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La montée des nouveaux mouvements sociaux représente-t-elle un défi pour les partis politiques établis ? Telle est la question que pose notre recherche. Mais avant d’en fixer les grands paramètres, il importe de préciser ce qu’on entend par nouveaux mouvements sociaux (NMS).

À l’exemple d’Erik Neveu, on peut regrouper sous le terme de « mouvements sociaux » toutes les formes d’action collective concertée en faveur d’une cause[1]. Comme il le souligne, cet « agir ensemble intentionnel » se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une cause. À ceci s’ajoute la nécessité de mettre sur pied une organisation pour coordonner les actions, rassembler des ressources, mener un travail de propagande pour la cause défendue et assurer ainsi la survie du mouvement[2]. De même, on ne peut faire abstraction des tendances à la politisation des mouvements sociaux qui sont portés à faire appel aux autorités politiques tenues responsables d’un problème ou susceptibles de satisfaire à une revendication[3].

Une telle définition ne peut être totalement satisfaisante, car elle ne permet pas de distinguer nettement l’organisation d’un mouvement social d’une organisation partisane ou même d’un groupe d’intérêt.

Tous ces types d’organisations répondent assez bien à la définition d’un agir-ensemble intentionnel, centré sur la défense d’un intérêt ou d’une cause, dont les actions sont coordonnées par une organisation et sont souvent orientées vers les autorités politiques.

Il faut donc chercher ailleurs les possibles différences et les compléments d’information. Les travaux sur les « nouveaux mouvements sociaux » nous permettent justement de franchir ce pas. Il s’agit dans ce cas de formes nouvelles et originales de mobilisation qui émergent dans les années 1960 et 1970 et qui ont donné lieu à un ensemble de travaux à la fois théoriques et empiriques amorcés principalement par Alain Touraine en France, Alberto Melucci en Italie et Claus Offe en Allemagne.

Dans un magistral ouvrage de synthèse, A. Melucci présente plusieurs caractéristiques des mouvements sociaux contemporains[4], tout en signalant au départ les difficultés que posent la compréhension et la définition des processus de réappropriation de soi qui sont à la base de plusieurs NMS. L’auteur souligne également que « l’embryon du nouveau est en train de naître au sein de l’ancien »[5]. Pour sa part, dans son analyse de la texture du « nouveau » par rapport aux anciens mouvements sociaux, Erik Neveu identifie quatre dimensions de cette nouvelle texture : les formes d’organisation (plus décentralisées) et les répertoires d’action (prise en main d’un seul dossier), les valeurs (d’autonomie, par exemple) et les revendications (d’identités ou de styles de vie), le rapport au politique (espaces d’autonomie face à l’État), l’identité des acteurs (recours à d’autres principes identitaires que la classe sociale)[6]. Déjà, les travaux de Ronald Inglehart ont fait écho aux changements de valeurs dans les sociétés industrielles avancées, à la « révolution silencieuse » du postmatérialisme[7], à la transition culturelle dans ces sociétés[8]. Il s’agit moins alors de la satisfaction de besoins matériels que de la valorisation de l’autonomie, de la qualité de vie, de l’égalité entre les sexes, de la participation, valeurs nouvelles qu’il englobe sous le vocable de postmatérialisme et, plus tard, de postmodernisation[9].

Cette façon de dégager dans les mouvements sociaux la texture du nouveau par rapport à l’ancien permet de mieux distinguer ces mouvements d’autres organisations, telles que les groupes de pression et les partis politiques. Sans en accepter entièrement toutes les dimensions (en particulier en ce qui concerne le rapport au politique qui ne peut être ramené uniquement à la volonté de construire contre l’État des espaces d’autonomie), cette définition peut nous servir de guide pour structurer notre analyse, surtout dans sa dimension organisationnelle qui nous intéresse ici.

Précisons davantage cette définition en faisant appel aux critères élaborés par C. Offe, qui s’appliquent bien aux mouvements à caractère socio-politique (plutôt qu’aux mouvements socioculturels tels que les sectes religieuses)[10]. Tout d’abord, ils ont la prétention d’être reconnus comme des acteurs politiques par la communauté englobante. Ils interviennent donc auprès des autorités politiques qu’ils sollicitent très souvent. Il s’agit moins d’une sorte de méfiance à l’égard de l’État, de la volonté de construire un espace d’autonomie face à l’État[11] ou d’une façon d’ignorer le système politique[12], que d’un appel à l’État pour corriger des situations jugées inacceptables. Comme nous allons le voir, les groupes environnementaux et les groupes de femmes que nous avons contactés pour notre enquête menée au Québec partagent l’ambition de porter sur la place publique des valeurs et des enjeux que défend leur mouvement, tout en cherchant à convaincre les gouvernements de la légitimité de ces valeurs et du bien-fondé de ces enjeux.

Leurs moyens d’action, ajoute C. Offe, sont considérés comme légitimes. Ils s’inscrivent, en effet, dans le registre des moyens d’action politique communément admis : conférences de presse, pressions auprès des autorités politiques, manifestations publiques, etc. Enfin, ces mouvements poursuivent des objectifs qui devraient rallier toute la société et non seulement leur groupe, par exemple l’égalité entre les femmes et les hommes ou la protection de l’environnement.

Un défi organisationnel

Tels que définis, ces nouveaux mouvements sociaux représentent-ils un défi pour les partis politiques en place ? S’il existe, ce défi ne peut être que multiforme. Robert Rohrschneider a déjà identifié trois défis majeurs auxquels sont confrontés les partis politiques : un défi électoral, un défi programmatique et un défi organisationnel[13]. Le défi électoral réside dans l’arrivée de nouveaux partis qui viennent concurrencer les partis traditionnels sur la scène politique, à l’exemple des partis écologistes européens. Tel n’est pas le cas au Québec. On ne peut certainement pas relier l’Action démocratique du Québec à un nouveau mouvement social qui lui aurait donné naissance.

Quant au défi programmatique, il concerne les enjeux défendus par les NMS et leur capacité d’être accueillis par les partis. Si l’on englobe en outre dans ce défi les valeurs véhiculées par les NMS, on rejoint alors l’une des grandes catégories identifiées par É. Neveu pour cerner la texture du « nouveau » dans les NMS. Le défi des valeurs est certainement important puisque les NMS seraient porteurs d’une mutation profonde dans le contenu des valeurs éthiques et identitaires des citoyens. Dans la foulée des travaux de R. Inglehart, nous avons déjà analysé le défi des enjeux et des valeurs au Québec, réunis sous le vocable de défi programmatique[14].

Dans le présent texte, nous nous concentrons sur le troisième défi identifié par R. Rohrschneider, ce qui nous permet de retenir deux autres dimensions fondamentales des NMS reconnues par É. Neveu, soit les formes d’organisation et le rapport au politique, que nous engloberons sous le défi organisationnel.

Ce défi comporte au moins deux grandes dimensions. Il importe, tout d’abord, de s’interroger sur ce qui incite les gens à adhérer aux différentes organisations des mouvements sociaux ou aux partis politiques. Leurs motivations peuvent être personnelles (influence de la famille, des amis) ou politiques, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’inscrire dans le registre de valeurs ou de grands enjeux à défendre sur la place publique et en faire des valeurs et des enjeux qui requièrent des interventions politiques. Souvent, les militants et militantes des groupes et des partis parlent alors d’une « cause » à défendre. Nous posons comme hypothèse que l’on milite pour des causes différentes non seulement dans les NMS et dans les partis, mais également dans chacune des organisations que nous avons analysées. Plus précisément, étant donné la nature des nouveaux mouvements sociaux dont le répertoire d’action se concentre souvent sur un seul dossier[15], on pourrait croire que l’on y milite avant tout pour défendre une cause unique (l’environnement, les droits des femmes), alors que si l’on peut trouver une cause dominante dans les partis politiques, on ne peut faire abstraction d’autres enjeux fondamentaux, compte tenu de la nature même des partis qui cherchent à conquérir le pouvoir. C’est ce que nous appelons l’hypothèse motivationnelle.

Le second volet de cette hypothèse motivationnelle a trait au rapport au politique. À cet égard, É. Neveu souligne que désormais, pour les NMS, il s’agit « moins de défier l’État ou de s’en emparer que de construire contre lui des espaces d’autonomie[16] » ; Hanspeter Kriesi et Philip Van Praag, citant C. Offe[17], soutiennent que les NMS « ne s’intéressent pas à ce que l’on pourrait faire de l’utilisation du politique et du pouvoir étatique, mais plutôt à ce qui pourrait être sauvegardé face à l’État ou être défendu contre lui[18] ». A. Melucci, faisant écho aux remarques de plusieurs observateurs, signale que les formes récentes d’action collective ignorent largement le système politique[19]. On devrait donc s’attendre à une attitude de retrait de la part des NMS à l’égard du politique, ce qui de toute évidence ne peut être l’orientation des partis qui sont plongés au coeur même de l’action politique.

La deuxième grande dimension retenue ici concerne l’organisation elle-même. On connaît déjà la forme organisationnelle des partis qui, comme toutes les grandes organisations, se sont donné une structure de type pyramidal regroupant les membres au niveau local, puis au niveau régional, et enfin au niveau central. Cette structure verticale peut gêner la participation des militants et militantes de la base et profiter à un leadership concentré au sommet. Compte tenu qu’elles regroupent habituellement moins de membres, les organisations des nouveaux mouvements sociaux devraient être plus souples, moins centralisées, plus « horizontales » que verticales, et donc permettre une meilleure participation de la base. A. Melucci faisait déjà remarquer que « … la forme du mouvement est un message, un défi symbolique aux codes dominants[20] ». É. Neveu, pour sa part, fait état d’une « défiance explicite devant les phénomènes de centralisation » au sein des NMS[21]. Nous tenterons donc de vérifier s’il existe des différences significatives entre les formes organisationnelles des NMS et celles des partis politiques, les premiers devant être moins centralisés que les seconds. C’est ce que nous appelons l’hypothèse organisationnelle.

Les données

Nos données proviennent d’une enquête plus vaste portant sur les valeurs des militants et militantes de deux nouveaux mouvements sociaux (groupes environnementaux et groupes de femmes) et des deux principaux partis politiques québécois. Un volet de notre enquête reposait sur des interviews menées auprès de 39 personnes réparties comme suit : 12 militants et militantes du Parti libéral du Québec, 10 du Parti québécois, 10 appartenant à des groupes environnementaux et 7 appartenant à des groupes de femmes.

Dans le cas des partis politiques, toutes les personnes interviewées occupaient le poste de président ou présidente d’une association de circonscription (à l’exception d’une seule qui occupait le poste de secrétaire). C’est donc dire que ces personnes s’impliquaient activement dans la vie de leur parti et ne se contentaient pas de payer une cotisation annuelle pour en être membre. C’est pourquoi on peut comparer les militants et militantes des deux partis aussi bien selon la forme de militantisme (par le poste occupé et le temps consacré au parti) que par les motivations pour y militer, même si l’on peut observer des différences entre les deux partis sur ce dernier point, comme nous le verrons plus loin.

Dans le cas des groupes environnementaux et des groupes de femmes qui sont moins bien organisés et surtout moins structurés que les partis politiques – c’est d’ailleurs l’une de leurs caractéristiques organisationnelles –, nous avons dû procéder autrement. En ce qui concerne les groupes environnementaux, nous voulions que notre échantillon puisse couvrir les différentes régions du Québec et rejoindre les groupes les plus actifs. Nous avons contacté, pour ce faire, l’Union québécoise pour la conservation de la nature (UQCN) qui, étant elle-même une fédération de groupes, a pu identifier des groupes actifs dans différentes régions. Dans notre enquête par questionnaire, nous avons rejoint huit groupes de la Gaspésie à la Montérégie, du Lac-Saint-Jean à la Rive-Sud de Québec. Dans notre enquête par interviews (ce qui est analysé dans le présent texte), six groupes, dont l’UQCN, ont été rejoints dans ces régions.

En ce qui concerne les groupes de femmes, nous voulions que notre échantillon couvre les régions de Montréal, de Québec et d’autres endroits en province, et rejoigne des groupes considérés plus « radicaux » qui préconisent des transformations plus profondes (tels que le FRAPPE) et des groupes aux objectifs plus modérés (tels que l’AFEAS)[22]. De ce fait, nous voulions rejoindre différents groupes de femmes au Québec, à l’exclusion de ceux qui auraient été clairement identifiés comme antiféministes. De plus, il ne s’agissait pas de représenter l’ensemble du « mouvement » des femmes : ce sont avant tout des groupes un tant soit peu structurés et organisés qui ont été retenus, et non des groupes plus restreints ou des groupuscules de services et d’action qui ont pu aussi incarner des tendances plus radicales à différentes époques.

Quant à l’AFEAS, Diane Lamoureux fait remarquer qu’elle s’est « radicalisée » au cours des années 1970 en raison de la détérioration des conditions de vie de ses membres pour s’intéresser, au cours des années 1980, au dossier des femmes collaboratrices et des ménagères. Cette catégorie refait alors son apparition comme figure centrale du mouvement des femmes, le rôle de ces femmes collaboratrices et de ces ménagères devant être revalorisé dans tous les sens du terme. Elle note également qu’à la même époque, la réflexion radicale s’est plutôt faite en dehors des rangs du féminisme[23]. Nous croyons donc que l’AFEAS, comme groupe ayant des revendications précises visant à améliorer la condition des femmes, mérite d’être analysée dans le mouvement des femmes. Elle y incarne, selon les époques, une tendance plus « modérée » de type égalitariste ou même une tendance identifiée au courant de « la différence », pour reprendre une classification de Diane Lamoureux.

Nous voudrions enfin signaler que déjà il avait été difficile de rejoindre certains groupes de femmes dans notre enquête par questionnaire : par exemple, la Fédération des femmes du Québec (FFQ), qui avait été contactée dès le début, n’a pas accepté de participer à notre recherche. Ce même problème s’est posé lors des interviews : nous n’avons réussi à rencontrer que sept personnes occupant des postes de direction ou de porte-parole dans quatre organisations différentes telles que l’AFEAS ou des comités de la condition des femmes dans des centrales syndicales.

L’interview prenait la forme d’un entretien structuré autour de seize questions, mais qui laissait place à des sous-questions et à des commentaires débordant le cadre du questionnaire. Les questions touchaient à des thèmes aussi variés que le profil d’engagement, les motivations (valeurs et enjeux défendus, rôle politique, solidarité et appartenance), et l’organisation elle-même (type de structures, modes de participation, formes de leadership).

Des causes différentes à défendre

Lorsqu’on compare les groupes environnementaux, les groupes de femmes et les deux principaux partis politiques au Québec, on constate des différences importantes entre ces organisations. Différences tout d’abord dans la motivation première à adhérer à un nouveau mouvement social ou à un parti politique ou, plus particulièrement, dans ce qui a pu amener les gens interviewés à militer dans l’un ou l’autre type d’organisation. À cet égard, il faut noter que la tradition écologiste ou féministe est beaucoup plus récente que la tradition politique. On peut baigner depuis longtemps dans un milieu politisé ; c’est beaucoup moins le cas, d’une façon générale, dans des mouvements écologistes ou féministes.

Au sein des partis politiques, l’influence du milieu familial, d’un ami ou d’un collègue (quand ce ne sont pas des contacts fréquents avec des personnalités politiques) joue beaucoup dans la décision de militer dans un parti. En d’autres termes, le milieu familial et les réseaux de contacts ont été, pour deux répondants sur trois, l’élément déclencheur qui les a poussés vers le militantisme partisan. Aussi bien au Parti québécois qu’au Parti libéral, la famille a joué un rôle important. « Je viens d’une famille très politisée », dira une militante. Une autre ajoutera : « Je suis issue d’une famille très militante : mon père était organisateur pour le Parti libéral ». Les deux témoignages suivants résument bien la situation. Le premier vient d’un militant libéral : « Le milieu familial m’a beaucoup influencé. Mon père était proche du Parti libéral. Il parlait en bien du parti. J’ai grandi dans un climat de respect pour le Parti libéral et ses chefs, ce qui m’a aidé à militer à l’intérieur du parti ». Le second vient d’une militante péquiste : « Je dois dire que je viens d’un milieu familial très nationaliste. D’origine acadienne, je sais ce que signifie la volonté de se battre pour préserver ses racines et son identité ».

Dans ce cheminement vers le militantisme partisan, l’influence d’amis ou de collègues n’est pas non plus à négliger. Que ce soit par curiosité pour les jeunes péquistes de son collège, à l’incitation d’un ami, par des contacts avec le milieu politique dans son organisation syndicale, les militants et les militantes sont aussi influencés par les réseaux d’amis ou de collègues dans leur décision de militer dans un parti.

On ne retrouve pas de telles considérations dans les groupes environnementaux ou les groupes de femmes. On ne fait pas appel à la famille ni à ses amis pour expliquer son militantisme. C’est d’abord et avant tout la « cause » qui devient le premier référent. Ainsi, dans les groupes écologistes, la défense des valeurs environnementales et de la qualité de vie ressort toujours comme la raison principale de son engagement dans le mouvement. Si, au départ, il arrive qu’on se mobilise pour une cause très précise et limitée (souvent locale ou régionale), par la suite, on a tendance à élargir cette cause au profit de thèmes plus vastes, tels que la protection de la vallée du Saint-Laurent, la dépollution des cours d’eau, la lutte contre les pesticides, la conservation du patrimoine national, la qualité de vie dans les villes du Québec. Il faut toutefois ajouter que, à l’exception de l’UQCN, les autres groupes intégrés à notre enquête, militent plutôt dans un cadre limité (habituellement une région). En somme, comme le soulignaient certains, la défense de valeurs humaines et communautaires les attire, ce qui englobe aussi bien la protection de l’environnement, raison première de leur militantisme, que la promotion de la qualité de vie, objectif plus englobant.

Chez les groupes de femmes, l’amélioration des conditions de vie des femmes ou la défense des droits des femmes sont les motifs principaux qui sont invoqués comme raison de leur militantisme, ce que l’on résume parfois sous le vocable de « justice sociale ». Cependant, comme notre groupe de personnes interviewées comprenait un certain nombre de femmes militant dans des comités de la condition des femmes au sein d’instances syndicales, il va sans dire que leur engagement premier était relié aux valeurs défendues par leur syndicat, par exemple la justice dans les relations de travail. Accédant ensuite au comité de la condition des femmes dans leur syndicat, ces militantes n’avaient alors aucune difficulté à appliquer ce principe de justice sociale à la défense des droits des femmes. C’est ainsi que se trouvent étroitement imbriquées les valeurs du syndicalisme et les valeurs féministes. Mais il importe de souligner que, chez ces groupes, l’articulation d’objectifs spécifiques, nécessaires, selon A. Melucci, pour que l’organisation puisse mobiliser des ressources[24], s’inscrit d’emblée dans les orientations générales du mouvement féministe, surtout de type égalitariste, où priment la défense des droits des femmes et la promotion de la justice sociale pour les femmes dans tous les secteurs d’activité.

Si le milieu familial et les réseaux d’amis et de collègues jouent un rôle important dans la décision de s’impliquer dans un parti, ce qui distingue alors nettement les partis des nouveaux mouvements sociaux, cela ne veut pas dire que la défense d’une « cause » soit tout à fait secondaire chez les militants et militantes des partis. Au contraire, au Parti québécois, la cause souverainiste, l’attrait de la souveraineté ou le besoin d’apporter quelque chose à la cause indépendantiste reviennent constamment dans les témoignages. À ce titre, le PQ ressemble beaucoup aux nouveaux mouvements sociaux, où la cause à défendre, par exemple l’environnement ou les conditions des femmes, domine nettement parmi les raisons d’un engagement actif dans un groupe. À cette cause dominante chez les péquistes s’ajoutent, au moins sept fois sur dix, d’autres valeurs : au premier chef, le programme social-démocrate ou la défense de la justice sociale, puis la protection de la langue et de la culture françaises.

Les deux témoignages suivants résument bien la situation. Le premier met l’accent sur le projet souverainiste :

J’ai toujours baigné dans une atmosphère politique. […] Mais je ne me suis impliqué pleinement qu’à partir du moment où j’ai vraiment été convaincu personnellement que les valeurs à défendre, en l’occurrence la souveraineté du Québec, en valaient la peine.

Le second ajoute à cette idée première plusieurs valeurs importantes qui justifient son engagement :

Les valeurs qui ont motivé mon engagement social [il a déjà milité dans des organismes environnementaux] et politique sont les valeurs environnementales, le pacifisme, la social-démocratie, l’égalité des sexes, la solidarité sociale et l’indépendance du Québec. De plus, j’ai toujours eu à coeur la défense de la langue française, et le fait que la loi 101 soit menacée m’a incité à m’engager davantage dans l’action politique [soit vers la fin de l’année 1987].

Au Parti libéral, les motivations sont moins centrées sur une cause dominante à promouvoir. Certes, la défense du fédéralisme ou l’opposition à l’indépendance reviennent souvent dans les conversations, mais les orientations économiques du parti, la situation économique du Québec, le développement économique et la libre entreprise sont des thèmes mentionnés tout aussi fréquemment. Si la présidente d’une association de comté travaille à « laisser un idéal aux plus jeunes comme [sa] croyance en un Canada debout où nous avons tous notre place », le président d’une circonscription montréalaise acquise au PLQ met plutôt l’accent sur des valeurs économiques :

Les principales valeurs qui motivent mon engagement sont les valeurs associées au développement économique et à la libre entreprise. Je souhaite que la société et mon parti fassent davantage de place aux forces du marché. Je crois beaucoup aux vertus de l’entreprise privée pour le bien-être de la société.

En ce sens, on peut conclure qu’au Parti libéral la cause du fédéralisme ou le combat contre l’indépendance sont des facteurs importants de militantisme, mais que le développement économique et la création d’emplois par la libre entreprise apparaissent tout aussi importants.

Au total, nous sommes en présence de quatre types de motivations ou de valeurs à défendre caractérisant l’organisation où l’on milite : l’environnement et la qualité de vie dans les groupes environnementaux, les droits des femmes et la justice sociale dans les groupes de femmes, la souveraineté du Québec et la social-démocratie au Parti québécois, le fédéralisme et le développement économique au Parti libéral.

De ces résultats, peut-on conclure à une séparation étanche entre les nouveaux mouvements sociaux et les partis, à un choix à faire entre les deux qui serait à la base d’un certain déclin des partis relié à la montée des nouveaux mouvements sociaux ? S’il est difficile de prôner en même temps la souveraineté du Québec et les vertus du fédéralisme canadien, il est possible de concilier son option souverainiste ou fédéraliste avec la cause environnementale ou celle des droits des femmes. Mais alors pourquoi milite-t-on dans un groupe écologiste ou féministe plutôt que dans un parti ou, à l’inverse, dans un parti plutôt que dans un tel groupe[25] ?

On sait déjà que l’option indépendantiste et l’option fédéraliste établissent un clivage profond entre les deux grands partis qui dominent la vie politique québécoise. On sait aussi, selon nos résultats, que les questions de justice sociale ou de qualité de vie ne sont pas l’apanage des nouveaux mouvements sociaux. Pourquoi alors ne pas adhérer à ces partis pour y défendre des causes telles que les droits des femmes et l’environnement ? Nous tenterons de répondre à cette question en examinant le rôle respectif des partis et des organisations reliées aux nouveaux mouvements sociaux lorsqu’il s’agit de porter et de défendre sur la place publique les valeurs qui caractérisent le groupe.

Un même objectif : influencer le gouvernement

Notre enquête révèle qu’unanimement (ce n’est pas une surprise), les personnes interviewées estiment qu’il est important de porter et de défendre sur la place publique les valeurs qui définissent leur groupe. Comme le soulignait le président péquiste d’une association de circonscription, c’est important de défendre ces valeurs (souveraineté du Québec et programme social-démocrate) sur la place publique « à la fois au plan de l’avancement de ces valeurs dans l’opinion publique et au plan de l’action que cela permet d’enclencher dans le milieu ». On peut aussi rappeler le témoignage de cette femme qui milite dans le comité de la condition des femmes de son syndicat : « Le seul moyen aujourd’hui, de changer les choses consiste à défendre des valeurs sur la place publique ».

Il s’agit surtout de faire un travail d’information et de sensibilisation à certaines valeurs, à certains enjeux, à certains problèmes. Les partis aussi bien que les groupes croient à ces formes d’action que sont le débat public, la sensibilisation de la population et même l’incitation à des débats de société. On ne peut donc les départager sur cette seule base. En d’autres termes, ce n’est certes pas un motif pour militer dans un groupe plutôt que dans un parti ou inversement. Il faut donc chercher ailleurs les raisons d’une adhésion distincte aux partis ou aux nouveaux mouvements sociaux.

Au-delà d’un travail d’information et de sensibilisation, au-delà de l’utilisation de la scène publique pour diffuser et défendre les valeurs du groupe ou du parti, peut-on déceler des différences importantes entre les deux quant à la volonté d’influencer le gouvernement et, surtout, quant à la perception de sa propre influence ou de l’influence de l’autre auprès du gouvernement ? La réponse à cette question devrait nous permettre de mieux départager les deux groupes. Comme il s’agit, dans les deux cas, de personnes profondément engagées dans leur organisation, la perception de l’efficacité de sa propre action ou de celle des autres organisations devrait être un motif important pour y militer.

Soulignons tout d’abord que, dans notre enquête, tous les groupes environnementaux et tous les groupes de femmes cherchent à influencer le gouvernement selon des moyens variés. Parfois, et c’est le cas de certains groupes environnementaux, on cherche à influencer un gouvernement municipal, un organisme public (comme Hydro-Québec) ou une grande entreprise privée, mais le plus souvent, la cible visée est le gouvernement provincial.

On est cependant conscient des limites de son action et des difficultés d’influencer le gouvernement. C’est pourquoi la majorité des personnes interviewées dans ces groupes insistent sur la nécessité d’une concertation entre différents organismes pour faire bouger le gouvernement. Comme le rappelait une militante d’un comité de la condition des femmes d’une centrale syndicale :

Il est impossible d’influencer le gouvernement tout seul. Le véhicule le plus efficace pour influencer le gouvernement consiste à regrouper différentes tables de travail et différentes tables de discussion. Les médias sont aussi importants pour aller chercher l’adhésion de la population.

Un autre abondait dans le même sens en signalant qu’il faut « faire des alliances pour avoir de l’influence auprès du gouvernement ». Une autre soulignait également que « le véhicule le plus efficace pour influencer le gouvernement, c’est une coalition qui peut créer une force, une pression ».

Les militants et militantes des groupes environnementaux partagent la même opinion. L’un soutient avoir besoin, pour influencer le gouvernement, « de faire des alliances stratégiques (qui varient selon l’objectif et la cible à atteindre) avec d’autres personnes, avec les syndicats par exemple ». Une autre signale la nécessité de faire alliance avec d’autres groupes. Bref, aussi bien dans les groupes de femmes que dans les groupes environnementaux, on ressent la nécessité de mobiliser d’autres organismes, de faire alliance avec d’autres pour exercer une pression plus efficace sur le gouvernement et réussir à l’influencer.

Les militants et militantes des partis politiques partagent-ils la même opinion à ce sujet ? Cherchent-ils eux aussi à influencer le gouvernement ? Ressentent-ils le besoin de s’allier à d’autres ? Croient-ils en l’efficacité de leur action ?

Au PLQ, les personnes interviewées ont toutes (à l’exception d’une seule) souligné que le désir d’influencer le gouvernement sur des enjeux importants a été et demeure un facteur important de leur engagement. Certains s’empressent de donner des exemples concrets qui témoignent de cette influence, parfois au niveau de la circonscription (le projet d’un centre d’accueil), le plus souvent au niveau provincial où le parti a eu un impact sur le gouvernement. On mentionne, par exemple, la question des frais de scolarité sur laquelle le gouvernement a dû reculer ou le problème de la dénatalité au Québec dont ont discuté les jeunes libéraux (ce qui a fait prendre conscience aux dirigeants de la nécessité d’une politique familiale) ou encore le dossier des taxes sur les cigarettes. Comme le souligne le président d’une association de circonscription, « une chose est sûre : quand tu t’impliques activement à l’intérieur du parti, tu peux alors transmettre des messages provenant du milieu, puisque tu as la crédibilité pour le faire ». Par contre, un autre président de la région montréalaise se montre plus modeste (ou plus réaliste ?). Tout en estimant que son implication et celle des autres ont permis d’influencer l’élaboration des politiques gouvernementales, il ajoute aussitôt : « Mais cela dit, il ne faut pas se conter d’histoires, car plusieurs décisions importantes sont souvent prises par un nombre restreint de personnes ».

Au Parti québécois, on partage sensiblement la même opinion : on s’implique dans un parti afin d’influencer les orientations et les décisions gouvernementales. Pour certains, ce n’était pas au départ un facteur d’engagement dans le parti, mais c’est devenu important par la suite ; pour la majorité, c’était au départ et c’est encore aujourd’hui un motif important d’engagement. Il importe aussi d’avoir un « membership » nombreux afin d’augmenter ses chances d’exercer une réelle influence. « Plus il y a du monde dans un parti politique, rappelle la secrétaire d’une association de circonscription, meilleures sont les chances d’influencer le gouvernement ». Toutefois, comme au PLQ, le réalisme réduit parfois cette influence à des proportions plus modestes. Ainsi, le président d’une association de circonscription voit surtout cette influence au niveau régional par une coalition des associations et non pas au niveau d’une seule circonscription.

Mais laissons la parole à un autre président d’association qui résume bien les raisons de son engagement dans le Parti québécois et de son désir d’influencer le gouvernement :

C’est là un aspect essentiel de mon engagement. Les gouvernements sont toujours sous l’influence de quelqu’un ou de quelque chose. La question est de savoir par qui il sera influencé. Si ce sont les lobbies ou le petit monde qui gravite autour du pouvoir, ce sont des gens dangereux. Si les seuls qui se font entendre sont ceux qui ont des intérêts économiques, ils vont influencer le gouvernement en fonction de leurs propres intérêts économiques. Il faut donc qu’il y ait des instruments pour véhiculer les préoccupations de gens de la base et ce sont les partis et les syndicats [il s’occupe aussi de syndicalisme].

En somme, que l’on soit membre d’un parti politique ou que l’on appartienne à un mouvement social, le désir d’influencer le gouvernement constitue toujours un motif important de l’engagement militant. Si tel est le cas, la distinction entre la conception instrumentale ou stratégique et la conception « expressive » ou identitaire[26] d’un mouvement social ne semble pas devoir s’imposer. Selon cette distinction, on devrait classer le mouvement écologiste dans la conception instrumentale, et le mouvement féministe dans la catégorie expressive ou identitaire. Selon notre enquête, les deux mouvements, à l’exemple des partis ou des groupes de pression, se mobilisent pour influencer le gouvernement et atteindre des objectifs politiques spécifiques. Même si l’identité collective peut servir de socle aux groupes de femmes, leurs moyens d’action diffèrent peu de ceux des groupes environnementaux, ni d’ailleurs de ceux des partis politiques[27]. Sous cet angle, partis et groupes ont tendance à se confondre. Cependant, les groupes de femmes ou les groupes environnementaux voient la nécessité de s’allier à d’autres groupes afin de bénéficier du poids du nombre pour influencer les autorités politiques, alors que le nombre des adhérents des partis, beaucoup plus élevé, semble suffire pour s’assurer cette influence. L’efficacité de l’action d’un parti paraît au départ plus assurée que celle des nouveaux mouvements sociaux.

L’autre est-il aussi efficace ? D’une cause plus limitée à un projet de société

Il nous semble important de comparer la perception que l’on a, dans les mouvements sociaux, de l’efficacité d’action des partis et vice versa. Dans les groupes environnementaux et les groupes de femmes, comme nous l’avons souligné antérieurement, on sent le besoin de se regrouper, de faire alliance avec d’autres (mouvements sociaux, syndicats) à la fois pour promouvoir sur la place publique les valeurs que l’on défend et pour faire bouger éventuellement le gouvernement. L’action du groupe seul paraît moins efficace. Mais, on ne croit pas nécessaire pour autant de faire alliance avec un parti ou de se fier à un parti pour défendre sa cause. Au contraire, si certains reconnaissent qu’un parti politique peut être aussi un bon véhicule pour ce faire, plusieurs restent plutôt sceptiques à ce sujet. Ainsi, une militante féministe fait remarquer que « les partis politiques ne font pas avancer les choses » et que « les gens sont « tannés » que les partis ne bougent pas ». Une militante écologiste abonde dans le même sens : « Tous les partis politiques ont un programme vert, mais ce ne sont que des promesses ».

Prêtons de nouveau attention aux propos sceptiques de deux militants écologistes concernant l’action des partis. « Un parti politique, dit le premier, est un bon véhicule pour amener sur la place publique ces enjeux [environnementaux], mais dans une logique de récupération de l’opinion publique, en retardement sur les valeurs sociales ». « Rendu au pouvoir, ajoute le second, un parti fait ce qu’il veut sans se préoccuper des militants de la base. [Les partis] n’ont plus de crédibilité lorsqu’ils sont au pouvoir car leurs actions sont orientées pour gagner des votes ».

En somme, on peut résumer ainsi la position des militants et militantes des NMS à ce sujet : d’une part, reconnaissance de la nécessité d’un regroupement de différents organismes pour défendre les valeurs féministes et écologistes sur la place publique et augmenter de ce fait l’efficacité de leur action auprès des gouvernements ; d’autre part, scepticisme assez profond quant à l’intérêt qu’offrent les partis pour rendre leur action plus efficace. Cette position justifie alors leur engagement dans un nouveau mouvement social. Il convient de noter que ce scepticisme à l’égard des partis ne signifie pas pour autant qu’on ignore le système politique[28] ou qu’on cherche à construire contre l’État des espaces d’autonomie[29]. Certes, il ne s’agit pas de vouloir s’emparer du pouvoir, par exemple, en créant un parti politique. Ces groupes ne cherchent pas non plus à s’inscrire en retrait ou en marge du politique. Au contraire, ils tentent d’influencer directement les gouvernements, comme le révèle notre enquête. Leur rapport au politique ressemble donc à celui d’un groupe de pression.

Partage-t-on la même perception du côté des militants et militantes des partis politiques ? Ceux-ci reconnaissent que d’autres organismes que les partis peuvent défendre certaines valeurs sur la place publique, mais ils ne leur attribuent pas autant d’influence qu’à un parti. Pour plusieurs, le parti est le moyen le plus efficace pour influencer le gouvernement parce qu’une organisation environnementale ou féministe n’a pas une couverture médiatique aussi grande que celle des partis et qu’elle n’est pas nécessairement présente dans l’ensemble de la province. En outre, ces organisations défendent habituellement des valeurs plus limitées, plus restreintes – quand ce ne sont pas des intérêts particuliers comme c’est le cas des syndicats – que ne le font les partis politiques dont l’objectif est de représenter l’ensemble de la société. Que l’on milite dans le PLQ ou dans le PQ, on fait appel aux mêmes motifs pour justifier le rôle plus fondamental que joue un parti politique.

Écoutons deux témoignages tout à fait concordants à cet égard. Le premier émane d’un président libéral d’une association de circonscription :

Un parti politique est le meilleur moyen pour faire cela [amener sur la place publique des enjeux et des débats importants]. D’une part, sa vie démocratique permet de représenter assez bien les segments de la population qui l’appuient. Deuxièmement, il s’agit d’une organisation qui regroupe des personnes qui acceptent une structure, un certain encadrement dans le but de promouvoir des valeurs pour l’ensemble de la société.

Un président péquiste partage cette vision :

Au Québec, actuellement, quels sont les mouvements qui peuvent lancer sur la place publique un débat sur un projet de société si ce ne sont les partis politiques ? Pour que la population ait des choix, il faut que des organismes lui présentent ces choix. Les partis sont les organismes tout désignés pour ce faire. Ce ne sont pas les grandes organisations financières ou les Chambres de commerce qui sont en mesure de proposer de grandes orientations au niveau du travail, de la santé, de l’éducation. Ces temps-ci, le seul discours de la Chambre de commerce est de dire qu’on est endetté et qu’en conséquence, on ne peut plus rien faire.

À ces deux témoignages concordants qui émanent des deux principaux partis politiques, on peut ajouter un troisième commentaire, livré par un président péquiste d’une association de circonscription, qui résume bien la situation en comparant l’action des partis et des groupes.

Prenons l’exemple de l’environnement et comparons l’action que les militants de partis et ceux des organismes environnementaux mènent en ce domaine. Lorsque je regarde les militants de l’environnement, je trouve qu’ils sont un peu « encarcanés » dans leurs idéaux alors que dans un grand parti politique comme le PQ, on ne peut pas tout orienter vers cette seule cause. On ne peut pas se limiter aux idéaux environnementaux sans tenir compte du plein emploi, sans oublier les dédoublements dans les services gouvernementaux. Il faut donc considérer l’ensemble des composantes de la société. Il faut développer une vision plus globale.

Nous sommes là au coeur même de ce qui oppose les militants et militantes des partis politiques à ceux et celles des nouveaux mouvements sociaux. D’un côté, on veut défendre une cause précise, telle que l’environnement ou les droits des femmes, et on manifeste un profond scepticisme à l’égard des partis qui ne bougent pas beaucoup sur ces enjeux, qui sont avant tout intéressés par le pouvoir et qui doivent faire des compromis. De l’autre, on estime qu’il faut élargir cette vision jugée trop restreinte, promouvoir des valeurs pour l’ensemble de la société, défendre en un mot ce que l’on a l’habitude d’appeler un « projet de société », et on souligne alors que les partis constituent des véhicules efficaces pour influencer le gouvernement sur ces questions. Si l’option souverainiste et le fédéralisme constituent des « causes » à défendre qui établissent un clivage entre les deux principaux partis au Québec, l’action des partis ne peut toutefois se limiter à ces seules causes : ils doivent élargir le débat et intervenir en matière de travail, de santé, d’éducation, sans oublier les droits des femmes, l’environnement et d’autres secteurs d’activités. Si possible, il faut intégrer l’ensemble de ces valeurs et de ces enjeux dans un projet de société, ce que ne peuvent faire les nouveaux mouvements sociaux associés à une cause unique, à un seul projet plus limité. À ce stade-ci, il importe de souligner que nous traduisons ici la vision exprimée par les personnes interviewées lorsqu’elles sont confrontées au choix de militer dans un parti ou dans un NMS. Chacun exprime alors sa vision (ou sa connaissance) de l’autre, peu importe qu’elle soit fondée ou non.

Cela n’empêche pas les militants et militantes des partis d’être tout à fait lucides et même critiques à l’égard de leur propre organisation et de signaler au passage certaines lacunes ou certaines limites à leur action. Ainsi, le président d’une association libérale de circonscription, lui-même ancien syndicaliste, considère que, dans les syndicats, on jouit d’une plus grande liberté pour émettre une opinion divergente, alors que dans un parti, la solidarité doit être très forte si l’on veut conquérir le pouvoir, objectif fondamental de tout parti politique. Un autre président libéral fait remarquer que les partis ne sont pas aussi efficaces qu’ils pourraient l’être, et ce, à cause de la professionnalisation des partis, c’est-à-dire de l’emprise des permanents face à la base, aux gens ordinaires, ces permanents étant souvent « les seuls à posséder l’information nécessaire à une prise de décision éclairée, notamment sur les problèmes techniques ». Mentionnons également cette secrétaire d’une association péquiste qui se montre très critique à l’égard des partis, estimant que ceux-ci « piétinent, patinent même en ce qui a trait à amener des enjeux sur la place publique » et que « le pouvoir les attire trop pour qu’ils se mouillent ».

Dans le Parti québécois, on sent davantage le besoin d’avoir l’appui d’organismes qui défendent différentes causes, estimant qu’un parti ne peut tout faire seul. Un autre ajoute que « les mouvements sociaux ont un rôle très important pour éveiller les consciences à un problème nouveau », et cite à ce propos l’exemple des écologistes dans les années 1970. Un troisième, enfin, estime que les deux devraient agir de façon complémentaire :

Chacun [organisme ou parti] a son rôle à jouer et les deux devraient le faire de façon complémentaire et non pas de façon isolée ou en compétition. Mais j’ai constaté que les organismes communautaires ont souvent peur des partis politiques et que ces derniers peuvent avoir tendance à les ignorer.

En somme, les partis ne sont pas appelés à remplacer les nouveaux mouvements sociaux : les deux ont leur place sur l’échiquier politique. Cependant, les premiers doivent nécessairement élargir leurs horizons pour embrasser un ensemble de valeurs et d’enjeux, alors que l’action des seconds se concentre sur une cause plus circonscrite, mieux ciblée. Sans récuser cette dernière orientation, les militants et militantes des partis estiment qu’elle est trop étroite et préfèrent s’engager dans une organisation qui ratisse plus large. En ce sens, les partis vont certainement continuer à drainer des militants attirés par des valeurs et des enjeux plus englobants, de telle sorte que les NMS ne semblent pas constituer un défi sérieux pour les partis à cet égard.

Une structure hiérarchisée ou souple ?

Il nous reste un dernier point à vérifier : la perception de l’organisation même dans laquelle ces gens militent. La considère-t-on comme trop centralisée ou suffisamment décentralisée ? Apparaît-elle trop hiérarchisée ou assez souple pour permettre la participation à tous les niveaux ? Comme le soutient É. Neveu dans son analyse de la texture du « nouveau » dans les NMS, ceux-ci « manifestent une défiance explicite devant les phénomènes de centralisation, de délégation d’autorité à des états-majors lointains…[30] ».

Comme il fallait s’y attendre, les militants et militantes des partis politiques notent pour leur part que leur parti repose sur une structure très hiérarchisée de type pyramidal, qui s’appuie sur la base pour remonter ensuite au niveau régional et, de là, au niveau central. Mais la plupart ajoutent aussitôt qu’ils sont satisfaits de cette structure et qu’elle est très démocratique. Elle rend possible, pensent-ils, la participation de tous les membres. Comme le souligne le président péquiste d’une association de circonscription, « les militants de la base peuvent facilement faire entendre leur voix ; ils ont même droit à la dissidence ». Un autre président péquiste signale que « le parti a créé un bon équilibre entre la nécessité d’une prise de décision efficace dans les meilleurs intérêts du parti et l’apport démocratique des militants dans le processus décisionnel ». Au Parti libéral, on partage cette opinion : une bonne structure, rappelle-t-on, part de la base et monte jusqu’au sommet. En outre, aux différents niveaux, les militants et militantes ont la possibilité de participer aux décisions et aux activités du parti.

Au-delà de ces premières observations, on reconnaît tout de même que, dans les partis, la participation n’est pas toujours aussi forte qu’on le souhaiterait, qu’elle est extrêmement variable selon les périodes (en temps d’élection ou non), qu’elle varie également selon que le parti est au pouvoir ou dans l’opposition. Les campagnes électorales ainsi que les campagnes de financement et de recrutement sont habituellement des périodes de forte participation : elles sont suivies de périodes beaucoup plus « creuses » où la participation est minimale.

Les personnes interviewées font état, à des degrés divers, de trois types de problèmes. Quelques-unes considèrent que la structure de leur parti est parfois trop démocratique, ce qui alourdit le processus décisionnel et conduit occasionnellement à des « excès » de démocratie. D’autres personnes, plus nombreuses, insistent sur la faible participation des membres : quelqu’un qui veut s’impliquer peut le faire, mais seule une minorité est vraiment active. Le président libéral d’une association de circonscription le confirme : « En dehors des activités électorales, les membres font confiance aux structures mises en place ». Un autre rappelle que « c’est trop souvent les mêmes personnes qui décident dans cette structure ». Pour sa part, la présidente péquiste d’une association de circonscription fait état de ce paradoxe : « Les membres en général participent peu et, paradoxalement, il y a eu des demandes en faveur d’une plus grande participation des membres de la base ». D’une façon générale, la participation semble plus faible au niveau local et plus forte aux conseils nationaux ou généraux et aux congrès des partis, là où les membres s’expriment plus librement, échangent des idées et les défendent parfois avec vigueur. Cette faible participation des membres découle peut-être avant tout d’un problème de communication entre les instances du parti. Le président d’une association péquiste, après avoir rappelé que son rôle est de s’assurer que « le message du parti passe chez les militants » et que « les militants peuvent transmettre leurs doléances aux dirigeants du parti », ajoute aussitôt : « Le problème que nous rencontrons, c’est que le flux de communication ne monte pas aussi bien qu’il descend ». Ce qui pourrait expliquer que la participation soit plus forte dans les instances centrales et plus faible au niveau local.

Un troisième problème est soulevé dans les entrevues, celui de la présence très forte de la direction dans le fonctionnement de l’organisme et dans la gestion des affaires du parti. C’est là du moins l’opinion d’une majorité des personnes interviewées dans les deux partis. Dans cette structure pyramidale qui part de la base et monte vers le sommet, c’est finalement le sommet de la pyramide qui décide, surtout en temps d’élection pensent certains. C’est pourquoi un grand nombre de présidents et présidentes d’association de circonscription estiment que leur rôle est de susciter la participation des membres de la base, de veiller à ce que l’exécutif de l’association soit le plus représentatif possible de la diversité du milieu et qu’il représente bien la base auprès du sommet. Comme le rappelle le président péquiste d’une circonscription déjà acquise au Parti québécois :

Je ne veux pas que l’exécutif devienne une courroie de transmission fonctionnant uniquement du haut vers le bas. C’est pourquoi nous nous adressons régulièrement à la députée pour lui faire part des demandes et des suggestions des militants de la base au sujet des besoins du comté. Il faut s’assurer aussi, en tant que membres de l’exécutif, que les militants conservent un bon niveau de motivation.

Laissons la parole, pour conclure, à ce président péquiste d’une association de circonscription, qui exprime clairement son idéal quant au style de direction dans un parti :

Idéalement, le rôle de direction d’un parti serait d’être énormément à l’écoute de la population, de prendre des décisions radicales s’il le faut pour le bien de la population, de ne pas être des marionnettes pour obtenir des votes, mais de défendre ses idéaux davantage que ses bénéfices.

Du côté des nouveaux mouvements sociaux, partage-t-on cette conception de sa propre organisation ? La considère-t-on comme une structure hiérarchisée et centralisée où la direction occupe une place importante, tout en étant très démocratique en ce qu’elle rend possible la participation des membres à tous les niveaux ? Ce qui ressort clairement des témoignages des militants et militantes écologistes, c’est qu’ils se retrouvent en grande majorité dans des organisations caractérisées par une structure souple, simple, de type horizontal, où les décisions se prennent en concertation et par consensus. Cette structure, estiment-ils, contraste fortement avec celle des partis politiques. « Dans un parti, dit l’un, la hiérarchie est trop lourde, le processus décisionnel est trop lourd ». « La participation à l’intérieur d’un groupe environnemental, pense l’autre, se compare difficilement avec celle d’un parti politique, car il y a les « guidelines » [lignes directrices] dans un parti politique ». Cette simplicité et cette souplesse des structures feront même dire à une militante écologiste que « ça ressemble à une famille : il y a bien un chef, mais il demande à chacun des membres de la famille de s’exprimer sur les décisions importantes ». Dans certains groupes environnementaux, on souligne également qu’il n’y a pas de titre, pas de président, de secrétaire, mais un conseil d’administration. Il s’agit donc d’une structure à la fois souple et minimale.

Mais une telle simplicité et une telle souplesse ne se retrouvent pas partout. Aussi bien dans les groupes environnementaux que dans les groupes de femmes, les grandes organisations, telles que l’UQCN, l’AFEAS ou les comités de la condition des femmes dans les centrales syndicales, présentent toutes la même caractéristique : elles sont hiérarchiques, lourdes, de type pyramidal, comme dans les partis politiques, bien qu’on estime habituellement que le fonctionnement en est démocratique. « La structure de l’UQCN, dit l’un, ressemble à une « anarchie organisée ». C’est une structure collégiale comportant deux niveaux, celui des bénévoles […] et celui des employés ». « La structure de l’UQCN est lourde et lente à agir, constate un autre, à cause des consultations de tous les membres ». Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter aussitôt : « Mais nous sommes quand même moins lourds que le gouvernement ». Le témoignage d’une militante de l’AFEAS va dans le même sens : « Le style d’organisation, note-t-elle, est pas mal le même entre un parti et l’AFEAS. Toutefois, les partis sont moins à l’écoute de leurs membres de la base ».

Dans les NMS comme dans les partis, on note, depuis quelques années, une baisse de la participation, une faible implication des membres, une certaine démobilisation, même si les militants et militantes de la base peuvent se faire entendre à différents paliers. On attribue ce phénomène à de multiples causes : la récession économique des années 1990, une période de repli sur soi, l’individualisme qui empêche d’atteindre facilement les objectifs du groupe, les politiques néolibérales des gouvernements, l’action des politiciens qui dévalorisent le rôle de l’État et qui ne favorisent pas la mobilisation. Mais laissons la parole à cette militante féministe qui donne une autre explication de cette démobilisation :

Idéalement, le rôle de direction d’un organisme comme le mien devrait être de stimuler davantage la participation des membres à des actions à court terme. Les gens aujourd’hui sont moins disponibles pour des actions à long terme et veulent des résultats concrets. Je dirais la même chose en ce qui a trait à la direction dans un parti politique.

Au total, on peut conclure à une différence importante entre les structures hiérarchiques et centralisées des partis politiques et les structures souples et simples des nouveaux mouvements sociaux. Cependant, les grandes organisations des NMS se comparent nettement aux organisations partisanes. Il en ressort donc que la différence de structure entre les NMS et les partis tient avant tout à leur membership. Comme les premiers regroupent habituellement peu de membres, leur structure peut être plus souple et simplifiée ; comme les seconds ont un membership nombreux, ils doivent se donner une structure qui permet de rejoindre tout le monde (du local au central) et de rendre possible leur participation, ce qui en assure aussi le fonctionnement démocratique. Rappelons toutefois qu’à l’exception de certaines grandes organisations comme l’AFEAS, plusieurs groupes de femmes n’ont pas un membership formel. Cette situation explique aussi la difficulté que nous avons eue à mener auprès de ces groupes notre enquête par questionnaire (le taux de réponse étant le plus faible des quatre types d’organisation étudiés) et notre étude par interviews (peu de personnes ont accepté de nous rencontrer, sans nécessairement refuser de le faire). Une structure organisationnelle plutôt souple et plus fluide va de pair, semble-t-il, avec un membership, lui aussi, « fluide ». Ajoutons enfin que, dans tous les cas, on déplore la faible participation des membres, une certaine démobilisation qui tient à plusieurs facteurs, dont l’individualisme croissant et le rôle affaibli de l’État contemporain.

Conclusion

Nous nous sommes demandé au départ si la présence de nouveaux mouvements sociaux représente un défi pour les partis politiques établis. Tout en reconnaissant qu’un tel défi puisse être multiforme, nous ne nous sommes arrêtés ici qu’au défi organisationnel, considéré sous deux aspects : les motivations pour adhérer à un nouveau mouvement social ou à un parti politique, et la perception ou la conception de sa propre organisation. Ce qui a donné lieu à deux hypothèses, l’une motivationnelle, l’autre organisationnelle.

Au terme de notre recherche, que conclure relativement à ces deux hypothèses ? Il faut d’abord souligner que les personnes interviewées militent dans leur organisation pour y défendre une cause ou certaines valeurs précises qui caractérisent le groupe. Déjà, la souveraineté et le fédéralisme distinguent nettement le PQ et le PLQ l’un de l’autre, tout comme la social-démocratie et le développement économique lié à la libre entreprise les différencient. La cause environnementale et celle des droits des femmes départagent tout aussi nettement les groupes environnementaux et les groupes de femmes. On peut donc en conclure que l’on adhère à un parti politique ou à un NMS pour des motifs précis, pour une cause à défendre en laquelle on croit fortement. Même si un parti peut soutenir la cause environnementale ou les droits des femmes, cet objectif est souvent noyé parmi d’autres enjeux. Cette position ne peut satisfaire les militants et militantes écologistes ou féministes qui accordent à cet objectif une importance plus grande.

Par ailleurs, les moyens utilisés à l’appui de cette cause se ressemblent étrangement. Aussi bien les NMS que les partis politiques tentent de porter et de défendre sur la place publique les valeurs qui définissent leur groupe. Dans les deux cas, on tente aussi d’influencer le gouvernement : c’est là un motif important de l’engagement militant, que l’on soit membre d’un parti politique ou d’un nouveau mouvement social. Cependant, du seul fait de leur plus grand nombre de membres, les partis semblent en mesure d’avoir une action plus efficace auprès des gouvernements que les groupes environnementaux ou les groupes de femmes qui éprouvent le besoin de s’allier à d’autres groupes pour accroître l’efficacité de leur action.

Les militants et militantes des NMS manifestent un profond scepticisme en ce qui concerne l’action des partis politiques : c’est là une autre raison majeure d’adhérer à un nouveau mouvement social plutôt qu’à un parti politique. Ils croient que les partis ne sont pas les véhicules les plus appropriés pour défendre leur cause. Les militants et militantes des partis politiques, au contraire, estiment que les partis sont des véhicules plus efficaces que les organisations environnementales ou féministes. Surtout, et c’est là un point majeur, ils considèrent important de ne pas se restreindre à une seule cause ; il faut élargir sa vision, promouvoir des valeurs pour l’ensemble de la société, défendre ce que l’on appelle un « projet de société » qui ne peut se ramener à une seule cause, par exemple l’environnement ou les droits des femmes. Ces deux visions, l’une plus ciblée, l’autre plus englobante, apparaissent donc irréconciliables, du moins jusqu’au jour où « la cause » défendue par les groupes environnementalistes ou féministes deviendra moins importante et, de ce fait, moins susceptible d’attirer des militants et militantes.

Enfin, nous avons aussi cherché à vérifier notre hypothèse organisationnelle. Nous pouvons conclure que les structures hiérarchiques et centralisées des partis politiques contrastent fortement avec les structures souples et simples des nouveaux mouvements sociaux. Cependant, sur le plan des structures, les grandes organisations des NMS ressemblent nettement aux organisations partisanes. Le nombre de membres ressort alors comme un facteur important : une structure souple et simplifiée convient à un groupe peu nombreux. Toutefois, aussi bien dans les NMS que dans les partis, on déplore la faible participation des membres et une certaine démobilisation. Ajoutons que, chez les groupes environnementaux en particulier, on met fortement l’accent sur la structure souple et conviviale qui caractérise leur organisation.

Tels sont les résultats les plus marquants de notre enquête. Au terme de cet exercice, nous pouvons nous demander si les nouveaux mouvements sociaux posent un véritable défi organisationnel aux partis politiques présents sur la scène québécoise ? Il apparaît clairement que des causes différentes réussissent à mobiliser les militants et militantes des NMS et des partis politiques et que, pour ces derniers, l’action d’un parti ne peut se limiter à une seule cause, aussi importante soit-elle. On estime également, dans les partis politiques, avoir beaucoup plus de chance d’influencer le gouvernement que si l’on militait dans un mouvement social. Bien plus, on considère que, même si la structure d’un parti est hiérarchique et centralisée, elle permet tout de même la participation des membres de la base et que, de ce fait, elle peut être considérée comme tout à fait démocratique.

Du côté des nouveaux mouvements sociaux, en plus d’exprimer des doutes à l’endroit de l’action des partis, on préfère se mobiliser pour défendre une cause importante comme celle de l’environnement ou des droits des femmes. En même temps, certains sont séduits par la structure souple, conviviale et presque familiale de leur organisation.

En tenant compte des limites fixées ci-dessus au sujet de certains groupes dont le membership est plutôt fluide et dont les structures sont très souples ou quasi inexistantes, groupes qui n’ont pas été rejoints pour cette étude, nous pouvons conclure que, contrairement à ce que disait C. Offe[31], les NMS n’ont pas une conception entièrement négative de la politique. Certes, les personnes interviewées expriment un certain scepticisme à l’égard des partis politiques. Certes, elles ne croient pas qu’ils soient les meilleurs véhicules pour défendre leur cause. Cependant, partis et NMS se rejoignent dans leur volonté d’influencer le gouvernement, les premiers estimant qu’ils sont plus efficaces que les seconds pour le faire. En ce sens, les uns et les autres agissent plutôt comme des groupes de pression auprès des autorités politiques, ce qui n’indique certainement pas une attitude de retrait des NMS à l’égard du politique, comme le croyait C. Offe. Au contraire, notre conclusion rejoint plutôt celle de H. Kriesi et P. Van Praag selon laquelle le développement des NMS (dans le cas des Pays-Bas qu’ils ont étudié) n’indiquait pas une diminution de la légitimité des partis politiques de ce pays[32].

Quant à ces nombreux groupes environnementaux et groupes de femmes qui ont disparu depuis une trentaine d’années, on pourrait rappeler ce qu’écrivait déjà Peter Gundelach :

La disparition de plusieurs organisations des mouvements sociaux est probablement due au fait qu’elles n’ont pas d’influence politique auprès des canaux politiques traditionnels. Elles ne veulent pas créer une nouvelle structure hiérarchique parce qu’elles craignent qu’une structure centralisée devienne un but en lui-même, ce qui est en opposition avec les objectifs sociétaux du mouvement[33].

Il est donc nécessaire d’avoir un minimum d’organisation et de membership si l’on veut exercer une certaine influence politique, c’est-à-dire faire prendre conscience d’un problème, le faire inscrire à l’agenda politique, faire pression auprès des gouvernements pour le résoudre. C’est pourquoi les groupes environnementaux et les groupes de femmes ont souvent besoin d’établir des alliances avec d’autres pour exercer des pressions sur les autorités politiques et compenser ainsi la « faiblesse » de leur organisation et de leur membership.

C’est dans la cause à défendre que les partis et les NMS diffèrent. Ces derniers reprochent aux premiers les compromis qu’ils doivent faire pour accéder au pouvoir et le conserver. Les partis reprochent aux NMS « l’étroitesse » de leur cause, fixée sur des enjeux qu’ils jugent trop restreints. À cela s’ajoute le fait que, de par leur nature, les NMS ne sont pas prêts à faire des compromis à l’égard de la cause à défendre. La nécessité de faire des compromis, c’est précisément ce qu’ils reprochent aux partis politiques. Ayant une grande cause à défendre, les NMS formulent des demandes habituellement fondées sur des principes non négociables. Ils n’ont d’ailleurs rien à offrir en retour d’un compromis comme celui de mettre fin à une grève, pour un syndicat, ou celui, pour un groupe de pression, d’appuyer activement un parti politique au cours d’une élection. Ce qui ne les empêche pas, comme nous l’avons vu, de vouloir être actifs sur la scène politique.

Au total, le défi, s’il en est un, ne se pose pas de façon directe. Mis à part le désir commun d’influencer le gouvernement, chaque groupe défend une cause qui lui est propre. Les partis quant à eux sont plutôt appelés à défendre des « projets de société » ; une seule cause, si importante soit-elle, leur paraît trop limitée. De part et d’autre, on semble satisfait de sa propre organisation, dont on reconnaît le caractère démocratique et qu’on apprécie pour les possibilités de participation qu’elle permet. On mentionne tout de même les différences importantes qui existent entre les structures de type vertical des partis et les structures de type horizontal des NMS. Plutôt que de parler de défi et d’opposition entre les deux, peut-être faudrait-il parler de complémentarité. Pour les partis, le défi viendrait donc plutôt de leur inadaptation aux valeurs nouvelles que défendent les groupes environnementaux et les groupes de femmes, ce qui ne semble pas cependant être le cas au Québec selon nos propres recherches[34]. Le défi se poserait plutôt aux NMS eux-mêmes. Comment concilier l’efficacité de l’action, qui requiert une certaine organisation et parfois des compromis, et la fidélité aux principes et à la cause défendus par le mouvement ? Une trop forte institutionnalisation des nouveaux mouvements sociaux leur ferait perdre les caractéristiques propres de leur organisation et les pousserait vers des formes d’action qui les apparenteraient de plus en plus à de simples groupes de pression. Leur organisation deviendrait alors purement instrumentale et se détacherait clairement du mouvement qui les a fait naître.