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Introduction

Les agressions sexuelles sur des mineurs (ASM) ont été étudiées de manière approfondie au cours des dernières années. Ces recherches se sont intéressées à diverses dimensions de ce problème social comme l’épidémiologie, les facteurs de risques, les séquelles et le traitement (Collin-Vézina, Daigneault et Hébert, 2013). Les recherches épidémiologiques sur les ASM ont permis de mieux comprendre les facteurs qui influencent les taux d’ASM signalées au fil du temps. Les incidences d’ASM ont connu une augmentation depuis les années 1970 (Leventhal, 2001 ; Putnam, 2003), une hausse que l’on suppose due à la conscientisation du public sur la question (Putnam, 2003). D’autres études américaines (Finkelhor et Jones, 2004) et canadiennes (Trocmé et al., 2010) semblent toutefois noter une baisse marquée des enquêtes menées par les services de protection de l’enfance (SPE) sur les ASM, à partir des années 1990 et au cours des années 2000 à 2010. En analysant ces tendances et en vérifiant diverses hypothèses, allant des changements dans les pratiques d’analyse de dépistage aux normes de justification, Finkelhor et Jones (2004) en arrivèrent à la conclusion que cette baisse observée du côté des États-Unis était en partie due à une baisse réelle d’incidents d’ASM. De telles conclusions ne peuvent toutefois pas être généralisées pour tous les pays, compte tenu des différents cadres législatifs et organisationnels, même au sein des sociétés occidentales (Collin-Vézina, Hélie et Trocmé, 2010). Les processus de traitement, par les SPE, des cas d’ASM à investiguer n’ont pas encore été étudiés en profondeur, une lacune que la présente étude cherche à combler.

Prévalence et incidence des cas d’ASM

De nombreux facteurs expliquent la difficile évaluation de la prévalence des cas d’ASM. L’absence de consensus sur la définition d’une ASM, les différents mécanismes de collecte des données (Johnson, 2008) et le fait que les ASM ne sont pas nécessairement signalées au moment où elles ont lieu (Organisation mondiale de la santé, 2002) ont limité jusqu’à maintenant la concordance des résultats de recherches. Certains remettent en question la pertinence d’évaluer les taux de prévalence en se penchant sur des cas confiés aux SPE ou aux forces policières (Leventhal, 2001 ; Ward et Bennett, 2003), puisque 75 % des incidents d’ASM ne sont probablement jamais signalés à ces services (Johnson, 2008). De plus, les cas d’ASM signalés aux SPE sont soumis à de nombreuses procédures avant d’être évalués ou corroborés (c.-à-d. les ASM traitées par des SPE, évaluées et corroborées ; Jones et Finkelhor, 2001), dont une procédure de sélection à la première étape, qui limite d’emblée le nombre de cas qui sont traités et soumis à une enquête. En effet, certains cas d’ASM peuvent être signalés aux SPE, mais ne pas tomber sous l’autorité des SPE, comme dans les cas où la sécurité et le développement de l’enfant ne sont pas compromis (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2010). De telles situations peuvent parfois être mieux résolues en redirigeant les familles vers d’autres ressources communautaires plus aptes à les traiter. Les conséquences de ce processus de sélection sur la diminution des cas d’ASM portés à l’attention des SPE peuvent donner la fausse impression que la fréquence des ASM s’est modifiée alors que cette baisse pourrait plutôt refléter des normes plus conservatrices de la part de ces organismes dans la sélection des cas en question.

Déclin observé des ASM

Finkelhor et Jones (2012) ont noté, en analysant des données des États-Unis, une importante chute de 62 % des cas corroborés d’ASM de 1992 à 2010. Ils ont également analysé des données d’un échantillon de professionnels travaillant auprès d’enfants et ont conclu à une baisse de 47 % des ASM entre 1993 et 2005. Selon Leventhal (2001), cette diminution peut être due à une modification des critères de sélection des cas par les SPE, des changements qui affectent la décision de traiter et de corroborer les incidents signalés. Ces modifications pourraient donc avoir réduit le nombre de cas signalés puis corroborés par la suite. En se penchant sur les changements possibles dans les politiques et les procédures des SPE, Finkelhor et Jones (2004) relèvent qu’une baisse de 26 % d’admission des cas d’ASM explique en partie le nombre moindre d’incidents corroborés par la suite. Par exemple, dans certains États américains, il était moins probable de voir des incidents concernant des enfants d’âge préscolaire être traités. Toutefois, ces changements n’expliquent pas la baisse drastique des ASM en général, les cas touchant des enfants en bas âge ne représentant qu’une faible portion des cas d’ASM. Les chercheurs auraient par ailleurs noté une augmentation de l’exclusion des cas qui n’impliquent pas un tuteur en tant qu’agresseur.

Au Canada, les recherches sur l’incidence d’ASM ont mené à des résultats contradictoires. L’Étude canadienne sur l’incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants (ECI), qui a rassemblé des données des SPE partout au pays, en 1998 et en 2003, a révélé une baisse de 30 % dans les cas corroborés d’ASM entre 1998 et 2003 (Trocmé et al., 2001 ; Trocmé et al., 2005). Cette baisse n’était toutefois pas considérée comme notable compte tenu du fait que les cas d’ASM étaient peu nombreux. En 2008, les cas corroborés d’ASM ont encore baissé de 11 % (Trocmé et al., 2010). Analysant les résultats de l’ECI en vue d’examiner d’éventuels changements dans les procédures de corroboration, Collin-Vézina et al. (2010) ont noté que des cas de la première et de la seconde ECI étaient moins sujets à être corroborés lorsqu’il n’existait aucune preuve physique ou lorsque les preuves existantes pouvaient être remises en question. Le nombre limité de cas et les données étudiées n’incluant aucun renseignement sur les cas non traités en enquête, les chercheurs n’ont pas pu vérifier l’hypothèse selon laquelle une modification des pratiques des SPE aurait limité la corroboration de cas d’ASM.

Sur le plan provincial, l’Étude sur l’incidence et les caractéristiques des situations d’abus, de négligence, d’abandon et de troubles de comportement sérieux signalées à la Direction de la protection de la jeunesse au Québec (EIQ) a relevé une augmentation de 24 % des cas corroborés d’ASM entre 1998 et 2003 (probablement à cause de différences entre les définitions des deux cycles), mais une baisse générale de 16 % entre 1998 et le cycle de 2008 (qui suit une méthode similaire de collecte des données ; Hélie, Turcotte, Trocmé et Tourigny, 2012). Dans un cadre temporel similaire, des données des forces policières ont montré une augmentation notable de 52 % des crimes sexuels signalés contre les enfants et les adultes entre 1997 et 2006 (Ministère de la Sécurité publique, 2007). En comparaison, une baisse de 30 % sur la même période au Canada semble indiquer, encore une fois, des tendances complexes dans les signalements d’ASM aux autorités dans la province. Devant ces données statistiques fluctuantes, il se peut que divers facteurs aient influencé le nombre de signalements traités par les SPE au Québec. Ce nombre peut avoir augmenté dans les données des SPE et des services de police à la suite de la mise en oeuvre en 2001 d’une entente multisectorielle visant à améliorer les communications entre les SPE et les autorités (il est en effet plus probable que chaque partie mène des enquêtes sur les cas ; Collin-Vézina, Hélie et Roy, 2009). Toutefois, d’autres facteurs organisationnels, tels que les changements dans les processus de traitement, peuvent aussi expliquer ces tendances complexes.

Les processus de traitement dans les SPE au Québec

Au Québec, les SPE ont pour mandat de mener des enquêtes sur les situations de maltraitance, conformément à la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ, 2014). Si la plupart des signalements reçus par le service d’admission relèvent les situations où des familles ont besoin d’aide, ces situations ne requièrent pas toujours l’intervention des SPE. Rediriger ces familles vers d’autres ressources communautaires est parfois plus approprié (MSSS, 2010). Ainsi, conformément à l’article 38.2 de la LPJ, et selon les recommandations du Manuel de référence sur la protection de la jeunesse (MSSS, 2010), le service d’admission a pour mandat de produire des analyses sommaires des renseignements reçus et de prendre une décision fondée sur la nature, la gravité, la persistance et la fréquence des faits signalés, l’âge du mineur et ses caractéristiques personnelles, la capacité des parents à mettre fin à la situation et les ressources communautaires pour aider le mineur à mettre fin à la situation (LPJ, 2014). Au contraire de la version précédente, la plus récente version révisée de la LPJ présente une définition de l’ASM qui précise que la situation ne peut être traitée que si les parents n’ont pris aucune mesure pour mettre fin à l’ASM, et encourage la réorientation des services vers des organismes communautaires dans les cas n’impliquant aucun risque pour le mineur. Ces modifications sont sans doute porteuses de changements majeurs dans le processus de traitement, qui reste à documenter. À l’inverse, les situations d’ASM traitées sont soumises à une évaluation approfondie afin de corroborer les allégations d’ASM.

À notre connaissance, peu d’études se sont penchées sur les critères de traitement des cas signalés aux SPE québécoises, encore moins sur les signalements d’ASM, et aucune n’a fait d’analyse sur de longues périodes de temps. Tourigny, Jacob, Daigneault, Hébert et Wright (2009) ont puisé des renseignements dans les signalements aux SPE en ce qui a trait aux situations d’ASM au Québec sur une période de trois mois, en 1998. Ces chercheurs ont pu relever nombre de caractéristiques augmentant les chances de traitement dans les signalements d’ASM, notamment lorsque la victime est une fille. Inversement, les signalements d’ASM voyaient leurs chances d’être traités s’amoindrir lorsque la source du signalement était anonyme, dans la catégorie « autre », le père ou encore un officier de police.

En analysant des signalements d’ASM d’un SPE du Québec sur une période de deux ans, Silva (2011) s’est penché sur les critères de traitement de 303 signalements. Il note qu’un dossier voit ses possibilités de refus augmenter à mesure que la période de temps où son dossier reste ouvert s’allonge dans l’attente qu’une décision soit prise. L’hypothèse du chercheur veut qu’un processus de préévaluation ait lieu avant de rendre une décision qui les redirige vers d’autres ressources ou qui infirme les preuves d’ASM. Il est intéressant de relever que les chercheurs américains Wells, Lyons, Doueck, Brown et Thomas (2004) ont comparé le nombre moyen de jours s’écoulant avant qu’un employé d’un SPE prenne une décision de traitement. D’après leurs résultats, les endroits où cette moyenne est la plus élevée avaient aussi un taux plus élevé de traitement des signalements. Selon les chercheurs, il est également possible qu’une préévaluation ait eu lieu, mais ils semblent indiquer que cela menait plutôt à accumuler des preuves penchant en faveur du traitement des cas.

À la lumière des tendances complexes de l’incidence d’ASM au Québec et du peu d’études ayant analysé les facteurs organisationnels ayant un impact potentiel sur ces taux, la présente étude cherche à analyser les variables en jeu dans les processus de traitement dans les SPE du Québec, sur une période de dix ans, afin de mieux comprendre ces processus dans les situations d’ASM et leur influence potentielle sur les taux des cas d’ASM confirmés. Plus précisément, les caractéristiques examinées seront comparées avant et après les modifications apportées à la LPJ afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle des critères plus restrictifs à l’étape de l’admission, soulignés dans la révision de la loi, en 2007, expliquent, du moins en partie, la baisse rapportée des cas d’ASM dans les SPE du Québec.

Méthodologie

La base de données servant dans la présente étude est constituée d’un ensemble de données fournies par les 16 SPE du Québec, tirées du système informatisé d’informations sur les clients, conçu et utilisé dans les SPE du Québec, de 2002 à 2013. Ces ensembles de données représentent la population entière des enfants ayant été en contact avec les SPE, à l’exception du Nunavik et de la Baie-James, qui ne sont pas des autorités mandatées. Les données administratives longitudinales comprenaient une description des antécédents de maltraitance ainsi qu’un certain nombre de variables concernant le mineur, sa famille et l’organisation des services. Les cas étaient ensuite sélectionnés en fonction d’un critère : que l’employé chargé de l’admission définisse la situation rapportée comme une situation d’ASM (LPJ, L. R. Q., chapitre P-38 g [s] et P-38 d [1]). L’échantillon final était composé de 53 848 dossiers. La décision d’admettre ou non les signalements pour davantage de services était la variable dépendante, les caractéristiques des cas constituaient les variables indépendantes. La recherche a été approuvée par les trois comités d’éthique de la recherche concernés.

Des analyses bivariées ont permis de déterminer l’influence de chaque variable sur la décision de traitement. De plus, des analyses de régression logistique séquentielles ont été menées afin de prédire la décision de rejet des signalements d’ASM. Ces variables étaient classées en trois blocs hiérarchiques : (1) les caractéristiques du mineur ; (2) les caractéristiques administratives ; et (3) la date du signalement.

Résultats

Tel qu’indiqué au Tableau 1, l’échantillon de 53 858 signalements inclut 13 360 garçons (24,8 %) et 40 448 filles (75,2 %). L’âge des enfants varie de 0 à 17 ans (M = 9,97 ; SD = 4,60), un plus grand nombre d’enfants de 0 à 12 ans (61,7 %), comparativement au groupe des 13 à 17 ans (38,3 %). Au moment où le signalement était reçu, 38 699 signalements (71,8 %) concernaient des clients inactifs (c’est-à-dire des familles n’ayant pas encore reçu de services des SPE), et 15 179 signalements (28,2 %) concernaient des dossiers actifs. Les signalements faits par des enfants, des proches des enfants ou des professionnels au privé étaient au nombre de 12 967 (24,1 %), et 40 881 (75,9 %) ont été déposés par des professionnels du système public. La décision de traitement était prise en quatre jours ou moins dans le cas de 30 770 signalements (57,1 %), et en plus de quatre jours pour 23 078 (49,6 %) des signalements. Les signalements reçus avant la modification de la LPJ en 2007 étaient au nombre de 27 120 (50,4 %), et 26 728 (49,6 %) avaient été reçus après la modification. Des 53 858 signalements, 26 281 (48,8 %) avaient été admis pour une évaluation approfondie, et 27 567 dossiers (51,2 %) avaient été rejetés et fermés à l’étape de l’admission.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon (2002-2012)

Caractéristiques de l’échantillon (2002-2012)

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Le Graphique 1 met en évidence les changements s’étant produits de 2002 à 2012 à l’étape de l’admission. À partir de 2007, on remarque une baisse du nombre total de signalements par année ainsi qu’un déclin marqué dans la proportion annuelle des cas traités en enquête (screened in, s’opposant à rejetés, screened out) dans le nombre de cas signalés aux SPE. Ainsi, si 2 830 des 4 310 cas signalés aux SPE en 2002 ont été traités (65,7 %), seulement 1 699 des 4 414 signalements de 2012 l’ont été (38,5 %).

Le Tableau 2 présente les caractéristiques des mineurs, les caractéristiques administratives et le moment du signalement, éléments qui étaient tous sensiblement reliés aux décisions de traitement. En tant que telles, toutes les variables ont été retenues pour être étudiées davantage dans l’analyse de régression logistique séquentielle.

Graphique 1

Décisions découlant des processus de traitement dans les cas d’ASM, par année

Décisions découlant des processus de traitement dans les cas d’ASM, par année

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Tableau 2

Caractéristiques des mineurs, caractéristiques administratives et moment du signalement par décision de traitement (Chi2)

Caractéristiques des mineurs, caractéristiques administratives et moment du signalement par décision de traitement (Chi2)

Note : ** = p < 0,01.

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Le Tableau 3 présente les résultats de l’analyse de régression logistique séquentielle. Six variables étaient sensiblement reliées aux décisions de traitement. Les trois blocs entrés prédisaient 71,2 % des signalements traités, et 65,9 % des signalements rejetés.

Tableau 3

Analyse de régression logistique séquentielle prédisant la décision de rejet des cas d’ASM (non retenus pour enquête)

Analyse de régression logistique séquentielle prédisant la décision de rejet des cas d’ASM (non retenus pour enquête)

IC = Intervalle de confiance de 95 %

Note : ** = p < 0,01.

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Les résultats montrent que les signalements concernant des adolescents (13 à 17 ans) étaient 1,50 fois plus à risque d’être rejetés ; les signalements où le mineur ne recevait pas déjà de services des SPE avaient 1,72 fois plus de chances d’être rejetés ; les signalements dont la source était un professionnel du système public avaient 1,30 fois plus de chances d’être rejetés ; les signalements pour lesquels le processus de décision prenait plus de quatre jours avaient 4,66 fois plus de chances d’être rejetés, et ceux reçus après 2007 voyaient leurs chances d’être rejetés multipliées par 1,59.

En revanche, les signalements avaient plus de chances d’être traités lorsque les enfants étaient en plus bas âge. Outre l’âge de l’enfant, d’autres facteurs administratifs ont également influencé les probabilités qu’un cas soit retenu pour enquête (ex. : un dossier déjà actif, une source de l’entourage personnel, un professionnel au privé, ou la catégorie « autre » ; c’était aussi le cas lorsque la décision de traitement était prise en moins de quatre jours). Sans égard pour toutes ces variables, les signalements reçus avant 2007 avaient des chances plus élevées d’être traités. Le sexe n’était par ailleurs plus sensiblement relié à la décision de traitement.

Discussion

Les employés impliqués dans le processus d’admission des SPE ont la difficile tâche de traiter ou de rejeter des signalements d’ASM en fonction de l’information limitée qu’ils reçoivent. Ils doivent soupeser le besoin de protection des mineurs et respecter leurs droits individuels en évitant d’imposer des services envahissants dans la vie des familles souvent réticentes. L’étude s’est penchée sur six variables afin de déterminer quels facteurs influencent les chances qu’un signalement soit traité ou rejeté dans les SPE au Québec sur une période de 10 ans.

Deux caractéristiques des mineurs, le sexe et l’âge au moment du signalement, ont été étudiées. Notre échantillon comprenait principalement des filles, ce qui concorde avec la documentation existante sur les victimes d’ASM (Finkelhor, Hammer et Sedlack, 2008). Le sexe n’avait pas d’influence statistiquement notable sur la décision de traitement, mais l’âge, oui. Les enfants les plus jeunes (0 à 12 ans) avaient davantage de chances de voir leur cas traité, et les adolescents (13 à 17 ans), plus de chances qu’il soit refusé. Ces résultats ne concordent pas avec ceux de Finkelhor et Jones (2004), qui montraient qu’aux États-Unis, les enfants d’âge préscolaire avaient moins de chances d’être admis. Nous croyons qu’il y a eu une certaine prise de conscience par rapport aux cas d’AS envers les jeunes enfants au Québec, notamment par la création d’un centre d’appui aux enfants se spécialisant dans les cas d’ASM dont les victimes sont âgées de 0 à 12 ans. La crédibilité accrue des dénonciations faites par ces jeunes victimes découle peut-être de l’émergence de ces services spécialisés. En ce qui concerne les cas d’ASM dont les victimes alléguées sont des adolescents, les modifications de la LPJ pourraient avoir limité l’action des SPE dans les agressions sexuelles perpétrées par des étrangers ou des connaissances. De tels cas risquent en effet de ne pas tomber sous l’autorité des SPE, surtout lorsque les parents prennent eux-mêmes des mesures pour faire face au problème. Malheureusement, les informations sur la relation entre la victime alléguée et l’agresseur n’étaient pas disponibles au moment où la présente analyse a été effectuée.

Trois caractéristiques administratives ont été étudiées : le statut au moment où le signalement a été reçu, la source de ce signalement et le nombre de jours écoulés avant que le SPE ne prenne une décision. Les résultats montrent que, sans égard pour l’âge des mineurs, ceux recevant déjà des services des SPE avaient plus de chances de voir leur cas traité lorsqu’un nouveau signalement était déposé. Ceci indiquerait que l’employé chargé de l’admission aurait accès à davantage d’information et pourrait ainsi s’inquiéter d’autant plus de la sécurité du mineur.

Lorsque la source du signalement provenait de l’entourage personnel (ex. : l’enfant lui-même ou un membre de sa famille), d’un professionnel au privé (ex. : un docteur ou un avocat), ou de la catégorie « autre », le signalement avait plus de chances d’être traité. Ceci semble indiquer qu’une plus grande crédibilité est accordée à un enfant qui dénonce une ASM, et qui peut fournir des informations directes sur l’agression. Les professionnels au privé pourraient par ailleurs avoir une influence positive sur la décision de traitement en raison de leur crédibilité ou de leur accès à des preuves physiques. À l’inverse, les cas signalés par des professionnels du système public pourraient avoir été rejetés au motif que les enfants concernés recevaient déjà des services qui répondent aux situations d’ASM, conformément aux modifications de la LPJ encourageant les SPE à rediriger les familles vers des ressources communautaires lorsque les risques pour le mineur sont jugés raisonnables.

Les périodes les plus longues en nombre de jours avant d’admettre les cas augmentaient les chances qu’ils soient rejetés. Ces résultats sont contraires à ceux de Wells et al. (2004), où les signalements exigeant une analyse plus longue avaient davantage de chances d’être traités par les organismes américains, mais conformes à ceux de l’étude menée par Silva (2011) dans un des services québécois. Il semblerait que, lors de l’admission, les employés québécois mènent une enquête préliminaire et soit infirment les allégations ou bien dirigent les familles vers des ressources communautaires.

Enfin, les résultats de la présente étude montrent que les signalements d’ASM, outre tous les facteurs étudiés, avaient plus de chances d’être traités s’ils avaient été reçus avant 2007, et plus de chances d’être rejetés lorsque reçus après cette date. Cela confirme notre hypothèse voulant que les changements instaurés dans les politiques et les pratiques aient limité le nombre de cas d’ASM traités par les SPE au Québec. La baisse des incidences d’ASM au Québec au cours des quelques dernières années pourrait en effet refléter les changements de politiques et de pratiques dans les processus de traitement, réduisant les chances que des enquêtes soient menées à la suite de signalements initialement faits aux SPE. Des recherches futures permettront de documenter les résultats associés à ces changements. Aucun mécanisme en place ne permet actuellement aux SPE de suivre les cas rejetés. Une étude longitudinale portant sur les familles dont le signalement a été rejeté permettrait de trouver des renseignements importants sur le sort de ceux qui ont été redirigés vers des services communautaires et de savoir si ces victimes seront ultérieurement redirigées de nouveau vers les SPE. De plus, d’autres études pourraient se pencher sur d’autres variables telles que l’identité de l’agresseur et la gravité de la situation signalée en vue de déterminer d’autres facteurs pouvant influencer la décision de traitement des cas signalés.