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Linda Kay a découvert l’existence du Canadian Women’s Press Club (CWPC) lors du centenaire de sa création en 2004. Le CWPC a été créé à la suite d’un voyage en train qui a conduit seize journalistes canadiennes à l’Exposition universelle de Saint-Louis, en juin 1904. Ce voyage eut lieu grâce à l’initiative de Margaret Graham, correspondante du Halifax Herald. À l’époque, le Canadien Pacifique (CP) invitait gracieusement les journalistes — masculins — à participer à des excursions. George Ham, directeur des relations publiques du CP, accepta d’offrir le trajet vers Saint-Louis à des femmes si Graham trouvait douze d’entre elles ayant une assignation d’un journal pour couvrir l’événement. Graham releva le défi aidé par Kate Simpson Hayes, assistante de Ham et chroniqueuse au Manitoba Free Press, en rassemblant quatorze autres journalistes. Issues de différentes régions du Canada, âgées de 24 à 50 ans, tant francophones qu’anglophones, ces voyageuses formaient un bel échantillon de journalistes dont certaines menaient déjà une longue carrière. Selon Linda Kay, ces femmes collaboraient à un total de 34 publications canadiennes et américaines. Elle-même journaliste et professeure au Département de journalisme de l’Université Concordia, Kay a eu envie de connaitre ses devancières.

À partir des articles écrits et publiés par ces journalistes dans la foulée de leur voyage à Saint-Louis, ainsi que de fonds d’archives et d’entrevues menées avec des historiennes et des historiens ou encore avec des descendants, Linda Kay retrace la rencontre de ces femmes, leur trajectoire en train vers l’Exposition mais surtout leur visite de l’événement. D’une plume vive, elle fait la chronique de cette visite dans les moindres détails. Si les trois derniers chapitres traitent spécifiquement de l’histoire du CWPC, le coeur du livre porte sur l’expérience qu’a été l’Exposition universelle pour ces femmes. Par moment, son livre s’apparente à un récit de voyage. Être à Saint-Louis permettait aux journalistes d’avoir une vitrine sur le monde, sur l’art, sur des cultures étrangères et sur des innovations technologiques. Selon Kay, elles vivaient cette expérience en pensant à leurs lectrices. Observatrices et commentatrices, elles ont donc orienté leur visite afin de les informer avec justesse. L’auteure mentionne que certaines « … s’étaient engagées à écrire plusieurs papiers comptant jusqu’à 7000 mots chacun » (p. 166), sans toutefois indiquer d’où elle tient cette précision. Quand on dresse la liste des articles cités, on parvient difficilement au même compte.

Hébergées séparément, les francophones dans la chic voiture-lits du train du CP, les anglophones dans l’hôtel réservé pour les Canadiennes mais quasi complet à leur arrivée à Saint-Louis, les deux groupes ont aussi fait des choix distincts. Cette séparation annonçait la suite, car selon Kay, les francophones parviendront difficilement à établir de solides relations avec leurs consoeurs anglophones au sein de l’organisation et réciproquement. En même temps, c’est à partir des liens noués lors de ce voyage qu’est née l’idée de créer un club qui réunirait des femmes journalistes. Une association destinée à défendre leur statut professionnel tout en leur offrant un lieu où elles pouvaient se rencontrer et développer leur solidarité. Every Stroke Upward deviendra sa devise. C’est par leur plume que ces femmes entendaient élever leur statut professionnel.

Dès la première page de son ouvrage, Linda Kay soutient qu’en créant le CWPC, plus qu’un acte audacieux, « […] ces femmes prenaient une position politique retentissante. » Mais l’auteure ne démontre pas ce qu’elle entend par « position politique retentissante ». Elle répète à maintes reprises combien ces femmes étaient « audacieuses », combien elles ont ouvert des portes et combien certaines se distinguaient par leur écriture alerte et affirmée. De plus, elle ponctue son récit d’informations relatives à la vie privée et professionnelle de chacune et clôt le livre avec un chapitre consacré à présenter de « brefs résumés de vie » des Sweet Sixteen, baptisées ainsi par George Ham. Ce chapitre, dit l’épilogue, se présente comme une enfilade de personnages. L’auteure ne propose ni analyse ni mise en contexte qui aurait pu donner un relief intéressant à ces portraits. Au fil de la lecture, il apparait que Linda Kay s’est surtout attachée à vulgariser cette histoire, évitant ainsi la conceptualisation et une critique des sources.

Le titre de l’édition originale anglaise, The Sweet Sixteen. The Journey that Inspired the Canadian Women’s Press Club (2012) annonce le programme du livre de façon plus juste que celui de la version française qui peut laisser entendre que « les premières femmes journalistes au Canada » n’étaient que seize. Au-delà de la précision du titre, l’édition française a aussi perdu la bibliographie ainsi que l’index onomastique, ce qui apparait comme une décision éditoriale regrettable, surtout de la part d’une maison d’édition universitaire. La traduction présente d’ailleurs certaines erreurs qui ne peuvent pas échapper à un oeil chatouilleux, dont le nom de la mère de Robertine Barry appelée Aglaé Rousseau plutôt que Rouleau (p. 37), le prénom de l’historienne Marjory Lang devenu Marjorie ou encore la première édition du livre de Henry J. Morgan paru en 1898 et non en 1895 (note 1, chapitre 2), pour citer quelques exemples.

En somme, le livre de Linda Kay enrichit l’histoire amorcée par No Daughter of Mine de Kay Rex, (1995, Toronto, Cedar Cave Books) truffé d’anecdotes sur l’histoire du Club et par le livre de Marjory Lang, Women Who Made the News (Montréal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1999) qui lui consacre un chapitre, en portant son regard tant sur les francophones que les anglophones et en soulignant les distinctions culturelles entre les deux groupes. Cette perspective constitue certainement l’un des apports de son livre. À la jonction de l’histoire culturelle, littéraire et médiatique, mais aussi de l’histoire sociale, les femmes journalistes demeurent un riche sujet d’étude dont il faut poursuivre l’exploration. Dans le contexte des mutations actuelles des médias, nous ne pouvons qu’espérer voir d’autres ouvrages étoffer leur histoire.