Ce regard posé sur l’enfance haïtienne fait écho au discours des groupes de plaidoyer centré sur sa victimisation, une représentation réductrice alimentée par l’absence de recherches sérieuses explorant les conceptions locales des premières années de l’existence humaine en Haïti (Chin 2003 : 11 ; Hoffman 2011). Les différences entre les enfances dominicaines et haïtiennes relevées par l’ensemble des adultes dominicains interviewés peuvent aussi s’expliquer par les bouleversements récents dans le champ de l’enfance en République dominicaine alors que les législations nationales ont été harmonisées avec la Convention relative aux droits de l’enfant (1989) et que les campagnes de sensibilisation, les politiques publiques et les programmes de protection de l’enfance se sont multipliés au cours des dernières années. Cela se traduit par une adhésion de plus en plus importante à la conception moderne occidentale de l’enfance, du moins sur le plan discursif, celle-ci devenant la norme globalisée par laquelle l’enfance haïtienne est jugée puis condamnée. Ainsi, la production de l’enfant dominicain comme sujet de droits s’opère en opposition avec l’image de l’enfant haïtien « victime d’une culture autoritaire et violente » (Hoffman 2011 : 162). Pourtant, les attitudes de normalisation des châtiments corporels et de tolérance sociale face à l’exploitation infantile décrites par Lucas constituent également des paramètres structurants des enfances dominicaines[11].

Il en va de même de la circulation des enfants, commune dans les sociétés caribéennes[12], mais qui a été fortement critiquée durant la recherche en raison de son impact sur la scolarisation : « […] les élèves haïtiens peuvent manquer les classes pendant des mois et revenir un jour comme si de rien n’était » (Paroles d’un enseignant dominicain, cité dans Olwig 2012 : 935). En effet, plusieurs jeunes migrants haïtiens étaient confiés un certain temps à un autre membre de la famille ou à un tiers résidant dans un autre batey ou encore en Haïti, une pratique qui était le plus souvent liée aux déplacements transfrontaliers de la famille. S’il est vrai que cette mobilité infantile pouvait interrompre le parcours scolaire, le plus souvent, elle favorisait plutôt sa continuité, puisque les parents laissaient les plus jeunes derrière justement pour qu’ils poursuivent leur scolarité en République dominicaine. Car, contrairement à ce que laissaient entendre les propos des professeurs dominicains, l’apprentissage, qu’il soit formel dans le système scolaire dominicain ou informel dans les petites écoles haïtiennes installées dans les bateyes à proximité de Sosúa, était hautement valorisé par les migrants. En somme, parce qu’elle peut être marquée par la violence, parce qu’elle ne se vit pas sous la protection continue d’un père et d’une mère, parce qu’elle peut être caractérisée par des interruptions à la scolarisation et aussi parce qu’elle implique souvent la réalisation d’une activité économique, l’enfance haïtienne en terre dominicaine s’écarte considérablement du modèle occidental globalisé et est jugée anormale, dramatique même. Ici, l’attribution d’une norme globalisée de l’enfance en République dominicaine se révèle productrice de marginalisation et donne lieu à des interventions caritatives cherchant à sauver l’enfance haïtienne de sa culture, bref, à la dominicaniser.

Dans le contexte actuel du « problème migratoire haïtien », une autre conception de l’enfance haïtienne, dans laquelle le jeune migrant est défini comme une menace, a émergé. Ceci s’est révélé flagrant dans les semaines qui ont suivi le tremblement de terre, alors que les médias dominicains ont alerté la population vis-à-vis de l’arrivée massive d’enfants haïtiens au pays et de leur présence accrue dans les espaces publics. À Sosúa, l’Association des hôtels et restaurants s’était plainte de l’impact négatif sur l’industrie touristique, déclarant que les jeunes nouveaux arrivants dormaient dans les rues et harcelaient les visiteurs pour obtenir de l’argent ou de la nourriture[13]. Toutefois, il n’y a pas que la visibilité de ces enfants « out of place » dans les rues qui dérange et inquiète : il y a aussi le nombre important, supposément toujours en croissance, d’enfants d’origine haïtienne qui grandissent sur le territoire national et qui, par le fait même, fréquentent l’école et se font soigner dans les hôpitaux dominicains (Connolly et Ennew 1996 : 131). S’ajoute à cela la perception que le taux de fécondité des femmes haïtiennes est incontrôlé, ou, tel que mis en mots par une intervenante dominicaine, le fait qu’elles vont « avoir des enfants juste pour les avoir, pour qu’ils rapportent un gain économique […] » et qu’avec « […] 10-12 enfants il y plus de chances que ceux-ci doivent sortir dans la rue pour survivre » (Araceli, 2013). La menace incarnée par les jeunes migrants se révèle donc multidimensionnelle : ils menacent à la fois l’économie dominicaine et ses institutions publiques, l’ordre social (en raison de leur présence dans les espaces publics) et l’équilibre démographique. De surcroît, ils représentent le spectre de la « contamination »[14] raciale et culturelle, la peur de voir la nation devenir plus « noire » dans l’avenir. Par conséquent, cette vision de l’enfance haïtienne la constitue en objet d’interventions répressives de la part du gouvernement dominicain et de la population.

Le trafic et la traite d’enfants haïtiens

Discours globalisés

Si des constructions culturelles contradictoires de l’enfance haïtienne coexistent en République dominicaine – l’enfant haïtien victime de sa culture vs l’enfant haïtien comme menace – celui-ci devient résolument une victime aux yeux de la communauté internationale. Je dirais même plus, il y a été institué en quintessence de la victimisation. En effet, les médias internationaux diffusent à profusion des images de l’enfant haïtien misérable qu’il faut sauver, et ce dernier figure à l’agenda humanitaire d’innombrables organisations qui ont occupé Haïti, cette « république des ONG », au cours des cinquante dernières années (Hoffman 2011 : 155, 157). À la suite du tremblement de terre de janvier 2010, l’attention internationale a été concentrée de manière sélective sur certains risques touchant l’enfant haïtien, principalement la menace du trafic et de la traite (Todres 2011 : 44).

Alors que le trafic d’enfants renvoie au fait d’assurer leur entrée illégale dans un État où ils ne sont ni des ressortissants, ni des résidents permanents, afin d’en tirer un avantage financier ou matériel, la traite d’enfants telle que définie dans le protocole de Palerme désigne plutôt leur recrutement, transport, transfert, hébergement ou accueil à des fins d’exploitation (Nations Unies 2000 : articles 3a et 3c). Ici, une certaine ambiguïté subsiste autour du concept d’exploitation, qui se voit expliqué par une énumération de ses différentes formes :

L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.

Nations Unies 2000 : article 3a

Dans cette définition de la traite, le consentement des enfants à toute forme de migration assistée menant à l’exploitation est rendu indifférent en tout temps, tandis que le consentement des adultes est indifférent lorsqu’il y a usage de l’un des moyens énoncés dans le protocole, soit de la menace de recours ou du recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, comme l’enlèvement, la fraude, la tromperie, l’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre (Nations Unies 2000 : articles 3a, 3b et 3c). Ainsi, sur le plan de la typologie, les jeunes personnes, qu’elles aient 7 ou 17 ans, sont invariablement et exclusivement traitées comme des victimes, et leur agencéité se trouve d’emblée discréditée (Huijsmans 2008 : 335-336).

En fait, la traite des enfants est couramment présentée comme une forme contemporaine d’esclavage[15], une assertion émotive qui se voit généralement accompagnée de récits d’horreur relatant des cas extrêmes d’exploitation[16]. Dans une confusion délibérément entretenue, on en vient à assumer que ces histoires particulières d’exploitation sont celles de tous les garçons et de toutes les filles qui traversent des frontières, que la migration infantile est une expérience intrinsèquement négative, et que l’unique solution consiste à empêcher ou à décourager les plus jeunes de migrer afin qu’ils restent en sécurité, là où ils devraient être, à la maison[17]. Une autre caractéristique des discours globalisés sur la traite consiste en l’affirmation itérative de la croissance rapide et incontrôlée du problème, le tout supporté par des estimations grossières de son ampleur qui ne sont pratiquement jamais étayées ni fondées sur une méthodologie rigoureuse (Whitehead et Hashim 2005 ; Huijsmans et Baker 2012 : 925). Ces appels à l’émotivité et à l’urgence ont certes réussi à attirer l’attention publique et à légitimer l’intervention, mais ils ont aussi eu pour effet de constituer la lutte contre la traite en une obligation morale au-dessus de toute critique (Huijsmans et Baker 2012 : 921). Pourtant, comme je l’ai observé dans le cas des migrants haïtiens et comme de nombreux chercheurs l’ont constaté dans d’autres contextes, ces discours posent problème : parce qu’ils globalisent une vision spécifique du trafic et de la traite qui réduit la complexité des expériences localisées des jeunes personnes et ignorent leurs voix ; et aussi parce qu’ils donnent lieu à des interventions qui, loin de protéger réellement les enfants, les exposent à de nouveaux risques[18].

Expériences et voix localisées

L’approche focalisée sur le sauvetage des enfants haïtiens de la menace du trafic et de la traite tend à détourner l’attention du contexte socioéconomique dans lequel cette menace prend forme et, incidemment, des causes mêmes du mouvement migratoire des plus jeunes. Ici, ce mouvement se déploie dans le cadre d’un écart de développement entre deux pays limitrophes et d’une violence structurelle persistante en Haïti, qui poussent les familles pauvres à rechercher de meilleures conditions de vie, notamment un accès à l’éducation primaire, de l’autre côté de la frontière (Farmer 2003). Si ces causes étaient sous-jacentes à la migration de l’ensemble des enfants, les éléments déclencheurs de celle-ci variaient, les plus fréquemment relatés par les jeunes sujets étant le tremblement de terre (pour quatre garçons et deux filles) et une situation d’abus ou d’exploitation vécue dans le pays d’origine (pour cinq filles) :

Quand ma mère est venue ici [en République dominicaine] et qu’elle nous a laissées là-bas [en Haïti], les mauvais traitements ont commencé. Ils [oncle et tante] voulaient que je fasse tout dans la maison, je devais porter l’eau et mes deux cousins abusaient de moi et me donnaient des coups. […] Avant, j’étudiais en Haïti, mais quand ma mère est venue ici, ils ne me laissaient pas aller à l’école. […] Je n’ai pas parlé à mon père des mauvais traitements car c’était sa famille, mais je lui ai dit que je voulais absolument venir ici. […] J’étais fière de moi parce que j’ai dit à mon père qu’il vienne me chercher et mon père a dit oui !

Charline, 15 ans, 2013

C’est ainsi que Charline a traversé la frontière, guidée par un passeur et uniquement accompagnée de sa petite soeur, alors que son père les attendait de l’autre côté. Malgré ces conditions, pour Charline, au même titre que pour les quatre autres filles du groupe ayant vécu une situation similaire en Haïti, l’exploitation et l’abus ne se situaient pas dans le déplacement transnational qui avait plutôt été salutaire. En fait, à l’exception de deux enfants sur les dix-huit, tous décrivaient leur migration comme une expérience davantage positive que négative, et ce, malgré les risques encourus, comme je l’aborderai plus loin. De plus, il est intéressant de noter que, parmi ces filles victimes de violence en Haïti, Charline n’était pas la seule qui avait joué un rôle déterminant dans la décision de migrer ; c’était le cas de trois d’entre elles. Donc, alors même qu’elles étaient victimisées, ces filles se sont engagées avec puissance dans la renégociation de leurs trajectoires, mettant sciemment de l’avant des actions pour améliorer leurs destinées. En d’autres mots, la compréhension dominante qui décrit l’enfant, soit comme une victime de passeurs adultes, soit comme un être passif dépendant du déplacement de sa famille, mériterait d’être fortement nuancée (Orellana et al. 2001 : 578 ; White et al. 2011 : 1162). À ce titre, le témoignage d’une intervenante travaillant à la frontière montre bien comment l’agencéité exercée par les plus jeunes vient contester les définitions actuelles :

Ici pour le trafic et la traite, les paramètres ont changé et il faudrait en définir de nouvelles formes parce que les enfants se portent volontaires. Ils veulent, ils disent : « emmène-moi ! Aide-moi ! » Cette modalité dans la définition de la traite et du trafic n’est pas considérée. Donc, pratiquement l’enfant se lève et te dit « emmène-moi, emmène-moi, je veux que tu m’emmènes ! »

Amelia, coordonnatrice de projets d’une ONG, 2013

Le discours globalisé sur la traite des personnes, en faisant appel à l’émotivité et en réitérant l’urgence d’agir, a légitimé le déploiement de politiques nationales migratoires encore plus restrictives ainsi qu’un modèle d’application des lois axé sur la sécurité frontalière (Huijsmans et Baker 2012). À la frontière dominicaine, ces politiques ont contribué à rendre la migration beaucoup plus risquée pour les jeunes migrants sans papiers en produisant de nouvelles vulnérabilités. Selon les enfants intégrés à la recherche, mais aussi selon les intervenants et même les autorités dominicaines consultées, une des situations les plus hasardeuses survient lorsque les passeurs, poursuivis par les militaires, abandonnent dans leur fuite les enfants qui les accompagnent, les jetant de leur moto en marche afin d’échapper aux autorités. Durant ma recherche, plusieurs garçons et filles ont d’ailleurs été retrouvés sévèrement blessés dans les bois ou sur les routes bordant la frontière. En fait, tous les dangers de la migration identifiés par les enfants étaient rattachés à l’intensification actuelle des contrôles migratoires et frontaliers. Par exemple, ils m’ont rapporté que les militaires dominicains exigent souvent un paiement pour traverser la frontière : « Les militaires nous demandent de l’argent, et si nous n’en avons pas, ils nous volent nos affaires, nous maltraitent, nous frappent et nous violent »[19] (Plan d’action 2013). Ils ont également noté les difficultés de leur périple clandestin pour rejoindre la République dominicaine : « Nous endurons la faim et la misère en traversant la frontière par les bois et aussi lorsque nous arrivons à Dajabón[20] » (Plan d’action 2013). Et une fois parvenus à leur destination finale, ils risquent à tout moment la déportation : « J’ai peur parce que je n’aimerais pas ça qu’ils me renvoient en Haïti. […] Quand ils arrivent [les agents de l’Immigration], je me cache en dessous de mon lit ! » (Gedulien, 9 ans).

Contrairement à ce que considère l’agenda globalisé de la lutte contre la traite des personnes, les enfants que j’ai rencontrés sont d’avis que les interventions mises de l’avant devraient surtout chercher à sécuriser leur droit à se déplacer en assurant leur protection : « Il faut trouver une façon de protéger les filles et les garçons qui traversent la frontière » (Plan d’action 2013). Par exemple, ils ont suggéré l’aménagement d’espaces sécuritaires à la frontière où les jeunes migrants pourraient recevoir de l’aide médicale, alimentaire ou autre. Évidemment, ceci implique de prioriser l’intérêt supérieur des enfants d’origine haïtienne, ce qui est loin d’être chose faite.

L’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales à Sosúa

Discours globalisés

Il est dorénavant convenu et inscrit dans les législations internationales que la prostitution enfantine, soit celle de toute personne âgée de moins de 18 ans, constitue une forme d’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales (ESEC), un concept dont une définition consensuelle a été adoptée en 1996 :

L’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales est une violation fondamentale de leurs droits. Elle comprend l’abus sexuel par l’adulte et une rétribution en nature ou en espèces versée à l’enfant ou à une ou plusieurs tierces personnes. L’enfant y est traité comme un objet sexuel et comme un objet commercial. L’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales constitue une forme de coercition et de violence exercée contre les enfants, et équivaut à un travail forcé et à une forme contemporaine d’esclavage.

ECPAT 1996

Au même titre que pour la traite des personnes, la question du consentement est ici sans importance car « la victime est un enfant et qu’elle ne peut consentir à son abus » (ECPAT 2007 : 6). En République dominicaine, les campagnes de sensibilisation et publications sur l’ESEC dans le secteur du tourisme se sont multipliées au cours des dernières années. Essentiellement, elles reprennent le discours globalisé consensuel et cherchent à combattre la permissivité sociale à l’égard du phénomène, par exemple en déconstruisant des croyances supposément ancrées dans mentalités locales :

Mythe : Les mineurs sont exploités sexuellement (prostitués) parce qu’ils aiment cela et parce qu’ils ont choisi ce travail. Vérité : Les mineurs sont victimes d’une forme contemporaine d’esclavage et sont pris au piège dans le commerce sexuel par des exploiteurs et/ou des réseaux dirigés par des proxénètes.

Unicef 2011 : 2 ; MITUR et Unicef 2011 : 23

Cette vision hégémonique, présentée comme une vérité irréfutable, appréhende le tourisme sexuel impliquant les enfants dans un cadre moral binaire qui oppose des exploiteurs adultes sans scrupules à des victimes infantiles innocentes (Montgomery 2008 : 907). Une telle dichotomie se voit mobilisée pour établir les paramètres d’action à l’égard du problème, ce qui donne lieu à des solutions axées sur la poursuite en justice des exploiteurs et sur la réhabilitation des victimes (Shore et Wright 1997 : 3). Face à un consensus si puissant, à une logique qui apparaît dans l’ordre naturel des choses et à un sujet fort bouleversant et choquant, il devient périlleux de poser des questions. Mais si la catégorie des enfants prostitués n’était pas si homogène, la binarité exploiteur-victime si clairement tranchée, et si les solutions avancées n’étaient pas nécessairement appropriées pour tous les enfants dans tous les contextes ?

Genre, nationalité et âge dans le tourisme sexuel à Sosúa

Le passage de la République dominicaine vers une économie globalisée s’est traduit à Sosúa par sa transformation en un lieu de rencontre sexuel transnational, ce qui, à partir des années 1990, a reconfiguré en profondeur le développement local, le travail féminin, ainsi que les migrations interne et haïtienne, qui y convergent depuis (Brennan 2004b). Étant donné que l’économie de Sosúa est désormais inextricablement liée au tourisme sexuel, ce dernier exerce une influence considérable sur les trajectoires des jeunes personnes haïtiennes qui grandissent dans les bateyes environnants. En fait, dans ce « sexscape »[21], avoir des rapports sexuels ponctuels avec des touristes (principalement des hommes d’âge mûr canadiens[22], américains et européens) ou jouer le rôle de leur petite amie en les accompagnant parfois pendant plusieurs mois dans des restaurants et hôtels, représente une possibilité d’enrichissement sans aucune commune mesure[23] pour les jeunes migrantes haïtiennes et dominicaines[24] (Brennan 2004a). D’autant plus que dans le contexte du tourisme sexuel à Sosúa, il n’y pas de proxénètes, ce qui permet à ces dernières d’exercer un certain contrôle sur leurs lieux de travail, horaires, tarifs et clients. Devant la capacité supérieure des femmes à générer des revenus et leur impudente présence dans l’espace public, une reconfiguration des rapports de genre s’est opérée : « Ici à Sosúa, ce sont les femmes qui s’occupent des hommes et qui leur donnent de l’argent »[25]. Cependant, l’inversion du rôle de pourvoyeur ne se fait pas nécessairement à l’avantage des femmes, car des nouvelles significations de la masculinité et de l’honneur ont émergé, dans lesquelles la dépendance financière et la paresse constituent une réaffirmation du machismo plutôt que son abdication (Brennan 2004b : 719-720). Alors que les hommes (époux, copains et pères) se voient affranchis de leurs responsabilités économiques, les femmes et les filles assument des risques considérables en s’aventurant dans des chambres d’hôtel avec des inconnus qui, souvent, ne parlent pas leur langue et peuvent facilement acheter le silence des forces policières s’ils sont accusés d’abus. De plus, le rêve d’ascension sociale que symbolise Sosúa ne se concrétise que rarement, les vies des femmes y étant davantage marquées par la persistance d’inégalités que par leur résorption (Brennan 2004a).

L’anthropologue Denise Brennan a montré que les femmes dominicaines utilisent le commerce de la sexualité comme stratégie d’avancement social, qu’elles s’engagent ultimement dans une performance de l’amour auprès des touristes étrangers afin de marier l’un d’eux et d’obtenir un visa pour quitter l’île (Brennan 2004b). En ce qui concerne les filles haïtiennes, l’insertion dans le tourisme sexuel relève plutôt d’une stratégie de survie. C’est ainsi que celles que j’ai rencontrées l’ont verbalisé ; et c’était aussi le plus souvent en lien avec une situation d’extrême précarité et vulnérabilité que cette insertion avait lieu : soit consécutivement à la naissance du premier enfant, soit lorsqu’un événement (maladie, perte d’emploi, déportation, etc.) venait fragiliser l’économie de la famille, soit que les parents/tuteurs renonçaient à les prendre en charge. Par exemple, quand la mère de Nina (16 ans) est partie tenter sa chance au Brésil, elle lui a dit : « Maintenant, tu dois te trouver un gringo pour qu’il t’aide » (Sosúa, 2016) ; ce que Nina a fait. Ici, la dépendance économique des plus jeunes les amène à se tourner vers d’autres adultes, les touristes étrangers (gringos), pour subvenir à leurs besoins. Bref, pour les filles haïtiennes, la pauvreté exacerbée de leurs familles, leur dépendance économique fondée sur l’âge, mais aussi leur situation irrégulière qui réduit considérablement les possibilités d’emploi formel, font en sorte que le tourisme sexuel s’inscrit initialement dans leur trajectoire comme une stratégie de survie. Ce n’est qu’une fois l’insertion dans la prostitution consolidée – ce qui s’accompagne habituellement de changements d’apparence, d’amitiés, de lieu de résidence et de routine – que la perspective d’avancement social est entrevue.

Lorsqu’il s’agit d’aborder le thème de l’exploitation sexuelle commerciale des enfants, celui de la prostitution des adultes, non sanctionnée par la loi en République dominicaine[26], se voit généralement escamoté de l’analyse, comme s’il n’existait aucun lien entre les deux phénomènes. Pourtant, les femmes et les adolescentes d’origine haïtienne s’insèrent dans les mêmes rapports sociaux inégalitaires et la majorité de celles qui se prostituent à Sosúa ont débuté alors qu’elles avaient moins de dix-huit ans (Brennan 2004a). Dans certains cas, comme celui de Kerline, une jeune fille originaire de Port-au-Prince, la continuité se révèle fort troublante car sa mère et elle se sont simultanément intégrées à la prostitution :

Ma mère est pauvre. Je n’aime pas ça quand ma mère sort à la rue[27], je n’aime pas ça. […] Quand ma mère est malade, mon frère a 16 ans, il ne peut pas aider ma mère parce que c’est un garçon et moi je suis une femme, c’est moi qui peut aider, et c’est pour ça que je sors à la rue.

Kerline, 17 ans, 2013

De plus, comme je l’ai observé, femmes et adolescentes partagent bien souvent les mêmes clients. Car s’il est vrai que des touristes dits préférentiels visitent l’endroit précisément pour avoir des relations sexuelles avec des enfants, la plupart des voyageurs profitent tout simplement de la disponibilité des jeunes corps qui s’offrent à eux une fois sur les lieux ; qu’ils appartiennent à des filles de 15 ou 22 ans leur importe peu. D’ailleurs, le soir venu, dans les rues et discothèques de Sosúa, les corps hyper-maquillés et vêtus de manière très provocante des adolescentes se mêlent aisément avec ceux des femmes à peine plus âgées, et entrent en compétition. Ainsi, les touristes peuvent se déculpabiliser en invoquant que ces adolescentes ne sont pas vraiment des enfants, qu’il est culturellement acceptable d’avoir des rapports sexuels avec elles en République dominicaine, et que l’argent et les biens échangés leur viennent en aide. Alors, la frontière entre la prostitution des adultes et celle des enfants qui, sur les plans légal et moral, apparaît si claire, si distincte et surtout si rassurante à nos yeux, devient soudainement, le soir venu, beaucoup plus nébuleuse et perméable dans les rues et discothèques de Sosúa…

Expériences et voix localisées

Lorsque je l’ai rencontrée, Juliane avait 16 ans. Aînée d’une famille migrante de sept frères et soeurs, elle vivait avec six d’entre eux (l’un étant resté en Haïti) ainsi qu’avec sa mère et son beau-père à proximité de la zone touristique de Sosúa. Juliane était intégrée à la prostitution depuis plus d’un an déjà. Elle le niait toutefois au premier abord et rejetait avec véhémence l’identité de « puta » que les commérages du voisinage lui affublaient. À l’époque, son principal « ami gringo »[28] – c’est ainsi qu’elle désignait ses clients – était un américain d’âge mûr qui vivait à Puerto Plata et qu’elle fréquentait depuis plusieurs mois car, disait-elle, il la traitait bien. Cependant, elle « sortait aussi à la rue », de même qu’elle utilisait son compte Facebook pour publier des photos suggestives afin de se faire d’autres « amis gringos ». Elle avait aussi facilité l’intégration de ses amies à la prostitution et, contrairement à la majorité d’entre elles, elle n’avait pas d’enfants. Alors, l’argent qu’elle gagnait lui permettait de poursuivre sa passion pour le cinéma en se payant des cours du soir et de soutenir financièrement ses frères et soeurs. Lorsque je lui ai rendu visite, elle m’a d’ailleurs montré avec fierté l’appartement qu’elle louait et les nouveaux cahiers qu’elle venait d’acheter pour un de ses petits frères. Mais surtout, une transformation déterminante s’était produite dans la vie de Juliane, ici mieux exprimée par les mots de son beau-père : « Depuis qu’elle le fait avec des touristes, elle ne veut plus le faire avec moi ». En effet, son insertion à la prostitution avait mis fin aux abus sexuels répétés de son beau-père. Une renégociation des relations de pouvoir s’était opérée au sein de la maisonnée, dont elle était désormais la principale pourvoyeuse. Au moins maintenant, soulignait-elle, elle pouvait choisir qui la touchait, en retirer des bénéfices et ne plus avoir à subir les assauts de son beau-père, qu’elle détestait au plus haut point. Dans son esprit, il ne faisait aucun doute que sa situation s’était améliorée « depuis qu’elle le [faisait] avec les touristes ».

Évidemment, ce n’est pas parce que Juliane ne s’identifie pas comme une victime d’ESEC qu’elle ne s’insère pas dans un rapport d’exploitation avec ses « amis gringos » qui, sans être nécessairement des proxénètes ou des pédophiles, voyagent dans un pays en développement et y achètent des rapports sexuels avec une adolescente migrante appauvrie, et dont ils érotisent et marchandisent le jeune corps afro-caribéen pour leur propre plaisir et contrôle (Brennan 2004b : 711). Toutefois, dépeindre Juliane comme une victime passive esquisserait un portrait beaucoup trop grossier et réducteur, alors que devant d’importantes contraintes et un éventail de possibilités très limité, elle déploie quotidiennement sa capacité d’agir et prend des décisions dont elle est fière et qui lui ont permis de se soustraire à une situation d’abus sexuel, de gagner en pouvoir au sein de sa famille, d’y exercer un rôle économique valorisant, et d’assurer la poursuite de l’un de ses rêves. Pour toutes ces raisons, Juliane, au même titre que d’autres filles que j’ai rencontrées à Sosúa, ne se laisserait jamais convaincre par les interventions actuelles – qui reposent sur la reconnaissance de la victimisation et n’offrent pas de sources de revenus alternatives aussi lucratives – d’abandonner la prostitution.

Ainsi, pour espérer agir sur le tourisme sexuel, la prise en considération des expériences et des voix multiples de ces jeunes filles se révèle incontournable ; leurs perspectives ne peuvent plus être systématiquement écartées de la réflexion et délégitimées parce qu’elles divergent du paradigme dominant et qu’elles sont formulées à partir d’autres identités que celle de victime d’ESEC. L’histoire de Juliane permet aussi de mettre en évidence la fragmentation des vies des enfants qui s’opère alors que l’on dénonce à grand bruit l’exploitation dans le tourisme mais que l’on garde le silence sur la violence sexuelle s’exerçant dans l’espace familial, ignorant incidemment leur articulation pourtant déterminante dans les trajectoires individuelles. En bref, admettre que le tourisme sexuel défie inconfortablement les dichotomies simplistes, qu’il brouille les catégories identitaires homogénéisantes et qu’il ne peut être dissocié des divisions de genre, raciales, générationnelles et socioéconomiques prévalant à Sosúa, constitue assurément le premier pas à franchir en vue de son éradication.

Conclusion : « Nou se pa bèt ! »

« Nou se pa bèt ! » est une phrase qui a été clamée à l’unisson par quelques enfants du groupe et que les autres ont immédiatement accueillie avec de fortes réactions d’approbation lors de l’élaboration du Plan d’action. À ce moment, ils souhaitaient exprimer leur indignation face aux mauvais traitements de leurs parents :

[Nos parents] doivent comprendre que nous ne devons pas faire de travaux lourds, que cela nous affecte, que nous tombons malades, que nous avons besoin de manger. Nous ne sommes pas des animaux !

Plan d’action 2013

Lorsque les jeunes sujets ont identifié les différents problèmes auxquels ils se voient confrontés, je leur ai également demandé de m’indiquer celui ou ceux qui les affectaient davantage. Garçons et filles ont alors été unanimes : ce sont les coups sévères reçus de leurs parents, la violence sexuelle perpétrée par les adultes qui vivent avec eux ainsi que l’obligation quotidienne d’exécuter des travaux lourds (comme par exemple aller chercher de l’eau, du charbon ou des déchets pour nourrir les porcs, remplir les citernes d’eau et accomplir les tâches domestiques) dont ils souffrent le plus, et le plus fréquemment. En somme, c’est à la maison, dans cet espace pensé si sécuritaire pour les plus jeunes, surtout par opposition à la zone frontalière et aux rues de Sosúa, que les jeunes migrants d’origine haïtienne rencontrés perçoivent qu’ils subissent davantage de graves violations à leurs droits.

En revanche, les adultes des groupes de plaidoyer qui parlent et agissent en leur nom ont fixé d’autres priorités dirigeant l’attention vers des thématiques qui jouissent d’une considérable visibilité et popularité à l’heure actuelle, comme la traite et l’ESEC. Cependant, malgré toutes les bonnes intentions et tout l’argent investi, la lutte contre ces deux formes d’exploitation n’a eu qu’un impact très limité sur les vies des enfants, ayant même exacerbé leur vulnérabilité, notamment lorsqu’ils traversent la frontière. À mon avis, une des raisons de cet insuccès relève de la conception particulière de l’exploitation préconisée, qui l’envisage comme une condition standardisée identifiable et généralisable, largement indépendante des processus et des rapports sociaux. Toutefois, l’exploitation infantile, au même titre que l’abus et la vulnérabilité, ne survient pas dans un vacuum, elle est produite socialement et rattachée à la position relative d’un enfant à l’intersection des systèmes de classe, de « race », de genre et de génération dans un contexte donné (Dhamoon 2011). De plus, elle se voit constamment interprétée et activement négociée par les jeunes acteurs sociaux qui en font l’expérience. C’est ainsi qu’en prenant connaissance des discours de dénonciation de l’exploitation des enfants haïtiens en République dominicaine, on en vient à oublier le rôle crucial joué par les politiques migratoires et néolibérales qui perpétuent leur situation irrégulière, restreignent leur accès à l’éducation et exacerbent la pauvreté de leurs familles, ainsi que celui des constructions culturelles dominantes qui les marginalisent et prescrivent leur dominicanisation et/ou leur répression. En fait, les jeunes migrants négocient leur trajectoire dans un contexte où les contraintes surpassent largement les possibilités, et c’est dans ce cadre marqué par une marginalisation politique, socio-économique et culturelle que, par exemple, le tourisme sexuel – la source de revenus la plus attrayante à Sosúa – devient pour plusieurs une, ou même la seule possibilité.

Bref, en orientant l’action à partir d’une vision décontextualisée de l’exploitation infantile et en situant la vulnérabilité dans le fait d’être enfant, les processus sociaux à l’oeuvre et les inégalités sous-jacentes ne se voient jamais interrogés, et les perspectives des enfants, qui sont pourtant les principaux concernés, demeurent ignorées. À l’heure où le gouvernement dominicain semble déterminé à resserrer ses politiques migratoires, il devient d’autant plus fondamental de poser un regard situé et holiste sur l’enfance haïtienne afin de pouvoir retracer les conséquences multiples et mouvantes de telles décisions sur les trajectoires des jeunes migrants. L’implication de ces derniers dans la description de leurs propres réalités s’avère aussi fondamentale, de même que leur participation dans la désignation de leur intérêt supérieur et dans le développement de réponses adaptées. Car il est clair lorsqu’on leur en donne l’opportunité, les enfants ont beaucoup à dire à ce propos, et l’on gagnerait énormément à les écouter.