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L’oeuvre de Françoise, de son vrai nom Robertine Barry (1863-1910), dévoile un riche champ d’exploration, encore largement en friche, qui met en relation nombre de genres, supports et pratiques éditoriales parmi les plus courants au Québec au tournant du xxe siècle. Il s’agit d’un vaste corpus, échelonné sur près de 20 ans d’une carrière prolifique, et ponctué par des publications pour la plupart inconnues, tapies dans les pages de quelques journaux et revues. Au milieu de cette somme foisonnante d’articles, une forme particulière, la chronique, apparaît comme une constante, sorte de fil d’Ariane qui révèle divers recoupements et effets d’hybridation entre des textes de forme apparemment libre, ni tout à fait littéraires ou journalistiques, référentiels ou fictionnels.

Le présent article veut décrire et mettre en relation trois modes de publication de la chronique de Françoise, trois supports correspondant à des moments distincts de sa trajectoire de journaliste. D’abord, « La Chronique du lundi », série d’articles hebdomadaires publiée dans le quotidien La Patrie du 22 septembre 1891 au 5 mars 1900, période au cours de laquelle l’écrivaine développe également « Le Coin de Fanchette » (1897-1901), une des premières pages féminines fondée et dirigée par une femme. Viennent ensuite les recueils, Fleurs champêtres (1895) et surtout Chroniques du lundi (1900), qui reprennent pour l’essentiel des textes initialement parus dans la presse et réédités sous la forme de volumes composés. Puis, le Journal de Françoise (1902-1909), objet véritablement complexe, à mi-chemin entre le journal, dont il prend le nom, et le recueil, qui lui donne sa structure, dans lequel la journaliste retrouve la formule éprouvée de la chronique, modulée cette fois en fonction d’une forme nouvelle : la revue féminine.

La production écrite de Françoise a été maintes fois étudiée, depuis les premiers travaux d’Anne Carrier jusqu’aux récentes recherches de Chantal Savoie[1]. Aucune étude n’a cependant abordé l’oeuvre sous l’angle spécifique de ses supports. Du journal à la revue, en passant par le recueil, celle-ci donne à voir les différentes appropriations possibles de la forme médiatique, en même temps que la problématique catégorisation des textes en fonction de leur seul mode de diffusion. En tant que pionnière de ce que l’on a nommé le « journalisme féminin[2] », Françoise se joue de la frontière poreuse entre le livre et le journal, le pérenne et l’éphémère, le sérieux et l’anodin. L’hybridité ou l’« hybridatisation » des formes qu’elle emploie, pour reprendre le mot de Bakhtine[3], traduit ainsi un processus dynamique de mélange et de métissage des genres et des discours, tout autant que des codes qui régissent alors l’écriture des femmes au Canada français. À travers le prisme de la chronique, ce sont trois formes distinctes ̶ le journal, le recueil et la revue – qui apparaissent sous un jour nouveau, à la fois comme objets matériels, possédant une apparence et une économie discursive propres, et comme objets discursifs, dépendant d’un régime de publication polytextuel, une parole faite d’autres paroles.

La chronique journalistique comme partie d’un tout

Les chroniqueurs sont encore très rares au pays lorsque Françoise entame la rédaction de sa propre série. La journaliste débutante a toutefois une bonne idée de ce que représente la charge en question. En effet, le travail assidu que suppose la livraison hebdomadaire d’un texte est un fardeau, un « cauchemar » même, bien connu de Françoise, qui commente de cette façon son emploi à La Patrie :

Certes, le métier de chroniqueur est très difficile et plus dur que certaines gens le croient. Je lisais, l’autre jour encore, sur un journal de France, une énumération des obstacles contre lesquels il fallait lutter, pour écrire une chronique convenable, et ça ma [sic] fait penser à mon mal.
J’ai de plus lu, dans le même article, signé du reste par une de nos meilleures plumes – c’est donc malheureux de n’avoir pas plus de mémoire qu’un lièvre, je pourrais citer un nom qui fait autorité, – j’ai même lu, dis-je, que le métier de chroniqueur était encore plus difficile que celui de rédacteur.
Hein! elle est bonne celle-là! Vous entendez, messieurs les rédacteurs?
J’allais commettre un grand péché d’orgueil, mais l’écrivain ayant fait précéder le substantif chroniqueur de l’adjectif bon, cela m’a fait tout doucement rentrer dans ma coquille[4].

Dans la foulée de la tradition française initiée par Delphine Girardin, et poursuivie notamment par George Sand et Séverine[5], Françoise montre une parfaite maîtrise des codes de la chronique, comme de la déontologie particulière du chroniqueur. Témoin ironique de son temps, elle manie l’art du trait d’esprit aussi bien que celui de l’autodérision, et c’est avec une aisance évidente qu’elle parle de choses et d’autres, cherchant à divertir son public plutôt qu’à l’informer. Style conversationnel, paragraphes courts parsemés de blancs, ponctuation expressive et abondante, son écriture se modèle au genre journalistique établi, la « chronique convenable » dont elle s’inspire, en même temps qu’elle s’adapte aux contraintes de La Patrie et aux attentes du lectorat montréalais, peu enclin à admettre la complexité d’une tâche si souvent confiée à des femmes.

Françoise sera chroniqueuse pour la presse pendant près de 20 ans, d’abord à La Patrie, puis dans sa propre revue, et pourtant cette charge, comme l’écriture qui la caractérise, ne sont attachées qu’à la première moitié de sa carrière. Contrairement à Madeleine, considérée plus tard comme « la reine incontestée au royaume de la chronique féminine[6] », Françoise n’atteint pas la renommée par la voie de la chronique, mais, plus généralement, à titre de « journaliste ». La différence entre les deux désignations ne repose bien sûr que sur des effets de perception, le métier de journaliste étant à cette époque tout aussi abstrait que celui de chroniqueur, même si d’emblée moins déterminé et généralement associé à des postes décisionnels au sein du périodique. Force est cependant d’admettre que cette femme, par sa trajectoire unique, acquiert une notoriété qui lui vaut d’être traitée différemment de ses consoeurs et davantage comme ses confrères, les rédacteurs auxquels elle n’ose elle-même se comparer. Après tout, elle n’est pas simplement « chroniqueuse féminine » celle qui signe pendant près d’une décennie une série d’articles sous le même intitulé reconnaissable, en pleine page couverture de l’un des quotidiens les plus lus de Montréal, et qui tire de ses textes non pas un, mais deux recueils, les premiers du genre à être publiés par une femme au Québec[7].

Alors que la grande majorité des collaboratrices aux journaux voit ses écrits confinés au bas de la page ou dans la zone réservée aux affaires féminines, comme Madeleine dans La Patrie et Fadette dans Le Devoir – une pratique que Françoise a d’ailleurs contribué à implanter avec « Le Coin de Fanchette » –, les premiers articles de la jeune Barry connaissent tous la faveur de la première page. Dès son arrivée dans la métropole, celle-ci soumet en effet une série de quatre articles sur l’éducation à La Patrie, qui les publie tous un lundi, en page 1 du journal, et déjà presque de manière hebdomadaire, du 30 avril au 16 juin 1891[8]. Ce même été, Françoise récidive avec trois récits brefs, à nouveau positionnés en plein centre de la page couverture, cette fois à quelques semaines d’intervalle, mais toujours après la relâche dominicale, les 20 juillet, 10 août et 31 août 1891. Faute d’informations à ce sujet, il s’avère impossible de savoir si les textes publiés ont été rédigés à l’avance, approuvés, puis diffusés selon les besoins du périodique, ou si Françoise produisait et remettait ses textes au fur et à mesure, révélant ainsi une efficacité au travail qui l’aurait fait remarquer auprès de la rédaction. Le fait demeure que la journaliste publie sa première « Chronique » le 22 septembre, un mardi, pour ensuite lancer la « Chronique du lundi », sous son titre désormais définitif, dès le 5 octobre 1891.

À cette date, les grands journaux québécois avaient déjà accepté les textes de quelques femmes, des écrivaines en herbe comme Françoise, peu ou pas connues du public et dissimulant elles aussi leur identité sous le couvert du pseudonymat[9]. Bien qu’encore relativement rare, la pratique n’est donc guère étonnante. Ce qui l’est davantage, c’est la décision de Honoré Beaugrand, directeur du journal et lui-même journaliste réputé, d’accueillir une femme au rang de ses collaborateurs réguliers, transformant ainsi tant la composition que l’identité même de son périodique. Dorénavant, un numéro par semaine se voit en partie réquisitionné pour la tribune d’un chroniqueur, et une à trois colonnes paraissent invariablement allouées à un texte signé d’un simple prénom, féminin de surcroît. Le pari semble risqué, et pourtant rien n’est laissé au hasard, ni le titre de la série, ni son emplacement. Mais pourquoi le lundi, et pourquoi la couverture?

L’organisation interne de La Patrie se modifie grandement au fil des années, et même de jour en jour, en fonction des événements. Il est difficile, dans ce contexte, d’analyser l’économie discursive du journal, et plus encore d’une seule de ses pages. De 1891 à 1895, soit pendant toute la période couverte par le recueil des Chroniques du lundi, le journal présente néanmoins un aspect régulier. Le périodique conserve un format in-folio, soit quatre pages pareillement divisées en sept colonnes de largeur égale et sectionnant verticalement tout le texte, y compris le roman-feuilleton publié quotidiennement au bas de la page 2. Seules les nombreuses publicités du journal échappent à cette organisation même si, de fait, elles se concentrent dans l’espace dévolu aux deux ou trois dernières colonnes. L’ensemble des pages paraît soumis à cette présence publicitaire, hormis la couverture, principalement consacrée aux écrits longs, ceux traitant de politique nationale, de personnalités publiques influentes ou de quelque esclandre médiatique récent. En fait, La Patrie, sous la direction de Beaugrand, est un journal libéral perçu comme « radical », pas une feuille de combat à proprement parler, mais un quotidien d’information dont le principal objectif consiste en la défense des idées progressistes de son temps. Son ton se veut vif, piqué d’humour, engagé à la limite même de la polémique, et c’est ce dont témoignent la plupart des articles de la une. À côté des faits divers, dans la première colonne, les articles politiques se succèdent sans ordre apparent, formant une mosaïque dont ne ressortent que les grands titres : « Ce qu’on dit à Québec », « M. Tarte s’expliquera », « Lord Stanley », « La Crise à Québec », et même « La Comédie », titre satirique typique de la publication, qui fait référence dans ce cas à une commission d’enquête supposée partisane pour les tories, le camp opposé aux libéraux[10]. Avec l’arrivée de la « Chronique du lundi », un titre beaucoup plus allusif vient s’ajouter à la liste habituelle du périodique, titre qui n’évoque en rien la politique, ni Québec, mais seulement, dira-t-on, la vie mondaine d’une jeune femme vivant à Montréal.

Parmi ces textes non signés, qui donnent pourtant à entendre la voix forte du directeur Beaugrand, on serait tenté de penser que la chronique de Françoise détonne un peu, voire beaucoup, telle une sorte de bouffée d’air frais au coeur du spectacle tragico-comique offert journellement par les politiciens canadiens. Le contraste entre la chronique et les articles se révèle effectivement flagrant, du moins si l’on se donne la peine de tous les lire. Visuellement, rien n’y paraît : les colonnes sont identiques, les titres, de même format, et le texte, d’une longueur équivalente. Le ton même s’apparente, puisque tout aussi franc et direct que celui des autres articles, et rédigé dans la même langue prolixe et recherchée. Ce qui change, concrètement, ce sont les thèmes abordés et, surtout, l’absence de référence aux nouvelles politiques de la journée. Au reste, le numéro du lundi comprend toujours un nombre inhabituel de textes n’ayant pas trait à l’actualité, dont des poèmes, des récits brefs, ou encore l’amorce de quelque série, comme la « Causerie » de Marcel et la « Chronique » d’Alphonse Lusignan[11], aussi publiées à la une au même moment que la « Chronique du lundi ». Cette dernière est pourtant la seule qui ait survécu plus de quelques semaines et avec une telle régularité. Il faut croire que Françoise a su trouver la formule appropriée au quotidien, brossant des tableaux de moeurs légers, accompagnés de brefs témoignages personnels, tous situés dans un temps proche, mais incertain, et s’intéressant en particulier à des thèmes propres à plaire aux lecteurs d’un périodique montréalais : la ville, ses bruits, son agitation, sans oublier les diverses rencontres que l’on peut y faire, notamment avec les chroniqueurs de journaux.

L’intérêt durable suscité par les écrits de Françoise se traduit par deux publications sous forme de volume, des recueils reprenant chacun des textes d’abord parus dans La Patrie, avec ou sans le titre de « chronique »[12]. Du journal au livre, l’article journalistique se métamorphose considérablement, et la transition demande des aménagements. De simples articles destinés aux lecteurs de la métropole, en vue de les distraire et de les détourner des aléas quotidiens rapportés par les articles périphériques, ils doivent devenir des pièces d’anthologie dignes d’être éditées, mises en page et imprimées pour une seconde fois, avec tout ce que cela suppose d’investissement supplémentaire. Pour Françoise, il ne s’agit plus seulement de répondre à la commande habituelle d’un employeur, mais bien de chapeauter un projet éditorial nouveau, et partant, plus risqué. Le genre de risque qu’il convient de justifier, comme elle le fait dans la préface de son premier recueil, Fleurs champêtres :

J’ai toujours eu les préfaces en horreur et cependant, je me surprends à en écrire une. Mais j’ai cru que ce petit bouquin avait besoin d’être précédé d’un mot d’explication, et c’est là mon excuse.
L’odeur du terroir qu’exhale ce recueil de nouvelles est fortement accentuée et pourrait sembler exagérée ou surchargée peut-être, si je ne me hâtais d’expliquer que j’ai voulu recueillir en un faisceau d’historiettes, les traditions, les touchantes coutumes, les naïves superstitions et jusqu’aux pittoresques expressions des habitants de nos campagnes avant que tout cela n’ait complètement disparu. […]
Si mes petites FLEURS CHAMPÊTRES font connaître et aimer aux habitants des villes les moeurs simples et douces de nos campagnes, si elles évoquent dans l’âme de ceux qui y ont demeuré un souvenir ému des beaux jours d’autrefois, c’est plus qu’il n’en faut pour ma récompense[13].

Grâce à la publication de ce premier « petit bouquin », comme elle le désigne modestement, Françoise accède enfin au statut d’auteure. Ce n’est toutefois qu’un recueil, un « faisceau d’historiettes » arrangées sans harmonie selon l’aveu de la préfacière, qui tout de suite se défend de proposer un volume dans lequel chaque texte reprend la même thématique rurale. C’est sans doute la journaliste montréalaise qui s’adresse ainsi « aux habitants de la ville » afin de les prévenir de la différence marquée entre les chroniques et le recueil. Exit la diversité du journal, le texte qui se renouvelle chaque semaine, non tant par son contenu que par son contenant, parce que son paratexte change constamment et que, la périodicité du journal aidant, le souvenir de la chronique précédente s’estompe déjà graduellement. Rien de tel dans le recueil qui, comme le livre, favorise plutôt la lecture linéaire, exacerbant ainsi l’effet de répétition souligné par Françoise. Cela étant, les textes de Fleurs champêtres possèdent l’avantage d’être des récits, publiés à titre de chroniques certes, mais beaucoup moins fidèles au genre que ceux réunis plus tard dans les Chroniques du lundi. Il s’agit finalement d’histoires narrées par un personnage, renvoyant à des événements fictifs situés dans des temps reculés, à la campagne, et non à des situations mondaines relativement récentes. Il n’y a pas, par exemple, de références aussi explicites que le « bazar de la cathédrale » en septembre 1891, cette « nouvelle déjà vieille de huit jours et que personne n’ignore[14] ».

Pour mesurer la distance parcourue entre la chronique du journal et celle du recueil, il convient d’examiner les textes qui représentent le mieux la poétique du support journalistique, c’est-à-dire le second ouvrage de Françoise. Ce dernier, qui évoque le temps passé à la ville comme journaliste, offre un condensé de « ces lundis où », comme le souligne Juliette Adam, sa future collaboratrice au Journal de Françoise, on retrouve la chroniqueuse aguerrie, « son esprit si alerte, si vivant, si spirituel, où tant d’aisance littéraire s’allie à tant de bon sens[15] ».

Dans le recueil, ou du journal au livre

Fleurs champêtres a été décrit par les critiques de l’époque comme un recueil de nouvelles, Chroniques du lundi, comme une sélection d’articles publiés dans la presse. La distinction est simpliste, et pourtant elle n’en révèle pas moins un jugement de valeur quant à la moindre qualité littéraire des écrits formant le deuxième ouvrage. Le classement de telles productions représente un défi dans la plupart des cas, comme pour toute oeuvre ne répondant pas exactement aux codes précis et historiquement établis d’un genre. Or, la question ne se pose pas exactement dans ces termes pour les Chroniques. Comme il a été mentionné précédemment, une certaine tradition journalistique se trouve déjà bien en place, depuis au moins le milieu du xixe siècle, qui dicte les paramètres et caractéristiques principales de la chronique, des balises auxquelles s’astreint justement, et même avec grande fidélité, la majorité des textes de Françoise. Seulement, et c’est là le noeud du problème, la collection publiée en 1900 ne reprend pas les articles tels quels. Ce ne sont plus des chroniques journalistiques au sens strict du mot, non plus que des récits brefs ou des essais réécrits avant l’assemblage du livre, mais des textes éclectiques, hybrides, parfois narratifs, parfois argumentatifs, et d’autre fois même poétiques, comme dans le cas d’un certain « In Memoriam » sans dédicace[16]; bref, des textes que l’on ne retrouve habituellement que dans les journaux. Par la mise en recueil, les écrits se trouvent effectivement transformés, déformés, privés de leur raison d’être. Retirés de leur environnement initial, comme simples parties d’un tout, ils deviennent des objets à l’autonomie déficiente, chaque texte présentant une histoire parmi d’autres, sans continuité narrative ou fil directeur, et à peine reliés entre eux par une structure et un titre communs. Barbey d’Aurevilly, notamment, dira que le recueil de chroniques ainsi formé « apparaît d’une facilité inacceptable[17] ». Il reste que les écrivains-journalistes du xixe siècle recourent fréquemment à ce stratagème afin d’accéder à la légitimité littéraire. Au Québec, c’est le cas d’Arthur Buies, qui signe trois recueils de chroniques journalistiques entre 1873 et 1878[18], et bien sûr de Françoise, de Madeleine (pseudonyme d’Anne-Marie Gleason), et de tant d’autres encore à leur suite.

En tant qu’ouvrage polytextuel complexe, ainsi que le souligne René Audet, le recueil ne se prête pas nécessairement à une lecture réticulaire, qui considère les textes comme des objets liés, ni même à une lecture séquentielle, qui va d’un chapitre à l’autre[19]. Il convoque une tout autre mise en forme éditoriale, et mérite, en tant que tel, sa propre analyse. Pour cela, il faut d’abord cerner les différences entre la première et la deuxième incarnation des textes, dans le journal et dans le livre, ainsi que l’incidence de tels transformations sur la compréhension de la chronique et, partant, du travail de la chroniqueuse.

La modification la plus flagrante, outre l’aspect matériel de l’objet, concerne le titre inscrit sur la page couverture : Chroniques du lundi (1er vol. 1891-1895). Françoise édite elle-même le recueil de ses chroniques, publié à compte d’auteur, et c’est donc selon sa propre anticipation qu’elle annonce – à tort – la parution éventuelle d’un deuxième tome. Dans le même esprit, l’auteure-éditrice change aussi l’intitulé, qui porte désormais la marque du pluriel. Hormis ces deux indications, aucun sous-titre ni préface ne vient expliciter le processus de mise en volume. Pas de sommaire non plus, contrairement aux Fleurs champêtres, seulement quelques pages de garde précisant l’année de parution initiale des cinq ensembles de textes, depuis l’« Année 1891 » jusqu’à l’« Année 1895 ». Il faut dire que ce livre-ci est significativement plus volumineux que le précédent, 325 pages au lieu de 205, de sorte que Françoise a pu souhaiter réduire ses frais en évitant les impressions superflues. Les articles sélectionnés paraissent ainsi séparés de la manière la plus élémentaire qui soit, par un trait à la fin de chacun, et tous les caractères comme tous les espacements s’avèrent identiques, sans fioriture ou cul-de-lampe décoratif. Seules les dates de parution des articles sortent légèrement du lot : « Lundi 21 septembre », « Lundi 28 décembre », et ainsi de suite, des indications étonnamment redondantes qui ne conservent d’autre utilité que symbolique.

Dans ce même esprit de conservation des écrits, une préoccupation déjà mentionnée dans la préface de son premier recueil, Françoise ne se contente pas de reproduire tous les textes publiés. L’auteure opère des choix et crée un ensemble qui se veut représentatif de chaque année, de 1891 à 1895, tout en donnant à chaque texte un caractère pérenne, stable, tel un cliché fixant les traits dynamiques d’un passé révolu. Sur un plan quantitatif, les altérations apportées aux articles se révèlent relativement peu nombreuses et visent principalement à retirer les éléments potentiellement perturbateurs. La toute première chronique du recueil en offre un exemple probant.

La réédition de n’importe quelle production écrite redéfinit inévitablement sa temporalité. Dans le cas du premier texte du recueil, c’est la date même qui est modifiée, ou plutôt, corrigée. En effet, la série de Françoise s’ouvre sur un texte intitulé « Chronique », publié le 22 septembre 1891, soit un mardi, ce qui contredit immédiatement l’unité recherchée. Afin de rectifier ce détail, quitte à bousculer la vérité temporelle, le 22 devient le 21. Par ce geste porté au nom de la cohérence structurelle, le lien entre le texte et le journal se perd, tout comme sa traçabilité. Les premiers mots du texte, eux, restent inchangés : « Vous savez, c’est le bazar de la cathédrale. » Toutefois, la phrase du journal se transforme en paragraphe dans le livre, la mise en forme permettant cette fois de tirer profit de la pleine largeur de la page. À l’exception de ces quelques points, l’amorce du texte correspond parfaitement à la chronique publiée près de 10 ans plus tôt. Dans la conclusion, cependant, deux paragraphes entiers sont supprimés.

L’article paru dans la presse concernait les petits plaisirs coupables auxquels on se livre dans les bazars, notamment au « département des crèmes à la glace ». À la suite d’un charmant tableau de moeurs décrivant les familles et les couples réunis, une petite anecdote vient clore la chronique sur une note humoristique, simple digression en toute fin de texte qui, à l’époque, devient l’un des traits distinctifs de l’écriture de Françoise.

À propos de glaces, voici une anecdote que l’on racontait à Québec, il y a quelques années, sur le compte d’un de nos députés bas-canadiens. Celui-ci, un brave Jean-Baptiste de campagne, qui perdait de vue, pour la première fois, la clôture de son village, était tout ébaubi des merveilles de notre petite capitale. Quelques-uns de ses collègues, jouissant de ses étonnements ingénus et de ses remarques naïves, l’accompagnaient partout.
Comme on lui avait bien vanté les douceurs d’une crème à la glace, il en fit l’essai un bon jour, mais, aussitôt, il la repousse brusquement, s’écriant, indigné :
– Hein! mes amis, c’est comme ça qu’on nous traite! Si c’eût été pour des Anglais, on l’aurait bien fait chauffer[20]!

L’anecdote n’est pas grossière, d’un style peu soigné, ni véritablement désobligeante à l’égard des braves « Jean-Baptiste de campagne ». Néanmoins, l’auteure a décidé de l’exclure de sa première chronique dans le recueil. On pourrait avancer que les indices spatiaux sont trop nombreux, trop montréalais, et qu’ils ne seraient guère appréciés des lecteurs n’habitant pas « notre petite capitale ». Quoi qu’il en soit, cette historiette paraît représentative du style journalistique de Françoise et, spécifiquement, de son écriture au sein de La Patrie, ce périodique d’allégeance libérale qui ne renierait pas, lui, une bonne blague « sur le compte d’un de nos députés bas-canadiens ». Les plaisanteries de ce genre abondent dans le journal, en particulier au cours de l’année 1891, plusieurs étant d’ailleurs beaucoup moins courtoises que celle-ci. En témoigne cet autre extrait concernant la « naïve foi de nos campagnards » :

– Ces sans-religions-là, ajoute-t-elle, qui ne veulent pas croire que ce soit une plume de l’ange Gabriel!
– Elles croient plutôt que c’est d’un canard? ai-je demandé.
Mais la vieille ne comprit pas[21].

Bien sûr, cet extrait non plus n’a pas été retenu dans le choix final des Chroniques du lundi.

Le piquant de la chronique journalistique, son côté irrévérencieux, urbain, moderne, sa capacité à passer du coq à l’âne, à mêler l’anecdotique et le récit fidèle des faits, tout cela s’atrophie et se perd dans le recueil. Le texte publié à l’intérieur du livre est finalement plus cohérent, plus consensuel, non moins intéressant, mais différent, d’une différence qui relève en grande partie du changement de médium, et donc d’une durée de vie utile plus longue dans le livre que dans le quotidien. Certaines indications temporelles rappelant la périodicité du journal demeurent néanmoins dans les textes réédités, spécialement en tout début d’article, à l’instar de cette phrase typique : « Le grand tournoi du jeu de crosse, entre les clubs Shamrocks, de Montréal et les Capitals, d’Ottawa, a eu lieu, comme vous le savez, samedi dernier[22]. » Plus loin, dans le même texte, Françoise interpelle encore la mémoire de son lecteur : « Vous savez quelle belle température nous avons eu vendredi et samedi derniers, alors que nous jouissions du fugitif été de la Saint-Martin, – l’Indian summer des Anglais, ̶ qui est comme le dernier sourire mélancolique et tendre de l’été expirant[23]. » Les chroniques de la journaliste font écho à un passé révolu et pourtant, comme des lettres que l’on se plairait à relire plusieurs années après leur rédaction, elles conservent un certain charme nostalgique. Non, le lecteur ne se souvient probablement pas du grand tournoi, ni de la température, et le récit raconté en lien avec l’événement sportif aurait peut-être gagné en réalisme si le texte avait été expurgé de tels détails. Nonobstant, il est entendu qu’il s’agit d’une ancienne chronique journalistique. Le recueil ne se présente pas comme un livre possédant sa propre unité temporelle, mais comme un ensemble de textes publiés à différents moments et dont les temporalités respectives restent perceptibles. En ce sens aussi, donc, voilà un objet hybride, une forme seconde gardant la marque de l’originale. Si certaines choses se perdent dans le recueil, d’autres s’ajoutent, comme la possibilité d’un passé aux frontières floues qu’il fait bon se remémorer. La chronique du journal a pour elle l’actualité, celle du recueil, le souvenir. Entre le journal et le recueil, pourtant, il existe une forme intermédiaire : la revue.

Le Journal de Françoise

Objet difficile à classer, le Journal de Françoise ne peut être pertinemment circonscrit que par le biais de la description. Le terme même de revue, trop imprécis, ne sert en définitive qu’à le distinguer d’un journal comme La Patrie, beaucoup plus concis et axé sur les nouvelles du jour, ou d’un ouvrage comme le recueil des Chroniques qui, par son caractère stable, ne rend pas compte de la structure cyclique ni du caractère collaboratif d’une publication en série. En ce qui concerne la chronique journalistique, toutefois, le suivi de la forme de prédilection de la journaliste montre une droite lignée entre les textes parus dans le quotidien, puis repris dans le recueil, et ceux qui figurent ensuite à la une du périodique de Françoise. Ce ne sont pas les mêmes textes, tant s’en faut, mais il semble encore une fois que les différences soient tout aussi révélatrices, sinon plus, que les seules similitudes.

D’emblée, il importe de préciser que Françoise est la fondatrice et directrice de son propre magazine, une publication bimensuelle qu’elle nomme « la gazette canadienne de la famille ». Le texte se divise harmonieusement en deux ou trois colonnes, délimitées par de simples espacements plus ou moins larges et des traits verticaux, comme dans La Patrie. Comme c’était alors l’usage parmi nombre de revues canadiennes, dont la Lyre d’or (1888-1889) ou Le Passe-temps (1895-1909), le Journal est conçu de manière à favoriser une mise en recueil annuelle, chaque volume incluant une pagination continue et chaque numéro un large sommaire en page couverture, en plus d’une véritable une qui comporte, elle, toutes les informations usuelles d’un journal, soit la date, le prix de l’abonnement, l’adresse des bureaux administratifs et, bien sûr, ses premiers articles.  À l’instar des nombreuses revues féminines qui suivront, le Journal de Françoise est un périodique illustré, comprenant plusieurs fioritures dans le haut et le bas des pages, ainsi que des bandeaux fortement ornés en tête de certaines rubriques, dont « Les pages des enfants ».

L’indétermination générique causée par la juxtaposition des termes « journal » et « gazette » sur le devant de la revue, respectivement comme titre et sous-titre du périodique, contribue à son image conviviale et familière, l’image d’une publication populaire, au contenu intentionnellement varié. Il s’agit d’une attitude inclusive qui vaut également, et même surtout, pour les articles que Françoise rédige elle-même. En effet, plusieurs séries de textes portant des titres récurrents sont signées par la directrice, qui, pour ce faire, utilise toujours le même prénom connu, devenu son pseudonyme permanent. La plupart d’entre eux concernent la littérature, comme les rubriques « À travers les livres » et « Bibliographie », et tous sont généralement situés dans les cinq dernières pages de la publication comprenant en moyenne 16 feuillets. Ces articles, bien que fort proches de la chronique journalistique par leur contenu, et même parfois par leur tonalité, ne se comparent toutefois pas à la proéminence des lundis de Françoise dans La Patrie. Dans ce cas, il n’y a que l’éditorial de sa propre revue qui puisse l’équivaloir.

L’éditorial, ou le billet, relève du commentaire argumenté, et la chronique, du témoignage fictionnalisé. Le premier se veut logique, le second beaucoup plus sinueux et plein de circonvolutions. En dépit de leurs constructions divergentes, les deux types de textes s’apparentent sur le plan discursif, portés par une même parole sincère, espiègle, et malgré tout engagée. Dans les deux cas, l’essentiel n’est pas d’informer le public, d’expliquer ou de mettre en contexte les idées ou les événements relatés, mais bien de divertir, de plaire, voire de faire réfléchir, et ainsi de créer une certaine complicité avec le lecteur, une camaraderie qui repose en partie sur l’expression d’une voix franche et personnelle. Or, il ne fait aucun doute que les éditoriaux du Journal et les articles du lundi, dans leurs incarnations tant journalistiques que livresques, sont marqués du même sceau sur ce point. En tant que pièces d’un plus large casse-tête, ils dépendent l’un comme l’autre des nombreux articles qui les entourent. Certes, les éditoriaux du Journal mènent la danse plus qu’ils n’en distraient, à l’inverse des chroniques de La Patrie, mais l’esprit de collégialité reste similaire puisque l’éditorial sans la revue s’avère aussi incomplet que la chronique sans le journal.

À ce propos, l’un des articles les plus représentatifs de la somme des éditoriaux signés par Françoise est peut-être « La Justice », publié le 26 avril 1902, dans le troisième numéro de la revue. Il s’agit d’un texte d’opinion qui rappelle la manière des rédacteurs de La Patrie, incluant même une citation tirée du quotidien afin de soutenir l’argument de l’un de ses collaborateurs :

Justice? je le veux bien. Et c’est même une de mes plus chères aspirations que d’essayer de la rendre à qui elle revient.
« Voilà quatre ans, écrit un correspondant dans La Patrie, que monsieur le supérieur du Séminaire soutient de sa propre bourse, en grande partie, le cours régulier de littérature. Quand a-t-on songé à l’en remercier? »
Qui eut pu s’imaginer qu’on aurait, à l’Université Laval, laissé si longtemps en souffrance ce billet de reconnaissance? Quant à moi, – l’autorité est mince, je l’avoue volontiers – j’ai pourtant la souvenance de m’être hautement réjouie de la fondation de cette chaire de littérature. Et le sujet m’est tellement agréable qu’il ne me déplaît nullement d’y revenir.

Et, après une présentation de la Chaire, sa mission et ses activités, une brève digression :

Je causais, l’autre soir, de conférences et de conférenciers avec un citoyen éminent de Montréal qui me développa un plan qu’il avait conçu à ce propos. Je le trouvai si bon, si patriotique que je lui demandai la permission d’en parler ici, et de le soumettre à tous ceux qui ont à coeur l’avancement des lettres en notre pays et les moyens de le rendre possible[24].

Style conversationnel, paragraphes courts, ponctuation expressive et abondante, l’écriture journalistique de Françoise n’a finalement guère changé de la chronique à l’éditorial, même dix ans et deux livres plus tard. Il faut dire que le Journal de Françoise adopte une structure semblable à celle de La Patrie : une succession de colonnes étroites qui compriment le texte tout le long de la page. L’article conserve un caractère très expansif et personnel, plein d’autodérision, et le même intérêt pour les questions de reconnaissance et de justice. La voix, elle, paraît néanmoins différente, plus affirmée, moins frivole. Les thèmes abordés se distinguent aussi singulièrement de la chronique, le texte ne traitant plus de la ville et de ses bazars, mais de la nation, de ses institutions et de sa littérature. La journaliste ne s’inspire plus seulement de ses lectures, de ce qu’elle a pu voir et glaner autour d’elle pour écrire ses chroniques. Il n’y a plus de ces omniprésents « comme vous le savez » ou autres interjections cherchant à capter la bienveillance du destinataire. D’observatrice amusée, qui reprenait pour son compte les traits d’esprit plus ou moins intentionnels de ses contemporains, elle est devenue un agent de changement, rencontrant des gens importants et discutant avec eux de sujets sérieux, pour ensuite rapporter fidèlement, sous réserve de leur permission, l’essentiel de ces propos.

La chroniqueuse de La Patrie n’était qu’une aspirante écrivaine, une jeune mondaine dont le point de vue était valorisé en partie pour son inexpérience, son langage fluide et naturel, « correct » en somme, mais pas littéraire. Pour la directrice du Journal de Françoise, auteure publiée et membre active de la vie littéraire québécoise depuis plus d’une décennie, il n’est plus question de jouer les débutantes. Ici aussi son écriture paraît hybride, conservant la modestie joueuse de la chroniqueuse féminine, le souci de traiter de sujets « agréables » sur un ton assez léger, et empruntant en même temps au style journalistique de ces « messieurs les rédacteurs » l’art de citer ses sources avec précision et de relater les faits sans les fictionnaliser ou les narrativiser inutilement. Même à propos des petits travers des gens qu’elle mettait auparavant en scène pour mieux en rire, gentiment bien sûr, Françoise l’éditorialiste adopte une posture plus ferme. Ce qu’elle dénonçait indirectement en parlant de la « vieille [qui] ne comprit pas » son calembour sur la plume de l’ange Gabriel, elle le récuse désormais sans ambages. Les exemples sont nombreux, mais un texte en particulier, intitulé « La Religion canadienne », évoque les croyances populaires en rapportant à nouveau les paroles de femmes d’un certain âge :

Dans cette secte extraordinaire, on commence par damner ceux qui ne partagent pas strictement toutes les idées convenues. Le diable, pour ces bonnes âmes accommode les sauces : aux jeunes enfants d’abord, qu’on menace aux moindres peccadilles, de Satan et de sa grande fourche; aux plus grands, qu’on envoie en enfer sans autre forme de procès.
S’il n’y avait pas à relever d’un autre tribunal plus miséricordieux, ce serait triste pour beaucoup de personnes.
Que de fois n’avons-nous pas entendu dire par de pieuses dévotes : « Ah! le diable va en faire un bon fricot! » « C’est le diable qui va être content! » Et autres aménités analogues[25].

L’ancienne chroniqueuse n’a pas perdu son talent pour brosser des tableaux de moeurs vivants et, l’on s’en doute, à peine caricaturaux. Cependant, elle n’est plus dans ce cas une spectatrice impartiale, simple « secrétaire de la société » à la manière de Balzac et de sa chronique de Paris. Françoise se sert de son Journal et de sa tribune comme directrice pour émettre une opinion sur les propos qu’elle entend. Les relatant, elle pose une question et, plutôt que de la laisser ouverte, à la discrétion du lecteur, y répond elle-même aussitôt :

« Dans notre pays, disait un saint abbé que nous connaissons tous bien, il y a trop de dévotions et pas assez de religion. »
Si nous dépouillions la religion – la vraie – de toutes les mesquineries, de toutes les bassesses dont nos idées misérables et bornées lui font trop souvent un manteau, si nous la montriions [sic] noble et grande, juste et miséricordieuse, si nous étions, en un mot de vrais chrétiens et non pas des mannequins de catholiques, ne ferions-nous pas plus, par nos exemples et notre charité, pour ramener ou conserver au Christ les âmes qui tentent de s’en éloigner, que par nos blâmes et nos anathèmes?
Je le crois[26].

Le Journal de Françoise est le domaine de celle dont il porte le nom. Elle peut y dire tout ce qu’elle veut, surtout à ce moment-ci de sa carrière, à l’âge de 43 ans, après plus de quatre années à la tête d’une revue aussi populaire qu’estimée, et comptant parmi ses collaborateurs des plumes comme celles de Laure Conan et de Louis Fréchette. L’écrivaine a changé et son médium avec elle, un médium qu’elle a du reste choisi, façonné, et qui lui permet de parler de virtuellement tout ce qui l’intéresse, sans se limiter aux événements mondains de la semaine ou à ce qui s’est passé « vendredi et samedi derniers ». Par comparaison, la « Chronique du lundi » appartient à La Patrie. Françoise s’est approprié son travail en le rééditant sous la forme d’un recueil, mais sans réussir à couper les liens qui l’unissaient au quotidien de Beaugrand. La forme devient livresque, mais le contenu reste journalistique; journalistique, et même périodique, ainsi qu’en atteste le titre. Dans le Journal, la chronique a gardé certains de ses traits distinctifs, mais elle s’est également profondément transformée. Moins fidèle au genre que Françoise pratiquait initialement, en accord avec l’exemple français, elle évolue vers une construction hétérogène, se situant quelque part entre l’article d’opinion et l’essai, parfois badin, souvent sérieux, et au propos toujours quelque peu évasif, proche de l’anecdote ou du témoignage. Contrairement aux chroniques du lundi, toutefois, l’éditorial s’intègre à une publication vouée à une mise en recueil annuelle. Le Journal constitue donc déjà un livre en devenir, un livre qui respectera l’unité de la publication périodique, comme oeuvre à part entière.

L’éditorial n’équivaut pas à la chronique de la revue, pas plus que la chronique ne correspond au billet d’opinion du journal. Il existe néanmoins des similitudes évidentes entre les deux formes et les écritures qui les caractérisent, ressemblance qui repose au moins en partie sur la nature du médium, sa périodicité, sa poétique, ainsi que son architecture particulière. Il faudrait encore multiplier les exemples afin de cerner, dans le quotidien, les recueils et la revue, les textes qui traduisent le mieux la pratique journalistique de Françoise, la manière dont elle use de la chronique pour accéder à une certaine reconnaissance littéraire, par le biais du livre, tout en demeurant fermement ancrée dans le monde de la presse. Si cette dernière constitue « un laboratoire d’invention poétique[27] », ainsi que l’affirme Marie-Ève Thérenty, Françoise s’est certainement montrée bonne joueuse en explorant différents styles d’écriture plus ou moins référentiels, et en franchissant régulièrement la ligne entre ce qui relève du journal, de l’éphémère de la vie quotidienne, et du livre, de l’intemporel, de ce qui n’existe pas seulement dans l’ici et maintenant. Objets hétéroclites et imparfaits, les textes de Françoise méritent d’être examinés en fonction de leur hybridité, considérée non comme un défaut, ou une qualité inhérente au support journalistique, mais un choix, voire une stratégie d’écriture. L’écrivaine aurait pu délaisser le journal au profit du livre; il ne lui manquait ni les moyens financiers ni le capital symbolique. À l’inverse, elle a fait de son journal un livre, un recueil portant son propre nom.

Cette étude a voulu décrire autrement l’oeuvre bien connue de Françoise en examinant spécifiquement la récurrence d’une forme : la chronique. Il y aurait encore beaucoup à dire sur la page féminine de La Patrie, « Le Coin de Fanchette », et sur ses correspondances avec le Journal de Françoise, ou encore sur les deux livres et leur réception respective, l’un considéré comme un recueil de nouvelles, et l’autre, comme une sélection d’articles déjà publiés. C’est là l’une des nombreuses difficultés que présente un corpus d’aussi grande ampleur, le dépouillement d’un journal ou d’une revue publiés sur près de dix ans nécessitant plus d’efforts que l’étude d’ouvrages précis, même en plusieurs volumes. Dans le cas de Françoise, à tout le moins, les outils de recherche et les matériaux eux-mêmes sont facilement accessibles. Il ne fait aucun doute que l’importance historique de cette femme, pionnière du journalisme au Canada français, justifie à elle seule une exploration plus poussée de son oeuvre, en particulier de tout qui n’a pas encore été réédité sous forme de livre.