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Introduction

L’atelier biographique de projet élaboré par Christine Delory-Momberger, professeure en sciences de l’éducation à l’Université Paris13/Nord, est mobilisé depuis de longues années déjà pour faire réfléchir les étudiants sur leurs perspectives de formation et d’activité professionnelle. La recherche collaborative présentée dans cet article vise à adapter ce dispositif formatif à un public d’élèves en situation de rescolarisation. Il s’agit ainsi de le mettre en oeuvre en prenant en compte les caractéristiques psychosociologiques de jeunes ayant vécu le décrochage scolaire et, par conséquent, la rupture d’une trajectoire biographique indissociable d’un étiquetage. Le dispositif pédagogique d’atelier sur lequel se penche la recherche collaborative a pour finalité d’aider les jeunes à se projeter de nouveau vers l’avenir par un travail biographique : c’est en comprenant le passé à la lumière des enjeux du présent qu’il est possible de se reconstruire au travers d’un projet dans lequel on se reconnait et qui s’inscrit dans un processus d’émancipation.

Cette démarche collaborative a de multiples objectifs. Il s’agit de favoriser, du côté des enseignants, un changement de leur culture d’équipe afin d’y intègrer progressivement le champ de la recherche en faisant de celui-ci le support d’une formation continue en phase avec les attentes du ministère français de l’Education Nationale. Le ministère promeut en effet une nouvelle professionnalité enseignante qui, mettant en avant l’expérimentation et l’innovation, valorise la posture de recherche. Cette démarche collaborative constitue par ailleurs une voie d’accompagnement des élèves, anciens décrocheurs, par le développement d’une participation formative à la recherche qui leur permette de mieux appréhender leurs ressources d’individualisation dans l’espace social. Leur travail de reconstruction identitaire peut y trouver un appui précieux qui vient renforcer les effets capacitants de la fréquentation de l’atelier biographique. Les deux chercheurs impliqués, Christine Delory-Momberger et Valérie Melin, ont, de leur côté, une double préoccupation. Dans le cadre d’un questionnement relatif à leur utilité sociale, elles souhaitent étudier les effets psycho-sociaux et cognitifs de la recherche collaborative. Elles veulent aussi explorer l’intérêt scientifique d’une proximité avec les acteurs et leurs pratiques, en s’appuyant non seulement sur l’observation de l’activité des praticiens mais surtout sur leur capacité à la restituer de façon autonome et ceéative. Pour atteindre ces objectifs, le collectif a choisi de s’appuyer sur le paradigme de la recherche biographique en éducation (Delory-Momberger, 2014). Il l’a mobilisé pour construire un cadre théorique de référence, aussi bien pour la mise en forme pratique de l’atelier que pour son analyse. Il l’a aussi sollicité pour favoriser l’entrée des praticiens dans l’activité de chercheur et pour développer une méthodologie de recueil et de traitements des données conformes aux objectifs de la recherche.

Nous présenterons d’abord le contexte de la recherche collaborative ainsi que son cadre de référence. Nous détaillerons ensuite la méthodologie que nous avons suivie pour en construire le dispositif et rendrons compte du travail collaboratif qui s’y est effectué. Enfin, nous nous attacherons à discuter l’intérêt de mobiliser les cadres de la recherche biographique en éducation pour satisfaire aux exigences d’une recherche collaborative et aux attentes des différents protagonistes.

1. La mise en place de la recherche collaborative au MLS : contextes et caractéristiques

Le Micro-Lycée de Sénart (MLS), établissement de l’Education Nationale, a été créé en 2000 à l’initiative d’un groupe d’enseignants concernés par le devenir des décrocheurs de lycée. Structure expérimentale, il fonctionne en relative autogestion et selon le principe de la collégialité, autour d’une équipe éducative, responsable des choix organisationnels et pédagogiques. Une centaine de jeunes de 17 à 25 ans y sont scolarisés. Quasiment tous majeurs, ils ont des caractéristiques socio-économiques qui les apparentent à de jeunes adultes. Fondé sur le principe de la co-construction des apprentissages et des règles de vie avec les élèves, le MLS met en avant leur participation à la réflexion et à la décision. L’expérimentation caractérise la démarche du travail collectif et constitue une culture professionnelle que les membres de l’équipe entretiennent et visent à développer en s’appuyant sur les acquis de la recherche et la présence de chercheurs dans les murs. Les membres de l’équipe ont en effet comme projet de construire une nouvelle professionnalité enseignante autour de la figure du praticien-chercheur (Schön, 1994). Ils sont donc enclins à s’intéresser à la forme collaborative de la recherche qui donne plus de place aux praticiens et propose une forme de parité dans la complémentarité entre praticiens et chercheurs. Nous allons d’abord rendre compte des conditions d’émergence du projet de recherche collaborative autour de la question du travail biographique ainsi que les caractéristiques de l’atelier biographique de projet, et nous présenterons ensuite le cadre de référence théorique qui a permis d’en structurer la mise en oeuvre.

1.1 La rencontre de l’équipe pédagogique avec la dimension formative du récit de vie

Le dispositif pédagogique de l’atelier biographique de projet (Delory-Momberger, 2003), introduit en 2010 dans un niveau d’étude par Valérie Melin, alors enseignante de philosophie au MLS et doctorante en sciences de l’éducation, a bénéficié d’un accueil plutôt positif par l’équipe. En 2012, afin de sensibiliser tous les enseignants aux enjeux de l’atelier, en particulier à l’effet formatif du récit de vie, Christine Delory-Momberger vient en présenter les fondements théoriques et méthodologiques et aborde par conséquent les spécificités de la recherche biographique en éducation. Suite à la prise de conscience de l’intérêt de ce dispositif, Oriane, enseignante en économie-gestion, et Elise, enseignante de français, décident de le réorganiser, avec l’accord de l’équipe, en l’ouvrant à d’autres niveaux. Elles acceptent la proposition faite par Valérie Melin d’entrer dans une recherche-action à visée formative sur un modèle collaboratif. Est alors franchie l’étape de cosituation que Desgagné (2007) définit comme le moment où praticiens et chercheurs se mettent d’accord sur l’objet, les finalités et la méthode d’investigation de la recherche ainsi que sur la répartition des rôles et des responsabilités dans leur partenariat. La démarche dans laquelle Oriane et Elise s’engagent par le contrat collaboratif est double : d’une part, l’expérimentation du dispositif en lui-même et d’autre part, la formation-action partant de l’observation et de l’analyse de la pratique réelle, inséparable de leur mise en recherche.

L’atelier biographique de projet se déroule sur deux périodes d’un mois et demi à raison d’une séance par semaine. Le groupe est constitué au plus d’une quinzaine d’élèves volontaires, de niveaux et de classes différents, et accompagnés par Oriane et Elise, en situation de co-animation. Durant les deux heures dédiées à l’atelier, les activités s’organisent autour de trois phases : en groupe entier, les animatrices présentent le thème de réflexion de la séance, rappellent les consignes de travail et les règles éthiques dont elles sont les garantes et qui caractérisent le contrat de communication entre pairs ; puis un temps en petit groupe permet l’exploration individuelle du thème et la restitution de la réflexion hors de la présence des animateurs ; enfin lors du regroupement final, se fait collectivement un retour sur expérience donnant lieu à des échanges auxquels participent les animatrices. Leur présence a pour objectif de faciliter le débat entre pairs et de relancer la réflexion collective. Lors de ce temps, une distance est prise par rapport à l’expérience individuelle et les participants évoquent des points de vue qui prennent un sens plus général. Quelques règles sont impérativement suivies. Les participants s’engagent à éviter toute forme de jugement de valeur concernant leurs pairs. Les membres du petit groupe sont astreints à respecter la confidentialité du contenu des narrations individuelles. Celui qui s’exprime au sein du petit groupe est seul maître du sens qu’il donne à son expérience. Les autres accueillent sa parole. Les thématiques abordées ont comme caractéristique commune, d’une part, de convoquer le passé et sa remémoration et d’autre part, de susciter la mise au jour de représentations ou de ressentis qui, de près ou de loin, concernent le rapport du jeune à sa scolarité et à son parcours de formation. Les élèves produisent deux types de travaux écrits : dans un premier temps, ils prennent des notes pour préparer leur prise de parole dans le petit groupe et dans un second temps, ils écrivent les remarques qui leur semblent pertinentes lors du débriefing collectif. Ces écrits sont conservés dans un journal de bord auquel les enseignants animateurs n’ont pas accès.

L’atelier biographique de projet qui renvoie aux démarches de formation tout au long de la vie interroge les représentations des enseignants du secondaire qui tendent, même dans un contexte innovant, à valoriser la transmission de connaissances solidaires des programmes officiels. L’équipe, dans son entier, a donc besoin d’un temps d’appropriation de cet objet institutionnellement étrange. Oriane et Elise, pleinement convaincues de la pertinence du travail biographique à l’école, ont ainsi été confrontées au questionnement critique des autres collègues. De leur côté, elles ont dû aussi, dans leur activité pédagogique, opérer un déplacement, suscitant tensions et résistances mais aussi propice à des interrogations qui ont constitué en grande partie la dynamique de la recherche collaborative. Si la considération de l’élève pris dans sa globalité est un des fondamentaux du MLS, l’atelier biographique met à l’épreuve cette approche puisqu’en invitant les élèves à « se raconter », il conduit les enseignants, en dehors de leur cadre habituel, à se confronter aux émotions et questionne alors la place de la parole personnelle dans le dispositif pédagogique du raccrochage. La rencontre avec le champ des émotions pose le problème de l’écart par rapport à la fonction qu’on a appris à exercer en tant qu’enseignant et constitue une forme de mise en danger pour le professionnel. Ce risque à prendre ouvrant un vaste champ de travail sur la réflexivité dans l’expérimentation pédagogique pose d’emblée l’enseignant dans une posture décentrée d’apprenant.

1.2 Recherche collaborative et recherche biographique en éducation : la médiation de la biographisation

La spécificité de la recherche collaborative (Vinatier & Morrissette, 2015) est d’inviter les praticiens à participer au processus de recherche concernant leurs savoirs d’action. Cela suppose que le chercheur collaboratif (Desgagné, 1997) reconnaisse et valorise chez le praticien « une compétence d’acteur en contexte » qui implique un certain contrôle réflexif sur son environnement immédiat. La recherche biographique, dans son orientation théorique, est tout à fait en résonance avec cette approche. En effet, elle explore « les processus de genèse et de devenir des individus au sein de l’espace social » et analyse la façon dont « ils donnent une forme à leur expérience », dont « ils font signifier les situations et les événements de leur existence » et conjointement la façon dont « les individus, par les langages culturels et sociaux qu’ils actualisent dans les opérations de biographisation (…) contribuent à faire exister, à produire et à reproduire la réalité sociale » (Delory-Momberger, 2014, p.74). Le processus de biographisation relève d’une activité réflexive qui permet à l’individu, dans les conditions de son inscription sociale, d’intégrer, de structurer, d’interpréter les situations et les événements de son existence afin d’en construire autant que faire se peut, la cohérence. L’activité langagière, en particulier à travers le discours narratif, inscrit dans le cadre temporel de l’existence et de l’expérience, offre un accès privilégié aux modalités spécifiques par lesquelles les individus se biographisent.

Dans la recherche biographique en éducation, l’entretien est conçu pour favoriser la mise en recherche de l’enquêté et pour produire des effets formatifs. L’enquêté y est considéré comme se livrant à sa propre enquête sur lui-même puisqu’il opère, dans les échanges, un travail de mise en forme de soi que le chercheur accompagne et cherche à saisir. Ainsi « l’entretien de recherche biographique met en place… un double espace heuristique agissant l’un sur l’autre, celui de l’enquêté en position d’enquêteur de lui-même, celui du chercheur dont l’objet propre est de créer les conditions et de comprendre le travail de l’enquêté sur lui-même » (Delory-Momberger, 2014, p.79). L’entretien de recherche biographique permet de construire le retour réflexif sur les expériences biographiques de l’atelier et du travail collaboratif vécues par les praticiens. Selon Schulze (1985), les expériences individuelles sont indissociables de formes d’apprentissage qui dépendent des intérêts de connaissance et des mises en situation du sujet. Les enseignants, d’une part, mettent en oeuvre, dans le cadre de l’atelier biographique de projet, des modalités pédagogiques inédites qu’ils s’approprient progressivement en tâtonnant et, d’autre part, construisent par eux-mêmes leur rapport à la recherche chemin faisant et la plupart du temps à leur insu. Dans l’une et l’autre de ces activités, les enseignants effectuent un apprentissage auto-organisé (idem) via l’expérience. En proposant un espace de conscientisation de ces apprentissages, l’entretien de recherche biographique met au jour les spécificités de la formation expérientielle à l’atelier biographique de projet et à la recherche en termes de représentation et d’action. En faisant le compte-rendu de cette conscientisation pour lui-même et pour autrui, le praticien gagne encore en maîtrise et élabore un dialogue encore plus productif avec le chercheur et avec ses pairs. Ce type d’entretien est en cohérence avec la recherche collaborative qui « va chercher avec (les enseignants), et de l’intérieur du contexte dans lequel ils exercent, à comprendre ce qui supporte leur agir » (Desgagné, 1997, p.374). L’entretien de recherche biographique, centré sur le travail de biographisation, peut donc fortement contribuer au processus de collaboration entre praticiens et chercheurs en concourant au développement de la posture de chercheur chez les praticiens dans une perspective de symétrisation des positions.

La médiation de la biographisation dans la recherche collaborative est tout particulièrement présente dans la phase de coopération qui consiste pour Desgagné (2007) à co-construire l’objet de recherche. Le collectif de recherche a choisi de s’appuyer sur la théorie des moments développée par Lefebvre (1989) qui permet d’aborder la biographisation comme démarche méthodologique du travail de coopération. Le moment est apparenté à « un centre du vécu » (Lesourd, 2009, p. 42) qui « condense autour d’une image centrale ce qui existe mais qui est épars dans la vie spontanée […] à travers une unité d’ensemble, rassemblant des paroles et des actes, des situations et des attitudes, des sentiments et des représentations » (Lefebvre, 1989, p. 253 et 713). Le moment permet de configurer l’expérience, c’est-à-dire de la construire et de la réfléchir. Il a déjà en soi une dimension libératrice parce qu’il permet de saisir en une totalité le flux des phénomènes tels qu’ils se donnent à la conscience et ainsi de mieux comprendre son vécu sur le plan subjectif et objectif. Cette dimension libératrice est renforcée, selon Lefebvre, par le repérage et la sélection d’un espace-temps particulier qui coïncide avec une désaliénation et que l’on désigne par le vocable « moment significatif ». Le moment significatif renvoie à un espace-temps d’émancipation du sujet, propice au développement de ses possibilités en termes de connaissance et d’action. L’usage méthodologique du moment significatif dans la recherche respecte les exigences de l’approche collaborative de Desgagné, « (qui) suppose de définir une démarche d’investigation d’un objet au travers d’activités réflexives qui sont également susceptibles de constituer des situations potentielles de développement pour les professionnels » (Morrissette, 2015, p.103). Mais le moment n’a pas seulement une valeur individuelle qui pourrait enfermer le sujet et sa narration dans une forme de monadisme ; il s’inscrit aussi dans une communauté de référence (Hess & Deulceux, 2009) qui convoque tous ceux qui partagent l’activité ou la situation auxquelles il est associé et avec lesquels il entre en résonance, autorisant le dialogue. L’usage méthodologique du moment significatif dans la recherche concourt ainsi à l’« objectivation du savoir d’action de chacun » qui se définit « à partir d’un travail de signifiance du savoir-faire de chaque enseignant dans l’espace des possibles portés par la culture professionnelle » (Morrissette, 2015, p.108-109) dans un contexte de discussion entre pairs. La démarche des moments significatifs rend possible ce que Desgagné considère comme une condition nécessaire de la collaboration, c’est à dire « la création d’un espace réflexif, d’une zone interprétative entre les partenaires, par lesquels s’effectue un va-et-vient entre l’expérience de pratique et la réflexion sur cette expérience » (2007, p.91). C’est au sein de cet espace réflexif commun que peut s’opérer de manière efficiente le travail de co-construction du savoir, caractérisant la coopération entre praticiens et chercheurs. Sous-tendue par les cadres théoriques de la recherche biographique, la démarche de biographisation constitue ainsi le fil rouge expérientiel et méthodologique non seulement de la mise en oeuvre de l’atelier biographique de projet, mais aussi de la mise en recherche des praticiens et de l’organisation des interactions dans le cadre du travail collaboratif par les chercheurs.

2. La recherche collaborative : quel dispositif ?

La recherche collaborative autour de l’atelier biographique de projet a commencé en 2012 et se poursuit encore aujourd’hui, en 2016. Christine Delory-Momberger assure une forme de supervision à distance, en participant aux deux réunions annuelles, l’une avant et l’autre après la phase de l’atelier, qui permettent de faire le point sur les avancées et les difficultés rencontrées par les praticiens dans la mise en oeuvre de l’atelier, la constitution des données et les réflexions qui en sont tirées. Valérie Melin, animant une réunion hebdomadaire sur le site durant la période de l’atelier, accompagne ainsi de manière régulière les acteurs. Responsable de l’organisation méthodologique de la recherche, garante du bon fonctionnement du groupe, elle a mis en place avec les acteurs la démarche de recueil des données et les conditions de leur exploitation en veillant à donner à chacun une place dans un esprit de parité. Elle a aussi accompagné les temps d’élaboration de la réflexion collective et de co-construction du savoir à partir de moments significatifs afin de faire émerger des objets de recherche à la fois plus spécifiques et plus généraux dans l’objectif de la poursuite du travail collaboratif.

2.1 La mise en recherche d’un collectif d’acteurs en situation d’expérimentation : se former à l’observation des moments significatifs

Le parti-pris de cette recherche collaborative, c’est de considérer que la compétence d’acteur en contexte sur laquelle repose la mise en recherche appartient non seulement à l’enseignant, expérimentant la position d’animateur, mais aussi à l’élève engagé dans le processus de formation expérientielle, inhérent à l’atelier biographique. Ainsi l’équipe de recherche, comprenant les deux enseignantes, Oriane et Elise, a intégré en son sein, dans le cours de la première année de mise en oeuvre du projet, un ancien élève, Paul-André. Âgé de 22 ans, désormais bachelier, il est intéressé par la mise en réflexivité de son expérience de l’atelier auquel il a participé l’année précédente en terminale.

La première difficulté rencontrée par l’équipe dans la construction de leur posture de chercheur concerne le rapport familier entretenu avec le terrain de recherche. La familiarité peut en effet constituer un obstacle dans le travail scientifique parce qu’elle entraine la production d’idées qui s’imposent comme des croyances, contrarient le processus de découverte et confortent les habitudes. Dans leur travail d’enquête, ils doivent éviter l’écueil que constituent les représentations préconstruites adossées aux routines de l’action. En tant que praticien et chercheur, chacun doit apprendre à trouver l’équilibre forcément complexe entre un détachement intellectuel à l’égard de ses représentations préalables nécessaire à la recherche et favorisant ainsi l’ouverture sur l’inattendu, et une participation à l’action qui suppose une mobilisation de ses ressources y compris cognitives pour faire face aux exigences de la pratique. Il a donc fallu construire un temps et un espace où la convergence et l’articulation entre la logique de l’action et celle de la recherche soient possibles (Guigue, 2005). Le cadrage procédural de l’expérience repose sur le journal de recherche qui structure le travail d’enquête autour de la perception de la durée et sur l’inventaire qui organise les activités de recueil de données autour d’une structuration spatialisée. Le journal de recherche se construit autour du récit de tous les événements vécus, des représentations et des éprouvés du narrateur et des autres acteurs relatifs à l’atelier biographique de projet, à travers la restitution de leurs paroles. Écrit au fil des événements, le journal n’obéit pas un ordre de présentation. La mise en intrigue de la narration (Ricoeur, 1983) qui coïncide avec la construction réflexive de l’expérience vécue se fait dans l’après-coup et les éventuelles incohérences s’avèrent y prendre sens. C’est dans ce désordre apparent que se manifeste la résistance du réel, la dimension d’objectivation de la situation de recherche. L’inventaire, de son côté, constitue l’archivage des traces matérialisées de l’activité. Si la structuration de cet inventaire ne s’opère pas à partir d’un cadre théorique ou d’hypothèses déjà formulées, elle repose néanmoins sur une exigence de cohérence, de hiérarchisation et de systématicité dans la sélection des données effectuée par les enseignants. Cet inventaire rigoureux participe de la reconnaissance de la réalité du dehors et contribue à l’objectivation du terrain. Chacun des praticiens, enseignants et élève, s’est impliqué dans la rédaction d’un journal de recherche sur son expérience de l’atelier biographique. Les enseignantes ont aussi eu en charge l’inventaire. Les journaux de recherche ainsi que toutes les autres traces sont mobilisés dans le travail collaboratif entre praticiens et chercheurs. Ces méthodes procédurales contribuent au renforcement de la disposition à la sérendipité, c’est-à-dire la capacité à « prêter attention à un phénomène surprenant et à imaginer une interprétation pertinente » (Catellin & Loty, 2013, p. 34).

Oriane, Elise et Paul-André développent leur disposition à la sérendipité en s’exerçant à repérer des moments significatifs (Lefebvre, 1989) dans le cadre de leur observation participante. Cette mise en évidence se fait à la fois dans l’immédiateté de l’expérience vécue de l’atelier biographique mais aussi rétrospectivement et de façon médiatisée à travers le journal de recherche et enfin dans le cadre du travail collaboratif avec les chercheurs. La collaboration entre praticiens et chercheurs s’opère tout particulièrement dans des temps d’échanges autour des différentes expériences individuelles déjà partiellement élaborées à partir des notes du journal de recherche. Ils donnent à chacun des praticiens l’opportunité d’effectuer la narration des différentes activités relatives au projet commun, contribuant à mettre en forme l’expérience et à produire un espace partagé de réflexion et d’action avec l’appropriation d’un certain nombre de concepts proposés par le chercheur. La construction collective de la narration du processus de recherche à partir de moments qui témoignent chacun de l’expérience singulière des différents acteurs constitue la clé méthodologique d’un retour réflexif sur une double production, théorique et pratique.

2.2 Co-construire les différentes perspectives sur l’objet de recherche à partir des moments significatifs : quelques exemples

Pour illustrer la phase de coopération, ont été sélectionnés trois moments singuliers, expérimentés respectivement par chacun des acteurs et qui témoignent d’un développement de la réflexivité et du pouvoir d’agir, à la fois individuel et collectif. Le premier concerne l’émergence d’une dynamique de ritualisation qui témoigne d’une appropriation créative du dispositif ; le deuxième évoque une prise de conscience libératrice d’un élève qui est inséparable d’une transformation de la relation entre pairs ; le troisième rend compte des évolutions de la démarche de co-animation qui suppose un déplacement des représentations et des pratiques de la part des enseignants s’autorisant à observer, dans une logique d’auto et de co-formation, l’activité de leurs pairs, et alternant posture de novice et posture d’expert dans l’objectif de renforcer leurs compétences de praticien-chercheur. La mise en forme réflexive de ces moments par le collectif dégage ainsi des thématiques qui contribuent à construire l’objet de recherche.

Elise a remarqué que faisant suite à un certain nombre d’ajustements du dispositif d’atelier, s’est produite, de façon intuitive et tacitement acceptée, une forme de ritualisation dont la mise en scène s’est jouée à la fois dans l’espace et dans la parole. Cette transformation du cadre lui semble avoir eu des effets sécurisants et libérateurs, en particulier dans la disponibilité à l’écoute et à la prise de parole. Elle a donc construit la mise en forme narrative de ce moment à partir des notes prises durant les séances et de ses souvenirs. Une trame a surgi, mettant en évidence la configuration contenante de l’espace physique et communicationnel de l’atelier. En revenant réflexivement sur son expérience, elle a pu prendre conscience de l’importance des rituels : dès que la consigne ritualisée était énoncée, un silence suivait pour laisser la mémoire faire ce geste de saisir un moment du passé si bien qu’une jeune a pu dire : « J’ai ouvert une porte. ». Une fois cette prise de conscience opérée, en tant qu’animatrice de l’atelier, elle a été plus vigilante à la configuration du cadre dans lequel se déroulait l’atelier. Elle a noté que plus cette ritualisation s’est installée, moins elle a vu de jeunes tétanisés, résistant à l’exercice. C’est comme si cette ritualisation rassurante, qui installait un cadre connu, avait favorisé le lien avec soi, avec les autres, avec l’ailleurs, le passé et l’avenir permettant l’accès à une profondeur individuelle : « On n’est pas juste des surfaces ». La mise en forme narrative du moment lui a révélé une autre dimension de la ritualisation : elle a aussi comme effet de faciliter le retrait de l’encadrant dans une sorte de présence-absence indispensable pour laisser émerger la parole de l’élève tout en jouant un rôle de contenant. Le rôle de l’enseignant est principalement de tenir le cadre qui permet d’accéder à un certain type de parole, une parole rare dans le contexte scolaire, celle qui lie l’expérience personnelle, voire intime, à la vie sociale. En effet, dans l’expérience de l’atelier biographique, l’institution scolaire n’impose pas à l’élève un rituel destiné à son propre fonctionnement mais accueille un processus de ritualisation centré sur l’individu dans le but de lui ouvrir la voie vers une conscientisation de son parcours d’expérience. Dans le temps et l’espace de l’atelier, l’élève est d’abord un sujet qui renoue avec ses émotions et reconstruit son lien au savoir, savoir qu’il tire ici de son expérience singulière.

Paul-André a aussi opéré une mise en forme narrative de l’expérience marquante qu’il a vécue dans le cadre de l’atelier biographique de projet qu’il a défini comme un espace de verbalisation ritualisé et encadré. Il a éprouvé le besoin d’en reconstituer toutes les étapes pour montrer en quoi l’espace de l’atelier biographique est propice à la parole et à l’introspection, en particulier parce que les codes scolaires et même sociaux sont levés dans un contexte contenant et sécurisant. Il associe le processus de verbalisation à la restitution d’une expérience. Il remarque que pris dans le flot de la vie, on est en difficulté pour évaluer les actions en cours. L’atelier offre, selon lui, un espace de verbalisation qui permet une prise de recul, une analyse des événements, du ressenti qui leur est associé, et de ses retombées sur soi et sur les autres. Il a pris conscience que si la majeure partie du travail de verbalisation se fait en sous-groupe, c’est la phase de restitution, confrontation au grand groupe, qui marque le temps fort de la séance. Le but ici est d’effectuer un retour sur les émotions ressenties au moment des faits reconstitués par le récit mais sans nécessairement aborder les événements qui y sont liés. Cependant, si le protocole vise à confier le récit à la confidentialité du sous-groupe, celui-ci peut tout de même être restitué à l’ensemble des participants. La verbalisation publique du récit entraîne une réflexion collective et un échange, opportunité d’un retour au narrateur qui lui permet une distanciation par rapport à son premier récit. En outre, le récit de l’autre et la réflexion qu’il suscite nourrissent la pensée individuelle et renvoient à la réflexion sur soi. L’atelier biographique représente un espace social et socialisant dans lequel des individus échangent librement expériences vécues et ressenties. Le récit personnel est construit puis déconstruit pour être mis en travail collectivement, et reconstruit dans le groupe, enrichi des expériences partagées que le participant se sera appropriées.

Le cadre particulier de la recherche a permis à Oriane de se saisir de la co-animation en mettant en place une méthodologie collaborative qui autorisait l’analyse d’un certain nombre d’effets, notamment en termes d’institution de places et de mobilité au sein du dispositif. Elle a pris conscience que la co-animation dans le cadre de l’atelier biographique était une expérience de co-formation informelle et qu’elle renvoyait à une démarche réflexive. La co-animation s’apprend en se pratiquant. Les binômes se positionnent en fonction de leurs compétences et de la perception qu’ils en ont. Ils sont alors chacun en position d’apprenant en fonction des situations vécues, et passent du statut de novice à celui d’expert, selon les moments. Cette forme sociale est ainsi créatrice de connaissances nouvelles où l’observation périphérique entre dans le champ de la formation. La co-animation devient alors un moyen permettant de construire un dispositif de co-formation qui met l’accent sur les processus mis en oeuvre au cours des séances plutôt que sur les seuls résultats visés. Le dialogue entre les deux enseignants animateurs instaure débat, remise en question possible, mise en mouvement des représentations et changement dans la pratique. Même si le praticien décide de camper sur ses positions, la rencontre avec le point de vue de son binôme dans la co-animation, l’aura altéré en induisant un déplacement de perspective, en mettant en jeu une vigilance nouvelle, source de réflexivité. La différence de place entre celui qui prend en main l’animation et celui qui est plus en retrait, autorisant comme un dédoublement, constitue une sorte de mise en scène de l’observation participante. La réciprocité des rôles renforce encore ce jeu entre implication et distanciation, multipliant les boucles de réflexivité. Les notes prises au cours des séances d’atelier biographique, sur le vif, constituent des matériaux pour analyser ce qui se joue pour chacun des participants. Ces notes construisent la mémoire de la vie du dispositif et contribuent à la fois au questionnement pédagogique et au déploiement de la recherche.

La restitution de ces phases de coopération a permis de rendre compte des potentialités d’une démarche collaborative fondée sur une approche biographique au regard du pouvoir d’agir des participants devenus des co-chercheurs effectifs.

3. Apports et limites de la mobilisation de la recherche biographique en éducation dans le contexte d’un travail collaboratif entre praticiens et chercheurs

Pour discuter l’intérêt du dispositif théorique et méthodologique de recherche, les entretiens biographiques réalisés avec Oriane, Elise et Paul-André serviront de fil directeur. C’est à partir de la parole des acteurs que nous vérifierons dans quelle mesure les différents objectifs définis dans le projet de recherche sont pris en compte. Nous étudierons l’évolution de la capacité des praticiens à entrer dans une démarche où la mise en recherche permet l’émergence de savoirs d’action mobilisés comme support d’auto et de co-formation dans l’objectif d’une transformation d’une culture professionnelle d’équipe. Nous analyserons aussi comme la participation à la recherche permet à l’élève de développer ses ressources d’individualisation et sa capacité d’agir dans l’espace social.

3.1 L’engagement des acteurs dans le dispositif de recherche

Le premier point sur lequel il nous semble important de réfléchir concerne la capacité des acteurs à entrer dans le processus de recherche et dans la collaboration. Elise considère qu’elle a démarré le protocole de recherche de façon ambivalente, à la fois dans l’enthousiasme et dans la résistance. Elle était sceptique quant à la possibilité de mettre vraiment en oeuvre le dispositif d’atelier biographique au MLS. Il a été très important pour elle que les chercheurs acceptent cette résistance et qu’elle ait tout le temps d’élaborer les raisons pour lesquelles elle les éprouvait. Elle a pu intégrer dans le temps le processus de recherche-action. Elle a laissé un travail intérieur se faire et le retour de la pratique a témoigné de transformations et d’incorporations de prises de conscience. Une confiance consolidée l’a mise encore davantage en mouvement. Pour illustrer ce processus d’engagement progressif, elle a évoqué « la peur de prendre les élèves pour des cobayes, de les maintenir dans une position d’assujettissement ». Elle a par conséquent éprouvé beaucoup de difficulté à rentrer dans l’écriture du journal. A chaque séance d’atelier biographique, elle a demandé aux élèves s’ils étaient d’accord pour qu’elle écrive. C’est aussi en devenant pour elle-même objet d’observation, en ne s’excluant pas de ce qui est observé, qu’elle a pu construire une posture de recherche et participé pleinement. Elle a pu faire un parallèle entre l’activité de recherche et son travail de développement personnel qui lui a permis de trouver ses marques dans le dispositif. Oriane a déjà fait une expérience de recherche-action. Elle a l’habitude de dire « oui » aux activités différentes parce qu’elle les vit comme un défi à relever. Elle fait la comparaison avec la peinture, pratique qu’elle affectionne. Se lancer dans une recherche, c’est se mettre en mouvement sans savoir où l’on va mais en étant convaincu d’aller quelque part. Même si on se heurte finalement à un mur, on peut alors se questionner et apprendre. Accepter des projets de recherche, cela signifie pour elle surmonter des obstacles inhérents au chemin pris en ayant une exigence de structure et rigueur. Elle fait encore une analogie avec un texte dont la structure autorise une cohérence. Ce qui lui plait dans ce projet de recherche collaborative, c’est qu’elle a conscience de la part personnelle qu’elle prend dans la recherche. Elle se sent acteur dans la construction de l’objet. Paul-André s’est engagé dans le projet de recherche parce qu’il a eu l’impression, confirmée d’ailleurs, de pouvoir y poursuivre d’une autre manière l’atelier biographique. Il reprochait à l’atelier biographique d’être trop court et insuffisamment approfondi. Être en recherche dans un cadre collaboratif lui a permis d’instaurer une continuité dans l’activité de réflexivité, propre à l’atelier, et de mieux comprendre ses dimensions méthodologiques en le prolongeant. Il a dû faire appel à ses souvenirs, les retranscrire, trouver « les bons mots » pour les retranscrire, et construire un cadre contenant pour rester dans une parole socialisée et distanciée en prenant appui sur des lectures théoriques. Il a ainsi pris conscience que la démarche de recherche faisait appel à beaucoup de capacités qu’il a eu plaisir à développer.

Ils se sont donc tous sentis autorisés à prendre leur temps pour rentrer dans la posture de recherche et dans la démarche. Ils ont vécu comme un emboitement de cadres : le chercheur joue le rôle de contenant que les enseignants-animateurs jouent avec les jeunes dans le cadre de l’atelier biographique. Il semble que le soutien qu’ils ont reçu de la part du chercheur les a aidés à préserver « l’espérance de réussite » dans la formation (Bourgeois, 2006), sans laquelle il est difficile de réduire les écarts vécus entre ses attentes, d’une part, et ses représentations et ses actions, d’autre part, qui sont caractéristiques de la dynamique identitaire du sujet en formation.

3.2 Entrer dans la posture de recherche par le détour biographique

Afin de faciliter l’accès des acteurs de terrain à la posture de chercheur, il leur a été proposé de faire un entretien pour mettre en évidence comment ils biographisent leur rapport à la recherche, c’est-à-dire comment ils se représentent et mettent en oeuvre, dans la temporalité de leur histoire, la recherche. Il apparaît dans ces différents récits une expérience fondatrice qui permet de configurer le rapport à la recherche à travers ce qui relève d’images créatrices (Bergson, 1934). Selon Bergson, entre l’intuition simple et l’explication qui souvent pêche par excès de complexité se trouve « une image fuyante et évanouissante, qui hante inaperçue peut-être, l’esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à travers les tours et les détours de sa pensée » (1934, p.119-120). L’image créatrice est une sorte de motif imaginaire qui soutient la dynamique de la pensée et en constitue la dimension originale. Formulées et identifiées dans le discours narratif, ces images ont permis à chacun des acteurs de construire son rapport singulier à l’activité de recherche et de trouver une modalité d’entrée dans les processus de travail qui la caractérisent et, en particulier, dans la distanciation.

Pour Elise, le schème ordonnateur du discours sur la recherche et de sa pratique est la « confession » qui impose de prendre en compte et de réfléchir sur ce qui « ne convient pas », ce qu’on « préfèrerait taire ». Cette métaphore créatrice a émergé de l’évocation qu’elle a faite de son mémoire de maîtrise en littérature, portant sur les confessions de Rousseau qui met l’accent sur les liens entre autobiographie et exigence de vérité. Oriane est allée chercher, du côté d’un traumatisme qui a marqué sa famille, des ressources biographiques pour penser son rapport personnel à la recherche. Sa famille a fui l’Algérie dans les années soixante en y laissant ses biens et toutes les traces de son histoire. Aucun des membres qui a vécu cette époque n’a jamais voulu apporter un quelconque témoignage sur son existence en Afrique du Nord. Oriane a donc été privée de la connaissance de tout un pan de ses racines et cultive un rapport particulier aux traces. C’est à partir de cette conscience de l’importance des traces et de leur production qu’elle a bâti son rapport à la recherche. Elle a aussi mis en rapport son activité de recherche avec des pratiques qui la mobilisent à titre personnel, comme la peinture ou le bricolage. Elle a compris que ce qui lui importait, dans le processus de recherche, ce n’était pas l’objet en lui-même, mais la pratique, la manière de faire que son investigation met en oeuvre et qui autorise des découvertes incidentes. Paul-André a trouvé, dans la remémoration de son expérience de lycéen avant le décrochage, deux images qui lui servent de fil directeur pour penser son implication dans le dispositif de recherche collaborative : celle de l’oeil omniscient auquel il apparente l’oeil scientifique et celle du négateur. L’oeil omniscient évoque l’importance de construire des perspectives multiples sur un même objet en ayant à l’esprit que d’autres approches sont toujours possibles. Il s’entraînait à cette forme d’observation des individus à la terrasse des cafés. Cette curiosité l’incitait à lire des ouvrages de sociologie ou de psychologie pour étayer ses analyses. La figure du négateur évoque un de ses enseignants de lycée qui considérait qu’il fallait toujours convoquer en soi une opposition pour mettre à l’épreuve ses opinions.

Ainsi chacun des acteurs de terrain a pu mobiliser ses propres ressources biographiques pour construire une posture de recherche qui a lui donné des repères pertinents pour s’orienter dans une activité pour laquelle ils n’ont pas eu ou très peu de formation académique.

3.3 Les effets sur les postures enseignantes

Elise considère qu’elle conçoit beaucoup mieux l’articulation entre la réflexion et l’action. Elle pense qu’elle a maintenant des repères dans sa professionnalité enseignante ; la recherche lui a donné un espace pour penser sa pratique, mise entre parenthèses pendant les temps d’échanges et de réflexion. Le fait de pratiquer cet atelier et de réfléchir sur elle a fait bouger ses représentations : elle a pu avoir accès à la partie immergée des comportements grâce aux histoires de vie. Elle a ainsi développé une vigilance dans le temps de cours et une posture d’écoute particulière. Dans la réception des textes par les élèves en cours de français, elle est attentive et disponible à ce qui se donne, au lieu d’opposer une norme et des attentes. Il lui semble être capable d’entendre « le langage sous le langage » et elle parvient ainsi à donner sens aux manifestations des élèves, celles qui s’éloignent des attendus de la forme scolaire et trouve des chemins d’accompagnement. Le travail qu’elle a fait dans le cadre de l’atelier biographique, du point de vue de la pratique et de la mise en recherche, lui a permis de construire dans son activité d’enseignant de français une nouvelle posture d’accompagnement contenant qui relève d’une dimension thérapeutique sans être de la thérapie. « La notion de fonction de contenance vient de la psychanalyse. Elle est associée à l’idée d’enveloppe psychique (Anzieu, 1995) renvoyant à l’expérience d’un moi unifié et cohérent qui maîtrise à la fois ses pulsions internes et les effets des stimuli externes sur lui sans se laisser déborder. Transposée aux métiers de la relation, la contenance propose un cadre de réflexion qui permet de comprendre, d’analyser ce qui se joue dans la rencontre entre des praticiens (soignants, éducateurs, enseignants… les métiers impossibles de Freud) et les usagers » (Larralde & Leblanc, 2012, p.44). L’accompagnement contenant contribue « à transformer les émotions, les angoisses, les conflits, la douleur psychique […] est un lieu de dépôt d’éléments bruts et d’élaboration, de transformation. Cet espace permet au professionnel de faire face aux souffrances, aux errances et au morcellement qu’induit la rencontre à l’autre. C’est ce qui lui permet à son tour d’être contenu et d’être contenant » (Larralde & Leblanc, 2012, p.45).

Oriane, davantage rompue aux spécificités de la recherche-action, semble moins transformée par le travail de recherche collaborative. Elle met surtout en avant l’importance d’un cadre contraint pour rentrer dans une démarche de réflexivité sur sa pratique. Déjà adepte de l’analyse de pratiques, elle a l’habitude de dispositifs collectifs qui constituent des « sas » dont elle a besoin pour prendre de la distance par rapport au vécu d’équipe du MLS qui peut être oppressant. Elle met en valeur le plaisir éprouvé dans l’activité de recherche : « Ce qui est important pour moi, ce qui me dynamise, me nourrit et me convient, c’est de travailler à partir d’une petite situation et d’en tirer quelque chose. » Il est aussi important pour elle de se conforter quant à ses capacités et de sortir de la routine : « J’ai besoin de me rassurer par le faire ; tous ces espaces-là me redynamisent, me donnent envie, m’empêchent de laisser mourir dans le train-train ». Naissent des désirs de formation nouveaux, autour de la conduite de l’entretien, en particulier. La recherche collaborative lui permet de faire exister des dimensions essentielles de son identité, la créativité, l’« auto-apprentissage » sans lesquelles on ne peut être véritablement acteur.

Les potentialités que recèlent les enseignants en matière de recherche et d’autoformation nécessitent un certain nombre de conditions pour être actualisées. Les conditions favorables sont, bien sûr, liées aux spécificités de la structure expérimentale du MLS dont on a noté combien elle facilitait l’entrée dans la posture de praticien-chercheur. Mais elles relèvent aussi de la singularité du cadre de travail collaboratif qui repose sur la démarche de biographisation. Les deux enseignantes se sont appropriées l’usage méthodologique des moments pour analyser leurs pratiques et la mobilisent dans d’autres contextes. « Le recours aux moments permet d’avoir des repères dans l’expérience en mettant en mots, d’accepter de faire le deuil de tout dire et de tout comprendre. […] C’est un outil de remémoration qui permet de dégager des constantes, des leitmotive pour mieux comprendre comment ça fonctionne. […] C’est fascinant à partir d’un petit moment, de comprendre la logique de l’ensemble ». Elles ont donc intégré une démarche méthodologique qui leur donne une certaine capacité de mise en forme réflexive de leur expérience professionnelle. Elles ont ainsi gagné, dans le travail réflexif, une autonomie qui les libère de la nécessité d’être systématiquement en lien avec un chercheur.

Néanmoins les deux praticiens témoignent d’une certaine déception puisqu’ils n’arrivent pas à « transformer l’essai », c’est-à-dire à essaimer auprès de l’équipe. En particulier, la recherche collaborative a permis de questionner le principe de la prise en compte de la globalité du jeune dans l’accompagnement pédagogique. « Expliciter le sens de ce qui est fait, cela pourrait convaincre tout le monde pour sortir de l’impératif de la production d’un être qui se gouverne par la raison, qui est au coeur même de la mission de l’enseignant. ça reste très costaud au MLS ». Mais ils ne parviennent pas à mobiliser le travail de recherche comme outil de conviction auprès de l’équipe afin d’interroger des allants de soi autour de la place du corps, de l’émotion dans l’espace éducatif. Ils sont frustrés de ne pas pouvoir partager les résultats déjà établis avec l’équipe. Cette recherche, dans l’état actuel de ses développements n’a donc pas permis de réel transfert de savoir auprès des autres membres de l’équipe. L’objectif de transformation d’une culture d’équipe à partir de la mise en recherche de quelques uns n’a donc pas été rempli. Il nous semble qu’il faille que les autres collègues s’engagent effectivement dans le dispositif de recherche collaborative pour que l’expérience vécue leur ouvre des perspectives nouvelles qui donnent sens aux résultats qui leur ont été présentés in abstracto et leur permettent de les discuter.

3.4 Les effets sur l’élève : développement de la capacité d’agir et mouvement extrospectif

Ce projet de recherche collaborative s’inscrit aussi dans le cadre d’une sociologie pour les individus (Martuccelli, 2010). Elle vise à transmettre une compréhension de la vie sociale à leur échelle afin qu’ils prennent conscience que ce qu’ils éprouvent est un effet de la société passée au filtre de leur individualité mais qu’ils ont aussi une possibilité d’action leur permettant de s’accomplir en tant que sujets singuliers. Cette approche s’appuie sur une théorisation de la notion d’épreuve qui permet de rendre compte des façons effectives dont les individus s’acquittent des enjeux sociétaux au travers des discours sur leur vie ou par l’étude extérieure de leur parcours. Une sociologie de l’individuation par les épreuves est inséparable d’une visée auto-émancipatrice. L’auto-émancipation représente non seulement la capacité à vivre sans la tutelle d’autrui, mais aussi la capacité d’explorer pratiquement sa vie, de parvenir à une conception plus riche, plus élargie, plus consistante de la réalité afin de découvrir tous les possibles qu’elle recèle pour chacun ici et maintenant. Cette visée auto-émancipatrice s’appuie sur une démarche d’extrospection dans laquelle tout problème, dimension ou événement biographique, est interrogé et éclairé à partir de ses significations en termes d’épreuves, c’est-à-dire en fonction de l’intelligence qu’elles permettent de la société dans laquelle on vit et des marges d’action qu’elle rend possibles.

L’atelier biographique de projet est censé contribuer au travail extrospectif des élèves, anciens décrocheurs, qui n’ont pas facilement conscience des possibilités autant individuelles que collectives que la société recèle par-delà les déterminations qu’ils ont subies et qu’ils subissent encore. Si la démarche de recherche consiste à valider cette hypothèse, il s’agit aussi de donner aux élèves-chercheurs des moyens inédits d’auto-émancipation. Expérimentant une démarche de recherche, ils peuvent apprendre à opérer une socio-analyse qui leur permette de repérer et d’analyser les épreuves que la société leur impose de relever pour devenir eux-mêmes, mais aussi de considérer les possibles qui leur sont offerts. Les paroles recueillies lors des entretiens avec l’élève-chercheur semblent le confirmer lorsqu’il évoque les éléments émancipateurs de l’atelier biographique, puis du travail de recherche : « dans l’atelier biographique, on se retrouve en étant tous humains en mettant de côté tous les déterminismes. Il n’y a plus le passé de chacun, la culture, la sociologie. Il n’y a plus le jugement des autres ; il n’y a plus la distance. C’est extrêmement libérateur. Le fait de pouvoir davantage réfléchir sur le processus biographique dans le cadre de la recherche permet d’ancrer la dimension libératrice de l’expérience. C’est la dimension biographique qui permet d’entrer en recherche. Elle-même approfondit les acquis de l’atelier en en prolongeant l’expérience ».

Néanmoins demeurent quelques ambivalences qui limitent l’intérêt de cette mise en recherche pour l’élève. Il vit la recherche comme quelque chose de douloureux parce qu’elle l’installe dans le doute. Il évoque le processus de recherche comme « une mise en abîme de la mise en abîme de la mise en abîme » puisqu’il consiste surtout à démultiplier les questions dans un retournement réflexif indéfini. Au lieu d’y trouver des repères, il a parfois le sentiment de s’y perdre : « Il y a des moments où je me suis senti dépassé. Je sentais qu’il manquait des mots pour m’exprimer, je sentais que je butais sur quelque chose ou alors il me manquait des connaissances ». C’est le travail collaboratif, confrontant les points de vue, et la recherche de références théoriques qui lui offrent un cadre pour structurer et objectiver sa pensée. S’il est capable de mieux se situer par rapport au système scolaire et d’avoir un regard sociologique sur son expérience de décrocheur, il se sent quand même pris au piège d’un certain destin social. Il dit en effet : « L’école s’en fout de qui ont est. A l’école, c’est une machine à produire quelque chose qui va fonctionner derrière comme une usine. Or l’être humain n’est pas un produit qui a été calibré pour fonctionner, donc l’école ne fait pas son travail. Beaucoup de gens ont été en échec scolaire après. Grâce au projet de recherche, j’ai appris à mieux me connaître. Derrière, la société étant ce qu’elle est, ça ne m’aide pas plus que ça. Je sais où je veux aller, je sais ce que je veux faire mais je n’ai pas avancé socialement. Je connais quelles sont les limites des choses ». Il semble que le travail d’extrospection entamé grâce au dispositif de recherche ait besoin d’être poursuivi.

Conclusion

En tant que chercheurs, nous avons trouvé, dans cette recherche collaborative, des opportunités de répondre à notre besoin d’utilité sociale et aux exigences d’un travail scientifique en oeuvrant à « faire en sorte que recherche et formation se co-constituent, s’intègrent l’un dans l’autre, dans la démarche de co-construction qui en est le pivot » (Desgagné, 1997, p. 378) dans l’objectif de renforcer le pouvoir d’agir des praticiens impliqués. La mobilisation des acteurs, enseignants et élèves, dans l’activité de co-construction d’un objet de connaissance, les a fait entrer du même coup dans une démarche d’approfondissement et de perfectionnement d’aspects particuliers de leur pratique. Réciproquement le processus de formation qui s’opère incite à un travail de réflexivité qui a favorisé l’activité de recherche et de conceptualisation de savoirs d’action par le praticien. La correspondance entre les caractéristiques de l’atelier biographique de projet et les modalités du dispositif de recherche ont favorisé la co-institution entre formation et recherche. En nous référant aux cadres théoriques et méthodologiques de la recherche biographique pour monter le dispositif collaboratif, nous avons donné une place tout à fait centrale à la temporalité de l’expérience qui est conçue comme un processus subjectif inséparable d’uns structuration narrative, nécessairement rétrospective. Ainsi l’activité biographique sur laquelle le travail collaboratif s’est fondé ne se réduit pas à la mise en oeuvre de formes langagières orales ou écrites portant sur des faits préexistants, mais elle concerne plus généralement le processus par lequel l’homme comprend et organise son vécu et son action, dans sa relation avec ses différents environnements, pour en faire une expérience ou plutôt son expérience. Ce travail de recherche dans la durée et sur la durée interroge ainsi le rôle du temps dans la recherche et en particulier dans la recherche collaborative. Toute recherche collaborative s’inscrit dans le temps long de l’expérimentation, propice à la manifestation des « transformations silencieuses » (Jullien, 2009) et à leur mise en réflexivité, témoignant ainsi des effets du temps sur les représentations et les pratiques des sujets. Mais dans ce contexte de travail collaboratif, l’accent est mis sur le processus de biographisation qui renvoie à toutes les opérations mentales, comportementales, verbales, par lesquelles l’individu ne cesse d’inscrire son expérience et son action dans des schémas temporels orientés et finalisés » (Delory-Momberger, 2014, p.76) pour les réfléchir. Ainsi c’est le processus de recherche lui-même que le collectif s’efforce de mettre en intrigue pour le reconstruire méthodologiquement et en explorer le sens. Cette particularité qui fait la richesse de ce dispositif de recherche en constitue aussi une limite. La démarche de travail repose avant tout sur une expérience singulière, individuelle et collective, qu’il n’est pas aisé de communiquer pour qu’elle puisse être reconnue comme légitime ou faire autorité auprès des praticiens, enseignants ou élèves, qui n’y sont pas engagés. En revanche, le recours à la biographisation et aux entretiens de recherche biographique a favorisé l’activité de chercheur des praticiens engagés. Il a rendu possible chez ces acteurs la transaction identitaire entre la figure du praticien, l’identité héritée, et celle du chercheur, l’identité visée, (Dubar, 1991). La question que pose un dispositif de recherche collaborative articulé aux cadres théoriques et méthodologiques de la recherche biographique en éducation, en y répondant au moins partiellement, concerne le statut de sujet du praticien engagé et sa dimension d’auteur. Comme le suggère Ardoino (1993), il s’agit de prendre en compte le tryptique agent-acteur-auteur pour penser la place des praticiens dans le système d’interactions avec les chercheurs. Si dans la collaboration, le praticien n’est pas réduit à la position d’agent, c’est à dire de pur et simple exécutant, mais se trouve au moins en situation d’acteur qui « en jouant son texte ou sa partition apporte au livret initial » (Ardoino, 1993, p.3), il n’est pas nécessairement auteur, c’est à dire créateur. Dans l’approche biographique, non seulement le praticien expérimente en la co-créant la posture de recherche, mais il s’autorise aussi à construire l’objet de recherche et à le configurer de façon singulière.