Corps de l’article

Depuis le début des années 1990, l’aménagement d’espaces « nouvelles glisses » en station de montagne participe du renouvellement de l’offre de sports d’hiver. Les exploitants des domaines skiables, confrontés à plusieurs sources combinées de vulnérabilité (réchauffement climatique, vieillissement du parc de remontées mécaniques, raréfaction des aides publiques favorisant son renouvellement, versatilité de la demande, etc.), ont notamment créé des parcs à neige communément appelés[1] « snowparks » (SP), lesquels s’intègrent dans une stratégie de diversification des activités touristiques incarnant une alternative au modèle du tout ski (Marcelpoil et François, 2008). Ces aménagements sont aujourd’hui au cœur de l’attractivité des stations. En témoignent les stratégies particulières en matière de marketing territorial mises en œuvre, dès la fin des années 1990, et a fortiori lors de la première moitié des années 2000, par certains domaines skiables dans le but de se repositionner grâce à leurs SP (Guibert, 2006). Désormais, ces derniers sont présentés par les aménageurs des stations comme le moyen de cibler une population jeune (les freestylers, mais aussi d’autres usagers), considérée comme la clientèle de demain, et de diffuser une image dynamique de la station. Dépassant la simple adaptation à une demande évolutive, plusieurs SP présentent les différents traits constitutifs d’une innovation territoriale, au sens d’Olivier Bessy (2014) : le territoire se trouve en effet impacté sur les plans spatial, économique, mais aussi socioculturel et politique.

Cet article, basé sur une enquête multisite mêlant ethnographie, entretiens et analyse documentaire, s’attache notamment aux dimensions socioculturelle et politico-organisationnelle des SP. La première couvre les interactions sociales et les mises en scène corporelles, ainsi que les différentes logiques d’appropriation à l’œuvre, faisant de ces espaces des lieux de rassemblement, voire des hauts lieux. Concernant la seconde dimension, il s’agit de comprendre la manière dont ces espaces se conçoivent, se négocient et s’organisent collectivement, en impliquant et articulant de multiples parties prenantes pesant chacune à sa manière sur les prises de décision. Présenter le développement de la pratique du freestyle et la multiplication des aménagements dédiés en station constitue la première étape de cet article. Cette propédeutique permettra d’appréhender, dans un second temps, les dimensions socioculturelle et politico-organisationnelle des espaces en question. Celles-ci émergent tout particulièrement lorsque sont analysées les manières de concevoir, de fréquenter, d’entretenir, de gérer et de développer les SP en station de sports d’hiver.

Le développement du freestyle

En station de montagne, le freestyle puise ses origines dans l’évolution de la pratique du snowboard, apparue en France dans les années 1970 sur fond de recherche de sensations, d’hédonisme et de nouveauté. Pratique sportive « alternative et distinctive » (Rinehart et Sydnor, 2003), le snowboard s’oppose à la pratique du ski alpin, considérée comme rigide, cadrée et excluant toute créativité (Wheaton et Beal, 2003 ; Reynier et Chantelat, 2005). Dans les années 1990, le snowboard est consacré aux yeux du public comme l’étendard de la contre-culture au sein des stations de sports d’hiver. Il va néanmoins être peu à peu rattrapé par un processus de massification, de « sportivisation » et de commercialisation (Humphreys, 1997 ; Heino, 2000 ; Coates et al., 2010). En opposition à cette normalisation du snowboard, le freestyle s’est développé à partir de la fin des années 1980 en référence à la culture urbaine, notamment par l’entremise d’anciens pratiquants du skateboard. Par un transfert des habitudes de pratiques, cette communauté privilégie la réalisation de figures acrobatiques jugées sur leur difficulté technique, leur enchaînement, le risque associé et leur côté spectaculaire (Vermeir et Reynier, 2008). Ces performances se distinguent également de la pratique traditionnelle des sports d’hiver par l’unité de lieu : le SP est un spot confiné à un espace relativement restreint, généralement équivalent à une section de piste tout au plus. Initialement réservé aux snowboarders, le freestyle a par la suite fait de nombreux émules dans le monde du ski (Drouet et Kemo Keimbou, 2005 ; Dupuy, 2007 ; Apilli, 2007), sur fond de renouveau de cette pratique (Curtet, 2007) et de régression de la pratique du snowboard.

L’avènement de la pratique du freestyle a été porté par la réalisation d’aménagements spécialement conçus pour ce type de pratique : les SP. Inspirés des skateparks en milieu urbain, ils se multiplient en station dès le milieu des années 1990.

Les snowparks : une innovation désormais banalisée en station

Du point de vue de l’aménagement, les SP sont des espaces circonscrits au sein du domaine skiable. Ces pistes ou portions de pistes se composent de différents éléments, appelés modules, en bois, en plastique, en neige et/ou en métal.

Fig. 1

Illustration 1

Illustration 1

Parcours slopestyle, Sunset Park, Chamrousse, 2013

Photo : Johanne Pabion Mouries

-> Voir la liste des figures

De 1995 à 2000, deux tendances majeures se sont combinées pour aboutir à la création des premiers SP en France : le développement de pratiques de détournement et de contournement des espaces aménagés (Bourdeau et Lebreton, 2013), à l’origine de comportements alternatifs aux lisières du domaine skiable (entre les pistes ou en bordure de celles-ci) ; une volonté fréquente de regrouper les snowboardeurs à l’écart des pistes, pour minimiser par ce biais leur présence sur le reste du domaine skiable, jugée perturbatrice et accidentogène.

Initialement espaces de relégation, les SP sont rapidement devenus un outil d’attractivité au début des années 2000 (Guibert, 2006), soit pour s’appuyer, localement, sur le développement de la pratique du snowboard, ou, par la suite, communiquer une image jeune et « branchée ». Concrètement, ces espaces se sont multipliés, surtout au cours de la dernière décennie. On comptait ainsi une dizaine de SP au début des années 1990, une vingtaine au début des années 2000, une trentaine en 2006 (Curtet, 2007), puis une cinquantaine en 2010 (Feuillie, 2011). En 2015, le site Internet spécialisé Skipass en comptabilise plus de 110 dans 69 stations françaises. Toutes les stations sont de ce fait concernées, des petits domaines de proximité (à l’exemple du col de Porte en Chartreuse) aux sites les plus réputés. Les SP se sont ainsi banalisés, au terme de compromis et d’adaptations ayant contribué à leur appropriation (Akrich et al., 1988 ; Gaglio, 2011) : l’accessibilité au grand public a été accrue[2] afin de ne pas limiter l’utilisation de ces espaces à une frange d’experts. Pour satisfaire le plus grand nombre, une segmentation des espaces de pratique est désormais établie, de façon à ce que tous les pratiquants (débutants, confirmés, experts) puissent pratiquer leur sport sans se gêner. De telle sorte que si les SP sont assidûment fréquentés par les freestylers en snowboard ou en ski, ils attirent aussi de nombreux usagers occasionnels (40 % des clients des stations les fréquenteraient, selon Laporte, 2011). Les pratiquants des SP ne constituent donc pas une population uniforme, même s’ils se distinguent des autres usagers de la station notamment par leur jeunesse et une très nette sous-représentation féminine[3], spécificités que l’on retrouve dans la pratique des sports alternatifs en général (Borden, 2001 ; Simon, 2002 ; Kusz, 2003 ; Evers, 2004 ; Kay et Laberge, 2004 ; Atkinson, 2008 ; Laurendeau, 2008 ; Robinson, 2008 ; Waitt et Warren, 2008 ; Kidder, 2013). L’investissement et le sens que chacun donne à sa pratique ne sauraient non plus être confondus, tout comme l’impact qu’ils auront en retour sur la définition de ces espaces.

Enfin, les SP ont désormais leurs professionnels : les parcours sont préparés et entretenus par des shapers[4], qui les organisent et les balisent en fonction de leur niveau de difficulté (avec une gradation du vert au noir).

Problématique : dépasser une lecture spatialiste et technicienne

Ce qui nous intéresse tout particulièrement, c’est la manière dont les SP ont contribué à transformer certains secteurs des domaines skiables des stations, sur les plans physique, certes, mais surtout organisationnel et social. La façon dont les SP s’inscrivent dans une problématique d’innovation dépasse les enjeux sportifs et techniques (susciter l’expansion du freestyle, créer de nouvelles infrastructures de glisse, professionnaliser la fonction de shaper…) pour affecter, plus largement, les dimensions sociales et culturelles : permettre la théâtralisation de performances acrobatiques, scénariser le domaine skiable, inventer une gestion collaborative, favoriser un marketing viral, et ainsi de suite. Non sans ambiguïté, du reste, au regard des marges de manœuvre réduites qui s’offrent aux gestionnaires des SP par rapport aux contraintes sécuritaires et commerciales pesant sur l’exploitation des domaines skiables alpins.

Nous serons particulièrement attentifs à la manière dont différentes formes d’appropriation, constitutives d’une cohésion d’ensemble, permettent de « faire tenir » ces ensembles sur chaque territoire (Fourny, 2014). L’innovation en tant que construction sociale en territoire de montagne peut en effet être appréhendée sous l’angle collectif des « interactions, aller-retour en tous genres qui permettent l’adaptation » (Akrich et al., 1988). Dans cette perspective, l’intérêt porté à l’innovation en territoire de montagne se démarque des approches spatialiste (mise en avant des facteurs spatiaux de l’innovation, et notamment des freins ou des stimuli liés à l’environnement montagnard) ou aménagiste (axée sur la remédiation à ce déficit innovatif en montagne), pour privilégier ce que Marie-Christine Fourny (2014) appelle un regard pragmatiste : celui-ci porte sur le processus et les interactions qui conduisent à retravailler le territoire, à lui donner des fonctions et des significations nouvelles.

Aussi, notre problématique s’inscrit-elle à la confluence de la géographie culturelle et de la sociologie, car les pratiques sportives que nous entendons ici appréhender tissent un lien particulier avec les espaces (Augustin, 1995 ; Griffet et Roussel, 1999), notamment du fait de phénomènes d’appropriation territoriale (Reynier et Chantelat, 2005).

Si les SP ont déjà fait l’objet de travaux de chercheurs en sciences sociales, c’est généralement dans le cadre d’études plus larges s’attachant, par exemple, à l’innovation ou à l’avènement de nouvelles pratiques en stations (Bourdeau, 2008 ; Puthod et Thévenard-Puthod, 2011), à la sub-culture du freestyle (Reynier et Vermeir, 2007 ; Mueller et Peters, 2008 ; Woermann, 2012), ou encore au développement des territoires touristiques et sportifs (Corneloup et al., 2005 ; Bourdeau, 2011). Plusieurs chercheurs se sont par ailleurs attachés à comprendre l’insertion et la gestion des sports de nature en territoires de montagne (Perrin-Malterre et Mounet, 2009 ; Mounet et Rech, 2014), mais la littérature offre peu d’éléments sur la structuration, l’organisation, la gestion et l’expérience vécue du freestyle au sein des SP. En effet, il s’agit de tenir compte des dimensions géoculturelles dans l’univers des sports d’hiver, tout particulièrement dans ces lieux de rassemblement, d’effervescence et de turbulence (Bourdeau, 2009 ; 2011).

Sur ce registre, une mention plus approfondie peut être faite aux travaux de Jean Corneloup, Philippe Bourdeau et Pascal Mao (2005) et ceux de Corneloup (2007). Bien que portant sur l’univers élargi des sports d’hiver, ils s’avèrent utiles dans la perspective ici adoptée, en réaffirmant le rôle fondamental du marquage culturel dans l’attractivité des lieux touristico-sportifs, et en soulignant notamment l’importance de la notion d’ambiance dans les stations de sports d’hiver : « une alchimie de sens où les notions de spectacle, de mise en scène, d’esthétisme, de séduction sont convoquées dans des contextes commerciaux ou libertins, formels ou informels » (Corneloup, 2007 : 192). Ambiance qui serait « à la confluence de multiples faits anodins, d’interactions de proximité, de petits hauts lieux locaux se mixant avec des pratiques plus instituées (animations, événements, communication, etc.) […] participant indéniablement à créer le génie ou l’esprit d’un lieu » (Corneloup et al., 2005 : 9). Lieux d’interaction sociale et de spectacularisation, les SP constituent des supports d’activités qui se pratiquent et se regardent dans le même mouvement (il s’agit de voir et d’être vu). Ces enjeux identitaires et de visibilité renvoient au registre de l’action, qui, selon Erving Goffman (1974 :196), fournit à l’individu « l’occasion, dangereuse, de faire voir, à lui-même et parfois à autrui, comment il se conduit quand les dés sont jetés ». Il convient alors d’étudier ce qui se passe en ces espaces : quelles formes prennent les interactions (Goffman, 1974) ? À travers quels rôles se mettent en scène les acteurs impliqués ? Quelles sont les normes et les valeurs qui caractérisent ce contexte d’interactions et influent sur le rituel ?

Au regard de notre questionnement, un détour par les analyses socio-anthropologiques ayant pris pour objet les espaces urbains dédiés à la pratique du skateboard et du roller s’impose (Pégard, 1998 ; Jaccoud et al., 2002 ; Vieille-Marchiset, 2010). D’une part, parce que le skateboard entretient avec le snowboard (et par là même avec le freestyle) une filiation culturelle (Thorpe, 2011) ; d’autre part, parce que les skateparks, ces lieux de « petite production sportive » (Jaccoud et al., 2002), au-delà de leur fonctionnalité sportive, combinent des enjeux sociaux, culturels, politiques et urbanistiques. Alors que les skateparks restent considérés, à bien des égards, comme des lieux de marginalité (la pratique s’y déroulant selon des références, des codes et des comportements qui traduisent une certaine distance par rapport à l’organisation sportive traditionnelle), ils sont loin de constituer des espaces de périphérie sociale. Ce sont des espaces donnant lieu, à l’étape du projet notamment, à des interactions originales, basées sur des formes d’engagement et de délibération novatrices dans le secteur de la programmation d’équipements sportifs et de loisirs. Les décennies 1980 et 1990 ont été marquées par de fréquents échecs d’installations réalisées selon une logique descendante (top down), reléguant les skateparks, spatialement parlant, à la périphérie. Dans les années 2000, une participation accrue aux réflexions initiales, prenant notamment la forme d’un associationnisme juvénile, a été à l’origine d’équipements jugés plus satisfaisants par les pratiquants (Vieille-Marchiset, 2010). S’inscrire dans une logique de gestion de projet, mobiliser des compétences, établir des réseaux et des connexions, solliciter des aides publiques et privées : autant de registres impliquant de plus en plus directement les pratiquants eux-mêmes dans la création des équipements en question.

Il convient par conséquent de se garder d’une lecture purement technicienne des espaces de pratique que constituent les SP. À l’image des skateparks, ils ont subi de nombreuses transformations depuis leur création, dans les années 1990. Se concrétisant par des modifications physiques (d’implantation, d’aménagement, etc.), ces transformations résultent de processus sociaux, culturels et politiques qui les façonnent et les précèdent, et sur lesquels il importe par conséquent de jeter un regard particulièrement attentif. Pour ce faire, une approche microsociale, attentive aux liens faibles et aux interactions sociales, s’impose sur le plan méthodologique.

Observer les snowparks : rendre compte des discours et des pratiques des divers acteurs

La démarche empirique que nous avons mise en œuvre s’est focalisée sur les pratiques et les discours des multiples acteurs impliqués dans l’aménagement, la gestion et l’utilisation des SP. En premier lieu, nous avons procédé à une recherche documentaire (sites Internet, avis sur les forums de pratiquants, dossiers dans la presse spécialisée) destinée à nous familiariser avec le contexte de cinq stations iséroises[5] aux profils différenciés : nombre et caractéristiques des modules, réputation du lieu, évolution en termes d’aménagement du SP. Par la suite, nous avons appliqué la méthode ethnographique de l’observation directe afin d’appréhender la façon dont les différents individus (pratiquants aux profils diversifiés, professionnels, gestionnaires…) exploitent et/ou utilisent le SP au quotidien. Au cours de l’hiver 2012-2013, 18 journées d’observation ont été effectuées en binôme dans les SP des cinq stations iséroises retenues, à différentes périodes de la saison (pendant/hors vacances scolaires, en semaine, en fin de semaine). De mini-cartographies des espaces étudiés ont pu être esquissées, accompagnées de photographies des lieux. La grille d’observation utilisée s’attachait à relever trois éléments principaux : l’organisation physique du lieu (aménagement des modules et des lignes de pratique, disposition de la cabane des shapers et agencement de la cool zone, signalétique et marquage utilisés, évolution de l’aménagement en cours de saison) ; le type de pratique et de pratiquants (pratiquants en snowboard ou en ski ; niveau des pratiquants ; pratique en groupe ou individuelle ; sexe et âge des pratiquants) ; l’évolution dans le SP et l’utilisation de l’espace par les pratiquants (accaparement de certaines portions de l’espace, identification de lieux privilégiés, interactions sociales). Lors de nos observations, nous avons également mené des micro-entretiens avec les personnes présentes pour connaître leurs usages du site.

Les données ethnographiques ainsi collectées ont été combinées à des entretiens semi-directifs auprès de 40 personnes : 10 individus impliqués dans l’aménagement et la gestion des SP (concepteurs, responsables du service des pistes, shapers, etc.) et 30 pratiquants aux profils diversifiés (débutants, confirmés, experts, usagers occasionnels, « locaux », touristes, etc.). Nous avons élaboré deux grilles d’entretien : la première, destinée aux aménageurs, abordait les enjeux de l’aménagement (en termes d’attractivité, de renommée, mais aussi de sécurité), les tendances d’évolution des SP et des modules qui les composent, les choix retenus localement (sur le plan contractuel, également, pour gérer le snowpark), les processus décisionnels, etc. ; la seconde, dédiée aux pratiquants, nous a permis de cerner leurs critères de choix des SP, leurs motifs d’engagement dans la pratique, leurs aspirations et leurs usages de ces espaces.

Les données recueillies ont confirmé l’importance des dimensions sociale et culturelle dans l’apparition, la gestion et l’évolution de ces espaces de pratique sportive. La réputation de chaque équipement et son attractivité dépendent notamment de l’univers culturel au sein duquel se construit l’appropriation symbolique et sociale du lieu. Ces données nous permettent de souligner plusieurs éléments fondamentaux, relevant notamment de la sub-culture du freestyle ou de l’organisation sociale du lieu.

Sub-culture freestyle et marquage symbolique des snowparks

À l’instar de ce qui a pu être mis en évidence à propos des skateparks, les SP constituent un support de rassemblement et « d’être ensemble » singulier et inédit en station de sports d’hiver. Pour la très grande majorité des adeptes réguliers, la fréquentation des SP est une activité à part entière, voire quasi exclusive : ils y passent l’essentiel de leur journée de ski. Les SP constituent un « chez-soi » que la communauté des freestylers va marquer d’une empreinte particulière.

Le marquage est tout d’abord physique : affiches, banderoles aux couleurs vives, visuels disposés aux côtés des modules, présence des logos de marques reconnues dans le milieu (Burton, Nitro, Vans, Analog ou encore Picture)… autant de marqueurs donnant au lieu une identité visuelle cohérente avec les références sub-culturelles du freestyle. À cet univers visuel qui fait la part belle au branding se combine la diffusion continue de musique. Il s’agit de créer un lieu auquel les pratiquants peuvent s’identifier, une ambiance qui « leur ressemble ». La référence à l’univers urbain est claire dans certaines grandes stations. Ainsi, aux 2 Alpes, une cabine téléphonique fait office de module pour la pratique du jib[6] ; des rampes d’escaliers ou des abribus composent les parcours ; la signalétique reprend l’esthétique des plaques de rue. Un responsable du service des pistes d’une station explique : « Au niveau de la montagne ce n’est plus pareil qu’avant : on amène vachement la ville à la montagne et ça aussi c’est propre aux snowparks. Les modules on en ramène des skateparks : il faut donner un look au module, donc on ramène des escaliers et ça donne un côté urban. C’est esthétique. » (Communication personnelle, janvier 2013.)

On observe également dans les SP une valorisation du sensationnel et de l’inédit, éléments prégnants de la pratique du freestyle. Cela passe par la construction de modules spectaculaires et l’organisation d’événements atypiques qui servent aussi à positionner la station. À ce propos, Christophe Guibert (2006) a rendu compte de la logique concurrentielle, voire conflictuelle, entre les stations de Tignes et des 2 Alpes, recourant à des stratégies de marketing territorial à travers l’organisation d’événements (« Mondial du snowboard » aux 2 Alpes, « Coupe du monde freestyle » pour Tignes) et la valorisation de leur SP respectif. Les stratégies territoriales ne sont pas homogènes ; elles résultent de choix faits par les acteurs locaux en fonction de leurs intérêts et contraintes. Pour autant, elles s’appuient sur des éléments de la sub-culture freestyle, travaillés et négociés de façon collective dans les SP.

L’attachement au lieu passe également par la création d’espaces de convivialité et l’organisation d’événements festifs permettant le partage entre pairs : création d’un espace dédié à la détente autour de la cabane des shapers (la cool zone), organisation régulière de barbecues et d’« apéros » lors desquels chaque pratiquant est encouragé à contribuer en amenant de la nourriture ou des boissons. « C’est ta communauté. Même si les riders tu ne les connais pas, tu sais que tu peux leur parler, c’est super cool […] tu te retrouves à la cabane en train de faire ton burger sur le barbecue […] Tu partages la même chose donc t’es sur les mêmes ondes, c’est cool… » (Jeune pratiquant local, communication personnelle, janvier 2013.) Ce propos permet de mesurer l’importance des expériences vécues par les pratiquants, pendant et autour de la pratique. L’appropriation symbolique, culturelle et sociale des lieux s’avère fondamentale. « Les pratiquants ont tendance à vouloir faire une sorte de tribu sur le snowpark. Ils aiment se regrouper, ils mettent une bonne musique, ça fait partie de la chose. » (Aménageur de snowpark, communication personnelle, février 2013.) Ces échanges autour de la cabane ne concernent pas uniquement les habitués ; néanmoins, les touristes n’ayant pas un bon niveau technique, donc connaissant peu ces espaces et leurs usages, déclarent généralement ne pas oser s’y rendre. Le recrutement des animateurs et des shapers participe également de cette volonté de favoriser le partage entre pairs, dans la mesure où ceux-ci sont tous fortement impliqués dans le milieu du freestyle, et à ce titre auréolés d’une forte crédibilité. De ce fait, les shapers ou animateurs ont pour les pratiquants un rôle d’alter ego.

L’appropriation des SP passe également par la marge de manœuvre que la station offre à la communauté des pratiquants du freestyle. Une grande latitude est ainsi laissée aux shapers pour organiser le lieu, les parcours et les zones de pratique, avec une validation a posteriori du service des pistes de la station. Ce sont également eux qui organisent en partie les événements, comme les compétitions peu formalisées, communément appelées des contests. Ces compétitions, sans figures imposées, constituent des rassemblements festifs. Cette marge de manœuvre s’étend aux pratiquants réguliers, à qui la possibilité est offerte d’entretenir les modules (des pelles sont mises à leur disposition), d’en proposer de nouveaux, de changer la musique, d’organiser eux-mêmes des événements peu formalisés, etc. Cette liberté laissée aux pratiquants tout comme l’acceptation tacite de comportements transgressifs (telle la consommation de substances illicites au sein des SP) participent de la création d’une identité de lieu en cohérence avec la culture alternative du freestyle (Humphreys, 1997).

Théâtralisation et mise en scène

Les SP perdraient à n’en pas douter une grande partie de leur intérêt s’ils ne facilitaient pas la théâtralisation et la mise en scène des performances des pratiquants. Les usagers qui pratiquent régulièrement en groupe doivent pouvoir mutuellement s’observer. La visibilité des évolutions acrobatiques est ici cruciale : « Dans le snowpark, c’est beaucoup de représentations, celui qui fait une belle figure, il est bien vu, on se dit lui, il est fort et tout. » (Jeune touriste pratiquant, communication personnelle, mars 2013.) Un jeune homme pratiquant régulièrement précise : « Quand on est ensemble, on s’observe tous […] Et t’as les gens qui sont sur le snowpark pour le spectacle. L’observation est au centre du freestyle, c’est super important pour la promotion du sport et de soi-même, pour regarder les dernières vidéos… en fait tu passes ton temps à regarder ce que l’autre fait, et à être regardé. » (Communication personnelle, février 2013.) Si le snowpark est positionné sur le front de neige ou sous un télésiège, il répondra à la double attente forte des pratiquants (voir et être vu), en quête à la fois de possibilités d’admirer les protagonistes et de regards approbateurs s’apparentant à des « caresses sociales » (Berne, 1980). La scénarisation et la mise en scène peuvent être prolongées grâce à des dispositifs vidéo permettant aux usagers d’être filmés et de récupérer leurs vidéos sur leur téléphone intelligent. Les dispositifs Freestyle Park[7] installés par la Fédération française du ski dans une dizaine de stations[8] en sont une illustration concrète.

Le responsable d’un bureau d’études spécialisé dans la conception de SP explique : « La plupart des grandes stations sont équipées de vidéos. Les gens aiment être vus. Ils se voient grâce à ces vidéos sur grand écran et tout le monde peut les voir aussi […] Ceci correspond tout à fait au public des snowparks. » Un autre responsable interrogé de poursuivre : « La vidéo, c’est vraiment un outil qui permet aux pratiquants d’exister. Il faut faire son montage vidéo pour exister. » (Responsables d’un bureau d’études, communications personnelles, janvier 2013.)

Ainsi, le regard de l’autre et la spectacularisation figurent au cœur de la pratique. En définitive, le SP s’apparente à une scène (Goffman, 1974), un lieu privilégié d’interaction sociale où les pratiquants véhiculent une image d’eux-mêmes – leur « face » – en s’attachant à la valoriser à travers des actions qui portent tout particulièrement à conséquence. Acteurs en représentation, les pratiquants utilisent tout un appareillage symbolique (vêtements, langage, attitude…) offrant à leur public l’image qu’ils souhaitent se donner. L’utilisation de la vidéo, des images et le recours aux réseaux sociaux constituent également des leviers activés par les gestionnaires des SP. À ce titre, un responsable de service des pistes avance :

On a sur Internet un site Facebook, on a aussi un contrat avec un consultant qui travaille pour nous. Il travaille beaucoup plus sur Internet, côté communication, il fait des animations […] On fait aussi des photos shooting pour faire de la grosse image, pour passer dans des magazines spécialisés, comme Snowsurf, vraiment de la presse spécialisée où là on est vraiment dans un microcosme. Il suffit de faire une couverture de Snowsurf où on voit la station et c’est hyper important. (Communication personnelle, février 2013.)

Un responsable d’un bureau d’études souligne quant à lui l’importance de l’utilisation des réseaux sociaux : « Aujourd’hui les chiffres montrent que si vous postez sur Facebook une photo superbe d’une bosse, vous pouvez être sûr que le lendemain, il y a une affluence de personnes qui viennent la tester. » (Communication personnelle, février 2013.)

La mise en scène constitue donc également un enjeu d’image à l’échelle de la station. Le SP est un lieu d’interaction sociale et de spectacularisation, support d’activités qui se pratiquent et se regardent dans le même mouvement, où chacun (pratiquant comme gestionnaire) renégocie en permanence son image, avec des effets de résonance considérables procurés par la circulation des séquences vidéo par le biais d’Internet.

Vers un mode de gestion participatif original dans l’univers des sports d’hiver ?

Contrairement à la logique technicienne à l’œuvre lors des premières installations de skateparks urbains, la création des SP s’est appuyée, dès son origine, sur les compétences de pratiquants freestylers. L’implication de ces spécialistes de la pratique a permis d’aménager des espaces en accord avec la sub-culture du freestyle et les aspirations des usagers. Un mode de gestion participatif des plus originaux, au regard du fonctionnement habituel des stations de sports d’hiver, est du reste à souligner dans la plupart des SP qui remportent un certain succès. Comme nous l’avons évoqué plus haut, les freestylers locaux sont fréquemment parties prenantes de l’aménagement et de l’entretien de ces espaces, qui, en devenant « leur territoire », rendent évidente l’appropriation des lieux, gage de marquage culturel et de fidélisation. Les responsables des stations les plus avisés laissent aux shapers et aux freestylers locaux une grande autonomie, avec bien sûr comme garde-fou la sécurité et le fait que leurs choix (en termes d’aménagement et d’événements) ne soient pas uniquement orientés vers la satisfaction d’une poignée d’experts locaux. Ainsi, la gestion des SP repose sur un mode de prise de décision partagé entre les shapers et les pratiquants locaux assidus. Elle s’appuie sur des interactions entre les différentes parties prenantes de ces espaces de pratique, comme cela a été mis en évidence par Jean-Pierre Mounet et Yohann Rech (2014) dans le cadre de leur étude sur la gestion des sports de nature.

Enfin, bien que les stratégies soient loin d’être toujours clairement établies et planifiées, il y a néanmoins une professionnalisation et une rationalisation du secteur : passant d’abord par des engins de damage spécifiquement dédiés à ces espaces, elle se confirme par le développement de connaissances de plus en plus poussées sur la conception des modules et la reconnaissance progressive du métier de shaper :

Pendant longtemps, ça a été du bricolage et puis il y a des savoir-faire qui se sont créés. Il y a des gens des domaines skiables qui avaient la passion, qui ont grandi, qui ont progressé, comme à Avoriaz, aux 2 Alpes, où il y a des gens qui ont appris à maîtriser le métier et qui, au sein des équipes du domaine skiable, se sont perfectionnés et sont arrivés à un niveau professionnel. En parallèle, il y a des entreprises comme HO5 Park qui ont été montées et qui ont proposé des produits « clés en mains ». Aujourd’hui, on a quelque de chose de bien plus professionnel. (Responsable de société spécialisée dans la conception de snowpark, communication personnelle, décembre 2012.)

Au-delà de ces savoir-faire émergents, Philippe Bourdeau (2009) remarque le décloisonnement entre gestionnaires de remontées mécaniques, pisteurs, shapers et moniteurs de ski à l’œuvre dans les espaces de nouvelles glisses, qui exprime l’affirmation d’une intelligence collective, culturelle et territoriale inédite ; comme déjà mentionné, les pratiquants trouvent aussi leur place au sein de ces réseaux, un aspect jusqu’alors assez inhabituel au sein de l’industrie des sports d’hiver. Une fois encore, un parallèle peut être établi avec les skateparks. Les freestylers des stations, comme les pratiquants de la glisse urbaine (Vieille-Marchiset, 2010), sont devenus des interlocuteurs de plus en plus légitimes, porteurs d’une expertise sur laquelle il est désormais incontournable de s’appuyer. Comme dans le cas des skateparks (Borden, 2001), certaines décisions relatives aux SP se prennent dans la concertation.

Conclusion

Depuis trois décennies, les nouvelles glisses recomposent le modèle des sports d’hiver, assorti de ses principes d’aménagement du domaine skiable (Bourdeau, 2007). On raisonne désormais en termes de styles de pratique (freestyle, freeride, cross…) plus qu’en termes d’engins de glisse (ski, snowboard) ; les espaces se reconfigurent et sont repensés par thèmes (acrobatie, jeu, vitesse ou, au contraire, zones sécurisées proscrivant la vitesse afin de rassurer les clientèles familiales), plus qu’en termes de difficultés ; de nouveaux savoir-faire s’affirment, qu’il s’agisse du travail de la neige, de la réflexion dans la conception des espaces de glisse, de la scénarisation des espaces, prenant de plus en plus le pas sur la simple gestion du parc de remontées mécaniques.

Appréhender les dimensions socioculturelle et politique du SP révèle l’implication et la participation de multiples parties prenantes de ces espaces de pratique (aménageurs/concepteurs, shapers, responsables du service des pistes, pratiquants locaux…). Les SP sont ainsi conçus, entretenus et gérés de manière collective. L’analyse de l’organisation sociale des SP et des pratiques sociales qui y ont cours nous ont permis de comprendre à la fois les enjeux sociaux et culturels de ces espaces et la mise en œuvre d’un nouveau mode de gestion, original dans l’univers des sports d’hiver. Basée sur le marquage physique du lieu ainsi que sur l’ambiance qui y est cultivée, l’organisation sociale de ces espaces a révélé la prégnance des valeurs sub-culturelles défendues par le milieu du freestyle dans le contexte d’industrialisation récréative des stations de sports d’hiver. La convivialité, le partage entre pairs ou encore la revendication de liberté sont autant de valeurs constitutives de la culture du freestyle qui sont largement actualisées dans le SP. Dans cet espace travaillé pour correspondre aux éléments de la sub-culture des sports alternatifs et du freestyle en particulier, la mise en scène de soi est au cœur des pratiques sociales observées : il s’agit d’être vu et d’observer à son tour, et ce, avant, pendant comme après la pratique.

Il importe toutefois de pondérer la portée de nos résultats et de ne pas généraliser à l’excès. Par un effet de contraste avec le mode de fonctionnement et de gestion des sports d’hiver, au sens large, ce qui se passe en SP paraît de prime abord tout à fait singulier. Il conviendrait de multiplier les études de cas afin de mieux cerner la place effectivement accordée au « participatif » et au « collaboratif » sur chaque site : rôles attribués aux clients ; niveau d’ambiguïté toléré au sein de l’entre-deux contre-culturel et commercial ; compromis techniques et organisationnels consentis par les gestionnaires des sites ; etc. De même, la posture « cool » revendiquée dans et autour des SP est sans doute porteuse d’ambivalences idéologiques et fonctionnelles qu’il faudrait s’attacher à cerner plus précisément.