Corps de l’article

La littérature aéronautique parue en France forme, dans la première moitié du xxe siècle, un continent d’écrits de tous genres : romans, poésies, reportages, souvenirs, biographies et histoires vulgarisées tracent les étapes de l’invention de l’aviation. Symbole de la modernité technique, celle-ci est à la mode dans les milieux de l’avant-garde littéraire et artistique[1], mais intéresse également un public élargi : les jeunes lisent les exploits de petits aviateurs dans les fascicules[2], les adultes rêvent entre les lignes des journaux et devant les premiers films d’aviation. Une « épopée » est donnée à lire et à voir, tissée de métaphores récurrentes, d’emprunts à la mythologie antique et au roman de chevalerie médiéval, repris en choeur par les journalistes, les écrivains et les pilotes : l’aviateur est un Icare moderne, un « chevalier de l’air » sacrifiant sa vie pour la Nation – le mythe a donné lieu à maintes analyses[3]. L’aviateur figure sous les traits de héros médiatiques dont l’hagiographie est réitérée par la presse et par l’édition : vies de pionniers, d’« As » et de militaires, d’aviateurs des Lignes Latécoère et de l’Aéropostale, d’aviateurs de raid, d’aviatrices également.

Cette masse d’écrits à la gloire de l’aviation française peut être envisagée de diverses manières. Elle a souvent été analysée par le biais de ses figures canoniques, dont la biographie de Guynemer par Henry Bordeaux (Plon, 1918) et les ouvrages d’Antoine de Saint-Exupéry demeurent des emblèmes. Pour ma part, je voudrais l’étudier avec un regard surplombant, comme un corpus témoignant de l’entrée du champ éditorial français dans la modernité éditoriale[4] et fournissant une illustration des rapports que ce champ entretient alors avec le champ journalistique. Dans les années 20 et 30, la maison d’édition, « avec ses services, ses collections, son organisation inédite[5] », se développe et, avec elle, l’édition de volumes bon marché. Ces années se révèlent importantes pour les échanges entre journalisme et édition : des collections spécialisées d’écrits documentaires apparaissent, comptant des ouvrages prépubliés en feuilletons[6] dans la presse quotidienne et dans les hebdomadaires de reportage des maisons d’édition[7].

Pour mener à bien cette analyse, le corpus de la littérature aéronautique a été restreint par trois critères : tout d’abord, j’ai choisi de m’attacher aux ouvrages à caractère documentaire, en excluant la fiction et la poésie (sauf dans le cas des collections mixtes). Ce choix s’explique par la volonté de faire émerger l’importance et la reconnaissance littéraires des écrits documentaires dans l’entre-deux-guerres, auxquels sont associées des figures de médiateurs à profils hybrides : aviateurs-écrivains, aviateurs-journalistes, écrivains-journalistes ont donné la plupart du temps des récits vécus, des histoires vulgarisées s’inspirant de leur connaissance du milieu aéronautique. Ces écrits et les trajectoires de leurs auteurs permettent de tracer une cartographie de réseaux entrecroisant l’aéronautique civile et militaire, la politique, le journalisme et l’édition littéraire. En second lieu, j’ai choisi de considérer ces ouvrages par le prisme des collections qui les accueillent[8], afin de faire surgir des cohérences, des visées idéologiques et commerciales. Ces lignes éditoriales ne se conçoivent pas en dehors des réseaux qui se dessinent derrière elles, des collaborations journalistiques et affinités politiques des auteurs et des éditeurs. Ce sont principalement les éléments du paratexte des volumes qui ont nourri cette analyse, mais elle s’appuie aussi sur les prépublications périodiques, sur l’étude de rubriques aéronautiques parues dans la presse, et sur la représentation des sociabilités entre médiateurs et aviateurs dont les auteurs inscrivent la trace dans leurs récits. Enfin, si j’ai considéré les balbutiements de la littérature aéronautique avant et pendant la Grande Guerre, j’ai concentré mon analyse sur la période d’essor des collections éditoriales, des années 1920 aux années 1940. L’étude de la « littérature aéronautique » ainsi entendue met en lumière des intersections entre les champs littéraire et journalistique qui ont été jusqu’ici pressenties sans être exhumées. Dans ce parcours, le portrait de quelques figures de médiateurs aéronautiques méconnus est esquissé. On mesure dans leurs trajectoires à quel point le fil qui relie journalisme et édition est souvent inextricable au sein de cette production.

Les médiateurs aéronautiques : profils-types

« Ceux-là [les reporters] constituent bien les plus agréables compagnons de vol des pilotes. Ils sont comme eux ivres d’espace […][9]. »

Entre le vol inaugural du journaliste Frantz-Reichel[10], passager de Wilbur Wright au Mans, le 3 octobre 1908, et le moment où Jacques Faneuse, critique littéraire de L’Avion, écrit ces lignes, le reporter s’est imposé comme le médiateur privilégié de la « conquête de l’air ». Attentif aux notations sensorielles, avide d’expériences aventureuses – selon la mythologie du métier qui s’affirme depuis la fin du xixe siècle –, le reporter est un témoin et un vulgarisateur tout désigné pour conférer une visibilité aux aviateurs auprès d’un lectorat élargi. La presse permet de diffuser la technique nouvelle, de promouvoir ses applications possibles dans un contexte où cela n’allait pas de soi. Le reporter du Matin, Charles Fontaine, attendant Louis Blériot de l’autre côté de la Manche puis paradant avec lui dans Paris[11], fournit, comme Frantz-Reichel, une incarnation précoce de l’association du reporter et de l’aviateur. C’est aussi que la presse nationale, prenant acte d’une possibilité d’autopromotion, s’est rapidement donné la tâche d’organiser des compétitions aéronautiques, comme elle l’a fait pour le cyclisme, l’automobile ou l’aérostation : après le Daily Mail, qui lance la traversée de la Manche, Le Matin organise un Circuit de l’Est en 1910, Le Petit Parisien, un raid Paris-Madrid, et Le Petit Journal, un raid Paris-Rome en 1911. En plus des compétitions, une production périodique spécialisée, dans la lignée de la presse aérostatique du xixe siècle, ne tarde pas à voir le jour. En 1893 est fondé L’Aérophile, organe officiel de l’Aéro-Club de France, et ainsi d’une panoplie de titres dans les décennies suivantes, dont La Guerre aérienne illustrée (Paris, 1916-1939), animée par Jacques Mortane qui a fait ses armes à la Vie au grand air et au Petit Journal, ou encore Les Ailes (Paris, 1921-1963) et L’Air pour les jeunes (Paris, 1936-1947). Cette production ne se destine pas à un public strictement professionnel mais à tous les amateurs. La presse généraliste, quant à elle, se dote peu à peu de rubriques aéronautiques et de collaborateurs spécialisés souvent en porte-à-faux entre les mondes du sport et de l’imprimé, aviateurs ou sportifs à l’instar de Frantz-Reichel. Le tissage des mondes de l’aéronautique et de l’imprimé s’enracine ainsi, avant d’investir l’édition, dans la presse.

Dans l’entre-deux-guerres, la porosité des cloisons entre aéronautique, journalisme et édition se traduit dans l’hybridité des profils de médiateurs : beaucoup de journalistes et d’auteurs sont d’anciens pilotes militaires reconvertis dans les lettres. D’autres sont des aviateurs civils témoignant de l’épopée de l’aviation postale et de leurs raids. Toutes les trajectoires imaginables entre les mondes du sport, de l’armée, de l’aéronautique, de la presse et de l’édition se déclinent. Entre ces médiateurs se dessinent des échanges symboliques, des collaborations et des amitiés où se rencontrent réseaux littéraires, médiatiques et aéronautiques. Les noms des figures les plus célèbres de la littérature aéronautique (comme Antoine de Saint-Exupéry, Joseph Kessel ou Jacques Mortane) évoquent d’emblée les profils possibles de ces médiateurs, mais ils ne représentent que la fraction connue d’un groupe plus vaste. En exposant quelques trajectoires individuelles d’auteurs moins renommés, on peut affiner la description et les variantes de leurs « profils-types ». Les trois profils qui seront ici décrits ne sont pas délimités par des bornes rigides, cependant ils permettent de tracer à grands traits des parcours qui éclairent les échanges symboliques entre « l’aile » et « la plume ». On distinguera d’abord deux faces d’une médaille, qui portent des significations symboliques différentes : soit le « médiateur professionnel au passé de pilote » et le « pilote professionnel au talent de médiateur ».

a) Le médiateur professionnel au passé de pilote

La trajectoire du reporter Joseph Kessel relève de ce premier profil : avant de se faire connaître dans la presse, Kessel fait partie d’une escadrille de la Grande Guerre[12], expérience dont il tire son premier roman, L’Équipage (1923). Cette oeuvre le hisse parmi les écrivains aéronautiques acclamés par Henry Bordeaux au lendemain du conflit[13]. Si Kessel embrasse des horizons plus diversifiés en se faisant reporter pour la presse nationale et romancier d’aventures, il garde de son expérience un goût pour les figures héroïques de l’aviation, célébrées dans plusieurs de ses écrits, dont le reportage Vent de sable[14], prépublié dans Gringoire[15], et la biographie Mermoz[16].

Dans le registre distinct de la littérature d’avant-garde et des petites revues, les figures de Jean-Michel Renaitour et de Jean Laffray offrent une tout autre illustration du même profil. Renaitour, de son vrai nom Pierre-André Tournaire (1896-1986), après avoir été pilote pendant la guerre, se tourne vers les lettres et la politique (il est élu député indépendant de gauche en 1928). Il se fait connaître grâce à une oeuvre prolifique comportant des recueils de poèmes, des romans, des essais et critiques littéraires, et quelques ouvrages sur l’aéronautique – relativement marginaux et tardifs dans l’ensemble de sa production – comme Les fils d’Icare. Histoires d’aviation, un recueil de petits contes publié en 1933 aux Nouvelles Éditions latines. Ces « histoires d’aviation » ont été en partie prépubliées dans de petites feuilles politiques des années 20, comme Floréal. L’Hebdomadaire illustré du monde du travail[17]. Jean-Michel Renaitour est également journaliste : il donne quantité d’articles à La Griffe. Financière, politique, théâtrale et littéraire[18], une feuille de quatre pages fondée en octobre 1920 par son compagnon d’escadrille, Jean Laffray, et qui connaît une longévité surprenante en perdurant jusqu’en 1937[19]. Renaitour est, avec Laffray, le principal animateur de La Griffe et des Éditions de la Griffe, où il diffuse sa conception avant-gardiste de la littérature. Parmi ses collaborateurs, La Griffe, qui se veut à la fois littéraire et politique (avec une orientation à gauche), compte plusieurs aviateurs, dont René Fonck, Ernest Archdeacon (membre fondateur de l’Aéro-Club de France) et Pierre Weiss (sur lequel je reviendrai), aux côtés de figures de la jeune avant-garde littéraire comme nul autre qu’André Breton, et de moins jeunes, d’allégeances littéraires variées, que sont, par exemple, Rachilde, Georges Lerouge et Paul Brulat. Renaitour prend notamment en charge la rédaction d’un supplément du périodique, La Griffe aéronautique, paru à partir de janvier 1933. Dans un article programmatique, il expose l’orientation de ce supplément, en mettant en avant son expérience d’aviateur aux côtés de Laffray, « lorsque nous étions ensemble pilotes à l’escadrille des Cigognes[20] » (mythique escadrille qui était celle de Georges Guynemer). Renaitour signe cet article des titres de « Député, Pilote-Aviateur, Vice-Président de la Commission de l’Aéronautique ». Il retourne ainsi en 1933 à ses premières occupations aéronautiques par les voies simultanées de l’écriture, du journalisme et de la politique. De manière imperceptible, cette implication dans la politique aéronautique, liée à la publication chez l’éditeur Fernand Sorlot, semble amorcer une évolution du député de gauche vers des réseaux de droite. Il rompt d’ailleurs avec la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme un peu plus tard, en 1936, et fréquentera les collaborateurs pendant l’Occupation. La trajectoire de ce « poète et aviateur » ou de ce « député-poète[21] », à la croisée de l’aéronautique, de l’engagement politique et de la littérature d’avant-garde, illustre l’exploitation possible du prestige, tant littéraire que politique, associé au fait d’avoir été aviateur.

b) Le pilote professionnel au talent de médiateur (ou l’invention de l’aviateur-écrivain)

L’association symbolique entre les figures du poète et de l’aviateur, ainsi qu’entre les réseaux de l’aviation militaire, de l’aristocratie et de l’avant-garde littéraire, est par ailleurs bien illustrée par la préface que la comtesse Anna de Noailles offre à l’un des volumes du commandant Pierre Weiss, L’Espace (Louis Querelle, 1929) : sur un ton lyrique, elle développe la relation intime du poète et de « l’aérienne liberté[22] ». Elle trace une communauté de sentiment chez ceux qu’émeuvent l’attirance du ciel et le noble héroïsme, de Sainte-Beuve à Baudelaire[23], de Platon à Racine[24]. L’aviateur est l’Icare jailli de la foule, à l’« oeil étincelant » ou « pénétrant » à l’instar de Dieudonné Costes et de Charles Lindbergh[25]. Noailles place Weiss dans un double lignage d’aviateurs et d’écrivains et exalte son « don extrême de poésie[26] ». La préface, qui affirme la parenté spirituelle et sensible entre le poète et l’aviateur, apporte aussi la caution de la poète couronnée par l’Académie française et de la salonnière de l’élite littéraire. C’est cette double orientation que Weiss s’applique à déployer dans L’Espace, dont les chapitres au nom évocateur (tel « Victime des brumes et des songes ») restituent des impressions de vol en prose poétique.

Pierre Weiss (1889-1970)[27] est un aviateur de la Grande Guerre qui poursuit une carrière militaire dans les décennies suivantes, promu commandant, puis général, en plus d’effectuer des raids aériens entre Paris et l’Afrique. En parallèle de ses occupations officielles, il publie plusieurs ouvrages de témoignage et de poésie sur l’aviation, lesquels le posent en écrivain aéronautique d’importance (en vertu de ce statut, il préface à son tour, dans les années 30, des écrits de pilotes[28]). Weiss soigne sa posture de poète et d’écrivain aéronautique inséré dans la mondanité parisienne : une petite note à la fin de L’Espace met en évidence son amitié avec André Terrail, le propriétaire du restaurant du 5e arrondissement, La Tour d’Argent, qu’ont fréquenté Marcel Proust, Sacha Guitry, Salvador Dalí, et sans doute Anna de Noailles elle-même. La note mentionne également la publication d’un chapitre de L’Espace sous la forme d’« une brochure de luxe à tirage limité » aux éditions Devambez. Il s’agit d’une prestigieuse maison de livres d’art, qui publie Pan, annuaire du luxe à Paris (1928) du couturier Paul Poiret, et réédite des auteurs symboliques et décadents de la fin du xixe siècle comme Pierre Louÿs, Maurice Barrès et Joris-Karl Huysmans. Weiss paraît soucieux de s’inscrire dans une sphère littéraire au fort prestige symbolique – manière, peut-être, de compenser la banalité du format de L’Espace, volume assez bon marché (à 12 francs), paru chez un éditeur qui oscille entre production populaire et avant-garde artistique (Querelle publie la revue Jazz dirigée par Titaÿna).

Par le mélange d’une carrière aéronautique prestigieuse et d’une oeuvre d’écrivain tracée en parallèle de celle-ci, Weiss annonce d’autres figures des années 30, tels Michel Détroyat et René Chambe, plus nettement rattachés aux réseaux politiques qu’à l’avant-garde. Détroyat (1904-1956) débute à l’école de pilotage d’Istres, en 1923. Voltigeur doué et pilote de raid, il devient pilote d’essai chez Morane-Saulnier en 1927. À partir de cette époque, il incarne une figure médiatique connue pour ses raids, exhibitions et compétitions. Dans la seconde moitié des années 30, il s’acquiert un nom dans le monde politique; à partir de 1937, il travaille à titre d’expert pour le ministère de l’Air. Alors qu’il n’est lui-même l’auteur que d’un seul volume avant-guerre (Tu seras aviateur, Paris, Éditions de France, 1938), sa stature politique et médiatique en fait un préfacier recherché par les écrivains de l’aviation. Il préface L’Aviation civile française de Jean Romeyer (J. de Gigord, coll. « La France vivante », 1936), l’Aviation, école de l’homme de Robert de Marolles (Plon, coll. « Présences » de Daniel-Rops, 1938), et Henri Guillaumet, chevalier du ciel de Roland Tessier (Baudinière, coll. « Bibliothèque de l’aviateur », 1941).

René Chambe (1889-1983) se révèle lui aussi une figure médiatique, mais à titre d’aviateur militaire. Comme Weiss, il poursuit sa carrière après la Grande Guerre et monte en grade. En 1936, il crée le Service Historique de l’armée de l’Air sur les indications du ministre de l’Air, le général Victor Denain, et dirige l’École de l’air. Après sa retraite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il mène une prolifique carrière d’écrivain entamée dès 1927. Contrairement à beaucoup d’aviateurs-écrivains, Chambe est davantage un romancier qu’un auteur de témoignages. Le roman Sous le casque de cuir (Baudinière, 1928), porté au cinéma en 1932, lui assure une reconnaissance littéraire et un succès populaire. Il est suivi de plusieurs autres ouvrages également parus chez Baudinière, un éditeur populaire qui exploite la veine de l’aéronautique.

Entre les deux pôles littéraires (sphère restreinte / littérature populaire) incarnés par Weiss et Chambe, Saint-Exupéry occupe une position mitoyenne, gage de son succès. Il possède, d’une part, la renommée littéraire recherchée mais non tout à fait acquise par Weiss : Saint-Exupéry est publié chez Gallimard dès Courrier Sud en 1929, Vol de nuit est préfacé par André Gide en 1931. Ce sont là un éditeur et une figure tutélaire solidement établis, qui n’incarnent plus les réseaux obscurs et élitistes des petites revues, des éditeurs de luxe et de l’avant-garde littéraire à laquelle Renaitour ou Weiss sont attachés. D’autre part, Saint-Exupéry possède une visibilité médiatique bien supérieure à ces derniers, voire à Détroyat et à Chambe, qui pourtant sont plus connus que Weiss et Renaitour. La visibilité de Saint-Exupéry découle en partie de son travail d’écrivain et de journaliste, mais aussi de la stature héroïque qui lui est associée dans les reportages du tournant des années 20 et 30 sur l’Aéropostale, parus dans Gringoire, Le Journal et Le Petit Journal sous les plumes de Joseph Kessel[29], de Paul Bringuier[30] ou de Jean-Gérard Fleury[31]. Ces reporters magnifient un aviateur-écrivain qui leur renvoie un reflet de l’aura aventureuse qu’eux-mêmes recherchent. Saint-Exupéry bénéficie de l’engouement médiatique pour les pilotes de raid et de l’aviation postale, dépassant de beaucoup l’intérêt de la presse pour l’aviation militaire : ainsi son raid Paris-Saïgon, en janvier 1936, donne lieu à plusieurs articles sensationnalistes dans les quotidiens du soir Paris-Soir et L’Intransigeant. Ce dernier fait ensuite paraître, à partir du 30 janvier, un second récit exclusif, de la main de Saint-Exupéry qui narre son aventure. Enfin, Saint-Exupéry inclut cet épisode dans Terre des hommes (Gallimard, 1939) : le récit de l’aviateur-écrivain, mis en place au fil de cette chaîne médiatique, est inséparable du sous-texte journalistique qui le prépare, lui confère une grande visibilité et assure son succès littéraire.

Néanmoins, à côté de Saint-Exupéry, Weiss, Détroyat et Chambe tracent d’autres profils possibles du pilote faisant oeuvre d’écrivain, qui mettent en perspective le succès du premier. Ces trajectoires s’imposent à la fin des années 20 et dans le courant des années 30. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1935 que l’Aéro-Club de France lance son « Grand Prix littéraire », « destiné à couronner et à signaler au grand public l’oeuvre récemment publiée qui paraîtra à la fois le mieux servir la cause de l’aéronautique et honorer les lettres françaises[32] ». Remis de manière intermittente jusqu’après la Seconde Guerre mondiale[33], il couronne tour à tour René Chambe (pour Enlevez les cales! en 1935), Pierre Viré[34] (pour Tout va bien, en 1937), et Saint-Exupéry (pour Pilote de guerre, en 1942). La figure de l’aviateur-écrivain, en ce sens, est le point d’aboutissement d’un processus de légitimation de la littérature aéronautique qui, dans un premier temps, bénéficie des écrits de médiateurs de presse happés par la conquête de l’air.

c) Le médiateur spécialisé et les amitiés « aérolittéraires »

Dans les premiers temps de l’aviation, avant que l’aviateur ne se constitue en écrivain, les échanges symboliques entre aviateurs et médiateurs s’effectuent plutôt de l’aéronautique vers les lettres : l’aéronaute mondain Santos-Dumont, par exemple, préface l’ouvrage du journaliste François Peyrey, L’Idée aérienne-aviation. Les Oiseaux artificiels (Paris, Dunod et Pinat, 1909). En 1945, au contraire, Roland Dorgelès apporte sa caution de romancier populaire, écrivain voyageur « de l’Académie Goncourt », au Tour du monde en avion de Louis Castex (Paris, Plon). À l’aviateur des premiers temps, qui pouvait appuyer, de sa stature mondaine et sportive, le récit du médiateur, succède l’aviateur-écrivain, qui synthétise en sa personne l’« action » et sa « médiation », mais appelle la caution d’un écrivain professionnel. Un transfert s’est produit au fil du temps, à mesure que des écrivains-aviateurs ont acquis une renommée littéraire. C’est ce que remarque René Chambe lorsque, écrivain reconnu à son tour, il préface un ouvrage en 1948 : « Les premiers aviateurs parlaient peu. Ils écrivaient moins encore. Aucun ne portait une plume à la pointe de son aile[35]. » La formule met le doigt sur une évolution réelle qui a campé l’aviateur en écrivain dans le champ littéraire de l’entre-deux-guerres.

Cette inversion des rôles a été propulsée par les écrits de médiateurs spécialisés qui ne sont pas pilotes mais vouent une amitié admirative aux acteurs de l’aéronautique. Ils forment le troisième profil-type. De Charles Fontaine et Frantz-Reichel jusqu’aux reporters des années 30, ils sont les premiers passagers à expérimenter les évolutions de l’aviation et à médiatiser les sensations du vol au profit d’un large public. Cette quête d’émotions fortes est favorisée par la poétique du reportage qui se développe pendant cette période et place en son coeur les notations sensualistes et les expériences inédites du corps moderne[36]. Pour le médiateur, l’expérience du vol et le côtoiement des aviateurs participent de la recherche d’un prestige d’aventurier en vogue dans l’entre-deux-guerres, non seulement chez les reporters, mais aussi chez les écrivains; c’est la grande époque du cosmopolitisme littéraire[37]. Par ailleurs, le sujet de l’aéronautique permet de diffuser divers messages politiques. Le médiateur spécialisé, ami des pilotes, passager, vulgarisateur et historien de l’aéronautique, oeuvre souvent à promouvoir l’aviation française. Il découle de cet échange mutuel une association profitable aux deux parties et certains topoï dans la manière d’exposer les relations entre les descendants d’Ovide et les imitateurs d’Icare.

Jacques Mortane est le parangon de ce type de médiateur, responsable à lui seul de dizaines de biographies sur les pionniers, les as, les pilotes de raids (à peu près aucun aviateur important de la période n’a échappé à sa plume), en plus d’ouvrages d’histoire vulgarisée sur l’aviation dans la Grande Guerre. Il n’est toutefois qu’un représentant d’un important groupe de « rédacteurs aéronautiques[38] » et de reporters sportifs. Un élément remarquable dans la production abondante de Mortane concerne la récurrence de la mise en scène de ses amitiés aéronautiques, par le biais de deux procédés. Le premier repose sur l’insertion fréquente, dans ses volumes, de fac-similés d’autographes : lettres, billets et dédicaces d’aviateurs, extraits de carnets de bord ou documents personnels que Mortane n’a pu obtenir qu’avec la générosité de l’aviateur ou de ses proches. Dans un de ses ouvrages, on peut lire ce billet de Jean Mermoz, qui semble n’avoir d’autre fonction que celle d’exhiber une proximité amicale :

Merci mon cher Mortane pour l’article trop élogieux que vous avez eu la gentillesse d’écrire pour moi. Il était magnifique mais il ne faudra plus recommencer!!!... acceptez mes voeux bien amicalement sincères pour vous et votre famille à l’occasion de cette nouvelle année / à bientôt, j’espère[39].

Mortane apparaît dans ces lignes comme un serviteur dévoué et un médiateur autorisé, qui détient une connaissance de première main du héros. Le second procédé mis en oeuvre par Mortane apparaît dans le récit d’anecdotes de rencontres avec ses amis aviateurs, de même que, tout simplement, l’enchaînement de déclarations sur leur relation. Mortane évoque ainsi « la vieille amitié qui [l’]unissait[40] » à Charles Nungesser, « mon ami de douze ans, que j’admire comme un être irréel[41] », dans un volume où est inséré un portrait du pilote, dédicacé « À mon ami – Jacques Mortane[42] ».

Mortane est le médiateur qui a le plus joué de ces amitiés « aérolittéraires » et de ce registre déférent, mais on en retrouve les échos chez la plupart des reporters. À l’été 1934, le reporter Serge Hyb se dit l’ami des pilotes René Lefèvre et Jean Assolant, qu’il accompagne dans un voyage entre Paris et Madagascar, et même l’ami de leurs amis, à l’instar d’Italo Balbo, rencontré en chemin et dont il récolte un autographe[43]. Comme par extension, et dans une visée politique sur laquelle je reviendrai, Hyb s’attache aussi à mettre en scène l’amitié de Balbo pour les pilotes français, dont les noms sont évoqués au moment d’un repas partagé :

Les noms de Costes, de Mermoz, de Saint-Ex, du regretté Goulette, ceux de Bonnot, de Codos et de Rossi voltigeaient d’un bout à l’autre de la table fleurie […].
- Il faut que nous écrivions aujourd’hui même à Costes, s’écria soudain le maréchal.
Déjà son secrétaire lui tendait un bristol armorié sur quoi sa plume incisive et nerveuse traça cet hommage pour le moins enviable : « Carissimo Costes, ce soir le ciel de Tripoli est plein d’étoiles… mais les astres brillent moins que votre gloire d’aviateur[44]. »

Cette petite scène peut être lue comme une figuration métaphorique de réseaux de sociabilité peut-être en partie réels, en partie fantasmés par le reporter du quotidien d’extrême-droite L’Ami du peuple, qui professe, comme son journal, une admiration peu nuancée pour Balbo.

Souvent, un brouillage survient entre le reporter et les aviateurs, celui-là se plaisant à s’attribuer diverses qualités de ces derniers : chez Kessel ou Fleury, par exemple, on retrouve le topos de la communion sensible de l’équipage, dont participe le reporter, au cours du vol[45]. Hyb, pour sa part, s’arroge une part du succès médiatique de Lefèvre et Assolant; au cours du voyage, il se met en scène devenant, comme eux, une figure médiatisée : « Nos pilotes ont du succès. Arrivées et départs sont annoncés, en manchette, par les journaux qui publient de fréquentes interviews. On nous photographie sur toutes les coutures [sic] et quand nous entrons dans un bar c’est tout juste si l’on ne nous accueille pas aux accents de la Marseillaise[46]. » Ainsi se dessinent des amitiés et des affinités professionnelles, qu’abreuve pour une part le fantasme du médiateur. Oscillant entre admiration et identification, Hyb écrit :

J’admire et j’envie la résignation souriante, le fatalisme des hommes de l’air. Et je me sens, comme eux, attiré par le vertige de l’espace, vaincu par la griserie de la vitesse. / Le jeu quotidien de la vie et de la mort, l’incertitude, l’aventure, voilà le destin des pilotes et leur raison d’exister. / « Vivre intensément[47]!... »

Mais à la source de ces amitiés se trouvent aussi des intérêts mutuels et des sociabilités réelles. Et la réception que narre Hyb, au bar de l’hôtel parisien le Lotti, a pu avoir lieu à la veille du raid Paris-Madagascar :

c’était précisément à la réussite de cette petite promenade que vingt jeunes femmes, autant d’aviateurs et de journalistes levaient, ici, leurs verres en échangeant des souvenirs appropriés aux circonstances et des opinions contradictoires touchant le charme ou l’ennui des longues traversées aériennes[48].

On peut classer également dans le profil du médiateur professionnel Jean-Gérard Fleury, dont j’ai évoqué le reportage paru au Petit Journal en 1932, puis recueilli aux Nouvelles Éditions latines en 1933, sous le titre Chemins du ciel, avec le prestigieux patronage de Kessel (qui signe la préface) et de Mermoz (qui offre une « lettre » postface). Reporter généraliste, Fleury se prend d’intérêt pour l’aviation et se dédie en bonne partie à ce domaine. Il couvre l’actualité aéronautique à Paris-Soir dans les années 30 et y signe le « Courrier des ailes ». Outre Chemins du ciel, il produit une histoire vulgarisée de l’Aéropostale (La ligne. De Mermoz, Guillaumet, Saint Exupéry et de leurs compagnons d’épopée, Paris, Gallimard, 1939) et s’impose comme un de ses historiens, assez pour être cité à cet effet par Henry Bordeaux[49].

L’Intransigeant, principal compétiteur de Paris-Soir, compte aussi son reporter aéronautique, R. Peyronnet de Torrès, qui collabore également à l’hebdomadaire sportif Match L’Intran (1926-1940). Torrès est en charge de la rubrique aéronautique quotidienne de L’Intransigeant, au moins à partir de 1930, en plus d’y signer des articles hors rubrique sur le sujet et de diriger sa demi-page thématique hebdomadaire, puis bimensuelle, « L’Air et la Route ». Il est reconnu dans le champ de la presse sportive et aéronautique, et est souvent mentionné dans les revues de presse des périodiques spécialisés. Informateur accrédité au ministère de l’Air dans les années 30, passager (il produit à ce titre un reportage sur les débuts de l’aviation commerciale) et journaliste, Torrès a peut-être déjà piloté, mais il n’est nullement un aviateur professionnel. Toutefois, il joue de la posture du pilote à des fins sensationnalistes, entretenant lui aussi une forme de brouillage entre reporter et aviateur. Un article de Match mentionne par exemple en 1933 : « L’Intransigeant a eu la très positive idée d’envoyer au devant de l’escadre [Vuillemin, de retour du Sahara] son avion, piloté par Jean Assolant, le célèbre pilote transatlantique, et notre sympathique confrère Peyronnet de Torrès[50]. » Et Match de produire deux photographies montrant Peyronnet en tenue d’aviateur, aux côtés d’Assolant. En outre, le cas de Torrès est intéressant, comme ceux d’Hyb et de Fleury, par les collaborations qu’il entretient avec le monde de l’édition; s’il n’est pas lui-même auteur, il est sollicité comme préfacier de deux témoignages de pilotes publiés aux Éditions de La Nouvelle Revue critique, dans la collection « La vie d’aujourd’hui », sur le raid Paris-New-York de Dieudonné Costes et Maurice Bellonte[51] et sur le raid Paris-Chine de ces deux mêmes, ainsi que sur le record du plus long vol en circuit fermé de Costes et Paul Codos[52]. Ce dernier volume est augmenté d’une série d’articles de Torrès, parus dans L’Intransigeant au moment des vols concernés : le médiateur, en plus de présenter le récit, couronne le témoignage de l’équipage en y ajoutant son point de vue depuis l’aérodrome d’Istres. Ce recueil met en relief le sous-texte journalistique qui prélude souvent au volume de témoignage aéronautique et toujours à la constitution du pilote en célébrité. Il traduit aussi les réseaux qui se tissent entre les hommes de presse et les éditeurs de l’entre-deux-guerres. Le second volume préfacé par Torrès est dédié « À M. Léon Bailby », signe de la reconnaissance des aviateurs envers le patron de presse. Bailby, qui a rejoint L’Intransigeant en 1905, le transforme en important quotidien du soir en plus de créer MatchL’Intran en 1926. Bailby quitte cependant L’Intransigeant en décembre 1932, pour fonder Le Jour, un quotidien de droite proche de l’Action française, auquel collabore Jean-Gérard Fleury. Le paratexte et le reportage recueilli en fin de volume y inscrivent ainsi la trace du réseau de médiateurs groupé autour des aviateurs, qui a déterminé le passage du reportage au livre et la transformation du héros médiatisé en écrivain.

Les lieux et les politiques de la littérature aéronautique

Avant d’examiner plus avant les significations politiques de ces réseaux, il est pertinent de cartographier la position de la littérature aéronautique dans le champ éditorial. On peut distinguer principalement deux types de collections dans lesquelles prennent place de tels ouvrages : les collections thématiques non spécialisées et les collections dédiées à l’aéronautique.

a) Les collections éditoriales thématiques non spécialisées

Au sein de ce groupe, les ouvrages aéronautiques s’inscrivent dans des ensembles thématiques diversifiés. On retrouve d’abord des collections de reportage, de récit de voyage et d’exotisme géographique, comme « Toute la terre » de Baudinière (c. 1928-1942), dirigée par Maurice Dekobra, ou « Voyageuses de lettres » de Fasquelle (1930-1949), qui inclut un récit de l’aviatrice Maryse Bastié[53]. Ce type de collection peut aussi être à caractère plus largement documentaire, sans être spécifiquement orienté vers le voyage et l’exotisme. On y retrouve alors des reportages, des témoignages, des ouvrages de vulgarisation et d’autres sur l’actualité politique, censés être représentatifs de l’air du temps, parmi lesquels des récits de médiateurs aéronautiques : « Faits et gestes » de Corrêa publie Grandeur et servitude de l’aviation de Maurice Bourdet, en 1933, juste après que les « Documents bleus » de Gallimard ont proposé leur propre ouvrage d’histoire vulgarisée de l’aéronautique, L’envol (1932) de Robert Gastambide. La collection « La vie d’aujourd’hui » (c. 1928-1938) des Éditions de La Nouvelle Revue critique présente une orientation semblable; outre les deux volumes préfacés par Peyronnet de Torrès, elle publie Autour du monde en zeppelin (1930) de Léo Gerville-Réache. Les Éditions de France exploitent un filon similaire avec « Le livre d’aujourd’hui » (1931-1939), à la différence que cette collection accueille de la littérature générale, romans populaires et reportages. C’est elle qui publie pour la première fois en volume Vent de sable (1933) de Kessel, réédité par Gallimard.

À côté de ces éditeurs littéraires, plusieurs maisons généralistes exploitent le filon aéronautique, dans des collections géographique, historique ou scientifique. Le sujet s’adapte bien à la vogue des collections de vulgarisation, d’histoire des sciences et techniques[54]. Chez Payot, la « Bibliothèque géographique » (c. 1923-?) dirigée par Jean Brunhes et Emmanuel de Martonne joint quelques ouvrages sur l’aéronautique et les raids aériens[55] à ses titres de géopolitique et d’ethnographie; le voyage en avion y devient outil de vulgarisation géographique.

Un ensemble parent est formé par les collections de vulgarisation historique à orientation militaire et patriotique, qui ont connu deux moments de floraison, pendant et après la Grande Guerre, puis dans les années 30. On compte dans le premier temps la collection « La Guerre, le récit des témoins » (1915-c.1920) de Berger-Levrault, « Les cahiers de la victoire » (c. 1919-1921) de la Renaissance du livre, « Pages actuelles. 1914-1918 » (1915-1923) de Bloud et Gay, la « Collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la guerre mondiale » (1919-1945) chez Payot et, dans un registre plus scientifique, la « Section des arts militaires » (c. 1921-1939) d’Armand Colin. Dans le second temps naissent « La France vivante » (c. 1933-1937) de J. de Gigord, « Nouveaux armements » (c. 1939) de Corrêa, « Forces nouvelles » de Sequana (c. 1940-1941). Toutes comptent plusieurs titres sur l’aéronautique militaire, dans une proportion qui reflète moins l’importance réelle de l’aviation dans l’armée que son prestige symbolique et son poids stratégique pressenti dans les conflits à venir. Rouff, pour sa part, fournit un cas particulier de cette littérature : à mi-chemin du document et de la fiction populaire, les deux séries de fascicules illustrés « Patrie » (c. 1917-1920 et c. 1949-1950) ont vocation de propagande patriotique, alliant souvenirs d’aviateurs, épisodes de la guerre aérienne et fabulations de romanciers populaires. Dans une visée nationaliste similaire, mais en exploitant un plus large éventail de sujets, on note aussi les livres de demi-luxe de « La vie exaltante » (1943-1947) des Éditions de la Nouvelle France : la collection pour la jeunesse publie des rééditions et des inédits de romans d’aventures et d’ouvrages sur les arts militaires (dont l’aviation) et les héros français[56].

Dans un autre registre, Plon exploite le lien entre aviation et spiritualité, dans un ouvrage de Robert de Marolles, Aviation, école de l’homme (1938), paru dans la collection « Présences » (1937-c.1952). Celle-ci est dirigée par l’historien Daniel-Rops, proche de l’Ordre nouveau, et inclut les noms d’éminents auteurs catholiques de la période : Paul Valéry, François Mauriac, Jacques Maritain, Charles du Bos, Paul Claudel. Il faut souligner que Plon, un éditeur à la réputation conservatrice et catholique, qui « participe à la diffusion d’une historiographie de droite[57] », occupe une place prépondérante dans la production d’ouvrages sur l’aviation, en dehors de toute collection. Henry Bordeaux est un important auteur de la maison, qui compte aussi les contributions de plusieurs aviateurs vétérans de la Grande Guerre : Renaud de La Frégeolière, entre autres, y publie en 1916 À tire d’ailes : carnet de vol, un recueil d’impressions de guerre. Mortane y publie aussi quelques ouvrages. L’ouverture de Plon à la littérature étrangère l’amène par ailleurs à accueillir des traductions d’Italo Balbo et d’Anne Lindbergh, en plus de divers volumes sur l’aviation commerciale. Par son conservatisme et son sérieux, ainsi que par la recherche de préfaciers éminents (tels René Bazin, Maurice Barrès, Gabriel Hanotaux), Plon a contribué à l’institutionnalisation de la littérature aéronautique en choisissant un créneau éditorial assez distinct du registre populaire des récits de raids aériens. Comme les collections à thématique militaire, Plon a aussi favorisé l’association entre littérature aéronautique et droite politique.

Avant d’approfondir cette question idéologique, il y a lieu d’ajouter à ces ensembles éditoriaux celui de la littérature aéronautique à destination des pilotes, mécaniciens, ingénieurs des écoles et professionnels de l’aviation. Ces publications, qui comprennent ouvrages techniques et théoriques, manuels, encyclopédies, actes de congrès internationaux de législation aéronautique, circulaires ministérielles et petits livres divers, sont le fait d’éditeurs spécialisés, tels la Librairie aéronautique, l’Édition aérienne, la Librairie des sciences aéronautiques et la Société d’éditions aéronautiques. Elles sont aussi produites par des éditeurs non professionnels, des associations et institutions comme le Comité des oeuvres sociales de l’air et l’Aéro-Club de France. Par ailleurs, au moins deux titres de la presse spécialisée entretiennent une activité éditoriale, soit les revues L’Aéronaute et Les Ailes. Enfin, plusieurs éditeurs spécialisés dans les sciences et l’édition scolaire et universitaire ont publié quantité d’ouvrages didactiques et de vulgarisation sur l’aviation, tels Gauthiers-Villars, Dunot et Pinat, Berger-Levrault, F. Alcan et Delagrave.

b) Les collections spécialisées : l’aviateur et l’extrême-droite

Le tableau suivant expose les collections spécialisées que j’ai pu repérer :

-> Voir la liste des tableaux

Ces données appellent quelques remarques préliminaires : le nombre de titres est indiqué sous toutes réserves; il s’agit des titres que j’ai identifiés à ce jour. Plusieurs ont pu m’échapper, d’autant que les mentions de collection ne sont pas systématiques dans les données éditoriales des catalogues de bibliothèques. Par ailleurs, dans le cas de Baudinière, il est parfois difficile de déterminer si un titre fait partie de telle ou telle collection aéronautique, car ces ensembles sont mouvants : la mention « Bibliothèque de l’aviateur » en vient à remplacer celle de « Collection aéronautique » à la fin des années 30, et recoupe parfois a posteriori des volumes d’autres petites collections du même éditeur dans les listes qui figurent sur les quatrièmes de couverture. En outre, une confusion est entretenue par des mentions paratextuelles qui désignent plutôt des cycles d’auteur que des collections : « Les ailes françaises sur l’Europe » de Louis Querelle est tout entière articulée autour de Pierre Weiss, ce qui complique dans ce cas le partage entre cycle et collection. De même, Baudinière publie, entre 1928 et 1934, sept volumes de Jacques Mortane avec la mention « La guerre des ailes » : il semble s’agir dans ce cas d’un cycle d’histoire vulgarisée de la Grande Guerre, car la mention « La guerre des ailes » est disposée comme un surtitre. Cependant, les volumes de « La guerre des ailes » présentent une couverture caractéristique, avec une typographie particulière et des filets orange et bleus, qui les distingue des autres ouvrages aéronautiques de l’éditeur.

Contrairement à ce que j’avais pensé de prime abord, au vu de la prégnance de l’imaginaire aéronautique dans la presse et de la quantité d’ouvrages de littérature aéronautique parus, la constitution de collections spécialisées en aéronautique apparaît comme un phénomène éditorial très marginal : d’importance, certes, chez certains éditeurs (Baudinière, mais aussi aux Nouvelles Éditions latines), il n’est pas répandu à l’ensemble du champ. Dans ces deux cas, les volumes se caractérisent par leur prix modique, leurs couvertures généralement illustrées et leur format moyen (de 200 à 350 pages). Certaines collections sont très bon marché et plus populaires : « L’air et la mer », qui agrège héros maritimes et aéronautiques, se présente en petits livres de 96 ou 128 pages; les titres de la « Bibliothèque de l’aviation populaire », de petites biographies de Jacques Mortane, paraissent dans un format de 96 pages et avec une couverture illustrée d’une photographie[60]. Ces ouvrages de petit format sont parfois vendus 6 ou 7,50 francs, ce qui est un prix très abordable dans les années 30[61]. La plupart des ouvrages de la « Bibliothèque de l’aviateur », toutefois, atteignent 12 francs (ce qui demeure très accessible), tout comme les livres de la collection « À tire d’ailes » des Nouvelles Éditions latines, sous-ensemble bon marché d’une « Collection aéronautique » un peu plus vaste comptant des tirages limités et des volumes vendus entre 15 et 25 francs. Lorsqu’elles sont illustrées, les couvertures convoquent assez souvent la couleur bleue, peut-être parce que celle-ci renvoie aux collections de romans d’aventures pour la jeunesse diffusant des valeurs patriotiques (le bleu comporte comme une promesse d’élévation morale)[62], et certainement aussi du fait que cette couleur transforme la couverture en un ciel où de petites silhouettes d’avion peuvent figurer :

Dans l’ordre : Jean Gérard-Fleury, Chemins du ciel, Paris, Nouvelles Éditions latines, coll. « À tire d’ailes », 1933; René Chambe, Hélène Boucher, pilote de France, Paris, Baudinière, coll. « Bibliothèque de l’aviateur », 1937; Pierre Weiss, L’Espace, Paris, Louis Querelle, 1929.

-> Voir la liste des figures

Le constat le plus frappant issu de ce recensement est que les deux principaux éditeurs à avoir exploité le thème aéronautique dans des collections relativement importantes, soit Baudinière et les N.É.L., l’ont probablement fait suivant des motivations idéologiques. Ces collections coïncident avec une époque, les années 30, décennie au cours de laquelle des clivages politiques se manifestent de manière évidente dans le champ de l’édition française. Selon Élisabeth Parinet, « la défense d’idéaux politiques prend une place grandissante dans l’édition » et « [la] sensibilité politique devient un critère de regroupement fort des auteurs[63] ». J’examinerai ainsi, dans un dernier temps, ce que révèlent la « Bibliothèque de l’aviateur » et « À tire d’ailes » des liens entre leurs éditeurs respectifs et les réseaux de l’extrême-droite.

La « Collection aéronautique » de Baudinière, aussi nommée la « Bibliothèque de l’aviateur », constitue la plus importante collection aéronautique française; sur deux décennies, elle publie des ouvrages documentaires, des témoignages de pilotes et d’écrivains-journalistes, ainsi que quelques romans. Au sein de cette série comptant une quarantaine de volumes, Jacques Mortane, avec ses oeuvres qui célèbrent les As et l’histoire de la Grande Guerre, constitue un pilier. La collection est aussi alimentée par des écrivains-journalistes qui ont été pilotes (tels André Dahl et Roland Tessier), ainsi que par des aviateurs militaires, à l’instar de René Chambe et de René de Narbonne (1912-1948). Ce dernier se démarque dans les années 30 comme médiateur dévoué à la propagande aéronautique. Pilote militaire, il est aussi conférencier, écrivain et journaliste aéronautique important. Il collabore au Journal et au Flambeau[64], l’organe de droite du Mouvement social français des Croix-de-Feu (ligue nationaliste d’anciens combattants), dont il tient la rubrique aéronautique en compagnie de nul autre que Jean Mermoz. Il mène ainsi dans la presse « le bon combat de l’Aviation, École Sociale[65] ».

Même de manière ténue, les propos des militaires sur l’aviation se défont rarement à cette époque d’un nationalisme plus ou moins exacerbé : il s’agit de promouvoir le développement d’une arme qu’on juge critique, dans la crainte qu’en la matière l’Allemagne soit supérieure à la France. Il s’agit aussi d’influencer la jeunesse française et d’exercer auprès d’elle un magistère nationaliste. Dans certains cas, comme celui de René Chambe, le discours atteint un registre belliqueux et entre en guerre ouverte contre le pacifisme d’une partie de la gauche, et ce, dès le début des années 30. Chambe livre un « avant-propos » incendiaire à Dans l’enfer du ciel (1933), émaillé d’attaques violentes et quasi nominales envers des journalistes, écrivains et orateurs pacifistes; avec la presse de gauche, il les accuse d’« intoxiquer le pays tout entier[66] ». Il conclut en lançant un appel au réveil du « sentiment national », en exigeant un meilleur financement de l’aéronautique et en se campant en berger de la « jeunesse française[67] ». Cet avant-propos figure en tête d’un roman : la fiction, chez Baudinière comme dans les romans de Roger Labric aux N.É.L., est l’objet d’une instrumentalisation politique assumée.

De manière globale, cependant, Baudinière est d’abord un éditeur commercial qui cherche à atteindre un grand public, et ces indicateurs témoignent moins d’une ligne politique claire que d’affinités idéologiques plus diffuses. La place accordée à l’aviation résulte peut-être autant de la vogue réelle du sujet auprès de publics variés – Baudinière pouvait y voir un intérêt marchand – que de liens entre cet éditeur et des réseaux politiques. On peut toutefois remarquer que Baudinière comptera parmi les quelques éditeurs français, avec Grasset et les Nouvelles Éditions latines, gravement compromis dans la Collaboration et condamnés à l’issue des procès menés par la Commission nationale interprofessionnelle[68]. C’est essentiellement à ce titre que Baudinière et les N.É.L. figurent dans les histoires de l’édition, qui se sont peu intéressées à leur production d’avant-guerre. Or, l’aviation s’inscrit pour ainsi dire naturellement dans les affinités politiques de la maison; ce ne semble donc pas être un hasard si Baudinière, parmi tous les éditeurs parisiens, a investi ce sujet. Il y aurait lieu, toutefois, de détailler la question des réseaux en consultant, si possible, les archives de cette maison qui, comme les N.É.L., n’a pas eu son histoire. L’aviateur fournit en tout cas au début du xxe siècle une figure nietzschéenne d’énergie, d’homme nouveau au service de la nation, propre à servir toutes sortes d’usages politiques, dont la propagande nationaliste et militariste, comme l’a saisi Mussolini, du côté italien[69].

Chez les N.É.L. de Fernand Sorlot, la prégnance des réseaux politiques transparaît de manière plus évidente. La maison est surtout connue pour avoir publié une édition non autorisée de Mein Kampf en 1934, ce qui lui vaut un procès de la part d’Hitler. Proche des ligues d’extrême-droite, les N.É.L. ne cachent pas leur ligne idéologique, en dépit du choix d’une présentation monochrome déclinée en plusieurs couleurs qui rend plutôt attrayants les volumes d’« À tire d’ailes » :

-> Voir la liste des figures

Entre 1933 et 1937, sept titres ont été repérés. Comme la « Bibliothèque de l’aviateur » de Baudinière, cette collection-ci est mixte : elle présente un roman d’anticipation[70] et une longue nouvelle du même genre[71], un roman « aéro-policier[72] », deux reportages recueillis[73], un recueil de contes inspirés de faits vécus[74] et un témoignage d’un pilote de la Grande Guerre, Renaud de la Frégeolière[75]. Celui-ci avait donné la première partie de ses souvenirs à Plon sous le titre À tire d’ailes, qui a probablement inspiré à Sorlot le nom de sa collection. Tous ces volumes comptent environ 200 pages, sauf la nouvelle de Cacaud (48 pages).

La collection a recours aux cautions d’aviateurs et d’écrivains-journalistes importants, la plupart liés d’une manière ou d’une autre à des réseaux de droite et/ou à l’élite militaire : Kessel (à cette époque encore proche d’Horace de Carbuccia, qui lui a confié en 1928 la direction littéraire de son hebdomadaire de droite Gringoire[76]) et Mermoz (Croix-de-Feu et journaliste au Jour) pour le volume de Fleury, l’as René Fonck (qui demeurera aux côtés de Pétain pendant l’Occupation) pour On se bat dans l’air de Labric, l’écrivain et journaliste Jacques Roujon (collaborateur de L’Ami du peuple et plus tard à la tête du Petit Parisien pendant l’Occupation) pour le reportage de Hyb, le général Albert Niessel pour la nouvelle de Cacaud, le général et académicien Weygand pour les souvenirs de La Frégeolière. Ce dernier ouvrage est par ailleurs dédicacé : « En souvenir du G.C.II / Au Général Duseigneur, son chef ». Il s’agit de nul autre qu’Édouard Duseigneur, « rendu célèbre par ses combats aériens lors de la Première Guerre mondiale, membre du Conseil supérieur de la guerre en 1929 (aux côtés du maréchal Pétain)[77] ». Il quitte le service en 1936 et se lance en politique « en bénéficiant d’une relative notoriété dans les milieux nationalistes[78] ». Duseigneur fonde alors l’Unité des comités d’action défensive, en compagnie du duc Pozzo di Borgo, ancien Croix-de-Feu. Ce groupe, aussi nommé la « Cagoule militaire », est à l’origine d’attentats et d’un assassinat, perpétrés envers des antifascistes italiens en 1936 et 1937[79]. Duseigneur n’est pas encore ce personnage compromis en 1933, au moment où La Frégeolière lui dédie son livre. Néanmoins son nom, avec ceux des collaborateurs qui précèdent, trace une idée assez nette des réseaux militaires et nationalistes qui irriguent la collection de Sorlot.

Fleury et Hyb, en outre, ne sont pas tout à fait des reporters apolitiques; tous deux collaborent à la presse d’extrême-droite : Fleury, au Jour de Léon Bailby, et Hyb, à L’Ami du peuple fondé par François Coty, quotidien xénophobe et « organe officiel du Front national », groupe qui a pour mission de coordonner les ligues nationalistes au lendemain des émeutes de février 1934. Selon Ralph Schor, L’Ami du peuple a eu un véritable impact politique auprès des classes populaires à qui il s’adressait (avec un tirage, en 1934, de 460 000 exemplaires), recevant même, en 1935, des fonds avancés par Mussolini[80]. C’est donc dans L’Ami du peuple que Baliseurs du monde paraît en deux séries (9 juin-1er août et 1er-10 septembre 1934), presque toujours à la une et accompagné de photographies. La dimension idéologique de ce reportage se fait plus évidente encore dans la prépublication que dans le volume : la rencontre de Balbo y prend un tout autre relief, doublement annoncée par une dépêche[81] puis par une photographie de Lefèvre, Assolant et Hyb en compagnie de Balbo[82], avant d’être narrée le lendemain. La livraison poétiquement intitulée « Un soir à Tripoli, sous un ciel plein d’étoiles avec Son Exc. Italo Balbo, maréchal de l’Air », s’accompagne d’une reproduction en grand format, à la une, de l’autographe de Balbo que le livre reprend[83] – significativement, il s’agit du seul document visuel que les N.É.L. choisissent de retenir, et le portrait tracé du chef des forces aériennes italiennes y est plus que flatteur.

Au terme de ce rapide tour de piste, on peut mieux mesurer l’ampleur d’un ensemble éditorial qui dépasse de loin les figures d’auteur habituellement étudiées, et qui se caractérise par des échanges marqués entre la presse et l’édition. Certes, puiser dans la presse et solliciter ses collaborateurs pour nourrir des collections éditoriales ne constitue pas un geste spécifique au sujet aéronautique, ni à un éditeur en particulier dans la France de l’entre-deux-guerres. La pratique est relativement fréquente, d’abord et avant tout dans les collections bon marché d’éditeurs qui publient en parallèle des hebdomadaires. Cependant, du journal au volume, la littérature aéronautique favorise cette pratique par les trajectoires croisées de beaucoup de ses médiateurs. Ceux-ci évoluent entre les mondes de la presse spécialisée, généraliste et des feuilles politiques, de l’édition d’avant-garde comme de l’édition populaire, du sport, de l’armée et de la mondanité parisienne. En ce sens, les écrits aéronautiques, comme la littérature et la presse sportive en général (marquée par les collaborations d’anciens sportifs), indiquent l’importance quantitative d’hommes de lettres et de journalistes « amateurs » à cette époque. Maints aviateurs ont voulu ajouter une ou plusieurs « plume(s) » à leur « aile », avec des succès et dans des intérêts divers. À l’inverse, maints écrivains et journalistes ont mis en relief leur expérience des « ailes » pour bénéficier d’une aura d’aventure, d’élitisme et d’énergie dans leur carrière littéraire, journalistique et/ou politique. En outre, le cas de la littérature aéronautique met en évidence l’importance des réseaux tissés entre la presse et l’édition, le recours assez fréquent à des médiateurs de presse dans le domaine des écrits documentaires et de vulgarisation et, paradoxalement, la relative invisibilité de ce phénomène, dans la mesure où la prépublication et la fonction journalistique de l’auteur sont rarement mentionnées dans le paratexte des ouvrages et nécessitent, pour être repérées, des enquêtes parfois fastidieuses. Enfin, il appert que l’édition de la littérature aéronautique a été profondément déterminée par des lignes idéologiques; elle a été surtout le fait d’éditeurs conservateurs, de droite et d’extrême-droite, tout en ayant bénéficié de la stature médiatique des aviateurs-écrivains, qui atteignaient les publics les plus divers, au-delà des fractures idéologiques des années 30, par le biais des médias de grande diffusion.