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Introduction

L’accompagnement joue rôle important dans les recherches collaboratives (RC). La mise en place et la réalisation d’un projet de recherche qui favorise cette approche méthodologique requièrent la prise en considération de facettes inhérentes au principe de collaboration. Celle-ci s’établit entre les chercheurs et les personnes ou organismes pouvant autoriser ce genre d’initiative (ex. bailleurs de fonds, direction d’organismes, de services ou d’écoles acceptant de libérer des professionnels pour participer à la recherche). Elle se traduit entre autres par un travail de mise en contact, d’apprivoisement mutuel, de négociation, de précision des termes de l’entente, de production collective des membres de l’équipe de recherche et de reddition de compte. Des efforts soutenus doivent être investis pour établir et maintenir la collaboration entre les chercheurs et les participants durant et entre les rencontres de recherche. Le travail d’accompagnement des chercheurs est déterminant.

Par ailleurs, nous constatons que cet accompagnement, tel qu’il est exercé par les chercheurs en contexte de RC, a encore été peu documenté (Bray, Lee, Smith & Yorks, 2000 ; Heron, 1996 ; Heron & Reason, 2008 ; Martin, 2008) et tout particulièrement celui qui s’opère lors des sessions de travail en groupe. Nous proposons ici une réflexion sur cette question, à partir d’une modélisation de démarche d’accompagnement de groupes de RC, que nous avons mis à l’épreuve au cours des dernières années, auprès de spécialistes de l’intervention socioéducative et de la relation d’aide. Bien que cette modélisation ait sa spécificité, il est permis de penser que l’étude que nous faisons des enjeux et défis reliés à l’accompagnement puisse être transposée à d’autres approches de RC et interpeller d’autres chercheurs du vaste domaine de la recherche-action.

La première partie de cet article est consacrée aux enjeux contemporains de l’intervention professionnelle et à la RC comme dispositif visant la compréhension et l’amélioration de ces pratiques. La deuxième partie s’attache à l’étude ciblée des exigences liées à l’accompagnement des groupes de RC. Nous dégageons cinq points d’attention qui influencent de manière constante la posture et les stratégies d’intervention lors de l’exercice de cette fonction. Aux fins d’illustrations, nous référerons par moments à un récent projet de RC où nous avons accompagné des conseillers d’orientation confrontés à des élèves fragilisés lors de leurs transitions scolaires au Québec.

1. La RC, au coeur des mutations sociales

Le développement accéléré de nos sociétés post-industrielles a donné lieu à une reconfiguration des institutions, dont le monde du travail et l’éducation. Les conditions et exigences d’intégration sociale et professionnelle se sont transformées et complexifiées. Durant une bonne partie du XXe siècle, les trajectoires de vie étaient configurées selon une perspective linéaire et prévisible (ex. cheminements scolaires peu diversifiés ; stabilité du choix vocationnel et de l’emploi tout au long de la carrière, etc.). Les parcours actuels sont davantage caractérisés par le changement, la flexibilité et l’inconnu (Di Fabio & Bernaud, 2010).

L’existence humaine est parsemée de moments de transition susceptibles de mettre à l’épreuve les capacités d’adaptation des personnes et des systèmes dans lesquels ils évoluent. Les enseignants, les formateurs et les intervenants spécialisés de différentes obédiences (conseillers d’orientation, psychoéducateurs, psychologues, travailleurs sociaux, etc.) sont alors sollicités pour accompagner des publics qui requièrent leur expertise afin de mieux composer avec les défis que ces transitions recouvrent. Ce travail d’accompagnement est devenu lui aussi fort complexe.

Dix chercheurs d’origine européenne, américaine et sud-américaine ont fait le point sur l’évolution de ces métiers de formation et « d’aide à autrui » (Savickas et al., 2010). Les théories, les modèles et les pratiques d’intervention préconisés durant une bonne portion du siècle dernier, influencés par le paradigme de la « prévisibilité » (du développement et des comportements humains, du fonctionnement des organisations et des institutions sociales, de la structuration et des retombées de l’intervention, etc.), sont fortement remis en question aujourd’hui, voire complètement délaissés.

Les situations et les problématiques changeantes, diversifiées et inusitées auxquelles font face régulièrement les professionnels qui exercent les métiers de l’éducation et de la relation d’aide, les poussent à créer, à construire et reconstruire leurs savoirs et à revisiter leurs repères identitaires de manière à répondre le mieux possible aux mandats qui leurs sont confiés. Ces mouvements et ces moments d’incertitude apparaissent comme un terreau fertile au développement professionnel et aussi à l’avancement des savoirs scientifiques au regard de ces problématiques contemporaines qui mettent à l’épreuve leur pratique (Chello, 2013).

Comprendre et exploiter l’incertitude n’est pas chose simple, ni pour le chercheur qui agit seul et qui tente de comprendre ces réalités « à distance », ni pour le praticien qui n’arrive pas toujours à composer avec ces contingences, étant soumis aux contraintes et aux routines de l’action quotidienne. La RC constitue une réponse possible pour gagner du pouvoir sur l’incertitude. Comme l’affirment Callon et Latour (1991), l’innovation et l’émergence de connaissances nouvelles sur le plan pratique et scientifique bénéficient de la mise en discussion des savoirs du chercheur et ceux du praticien ainsi que du rapprochement des genres, entre sujet et objet.

2. La RC, sa particularité

Les définitions et les pratiques de la recherche dites collaboratives ou coopératives varient (Bray, Lee, Smith & Yorks, 2000 ; Heron & Reason, 2008). Mais dans tous les cas, la RC a pour visée la compréhension et l’amélioration des pratiques professionnelles. Ce principe de double vraisemblance évoqué par Desgagné (2001), comme nous le verrons, occupe une place centrale dans la fonction d’accompagnement exercée par le chercheur auprès des participants. La RC est ici conçue comme une praxis, c’est-à-dire une activité susceptible de modifier les manières de penser et de faire ainsi que de combler des « lacunes » théoriques et méthodologiques. Elle emprunte un procédé où se succèdent des épisodes de réflexion et d’action. Elle se fait « avec » et non « sur » les praticiens, qui souhaitent analyser rigoureusement leur pratique pour tenter de répondre à des questions importantes pour eux et pour les chercheurs.

Les expériences de RC que nous avons menées, ont été opérationnalisées selon une démarche réflexive et groupale structurée. Cette démarche est un catalyseur important du processus de collaboration et du travail d’accompagnement.

3. La RC, une adaptation

Notre manière de procéder a subi plusieurs influences à travers le temps. Notons principalement les enseignements de la science-action (Argyris & Schön, 1992), du codéveloppement professionnel (Payette & Champagne, 1997), de recherches-formation visant le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (Le Bossé, 2012) et de la RC en particulier (Desgagné, 2001). Malgré leurs spécificités, ces approches accordent toute une importance fondamentale aux savoirs des participants et au potentiel heuristique de la collaboration.

La RC a recours à des méthodes et des outils scientifiques reconnus, servant la structuration et la conduite de ces rencontres. Le groupe focalisé (Leclerc, Bourassa, Picard & Courcy, 2011) et l’incident critique (IC) (Leclerc, Bourassa & Filteau, 2010) ont été d’un grand apport dans nos travaux en RC. Le groupe focalisé consiste, à partir d’éléments de réflexion bien circonscrits et en lien avec les objectifs de la recherche, à baliser les discussions et à approfondir la compréhension de la problématique à l’étude. Les chercheurs, en collaboration avec les participants, misent sur l’échange entre les membres du groupe (expression des points de vue, des sentiments, des intérêts variés), pour élaborer de nouvelles manières de concevoir et de traiter les problèmes spécifiques issus de la pratique professionnelle. L’IC[1] est en quelque sorte un échantillon des préoccupations issues de l’exercice de cette pratique à partir duquel s’amorcent et s’élaborent la discussion et l’analyse.

Revenons au projet de RC menés auprès de huit groupes de conseillers d’orientation (CO) oeuvrant en milieu scolaire et répartis à travers le Québec. Ce projet découlait d’une étude antérieure (Picard, Soucy & Demers, 2013) qui avait révélé les difficultés rencontrées par les élèves dans le processus de transition entre l’école secondaire et le cégep[2]. Les professionnels interviewés s’étaient alors exprimés au sujet de la complexité de ces difficultés, des insuffisances de leurs pratiques d’intervention actuelles et du sentiment d’impuissance qu’ils pouvaient parfois éprouver. Après entente avec les directions d’école, d’échanges auprès des éventuels participants et d’une recension des écrits, la RC s’est érigée autour des objectifs suivants : 1/approfondir l’analyse de problématiques d’intervention vécues par les CO auprès de ces jeunes au moment de la transition secondaire-collégial ; 2/améliorer leurs pratiques professionnelles liées à l’accompagnement de ces populations dans leur contexte précis d’intervention. Dans chacun des groupes, les participants ont assisté à sept rencontres de recherche. Ils avaient pour mission de rapporter des IC en lien avec cette problématique : difficultés rencontrées dans l’accompagnement de populations immigrantes, de jeunes vivant une indécision scolaire et professionnelle ou faisant face à des refus d’admission dans les programmes convoités, etc. Les échanges en groupe étaient dès lors « focalisés » sur ces problèmes concrets (IC), avec l’intention de faire émerger de nouveaux angles d’analyse et des pistes d’action efficaces.

Le groupe focalisé et l’IC se sont inscrits dans une démarche d’accompagnement en sept étapes qui a structuré le travail d’accompagnement des chercheurs auprès de ces CO[3]. Le Tableau 1 présente une description synthèse de ces étapes illustrées par un bref exemple d’analyse d’un IC.

Tableau 1

Étapes d’accompagnement à partir d’un incident critique

Étapes d’accompagnement à partir d’un incident critique

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Ainsi, chercheur[4] et participants s’affairent à une tâche qui nécessite la richesse de leur contribution mutuelle, où cet espace collectif prend la forme d’un laboratoire misant sur la dynamique spiralée réflexion/action, comme vecteur d’apprentissage et de développement de nouveaux savoirs. Pourquoi procéder ainsi ? Qu’est-ce que recèlent ces visées conjuguées d’apprentissage et de recherche de la RC ?

4. La RC, sa visée d’apprentissage

L’amélioration des pratiques et donc l’apprentissage est une des deux visées centrales de la RC. Les notions d’expérience et d’apprentissage expérientiel constituent un étai théorique précieux et utile à cette fin. Les participants sont renvoyés à leur vie quotidienne, à ce qui s’y passe et à ce qui les dépasse. L’expérience devient apprentissage dans la mesure où ce vécu est exploité et fait l’objet d’une investigation. Roelens (2009) dégage trois moments distincts et intimement liés à ce processus soit : l’épreuve, la quête et l’oeuvre. L’épreuve correspond à l’insuffisance des savoirs de la personne pour répondre aux situations qui se présentent à elle. Ces situations perçues comme déstabilisantes, voire incapacitantes, sont susceptibles de pousser la personne à vouloir surmonter ces incompréhensions, ces obstacles ou ces impasses. C’est la quête, l’effort investi pour comprendre et agir autrement dans les circonstances. Cette quête mène à l’oeuvre qui se veut l’aboutissement du cheminement expérientiel ; elle est la réalisation d’apprentissages permettant à la personne – comme on l’a vu pour Édith - de retrouver un état d’équilibre et d’accroître son sentiment d’adaptation et d’efficacité personnelle. C’est ainsi qu’elle acquiert de l’expérience ou qu’elle se « professionnalise » tout au long de la vie. Ce processus d’acquisition de nouveaux savoirs n’est pas linéaire et demeure imprévisible, comme le soutient Jarvis (2012). La figure 1 permet d’illustrer les temps forts et les exigences rattachés au processus dynamique d’apprentissage expérientiel dans la vie de tous les jours (learning from everday life).

Figure 1

Le modèle de l’apprentissage humain adapté[5] de Jarvis (2010)

Le modèle de l’apprentissage humain adapté5 de Jarvis (2010)

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Les étapes de la démarche de RC, comme le révèle le Tableau 2 ci-dessous, sont d’ailleurs majoritairement calquées sur ce modèle susceptible de stimuler et faciliter le développement personnel et professionnel et de fournir les données de recherche.

Tableau 2

Rapprochement entre les processus d’apprentissage et de RC

Rapprochement entre les processus d’apprentissage et de RC

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Le processus d’apprentissage décrit par Jarvis et donc celui soutenu en RC est itératif et incertain. Les flèches bidirectionnelles, entre les bulles 2, 3 et 4 (voir figure 1), représentent les allers-retours possibles entre ces phases. Le chercheur et le groupe deviennent alors des alliés disponibles et attentifs, pour aider la personne à comprendre ce qui se joue pour elle dans cette transition et pour la soutenir dans la clarification et la réalisation de ses intentions.

5. La RC, sa visée de recherche

Comme toute approche de recherche, la RC vise le développement de savoirs nouveaux. Elle prend naissance d’une problématique, d’un constat d’insuffisance des savoirs au sujet d’un phénomène donné. Dans notre exemple de RC avec les CO, aucune étude menée en contexte québécois n’avait permis de prendre la mesure de l’efficacité d’un dispositif de transition et d’accompagnement des jeunes au cégep ; si la focale de cette étude était mise sur le parcours d’indécision des jeunes, les CO ont quant à eux témoigné d’insatisfactions professionnelles ou de l’insuffisance de leurs interventions au sein de ce dispositif (Picard et al., 2013). La RC était susceptible d’éclairer les limites des pratiques actuelles, mais également la nature des difficultés scolaires et d’orientation vécues par cette population.

En RC, ce constat d’insuffisance, pour être crédible, ne relève pas uniquement d’une déduction du chercheur. Il est le fruit du regard croisé entre lui et ceux qui en font directement l’expérience, soit les praticiens eux-mêmes. C’est pourquoi ces derniers sont d’emblée considérés comme des experts des problématiques à l’étude, du simple fait qu’ils les vivent au quotidien (Giddens, 1987) ; ils endossent alors le rôle de coconstructeurs de savoirs. Le groupe prend la forme d’une maïeutique permettant aux participants d’accoucher de ce qu’ils savent (Herreros, 2002), mais aussi de dépasser ces savoirs lorsqu’ils sont insatisfaisants, grâce à la discussion, au débat, au métissage des points de vue et à l’action. L’IC donne l’impulsion à ce processus heuristique. C’est l’étude en profondeur des enjeux qu’il recouvre, en lien avec les questions de recherche, qui peut mener à des prises de conscience ou à l’élaboration de solutions novatrices.

La RC ne peut faire l’économie d’instruments de cueillette et d’analyse des données appropriées pour consigner et cumuler les informations permettant de produire des savoirs nouveaux (retranscription des contenus audio des rencontres de groupe, journaux réflexifs, échanges entres les rencontres de groupe sur un blogue). L’utilisation de ces instruments vient, de surcroît, comme nous le verrons plus loin, supporter le travail d’accompagnement du chercheur et enrichir le contenu des discussions issues des réflexions en groupe.

Le recours à ces différentes méthodes permet aussi d’accroître le potentiel de saturation des contenus. L’analyse gagnera en rigueur, grâce à la triangulation des données issues de ces sources et des réactions successives des participants aux résultats présentés par le chercheur durant la démarche et à la toute fin de la recherche (Patton, 1999).

La visée de recherche s’enchevêtre donc à la visée d’apprentissage et occupe une place tout aussi considérable dans la RC, même si dans la réalité cet équilibre n’est pas toujours facile à réaliser. L’une comme l’autre, occupe la conscience du chercheur et guide ses gestes. C’est ce qui amène entres autres à reconnaître le rôle déterminant de sa pratique d’accompagnateur et à vouloir en mieux comprendre les exigences qui y sont rattachées.

6. La RC, les défis de l’accompagnement

La posture d’accompagnement du chercheur en RC requiert rigueur, vigilance et présence au sens cognitif et socioaffectif du terme. À la différence d’un travail de recherche traditionnel, le chercheur se retrouve au coeur de l’action et doit composer avec la mouvance et l’incertitude inhérentes à l’évolution d’un groupe et du projet en cours. Il doit se munir de repères pour orienter sa pratique tout au long du processus d’accompagnement. Ces repères, nommés ici « points d’attention » (PA), sont multiples. Nous en avons retenu cinq qui se font l’écho d’enjeux sensibles dans l’issue de l’accompagnement.

1er PA : le recrutement des participants

Le chercheur accompagnateur (CA) accorde une attention particulière au recrutement. Que la proposition de recherche vienne du milieu de pratique ou des chercheurs, elle doit correspondre à une motivation réelle des participants. Des participations imposées ou fortement sollicitées par le chercheur ou par un bailleur de fonds peuvent affecter la qualité du processus collaboratif et les retombées espérées d’une RC. Dans les démarches initiales d’élaboration du projet et de questions de recherche - lesquelles pourront par ailleurs être retravaillées et reconsidérées chemin faisant -, la vigilance du CA s’exerce en informant les participants potentiels des buts et des exigences de la RC pour qu’ils puissent prendre une décision éclairée quant à leur engagement.

2e PA : apprentissage et développement des participants

Les étapes de la démarche de RC décrites précédemment correspondent au processus d’apprentissage expérientiel. L’on conçoit les moments de déstabilisation que révèlent les IC survenus dans la pratique professionnelle comme des opportunités de développement et d’émancipation pour les personnes, et pouvant servir l’atteinte des objectifs de recherche. Si ces IC génèrent un sentiment suffisamment fort d’incertitude et de discontinuité chez la personne, pourra s’amorcer alors chez elle, une démarche d’enquête (Dewey, 1938) pour mieux comprendre ce qui se passe et pour mieux agir. Le CA a donc un rôle important à jouer dès ce moment, ainsi que les autres participants, qui deviennent à leur manière des coenquêteurs au service de cette démarche réflexive. Mais comment accompagner cette personne de façon à faciliter chez elle ce processus d’apprentissage et de développement professionnel ?

Une première question en apparence simple - mais qui s’avère cruciale pour la suite des choses - lui est posée : quel est le problème ? Un réflexe chez les participants est de proposer des pistes de solutions pour aider la personne accompagnée. À cela nous répondons, « vous avez des solutions, mais pour répondre à quel problème au juste ? ». Ces réactions « bienveillantes », sont bien souvent des « prêts-à-penser » et des « prêts-à-agir » qui les ont probablement bien servis dans le passé, dans des contextes semblables, mais qui ne sont pas nécessairement adaptés à la situation singulière soumise à l’analyse. Même si l’une de ces solutions pourrait être retenue, le CA insiste pour que les participants se concentrent d’abord sur le travail de compréhension de la problématique et de ce qu’elle a de particulier.

L’accompagnement débute en demandant à l’accompagné de décrire le plus clairement possible son IC : les événements survenus, les acteurs en cause, les éléments de contexte à prendre en considération (ex. les lieux et les moments où se sont déroulés les événements, les facteurs déclencheurs, le déroulement de l’histoire) de manière à ce que tous aient une bonne représentation de ce qui s’est passé. Puis sont abordés les aspects subjectifs de cette expérience en demandant à la personne : pourquoi a-t-elle retenu cet IC ? Qu’est-ce qui la déstabilise dans la situation évoquée et à quel point ? (étapes 1 et 2 de la démarche).

Ces premières phases de l’investigation amènent les participants à se décentrer en partie de leurs propres présupposés pour entrer progressivement dans l’univers de l’accompagné, cela afin d’obtenir des indices sur l’expérience relatée telle qu’elle a été éprouvée par celui-ci. Pastré (2013) reconnaît là un processus où l’on passe du vécu au récit et progressivement du récit à la constitution d’une intrigue. Selon Ricoeur (1983), l’intrigue vise à construire une unité de signification à toutes les péripéties et événements qui surviennent dans l’histoire de la personne et affectent sa trajectoire et même son identité. Cette intrigue prend forme et se déplie petit à petit grâce aux questions d’éclaircissement posées par le CA et par les autres membres du groupe. L’accompagné en arrive ainsi à reconstituer les faits, à créer des jonctions entre eux et à produire une interprétation de cette situation qui lui résiste.

Aider à raconter, à approfondir le sens de l’expérience vécue va toutefois un peu plus loin. L’étude systématique des enjeux suivants permet d’optimiser la démarche réflexion/action et de guider la pratique d’accompagnement en RC : l’enjeu biographique, l’enjeu interactif et contextuel et l’enjeu de changement, soit l’apprentissage.

L’enjeu biographique renvoie à deux dimensions : l’histoire de vie de la personne et la théorie de l’action qu’elle a élaborée au fil du temps. Concernant l’histoire de vie, il peut être utile de connaître des aspects de son cheminement personnel et professionnel pour mieux comprendre ce qui se joue dans l’IC révélé. Quelle est sa formation de base ? Comment a-t-elle accédé au poste qu’elle occupe ? Quels rôles et fonctions lui a-t-on demandé d’assumer ? Sont-ils toujours les mêmes aujourd’hui, si elle a déjà cumulé des années d’expérience ? Y a-t-il des aspects de sa vie personnelle qui ont une incidence sur sa vie professionnelle et qu’elle trouve pertinent de mentionner en lien avec l’IC[6] ?

La théorie de l’action est la deuxième dimension à laquelle nous accordons une attention privilégiée dans le travail d’accompagnement. Selon Perrenoud (2004), « Tout praticien se construit une théorie personnelle du réel et de l’action sur le réel » (p. 12). Cette théorie est constituée de valeurs et de croyances chéries par la personne (Argyris & Schön, 1992), de savoirs homologués et tout autre savoir d’expérience acquis dans sa vie en général. Ces savoirs, pour la plupart tacites (Schön, 1983), instruisent les représentations de la réalité de la personne et guident son agir quotidien. Ces manières de voir et de faire sont le fruit d’apprentissages et prennent progressivement la forme de « modèles d’action » ou d’habitus (Bourdieu, 1994) qui sont réactivés et mis à contribution tant et aussi longtemps qu’ils font la démonstration de leur viabilité. Repensons aux expériences passées d’Édith et à ses convictions fortes qui l’amène à vouloir convaincre l’élève accompagnée de la « bonne » orientation à suivre, et ne sachant plus comment se positionner autrement.

La démarche réflexive préconisée ici s’attache à l’explicitation des modèles d’action en cause dans l’IC. L’accompagnement consiste à identifier, avec la personne, quelles peuvent bien être ces valeurs, ces croyances, ces savoirs qui ont conditionné ses pensées et ses gestes lors des événements rapportés. Le CA et les participants la questionnent, suggèrent des avenues de compréhension possibles et vérifient au fur et à mesure ce qui a du sens pour elle.

L’attention du CA et des participants est aussi dirigée sur les enjeux interactifs et contextuels centraux contenus dans l’IC (Boud, 2010). Décrypter progressivement ces enjeux est un exercice indispensable pour comprendre plus finement les conditions qui concourent à l’apparition et à la persistance du problème soulevé par l’IC. Par exemple, les conseillers d’orientation accompagnés ont témoigné des attentes particulières des parents d’élèves auprès de qui ils interviennent, de l’influence d’autres professionnels de leur milieu de travail, d’us et coutumes organisationnels difficiles à modifier, de contraintes financières, etc.

Le CA et les participants sont amenés à considérer les difficultés relatées par l’IC comme étant le fruit d’interactions particulières, qui ont d’ailleurs tendance à se reproduire pour donner naissance à des « modèles d’interaction ». Les personnes apprennent par l’expérience à interagir de telle manière en telle circonstance, et ce, soit par souci d’efficacité ou pour assouvir ce sentiment de sécurité ontologique propre à l’humain (Giddens, 1987). Ces modèles d’interaction qui se sont avérés probants pour répondre aux finalités individuelles et collectives des acteurs peuvent, avec le temps et selon les réalités changeantes, contribuer à générer plus de coûts que de bénéfices (ex. plus Édith cherche à convaincre l’élève plus cette dernière risque de s’opposer). C’est pourquoi l’entreprise « réflexive » à laquelle sont conviés les participants ne peut être uniquement centrée sur la personne (l’enjeu biographique), elle doit également interroger la dynamique et les éléments structurels qui caractérisent les interactions et les systèmes en cause dans une IC. On verra alors avec l’accompagné à ce que son récit intègre ces aspects qui participent de l’intrigue.

La question du changement est omniprésente dans l’expérience de RC. Bien qu’indispensable, la production d’analyses fécondes pour comprendre le problème sous-jacent à l’IC ne garantit pas en soi que l’accompagné saura se positionner ou agir autrement afin d’en diminuer la portée ou de s’en affranchir. Même si elle transcende l’ensemble de la démarche de RC, cette attention pour le changement est mise en évidence à partir de la troisième étape, au moment de la formulation de la demande. L’accompagné est amené à se projeter dans le futur. Partant de l’analyse préalable, la question suivante lui est posée : « À la lumière de la réflexion que nous venons de réaliser, vous seriez satisfaite si… ». Le CA et les participants doivent être attentifs à la réponse. Cette question exerce plusieurs fonctions dans le processus d’accompagnement. Elle permet de reconnaître si la personne, malgré elle, formule une ou des intentions qui restent insidieusement collées aux modèles d’action et d’interaction habituels qui font partie intégrante du problème. Si tel est le cas, le CA et le groupe utiliseront le reflet ou la confrontation pour l’aider à prendre conscience de ce phénomène, poursuivre sa réflexion et reformuler sa demande. Pour accroître les chances que des apprentissages se réalisent et que la personne résolve les problèmes soulevés, ce type d’approche préconise que les cibles de changement et les moyens pour y parvenir soient concrets. La poursuite d’intentions trop vastes, trop ambitieuses ou encore trop éloignées des savoirs et savoirs faire de l’accompagné risque de le décourager, d’accroître son sentiment d’inefficacité et d’envenimer la situation. La réponse à cette simple question fournit des données précieuses pour éclairer le groupe et faire en sorte que l’accompagné évite de tels effets. Elle a pour fonction de l’amener à préciser ce qui est important pour lui, ce qui le stimule, ce qu’il est prêt à faire pour se dépasser et aplanir les difficultés qu’il rencontre. Ses réactions et les nouvelles avenues envisagées sont, au même moment, des matériaux précieux pour comprendre les phénomènes à l’étude dans la RC en cours.

Selon les théories de l’apprentissage expérientiel, l’amélioration des pratiques passe par l’action. À ce sujet, Freire (2006) écrira que si l’action sans réflexion n’est qu’« agitation », la réflexion sans action se réduit à de la simple verbalisation[7]. Lorsque les nouvelles intentions de l’accompagné sont précisées, le groupe est mis à contribution pour identifier des pistes de solutions qui pourront être testées entre les rencontres (5e et 6e étapes). Mais l’action est une aventure, un pari (Morin, 2005). Elle est soumise à la mouvance des intentions, des projets ou des événements. Ce qui avait été envisagé au départ sera reconsidéré et renégocié de manière à tenir compte de la complexité des enjeux personnels, interpersonnels et contextuels, dans l’ici et maintenant. Enfin, un retour est réalisé auprès de l’accompagné à la rencontre suivante (dernière étape) pour réfléchir aux retombées immédiates et progressives de ce test de la réalité.

Le CA et les autres membres du groupe sont donc fortement mobilisés par la visée d’apprentissage. Toutefois, accompagner pour « apprendre » est sans intérêt en RC, si cet apprentissage n’est pas exploité pour atteindre les finalités scientifiques.

3e PA : production de savoirs scientifiques

Ce PA occupe une place imposante dans la démarche d’accompagnement. Le défi est de ne pas reléguer cette préoccupation scientifique au second plan, car il peut être tentant de vouloir servir d’abord et avant tout les intérêts des participants[8], lesquels sont surtout et légitimement orientés sur la résolution de questions rattachées à leur pratique. L’enjeu de la recherche est entier. Le CA a un rôle important à jouer pour qu’il demeure bien en vue, sans pour autant qu’il ne domine le tableau en faisant des participants des « sujets de recherche » ou de simples « fournisseurs » de données.

Dans un premier temps, les personnes recrutées sont interpellées à titre de participants à une recherche, laquelle leur offre de surcroît la possibilité de réfléchir sur des aspects de leur expérience professionnelle, qu’ils veulent mieux comprendre et améliorer. Les objectifs de la recherche doivent donc les rejoindre suffisamment pour qu’ils adhèrent au projet. Par-delà le fait de marquer une entente commune au sujet de l’ambition scientifique de la RC, ces objectifs deviennent dès lors des points d’ancrage servant de paramètres pour enligner et réorienter, si nécessaire, les travaux du groupe. Ce que nous faisons permet-il d’apporter des réponses à ces objectifs ? Devons-nous les revoir, les modifier ou les enrichir à la lumière des données émergentes et des prises de conscience suscitées en cours de processus ?

Maintenir l’attention sur la dimension recherche se traduit par ce souci d’exploiter la réflexivité et l’action. Les IC sont des lieux d’investigation féconds et l’analyse de la problématique qu’il recouvre joue un rôle déterminant dans le processus de production de savoirs scientifiques (étapes 1, 2 et 3). La vigilance du CA s’exerce par le questionnement autour de l’objet de recherche. Par exemple, qu’est-ce qui dans l’expérience des CO est susceptible de nous en apprendre davantage sur leurs problématiques d’intervention auprès de ces jeunes fragilisés dans la transition secondaire-collégial ? Est-ce que les commentaires et les hypothèses formulées par les membres du groupe sont en lien avec ce problème à l’étude ? Permettent-ils de faire un pas de plus pour élucider la complexité des principaux enjeux en cause ? Est-ce que les tentatives de résolution de problème de l’accompagné révèlent des habitus qui, paradoxalement, freinent l’accès à des voies plus novatrices en matière de conception et d’action ?

L’accompagné est encouragé à revisiter sa pratique en mettant à l’épreuve, dans son quotidien, des manières de voir et de faire inexplorées (étapes 5 et 6). Voici des questions que le CA peut adresser à l’accompagné et au groupe afin de stimuler un nouveau pouvoir d’agir et la construction de savoirs visant à dépasser les difficultés révélées dans l’IC : les pistes de solutions retenues se distinguent-elles vraiment de ce qui est fait habituellement ? L’accompagné est-il prêt à les éprouver dans sa pratique ? Le test de la réalité révèle-t-il leur viabilité ? Si oui, comment expliquer ce succès ? Dans le cas contraire, quel éclairage cette expérimentation jette-t-elle sur la complexité du phénomène ? L’accompagné peut-il et souhaite-t-il essayer autre chose à la lumière des analyses supplémentaires (l’étape 7).

En substance, le CA se positionne comme un observateur averti, un facilitateur qui examine les idées émises et les changements en cours. Il départage ce qui est de l’ordre du connu et de l’inconnu chez les participants, mais aussi au regard des travaux scientifiques. L’analyse progressive des données entre les rencontres favorisera la formalisation de ces constats qui seront ensuite présentés aux participants aux fins de validation[9]. Par exemple, dans le projet de recherche réalisé avec les CO, ce processus d’analyse a permis de faire émerger progressivement des difficultés d’intervention récurrentes chez cette communauté d’intervenants, d’en comprendre la nature et d’élaborer des pistes de solutions éprouvées et prometteuses pour l’avenir. Le CA gagne à produire ces analyses afin : 1/d’aider les participants à ne pas perdre de vue la finalité scientifique du projet (où en sommes-nous dans la coconstruction du savoir ?) 2/et de permettre à tous de faire le point sur l’évolution de la réflexion, repérer les zones de flou qui demeurent, en vue de stimuler et d’orienter la continuation des échanges. Le CA contribue donc ainsi à faire naître une conscience collective des données qui s’accumulent et une intelligibilité des situations étudiées en lien avec les questions ou les objectifs de recherche.

Pour nous, accompagner ces participants, c’est prévoir des outils qui permettront de consigner les contenus écrits produits par les participants. Le journal réflexif est un mode intéressant de récolte de données. Dans notre exemple de RC, nous demandions aux conseillers d’orientation de rédiger à chaud ces journaux, juste à la fin de chaque session de travail en groupe et une semaine avant la rencontre suivante[10]. Le journal réflexif était conçu de manière à récolter des informations supplémentaires sur les objets de recherche tout en laissant place à des questions ouvertes permettant à la personne de partager d’autres commentaires en lien avec cette expérience. Les participants avaient aussi l’opportunité, entre les rencontres, de partager leurs réflexions et d’échanger sur un blogue conçu à cette fin (ex. témoigner de l’évolution de leur propre situation en lien avec l’IC rapporté ; faire part de leur réflexion en cours au sujet des problématiques traitées lors des rencontres ; demander l’avis des collègues à propos de questions qu’ils se posaient en cours de route ; transmettre des documents écrits pour stimuler les échanges, etc.). Le CA alimentait ces interactions en participant aux questionnements ou en émettant des hypothèses aptes à enrichir la compréhension des problèmes soulevés.

Tout ce travail d’accompagnement est requis pour favoriser la transposition de situations singulières (notamment les IC) dans la conscience collective et dans la construction de représentations partagées et nuancées de la réalité (Bourdieu, 1984). Plus évolue la trajectoire spiralée réflexion/action, finement paramétrée par le CA, plus les participants deviennent parties prenantes du processus analytique puisqu’ils sont formellement invités à nuancer, à commenter ou à compléter les résultats et les analyses partielles jusqu’à l’aboutissement final du processus de recherche. On voit aussi que chacun des temps de cette réflexion en boucle produit un effet boule de neige qui influence la suite des choses.

L’apprentissage et la production savoirs scientifiques sont rendus possibles grâce au potentiel éminent du groupe, en tant que source et moyen de compréhension et d’amélioration des pratiques en RC.

4e PA : contribution du groupe

La RC mise sur la participation des membres du groupe pour mettre à contribution leurs savoirs respectifs et leur soutien réciproque afin d’optimiser le potentiel heuristique de cette praxis. Cette synergie groupale n’est pas assurée du simple fait de réunir des gens partageant des intérêts en commun. La création et la revivification de cette synergie font l’objet d’une grande attention chez le CA. Puisque chaque groupe est une entité dynamique unique, il est difficile de prévoir sa trajectoire et la nature de ses accomplissements. L’art de l’accompagnement consiste à reconnaître et exploiter la spécificité de chaque groupe et à composer avec cette part d’indétermination qui caractérise « le vivant ». Ce travail d’animation et d’exploitation du groupe est complexe et prend en compte différentes dimensions relatives à la vie socioaffective du groupe et au travail de production auquel il est convié. Nous nous restreindrons ici à trois objets de vigilance qui retiennent plus particulièrement notre attention en contexte de RC : la création d’un climat de confiance, l’exploitation de l’intersubjectivité pour générer des données et l’utilisation du groupe comme instrument de validation des analyses proposées par le chercheur.

Pour que les participants acceptent de partager leurs points de vue, de dévoiler des aspects de leur « intimité professionnelle » (ce qui se passe dans leur milieu, leurs manières de faire particulières, leurs croyances, leurs émotions), ou encore de faire part de leur vulnérabilité implicitement ou explicitement, il faut qu’un climat de confiance s’installent dans le groupe. À cette fin, des mesures formelles peuvent être prises dès le démarrage du groupe. Partager cette préoccupation aux participants dès la première rencontre peut déjà contribuer à créer un tel climat. D’autres interventions sont susceptibles de faire du groupe un laboratoire expérientiel constructif : réaliser une activité brise-glace pour permettre aux personnes de se connaître ; exploiter les pauses pour faire davantage connaissance et créer des liens plus significatifs ; reconnaître l’importance des moments où les membres s’éloignent temporairement du sujet pour faire un peu d’humour ou traiter succinctement d’une autre question qui les rassemble ; prendre le temps d’apprécier la contribution et les gestes des participants et notamment lorsqu’ils montrent de l’intérêt et de la sollicitude les uns envers les autres.

Selon Roelens (2003), « Tout processus de connaissance est nécessairement interactif : « (…) Le sens est toujours coproduit, même quand il émerge dans un travail intérieur, il se fait en dialogue » (p. 83). L’exploitation de ce dialogue devient une deuxième préoccupation de fond en RC. Il ne s’agit pas pour le CA d’élaborer une interprétation unilatérale des phénomènes à l’étude, mais plutôt d’exploiter rigoureusement l’intersubjectivité (échange et confrontation des points de vue de chacun) comme processus et source d’intelligibilité des IC soumis à l’étude. Cela requiert du CA qu’il adopte une posture « méta réflexive », pouvant bien sûr participer aux échanges en cours sur une question donnée (réflexion au sujet de l’objet d’étude), mais surtout en agissant de manière à ce que le groupe contribue maximalement à ce chantier commun et demeure « conscient » de la coconstruction progressive des savoirs rattachés aux questions de recherche. Pour ce faire, le CA invite les participants à se prononcer, à poser des questions et à livrer leurs interprétations respectives de la problématique sous analyse. Il leur demande de préciser leur pensée, il souligne les idées qui se recoupent et se renforcent mutuellement, il prend acte des désaccords en montrant leur importance pour nuancer, élargir et enrichir la compréhension de la complexité de telle situation.

L’intervention du CA ne se limite pas à stimuler et à résumer la discussion. Il peut être difficile pour les participants de quitter leurs réflexes professionnels. Cela vaut autant pour les intervenants qui partagent la même profession et que pour ceux qui ont des spécialités différentes, mais qui oeuvrent dans le(s) même(s) milieu(x) ou avec des publics comparables. On pourrait dire, d’une certaine manière, qu’ils sont téléguidés par ces significations, une sorte de culture professionnelle qui sous-tend leurs jugements et leurs gestes quotidiens. Il s’ensuit la production d’analyses et de pistes d’action déjà connues. Le groupe est alors aux prises avec un « plus de la même chose » dont il a peine à s’extirper (Watzlawick, Weakland & Fish, 1981). Dans ces conditions, le rôle de CA peut être de soumettre au groupe des idées ou des activités différentes (ex., remue-méninges, travail en sous-groupe, lectures stimulantes) pour relancer la discussion vers des voies inexplorées. Enfin, le CA peut proposer au groupe de s’interroger sur le processus de collaboration et l’efficacité de la démarche de recherche pour en reconnaître les forces ou pour y apporter des améliorations.

En résumé, ce PA conduit à inscrire résolument le groupe dans l’équation, comme lieu de médiations et comme levier au service de l’apprentissage et de l’avancement de connaissances.

5e PA : regard sur soi en tant que CA

Si le CA est très attentif au cheminement des personnes accompagnées et aux processus de groupe, il ne peut s’abstraire de l’équation. Accompagner c’est aussi « se regarder accompagner ». Maela Paul (2009) écrit qu’ : « accompagner demande d’être là, avec l’autre certes, mais aussi, dans le même temps, avec soi-même… avec soi-même comme un autre » (p. 22), selon la formule heureuse de Ricoeur (1990). Alors que les écrits sur la RC mettent l’accent sur l’aide à la réflexivité, en permettant aux accompagnés d’exploiter et de développer cette compétence, il est moins question du chercheur qui réfléchit sur sa propre pratique et notamment à titre d’accompagnateur (Marshall, 2008). Ce regard sur soi peut se traduire par l’adoption d’une posture critique au regard de sa propre contribution dans l’élaboration et l’évolution du processus d’accompagnement et de recherche : quels sont mes réflexes spontanés ? Est-ce que j’accorde plus d’importance à certaines personnes, à certaines réactions, à certaines idées, à certains phénomènes ou résultats de recherche ? Ai-je tendance à faire valoir ma propre expertise de contenu, ma vision des choses ? Au contraire, suis-je trop effacé ? Comment est-ce que je contribue à typifier et perpétuer les interactions qui ont cours dans le groupe ?

Cette vigilance à soi-même peut s’exercer en cours d’action, mais aussi en rédigeant un journal réflexif consécutif aux rencontres de RC. Cette mise à plat sur ce qui s’est passé et ce que l’on retient des rencontres, sur la démarche de recherche, sur son propre rôle d’accompagnateur (les dilemmes, les émotions, les prises de conscience) peut exercer plusieurs fonctions : apprendre sur soi-même et ajuster au fur et à mesure son travail d’accompagnateur ; soumettre au groupe certaines de ces réflexions pouvant aider à dénouer des impasses vécues par le groupe ; connaître l’avis des participants sur son propre travail d’accompagnateur et d’animateur) ou pour alimenter l’analyse des données. Le contexte de coanimation des groupes de RC offre aussi l’opportunité de profiter des observations de son acolyte (ou d’autres membres de l’équipe de recherche)[11]. De par cette position privilégiée, il est à même de nous observer penser et agir et de formuler des commentaires précieux permettant de mieux se connaître en tant que CA et de travailler ainsi à son propre développement professionnel.

Conclusion

Affirmer que la collaboration joue un rôle de premier plan en RC relève de l’évidence. Toutefois, établir et maintenir cette collaboration est un défi constant. Le travail d’accompagnement assumé par le chercheur exerce une influence majeure en ce sens. Mais en quoi consiste cette tâche, ce « faire avec » ? Nous avons voulu, apporter quelques éléments de réflexion à ce sujet, en nous inspirant de nos propres expériences d’accompagnateurs de groupes en RC et aussi de ce qui se dégage des travaux scientifiques.

Le constat dominant est à l’effet « qu’accompagner » ne se réduit pas à la simple fonction de stimulation et de régulation des échanges entre les personnes lors des rencontres de groupe. Cette pratique participe d’une conception de la recherche qui induit chez le chercheur une posture épistémique tout aussi singulière. La collaboration est ici vue comme une socioconstruction qui s’amorce et évolue grâce aux finalités dominantes de ce type de recherche (apprentissage/production de savoirs nouveaux) et au procédé hélicoïdal (réflexion/action) provoquant l’énergie et le mouvement requis pour favoriser la découverte. Le CA agit comme agent de promotion, de création et de facilitation de cette entreprise dynamique dont il est partie prenante.

Cette posture est complexe et c’est pourquoi il nous apparaissait intéressant de mieux comprendre ce qui en fait la particularité et ce que cela induit dans la conduite d’accompagnement. L’étude des cinq PA offre des repères utiles pour continuer à interroger les fondements de la RC, mais peut-être aussi pour alimenter la réflexion et guider concrètement la pratique des chercheurs qui cultivent de l’intérêt pour cette approche méthodologique.