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Précisons d’emblée que la présente étude ne portera pas sur les modalités de réception de L’herbe : ce ne sont pas les lecteurs réels[1] qui retiendront notre attention mais ceux du livre, les personnages lecteurs. Ce roman, publié aux éditions de Minuit en 1958[2], pourrait être rapproché d’un huis-clos : l’action, qui s’étend sur dix jours, se déroule pour l’essentiel dans une propriété du sud-ouest de la France, où vit une famille plutôt désaccordée. Sabine, la mère, « vieille diva[3] » aux cheveux rouges, toujours outrageusement fardée, portée sur la bouteille, ne cesse de poursuivre son mari, Pierre, en ressassant ses supposées infidélités conjugales. Ce dernier, professeur de philologie à l’université, est comparé à une montagne de graisse. Presque impotent, il passe son temps auprès de ses livres, mais comme désabusé. Leur fils, Georges, après s’être fait recaler à Normale-Sup, a choisi, en partie pour défier son père l’intellectuel, d’exploiter les terres de la propriété mais sans grand succès. Endetté, il joue de l’argent, trompe sa jeune femme. Cette dernière, c’est Louise, le personnage focal du roman. Le lecteur partage son intimité : il l’accompagne lorsqu’elle va rejoindre son amant avec lequel elle prévoit de partir définitivement. Il partage aussi ses perceptions et ses remémorations qui vont pour l’essentiel vers Marie, sa tante par alliance, la soeur bien plus âgée de Pierre. Marie est une petite vieille discrète et apparemment insignifiante qui est en train de mourir dans une chambre de la maison familiale. Ces dix jours sont ceux de son agonie.

Nous verrons que chacun des personnages de ce huis-clos entretient une relation complexe au livre, inséparable des relations existant entre les personnages eux-mêmes. Ainsi, le livre et la lecture apparaissent dans L’herbe comme un objet et un lieu de tensions que nous essaierons de mettre au jour. De la croyance au rejet pur et simple, toutes les attitudes vis-à-vis du livre sont représentées. Mais les personnages, chacun à sa manière, mettent tous la lecture, le livre et les valeurs qui leur sont associées en question. Il n’empêche que la lecture est également décrite comme une expérience qui engage le lecteur à mieux comprendre l’autre et à mieux se comprendre soi-même. Et cette expérience de lecture peut conduire à celle de l’écriture. Lire le roman L’herbe à partir du motif de la lecture, c’est peut-être découvrir le pacte de lecture que Simon propose à ses lecteurs à venir.

Du lecteur croyant au sceptique : la lecture sur la sellette

Sabine est une lectrice d’un genre particulier. Contrairement à son mari, elle lit sans distance critique. Ce qu’elle lit la concerne au premier chef. Elle considère le contenu lu comme lui étant directement adressé. Le résultat de ce type de lecture est que le lecteur est dominé par sa lecture. Ainsi, si Sabine ne mange plus de potage, c’est parce qu’elle a lu dans un magazine que cela fait grossir. Le narrateur précise : « non pas qu’elle eût constaté la justesse du fait […] mais sans doute par un superstitieux respect de la chose lue » (H, p. 71-72). Cette valeur de la « chose lue » est proche de celle accordée par Sabine à la religion : elle ne se discute pas. Pierre, lui, par son métier même, est justement amené à analyser et discuter ce qu’il lit. Et il ne manque pas de pointer du doigt tout à la fois cette croyance naïve chez son épouse, la qualité douteuse de ses lectures et les effets désastreux qu’elles produisent. Ainsi, Sabine raconte, pendant un repas, que si la plupart des bijoux qu’elle avait perdus ont été récupérés — elle les avait laissé tomber d’un train en marche et avait envoyé son mari, son fils et tout un groupe d’ouvriers à leur recherche le long de la voie —, pourtant elle ne retrouve pas une émeraude et s’interroge : « est-ce qu’un de ces hommes n’a pas aussi bien pu la mettre dans sa poche ou même l’avaler, comme j’ai lu dans un journal que font, ou du moins qu’essaient de faire souvent les nègres qui travaillent dans… » (H, p. 72) Et son mari, entre deux cuillères de potage — que lui continue d’ingurgiter —, lui rétorque : « Peut-être ferais-tu bien de demander à fouiller leur merde. Est-ce que ça n’est pas comme ça que le journal disait que l’on fait avec ces nègres ? » (H, p. 73)

Il est vrai que les lectures de Sabine ne l’élèvent pas vraiment. En tous les cas, elle ne lit ni littérature, ni essais. Ce domaine est réservé à son mari le professeur. Du coup, le livre lui-même est considéré comme un allié de Pierre dans les conflits qui opposent le couple. Ainsi, Sabine se rappelle l’après-midi lointain où Pierre, la laissant dormir à l’hôtel, lors d’un colloque, aurait rejoint une collègue, sa maîtresse d’alors, au lieu de se rendre à la bibliothèque pour consulter un livre (H, p. 106), comme il l’avait annoncé. Le livre est un alibi, il apparaît même comme le lieu de la tromperie à partir duquel la jalousie de Sabine peut s’épanouir pleinement, celle-ci racontant à Louise avoir découvert la lettre d’une autre conquête de son mari « dans un livre » : « “il l’avait mise là. Il l’avait gardée. Il pensait sans doute que jamais je n’aurais l’idée d’aller…”, la voix chavirant, fléchissant, s’éteignant (et quelque chose comme un sanglot, quoi qu’elle se tînt toujours droite, raide, impavide, morte » (H, p. 143). Le livre et la lecture, quelle qu’elle soit, ont une influence immédiate sur le corps et les émotions de Sabine. Ils font impression sur elle.

Un autre personnage de L’herbe — qui n’a pas encore été évoqué — a subi lui aussi la pression, l’influence de la chose écrite : il s’agit du père de Pierre et Marie, mort depuis longtemps au moment de l’action, mais qui apparaît pourtant à plusieurs reprises de manière fantomatique dans le roman. Ce paysan athée du Jura est mort tôt, épuisé par le labeur. Comme Sabine, il a cru de manière presque superstitieuse en la lecture, mais pour d’autres raisons : lui-même ne savait pas lire. Cet accès interdit à ce que renferment les livres a suscité chez lui une forme de révolte, une « insatiable et crédule soif de connaître et de dominer qui est l’expression par l’homme du refus de sa condition » (H, p. 127). « Pour un analphabète condamné par son ignorance à passer sa vie courbé vers la sombre terre, apprendre à lire avait dû apparaître comme un de ces moyens, sinon comme le seul […] de pallier la faim, le froid, le sommeil » (H, p. 71). Il a alors fait en sorte que ses deux filles, Marie et l’aînée Eugénie, deviennent institutrices, qu’elles en apprennent assez pour « à leur tour être capables d’apprendre à lire à d’autres enfants » (H, p. 21). Après la mort du père, ces dernières poursuivent son projet en s’occupant presque exclusivement de leur frère Pierre, de quinze ans plus jeune que Marie. « Elles l’avaient pratiquement élevé, avaient payé sou par sou ses études, ses livres et son trousseau de normalien » (H, p. 20), le hissant « de la condition de fils d’un paysan analphabète, illettré, à celle non seulement de lettré mais de maître (car c’était dans cela qu’il s’était spécialisé, ce fut cela qu’il enseigna plus tard à la Faculté) de ce langage, de ces mots que son père n’avait jamais pu réussir à lire » (H, p. 22). Mais la roue tourne : « l’invincible prééminence du vieil analphabète (des générations d’analphabètes aux mains calleuses, aux jambes lentes, au parler lent […] répétant sans fin les mêmes gestes millénaires, taciturnes, secrets) » (H, p. 22) semble reprendre ses droits. Le fils de Pierre, Georges — georgos signifie paysan en grec —, tente de renouer en effet avec la condition du grand-père en décidant d’arrêter ses études et d’exploiter les terres du domaine familial — ce en quoi il échoue puisque les fruits des poiriers qu’il a plantés tombent avant de mûrir. Mais, quoi qu’il en soit, Georges rompt avec la condition du père. Et là encore, les livres et la lecture sont au centre du problème. Georges, avec violence, explique à Louise :

parce que je voudrais n’avoir jamais lu un livre, jamais touché un livre de ma vie, ne même pas savoir qu’il existe quelque chose qui s’appelle des livres, et même, si possible, ne même pas savoir, c’est-à-dire avoir appris, c’est-à-dire m’être laissé apprendre, avoir été assez idiot pour croire ceux qui m’ont appris que des caractères alignés sur du papier blanc pouvaient signifier quelque chose d’autre que des caractères sur du papier blanc, c’est-à-dire très exactement rien, sinon une distraction, un passe-temps, et surtout un sujet d’orgueil pour des types comme lui.

H, p. 82

il n’était pas concevable dans ou pour Son orgueil que Son fils pût être, pût vouloir être autre chose que ce que lui-même…

H, p. 84

Certes, affleure dans ce commentaire le conflit personnel avec le père. Mais, à travers les propos de Georges, Simon s’en prend surtout à ce que représente le père, à savoir la culture livresque, comme il l’a déjà fait dans La corde raide, Gulliver et Le sacre du printemps, et comme il le fera de manière plus précise dans La route des Flandres deux ans plus tard, puis dans tous ses autres romans[4]. Le livre, la bibliothèque se voient contestés « en tant qu’ils illustrent et condensent des siècles de culture humaniste[5] ». Or le produit de cette culture, c’est ce professeur, cette « informe montagne de chair presque incapable de se mouvoir » (H, p. 37) qui porte cette même culture comme sa graisse, enkystée en lui et improductive. Alors qu’il est, par son métier même, celui qui doit assurer la transmission, il échoue à faire de son fils un Normalien ; il apparaît « emmuré », « taciturne », « et, quand il lui arriv[e] de parler [il semble] ne s’adress[er] qu’à lui-même » (H, p. 18). Coupé des autres, il l’est aussi du réel, lui dont la main n’a jamais « touché, été au contact d’autre chose que des livres, c’est-à-dire quelque chose d’aussi dépourvu de réalité et de consistance que l’air, la lumière » (H, p. 80). S’il est celui qui a voulu rompre avec la lignée de paysans, il paraît au bout du compte sans illusions, las. Lui et les auteurs des livres qu’il a lus n’ont pu empêcher les grands drames du xxe siècle, la guerre de 1914-1918 en particulier. C’est ce que suggère la description de la photographie de mariage de Pierre et Sabine, datée de 1910, où apparaissent tous ces jeunes gens issus de milieux aisés, nourris de culture humaniste. Car,

presque tous étaient morts, […] ces mêmes corps aux poses nonchalantes, affectées et ridicules, étaient tous destinés, celui du jeune lieutenant de dragons comme ceux des insouciants fêtards en habits, cigares et raie médiane, à bientôt pourrir, souvent sans sépulture, ou hâtivement recouverts de quelques pelletées de terre, ou jetés pêle-mêle dans un charnier avec ceux des milliers, des centaines de milliers de leurs semblables

H, p. 38

Le lecteur familier des romans de Claude Simon a bien sûr reconnu la photographie prise lors du mariage des parents du narrateur, dans Histoire et dans L’acacia. Dans ces deux romans à la veine autobiographique incontestable, le marié, père du narrateur, comme Louis Simon père de Claude, épouse une riche héritière d’une famille catholique du midi de la France, alors que lui-même est issu d’une famille pauvre et athée de paysans du Jura, avec un père analphabète et deux soeurs institutrices qui élèveront leur jeune frère. Grâce à leur travail acharné, leur frère deviendra non pas professeur mais Saint-Cyrien puis capitaine dans l’armée. Autre différence notable : Pierre a eu le temps d’engraisser depuis son mariage alors que le capitaine — comme le père de Simon — est tué en août 1914 lors des premiers affrontements. Mue par sa foi en un progrès de l’histoire par l’accès au savoir, la famille de paysans du Jura et son descendant Georges — ou Claude — ne peuvent pourtant que constater la faillite des valeurs humanistes au xxe siècle. Dans L’herbe, cette faillite est incarnée par Pierre, toujours entouré d’inutiles feuillets, et dont il est dit qu’il « assist[e] par avance, encore vivant, à sa propre décomposition » (H, p. 114).

La dévalorisation de la culture se traduit aussi à travers l’usage qui est fait par la narration des références livresques. Ces dernières sont quasiment toutes empruntées à la mythologie grecque, non pas pour mettre en valeur la dimension fondatrice et civilisatrice de ces récits, mais pour souligner plutôt ce qui en eux relève de l’élémentaire, du primordial et renvoie à nos pulsions profondes : le sexe (Georges imagine la scène de sa conception comme celle d’une copulation de Titans lors de la Gigantomachie ; H, p. 78), la jalousie (Sabine ressemble à Déjanire, la femme trompée d’Hercule ; H, p. 114, p. 126), le caractère monstrueux du réel à l’approche de la mort (la respiration de Marie, la mourante, est comparée à un « râle tonitruant de Cyclope ou de Pythie » ; H, p. 116). En outre dans L’herbe, le livre, entendu comme vecteur de la culture classique — en l’occurrence le dictionnaire latin —, va se trouver dégradé par l’usage, peu orthodoxe, qui en est fait. Ainsi, sont présentées

les générations de cancres aux doigts tachés d’encre, cherchant, le feu aux joues (dans les dictionnaires tachés d’encre, aux pages cornées […] — sortes de Bibles de la connaissance, transmises de mains en mains, et sur la page de garde desquelles les noms successifs des possesseurs s’alignent, s’étagent, maladroitement calligraphiés en des encres jaunies), cherchant les vieux, les indestructibles mots latins (matrone, mentule, menstrues), les lèvres tachées de violet mordillant le porte-plume rongé comme si, avec l’encre qui les souille, elles suçaient sans comprendre le lait, le principe, non pas même d’une civilisation, de la poussiéreuse culture aux inutiles et poussiéreux bouquins, mais de la vie même

H, p. 70-71

Le dictionnaire assume bien, toujours, sa fonction de transmission. Mais l’objet de cette transmission vise non pas l’enrichissement linguistique ou culturel, mais les premiers émois de jeunes garçons[6].

Les personnages de L’herbe ont tous une relation intime forte, physique au livre, une relation qui engage leur existence : objet de croyance pour ceux qui ne lisent pas ou peu — Sabine, le paysan analphabète qui se tue à la tâche pour que ses enfants lisent —, le livre se confond avec la graisse même de Pierre l’intellectuel pourtant désabusé et se trouve violemment rejeté par celui qui a choisi le retour à la terre, le fils, Georges, au corps sec et comme délesté du surpoids que constitue la somme de ses lectures antérieures. La narration elle-même semble relayer ce rejet en s’employant à dégrader les valeurs d’un livre vecteur d’une culture humaniste en faillite[7]. Claude Simon, dans les livres qui suivront, poursuivra et affinera cette critique de la culture livresque.

Louise, lectrice des carnets de tante Marie

Si le livre a une place essentielle pour les personnages cités, ces derniers ne sont pas pour autant décrits en train de lire. Dans L’herbe, seule Louise apparaît comme un personnage-lecteur véritablement mis en scène. Le soir, son mari parti, elle se couche et lit (H, p. 87). Mais surtout, elle va se retrouver destinataire des carnets rédigés par la tante Marie. Ce don et la lecture qui va s’ensuivre vont provoquer des effets remarquables sur la jeune lectrice.

Sur son lit d’agonie, Marie, qui ne parle déjà plus, lègue à Louise une boîte à biscuits. D’abord « perplexe » (H, p. 62), Louise fait l’inventaire des menus objets contenus dans la boîte : quelques bijoux sans grande valeur, des boutons, six petits carnets « réunis par un de ces joints de caoutchouc d’un rouge gris, pourvus d’une languette, et qui servent d’ordinaire à rendre hermétique la fermeture des pots de confiture » (H, p. 63). L’émotion de Louise est alors immédiate :

sentant monter en elle, avec un goût de larmes, comme un désespoir, le repoussant — ou plutôt s’efforçant de le repousser — avec une sorte de rage, se révoltant, répétant (mais non plus maintenant sur le ton de la surprise, de l’interrogation comme tout à l’heure dans la chambre) : « À moi… À moi… », puis : « De quel droit ? Elle… De quel droit ! » puis : « Mais je n’en veux pas. Qu’elle cherche quelqu’un d’autre qu’elle… », puis ses yeux tombant sur la couverture du premier carnet

H, p. 63-64

Pour celle qui envisage de quitter son mari et sa famille, qui s’apprête à les trahir, ce don est une violence qui justifie sa réaction. Louise ne se reconnaît pas de légitimité — peut-être éprouve-t-elle de la culpabilité — à devenir légataire de Marie, figure même de l’intégrité et tante de Georges. Le don sans contrepartie, Marcel Mauss[8] l’a bien montré, apparaît au destinataire comme une agression. « Ce n’est pas possible qu’elle m’oblige » (H, p. 90), se dit Louise qui sait pourtant qu’elle est désormais l’obligée. Elle va donc lire les carnets, même si elle sait qu’elle n’y trouvera « ni journal, ni mémoires, ni lettres jaunies, ni quoi que ce soit de ce genre, c’est-à-dire qui pût présenter quelque caractère d’indécence » (H, p. 64). Ce que découvre Louise, en effet, lisant au hasard, ce sont des pages où, sur trois colonnes, défilent recettes, dépenses et justifications. Carnets des comptes d’une vie a minima :

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Et ainsi de suite, sur des années. Bien que sans surprise, cette lecture est déstabilisante à plus d’un titre pour Louise. D’abord, les carnets de compte ne font pas en principe l’objet d’un don. Quel sens alors donner à ce don ? Ensuite, la lecture du contenu des carnets, par les effets qu’elle va produire, va modifier ou du moins révéler à Louise sa propre perception de l’existence.

Comment lire un carnet de compte ? Ce dernier se présente sous la forme d’une liste, une liste pratique. Umberto Eco, dans Vertige de la liste, fait remarquer que cette liste — qu’il distingue de la liste poétique — « n’est jamais incongrue pourvu qu’on identifie le critère d’assemblage qui la régit[9] ». Or le problème est que le critère d’assemblage premier pour notre liste — réunir les frais et les rentrées d’argent d’un foyer —, n’a de sens que pour le destinataire premier des carnets, son auteur même. Ce critère perd de sa pertinence à partir du moment où Marie lègue ses carnets. Si Louise veut donner un sens à leur contenu, elle doit alors rechercher un nouveau critère d’assemblage. Or, en plaçant Louise devant cet inconnu à rechercher, la liste elle-même change de statut et devient poétique. Selon Eco, la liste poétique est celle que l’on dresse « parce qu’[…] on n’arrive pas à énumérer quelque chose qui échappe aux capacités de contrôle et de dénomination[10] ». Dès lors, « [f]ace à quelque chose d’immense, ou d’inconnu, dont on sait encore peu de choses et dont on ne saura jamais rien, l’auteur [de la liste] nous dit qu’il n’est pas capable de dire, et par conséquent, il propose une énumération conçue comme spécimen, exemple, allusion, laissant au lecteur le soin d’imaginer le reste[11] ». Dans ces conditions, au don des carnets va pouvoir répondre le contre-don de Louise : imaginer à la place de — pour — Marie une vie apparemment absurde et insignifiante au point d’être indicible autrement que par l’inventaire[12], en cherchant justement à combler les vides entre les différentes lignes de recettes et dépenses.

Sur la quatrième de couverture de l’édition de poche de L’herbe[13], Stuart Sykes écrit : « Dans l’apparente absurdité de la vie de Marie, Louise parvient à lire les signes d’un sacrifice austère ». C’est en effet la première découverte de Louise qui mesure, à la lecture des carnets, l’ampleur des privations tant matérielles qu’affectives de toute une vie de dévouement pour un jeune frère. À partir d’une photographie tombée d’un carnet, où Marie, jeune fille, sourit à côté d’un jeune homme, Louise reconstitue même le drame d’un amour contrarié (H, p. 127-128).

La deuxième découverte de Louise apparaît plutôt comme une prise de conscience. Fascinée par la répétition du même d’un carnet à l’autre, par « le retour périodique et saisonnier des différentes espèces de fruits, les invariables achats saisonniers de sucre pour les confitures ou de vinaigre pour les cornichons » (H, p. 122), la jeune femme voit, figurée pour la première fois, « la terrifiante suite des jours » (H, p. 121), sous la forme de pages « divisées horizontalement, le trait séparant chaque jour courant d’un bord de la feuille à l’autre » (H, p. 121). Elle comprend alors qu’avec sa « pudique écriture » (H, p. 76), Marie, la vieille paysanne-institutrice athée, a en réalité édifié, avant de pouvoir « retourner à la poussière originelle » (H, p. 76), un « fabuleux mausolée fait de temps amoncelé sur un peu de cendre » (H, p. 76). La lecture des carnets ouvre Louise à la mort lente et au néant qui s’ensuit. Lire, alors, c’est peut-être apprendre à mourir, mais c’est aussi dans le même temps — et c’est la définition même de la mélancolie selon Claude Simon[14] — regarder avec avidité le monde et la vie autour de soi, dans ses détails les plus infimes, au moment où la mort est proche. Ainsi Louise, après sa lecture, saisie d’un désir irrépressible de faire l’amour, part rejoindre son amant et fait l’expérience de la mort dans le plaisir même : « Voilà je suis morte » (H, p. 136), pense-t-elle alors. Et elle perçoit alors par elle-même « l’écoulement du temps noir » (H, p. 132-133) pour ensuite manifester une attention aiguë au vivant en observant un minuscule insecte montant sur un brin d’herbe (H, p. 139-140), en s’ouvrant à « l’exubérante et folle végétation de septembre » (H, p. 67).

Ainsi, l’expérience de Louise lectrice est à la fois dirigée vers l’autre et vers soi. Louise apparaît d’une part comme un critique qui cherche à interpréter le texte — pour y lire le sacrifice de Marie —, d’autre part comme un destinataire privilégié, éprouvé, touché personnellement par l’expérience de l’autre à travers lequel elle se constitue[15]. À la lecture des carnets, c’est en elle-même que Louise lit : « Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même[16] », écrit Proust dans Le temps retrouvé. La jeune femme découvre en effet dans la lecture une nouvelle manière de voir le temps et la mort. Cette découverte contribue d’ailleurs sans doute à sa prise de décision finale, alors qu’elle choisira de ne pas suivre son amant.

De la lecture des carnets à l’écriture de L’herbe

Par un subtil jeu de mise en abyme, L’herbe fait se confondre plusieurs instances lectrices des carnets de la tante Marie : un personnage, Louise, mais aussi les lecteurs réels que nous sommes et qui accompagnent la lecture de Louise, partagent ses impressions. Également, en amont même de l’écriture du roman, un autre lecteur doit être identifié. Comme les cartes postales d’Histoire, comme les lettres du Général L.S.M. dans Les géorgiques, les carnets de compte existent bel et bien dans la vie réelle. Simon a composé L’herbe à partir de ce référent qui lui a été légué par la soeur de son père, Tante Mie qui, comme Marie, a fui son Jura natal au moment de l’Occupation allemande et s’est réfugiée non pas chez son frère, mort depuis longtemps, on l’a dit, mais chez son neveu, Claude, à Perpignan. Elle n’en partira plus. Lorsqu’elle meurt, au printemps 1955, Simon écrit dans son carnet : « Tristesse : cette sorte de tristesse qui donne envie de se mettre “dans le moule” de la personne morte ; reprendre “à sa charge” sa vie, c’est-à-dire vivre dans les lieux et le pays où elle a vécu comme si à son tour on passait dans la génération de celle qu’elle représentait[17] ». D’une certaine manière, avec L’herbe, trois ans plus tard, Simon reprend cette vie « à sa charge » à partir de la lecture des carnets de compte, lecture qui se trouve alors métamorphosée en écriture du roman d’une existence. Cette lecture des carnets va être décisive parce qu’à partir d’elle, la thématique majeure de Claude Simon, sa poétique et son éthique de l’écriture se dessinent nettement.

Contrairement à Sabine, qui lit pour contrer le temps — pour maigrir, rajeunir, pour se persuader qu’elle a encore l’âge d’être jalouse —, mais comme Louise, l’écrivain-lecteur qu’est Claude Simon retient de sa lecture des carnets une nouvelle manière de concevoir le temps et la mort : dans le décompte, dans la lenteur. Dans tous ses romans désormais, il s’attachera à figurer le passage du temps. Non pas un temps linéaire, mais un temps perçu épisodiquement, par les sens. Dans L’herbe, c’est entre autres dans la description des différentes positions d’un rayon de soleil en forme de T dans la chambre de Marie que se mesure l’écoulement des heures, tout au long des dix jours d’agonie — et de notre lecture du roman : « un T […] comme l’initiale même du mot Temps, une lettre impalpable et têtue se traînant dans l’odeur moribonde » (H, p. 9).

S’ils apportent à l’oeuvre ce thème obsédant, les carnets de compte peuvent apparaître également comme un modèle d’écriture pour Simon. Louise lit sur une des pages de ces carnets :

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Elle est alors frappée par le fait que

tout [est] sur le même plan — rentrées de bois, vacances, départs, notes de l’épicier ou honoraires du docteur — : non pas la tragédie, les cris, l’accidentel, le spectaculaire, mais ce qui constitue pour ainsi dire la trame même de l’existence, comme si […] quelque secrète connaissance, cette rigoureuse expérience qui n’a besoin ni de livres ni de phrases avait conduit la main tout au long des pages, lui avait appris à ne pas faire de distinction entre le fait — l’obligation — de garnir le bûcher, de porter une robe, ou de mourir

H, p. 66

Or c’est précisément dans ce sens que Simon conçoit l’écriture. Ayant pour visée de rendre « la perception confuse du monde », de dire la sensation et non pas les idées, il refuse toute hiérarchie, rejette tout essentialisme — on rejoint la critique de la culture humaniste — et cherche à tout dire, tout montrer « sur le même plan » — c’est précisément ce qu’il apprécie chez Dürer[18] et qu’il retrouve dans les collages de Rauschenberg. Ainsi la mort d’un être cher peut bien apparaître au même niveau que la réfection d’une gouttière. Aucune valeur supérieure n’est privilégiée. Ce parti pris apparaît même comme un principe de composition que l’on retrouvera dans les romans qui vont suivre dans sa pratique de l’assemblage de fragments textuels apparemment hétéroclites. Une même préoccupation est également sensible sur le plan de la syntaxe. Dans son article consacré aux « particularités de la langue simonienne », David Zemmour a montré comment « la syntaxe [simonienne] participe de la dimension holistique de l’oeuvre[19] » en privilégiant, dans la phrase, la juxtaposition des propositions sur les relations de subordination.

Simon a pu être sensible aussi, à la lecture des carnets, à la dimension poétique de la liste, à l’effet — sonore, rythmique — envoûtant, lancinant qu’elle peut produire sur le lecteur. Or c’est bien ce que ressent le lecteur de Claude Simon non pas à la lecture de listes proprement dites mais d’énumérations, très fréquentes chez Simon. Énumération, par exemple, de tous les éléments constituant une pièce en travaux, au début de Leçon de choses, qui donne au lecteur l’impression vertigineuse d’une totalité mais infinie[20]. C’est cette contradiction que relève Umberto Eco dans la liste avec laquelle « on oscille toujours entre une poétique du “tout est là” et une poétique de l’“et caetera”[21] ».

Modèles pour une poétique, les carnets vont conduire Claude Simon, à partir de L’herbe — mais le mouvement a déjà été en partie amorcé avec Le vent —, à préciser aussi son éthique de l’écriture faite d’humilité, d’attention au détail et de labeur patient, à l’image de toute la vie de la vieille tante telle qu’elle s’expose dans ses comptes. S’ouvre alors « la voie d’une littérature qui est espace d’empathie — identification, compassion[22] ». Le minuscule, l’insignifiant aura désormais sa place, magnifié. Ce qui se traduit, dans L’herbe, par la figure de l’oxymore : « les menus événements (et même pas événements : faits, incidents, — et même pas incidents : le quotidien, le tout-venant — et même pas menus : minuscules, insignifiants) ressurgissant hors du temps […] hors de toute proportion avec le cadre où ils s’inscrivaient, leur conférant une sorte de grandeur insolite, de majesté » (H, p. 65-66). De même, alors que Marie l’agonisante n’est plus qu’un « insignifiant amas de brindilles gisant dans le lit » (H, p. 116), son râle est « formidable » ; « formidable [également le] vertigineux et patient entassement de chiffres minuscules » (H, p. 118) dans ses carnets. Si l’on retient souvent des romans de Claude Simon l’ampleur de la phrase qui va de pair avec le souffle et les motifs épiques associés à la description de la guerre, il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont aussi cet espace d’accueil et de mémoire de l’infime vivant : une petite tante ratatinée mais tenace, un brin d’herbe, une libellule.

*

Une thématique, une poétique, une éthique, nées d’une lecture fondatrice, celle des carnets, seront désormais conjointement portées par l’écriture de Claude Simon qui, d’une certaine façon à partir de L’herbe, « affirme sa manière[23] ». Lire L’herbe à partir du motif de la lecture, c’est donc faire de cet ouvrage un roman exemplaire. D’abord parce qu’il porte en lui tous les livres à venir qui reviendront sur — et développeront — la question de la critique de la culture livresque. Ensuite, parce qu’à travers l’expérience de la lecture décrite, c’est finalement la conception même de l’écriture simonienne qui nous est donnée.