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Nées au Québec il y a plus de vingt-cinq ans, les coopératives jeunesse de services (CJS) sensibilisent chaque année plus de 2 500 jeunes Québécois à l’entrepreneuriat coopératif. Durant un été, un groupe de jeunes coopérants, âgés de 12 à 17 ans, s’initie au fonctionnement d’une entreprise coopérative, s’organise collectivement pour proposer des services à la population sur leur territoire (livraison, jardinage, peinture, archivage, ménage, mise en rayon, etc.). Il doit aussi définir une stratégie de commercialisation (démarchage, devis, facture) et prendre des décisions de façon démocratique (affectation des résultats de l’activité, répartition des contrats et des tâches).

En octobre 2011, à l’occasion du Forum international de l’économie sociale et solidaire (ESS) au Québec, un groupe d’acteurs bretons de l’ESS représentants de structures coopératives et fédératives de l’ESS (pôle de développement et Cress) découvre cette expérience et décide de l’importer en France [1]. Pour ces acteurs, le projet CJS porte en lui des innovations multiples qu’il faut développer en France. La CJS est perçue, par ses initiateurs et ses défenseurs, comme une innovation sociale, car elle représente un projet original d’entrepreneuriat coopératif pour les 16-18 ans [2]. Il s’agit d’un projet éducatif qui forme les jeunes à créer leur entreprise coopérative et à vivre une expérience collective pendant leurs vacances d’été. C’est également une innovation pédagogique car elle s’appuie sur la pédagogie active et expérientielle, les jeunes apprennent en faisant, et ne repose pas sur une action fictive. Enfin, la CJS est une innovation partenariale car elle réunit autour d’un même projet un collectif d’acteurs qui n’ont pas nécessairement pour habitude de collaborer : réseaux de l’ESS, structures jeunesse de l’éducation populaire (EP), collectivités territoriales, entreprises, citoyens.

Notre article vise ainsi à interroger les perceptions des acteurs « économiques » (coopératives, pôle de développement de l’ESS, Cress, etc.) et des acteurs « éducatifs » de l’ESS (structures d’éducation populaire/jeunesse) [3] sur les CJS et, ce faisant, les rapports qu’ils peuvent entretenir dans une participation commune à ce projet. Qu’ont-ils à gagner à y participer ? Que peut leur apporter ce travail en partenariat ? Quelles sont les difficultés rencontrées ?

Dans une première partie, nous reprendrons certains éléments historiques du mouvement de l’ESS afin de saisir les fondements communs entre acteurs « économiques et « éducatifs », puis de comprendre leur éloignement. En prenant l’exemple des CJS, nous pourrons dans une deuxième partie analyser les relations entretenues aujourd’hui par ces deux familles d’acteurs autour de ce projet en direction de la jeunesse et approcher leurs points de convergence et de divergence. La troisième partie montrera que le travail en partenariat effectué grâce à la CJS leur permet aussi de déconstruire leurs préjugés et d’inventer de nouvelles manières de travailler ensemble.

Acteurs « économiques » et « éducatifs » de l’ESS : des liens fragiles malgré une proximité historique et idéologique

La question du lien entre les dimensions économiques et éducatives de l’ESS se pose très tôt, dès le xixe siècle avec la naissance des mouvements d’éducation ouvrière (bibliothèques ouvrières, clubs ouvriers, universités populaires), qui défendent la participation des citoyens à la vie sociale, économique et politique et leur émancipation par la culture et la coopération. « Mais malgré son engagement historique envers l’éducation (ouvrière, populaire, coopérative), l’ESS semble aujourd’hui très éloignée de cette ambition de formation générale de la jeunesse » (Demoustier et Wilson-Courvoisier, 2009).De leur côté, les acteurs de l’EP semblent s’être progressivement éloignés du champ socio-économique. Dès la fin du xixe siècle, la visée holistique des initiatives « primitives » d’éducation populaire est atteinte par l’externalisation de la dimension politique, économique et sociale de leur action (Morvan, 2011). Comme l’explique le sociologue Olivier Douard, « il est possible de voir dans l’infléchissement du projet d’“éduc pop” sur son versant éducatif – la définition la plus politique restant minoritaire – une des raisons du peu de place fait à l’économie. Cette mise à distance de l’économique va jusqu’à concerner le fonctionnement même des associations du secteur, les exposant au risque permanent de la crise ».

Des fondements historiques communs

Dès la première moitié du xixe siècle, les premiers socialistes utopiques expérimentent des projets d’éducation populaire. Ainsi Etienne Cabet préside, de 1832 à 1834, l’association pour l’éducation gratuite du peuple qui organise des rencontres autour de thèmes politiques et économiques, mais aussi de fables, de chants politico-socialistes écrits par de jeunes icariens. Sur l’exemple des icariens, les fouriéristes fondent leurs propres écoles et cercles d’instruction (Morvan, 2011).

S’ouvre alors durant la seconde moitié du xixe siècle, ce que Carton appelle « la version primitive de l’éducation populaire », le moment où la dimension culturelle du mouvement ouvrier côtoie la dimension productive et solidaire, avant que chacune de ses branches ne se sépare progressivement pour se spécialiser (mutuelle, coopérative de production et action culturelle) (Morvan, 2011). A la fin du xixe siècle, les bourses du travail, développées par Fernand Pelloutier selon le principe « Eduquer pour révolter », sont à la fois des organisations de solidarité (dotées de services de mutualité – placement, caisses de solidarités, de maladie, chômage, décès) et des lieux d’éducation et de conscientisation de la classe ouvrière par l’organisation de conférences, cours du soir, représentations théâtrales, etc. A la même époque, le monde des coopératives vient croiser celui des universités populaires. Par exemple, à Nîmes, Gide, apôtre de l’idée coopérative, préside en 1899 à la transformation nominative de la « Société d’économie populaire », qui faisait partie de la floraison des institutions coopératives créées dans cette ville au cours des années 1880, en université populaire (Cacérès, 1964).

Alors que, jusqu’à la fin du xixe siècle, l’éducation populaire peut être perçue comme la dimension culturelle du mouvement ouvrier et de l’action collective, elle devient au xxe siècle le fait d’associations spécialisées dans la culture et l’organisation des loisirs et des vacances avant son institutionnalisation progressive dans l’appareil d’Etat (Lepage, 2001). Les liens entre les structures d’économie sociale (mutuelle, coopérative et association) axées sur la dimension socio-économique du projet et les acteurs de l’éducation populaire se distendent.

Une idéologie partagée autour de l’émancipation et de la transformation sociale…

Pourtant, les acteurs « économiques » de l’ESS et ceux de l’EP partagent le même dessein politique de transformation sociale, de construction d’autres rapports sociaux, économiques et politiques entre les individus. L’émancipation des personnes est une finalité forte de ces deux familles d’acteurs. En visant à développer les capacités d’expression et de prise de parole, de participation au débat public et d’autonomie, l’ESS rejoint des principes essentiels de l’éducation populaire (Neyret, 2006). Par ailleurs, la dimension pédagogique incluse dans les démarches d’ESS ajoute à sa proximité avec l’éducation populaire. Mignon stipule qu’« axée sur les initiatives de développement local et de lutte contre tout ostracisme, l’économie solidaire […] est, par sa pédagogie de la solidarité avec l’autre, une démarche d’éducation populaire » (Mignon, 2007, p. 223). L’apprentissage expérientiel apparaît être au coeur des projets d’ESS et d’éducation populaire lorsque l’expérience permet l’élaboration de savoirs qui seront réinvestis ensuite dans la pratique.

Certains auteurs considèrent que l’éducation populaire peut jouer un rôle d’aiguillon dans le développement de l’ESS. Maurel s’interroge sur la place que pourrait prendre l’éducation populaire, comme au xixe siècle, dans le développement de l’ESS, de l’esprit coopératif, de modes de production alternatifs remettant en cause les rapports hiérarchiques, autoritaires et strictement marchands qui règlent les rapports de travail et de production de la grande entreprise industrielle (Maurel, 2011). Selon Draperi, l’éducation populaire « continue d’être le lieu privilégié d’éducation politique à l’économie sociale » (Draperi, 2011, p. 194).

… mais des acteurs qui se côtoient peu

Malgré une histoire commune et un même projet de société, force est de constater que le rapprochement entre les acteurs « économiques » et « éducatifs » de l’ESS ne va pas de soi aujourd’hui.

Certes, l’hétérogénéité de ces deux secteurs nous invite à être prudents dans la généralisation de nos propos à l’ensemble des acteurs. La diversité observée dans le secteur de l’ESS se retrouve dans le champ de l’éducation populaire, divisé entre les grandes fédérations historiques d’éducation populaire, les associations nationales mobilisant les citoyens sur leurs droits et de grandes questions de société (ATD quart monde, Attac, le DAL, etc.) et les associations et collectifs citoyens locaux militant pour le respect des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux. L’association La Trouvaille différencie l’Education populaire « avec un grand E », rassemblant les initiatives éducatives agréées par les pouvoirs publics se déroulant hors de l’école, dans un souci de démocratisation culturelle, de l’éducation populaire « avec un petit e » qui concerne tout type d’éducation visant à l’émancipation des groupes dominés, par des pédagogies critiques, leur participation à la vie publique et la visée de transformation radicale de l’ordre social (Mesnil, Morvan & Storaï, 2015). Les divergences peuvent aussi venir des champs d’intervention des structures comme l’explique Jonathan (salarié dans l’ESS) : « Je me souviens de débats au sein du Cnajep où on se trouvait avec d’un côté les mouvements de l’éducation populaire purement éducatifs et, de l’autre, les mouvements de l’éducation populaire qui étaient plutôt sur le champ économique, les questions de l’emploi, du logement. On retrouvait d’un côté, les Francas, la Ligue, les Cemea et de l’autre les MRJC, les FJT, les mouvements de jeunesse, la JOC [4]. »

De nombreux acteurs de l’éducation populaire ne se reconnaissent pas dans la terminologie « ESS ». Certains parce qu’ils ne savent pas vraiment ce que recouvre ce secteur. « Je n’ai pas une bonne connaissance [de l’ESS], mes collègues non plus, c’est un truc dont on parle peu même dans notre corps de métier, dans l’animation socioculturelle, jamais on n’en discute vraiment » (Olivier, salarié dans l’EP). D’autres parce qu’ils ne s’identifient pas à certaines de ses structures qui se banalisent sous l’emprise du modèle économique néolibéral dominant. Pour Philippe (salarié dans l’EP) : « Il faut arrêter de croire que l’économie sociale, c’est les valeurs, parce que sinon… si les mutuelles avaient des valeurs, ça ne serait pas des multinationales… »

Pourtant, un certain nombre de structures de l’EP revendiquent leur appartenance au champ de l’ESS, ou parfois seulement au champ de l’économie solidaire. Les Cemea, les Francas, la Ligue de l’enseignement, les fédérations des Aroeven, les Eclaireuses Eclaireurs de France sont membres de l’Economie sociale partenaire de l’école de la République (Esper). Le réseau des Crefad (Centre de recherche, d’étude, de formation à l’animation et au développement), issu de Peuple et Culture, soutient la prise en compte du fait économique de leurs associations inscrites dans l’économie solidaire. De fait, les structures de l’EP, majoritairement associatives et parfois coopératives, sont juridiquement dans l’ESS, mais cela ne suffit pas toujours pour construire une appartenance identitaire. Pour les acteurs les plus militants de l’EP, cette distance s’atténuerait peut-être si le rapport de l’ESS au politique évoluait et si cette économie passait d’un rôle d’amortisseur, de régulateur du capitalisme, à un projet plus transformateur (Demoustier, 2001).

Et les acteurs de l’ESS peuvent aussi être assez critiques à l’égard de l’éducation populaire telle qu’ils la perçoivent aujourd’hui. « C’est un élément qui s’est beaucoup perdu dans les structures de l’EP, cette question de l’émancipation. On voit bien une fracture dans les familles de l’EP et de la jeunesse avec celles qui sont plus allées vers l’apport de prestations et qui ont perdu cette dimension et d’autres qui s’y accrochent » (Marie, salariée dans l’ESS).

Mais certains acteurs interrogés identifient néanmoins les points de rapprochement entre l’ESS et l’EP. Comme Juliette (salariée dans l’EP) : « Il y a pas mal de choses qui se recoupent [entre l’EP et l’ESS] parce qu’en fait l’ESS […] souvent, c’est animé de façon à ce que ce soit participatif, que ce soit aussi ancré localement, qu’il y ait des dynamiques collectives [...], un homme une voix. Ce sont des choses que l’on défend aussi. Je pense que l’on a pas mal de parallèles à faire et du coup, on a facilement des valeurs en commun et de fait une envie éducative derrière. »

En rassemblant autour d’un même projet structures « économiques » de l’ESS et structures de l’éducation populaire, les coopératives jeunesse de service peuvent créer de l’interconnaissance et des convergences autour de la question de la jeunesse, mais aussi mettre en évidence les points de tension existant entre ces deux familles d’acteurs.

Les CJS : quels enjeux pour les acteurs « économiques » et « éducatifs » de l’ESS ?

Les CJS rassemblent des acteurs « économiques » de l’ESS et des acteurs de l’EP/jeunesse dans un projet d’éducation à l’entrepreneuriat coopératif. Parmi les acteurs de l’ESS qui participent au projet sur les différents territoires bretons, se retrouvent : Coopérer pour entreprendre (qui développe, au niveau national, le projet CJS et en assure la coordination), les CAE, les pôles de développement de l’ESS (avec un rôle d’animation des comités locaux), la Cress (coordinatrice régionale des CJS) et des acteurs locaux de l’ESS, Scop notamment, qui participent aux comités locaux et/ou se positionnent comme clients des CJS. Les acteurs de l’EP/jeunesse sont des associations jeunesse implantées sur le territoire de la CJS, indépendantes (parfois équipements de quartier dans les villes) ou membres de fédérations nationales (MRJC, Francas, Leo Lagrange, foyers ruraux), et de plus en plus des services de collectivités territoriales. Elles participent aux comités locaux et occupent le rôle de parrain jeunesse.

Des visées communes

Les CJS regroupent des acteurs qui ont en commun de vouloir agir pour la jeunesse. Ils partagent un diagnostic assez défavorable sur le sort réservé aux jeunes aujourd’hui. L’insertion est l’un des problèmes majeurs auquel ces jeunes sont confrontés aujourd’hui, que ce soit sur la dimension du travail ou, plus largement, sur celle de leur reconnaissance sociale. Emplois de courte durée, problèmes de déclassement, périodes de chômage importantes, manque de valorisation de leur place dans la société façonnent le quotidien de la jeunesse française (Amsellem-Mainguy et Timoteo, 2012).

Un objectif partagé pour agir sur l’autonomie et l’émancipation des jeunes, pour leur donner une place

Parce qu’elles offrent aux jeunes coopérants un espace d’expression, de prises de décisions et d’actions, les CJS participent à donner une place aux jeunes, ou plutôt à mettre en place un cadre pour qu’ils puissent la prendre et « leur faire comprendre vraiment qu’ils ont toutes les clefs en main pour faire ce qu’ils veulent », explique Juliette (salariée de l’EP). Cette prise de responsabilité est favorisée par l’utilisation de pédagogies issues de l’éducation nouvelle, reposant sur des méthodes actives, un apprentissage coopératif et une pédagogie du projet.

Pour les acteurs « économiques » de l’ESS, les objectifs d’émancipation et d’exercice d’une citoyenneté économique des jeunes implicitement véhiculés par les CJS font écho aux principes constitutifs de l’ESS. Selon Christine (salariée dans l’ESS), les CJS n’interrogent pas seulement la dimension économique, mais aussi « la question de la citoyenneté, la place et le rôle des jeunes dans la société, et quelle image tu leur renvoies de leur place dans la société ». Les acteurs de l’ESS cherchent à travailler sur les représentations qu’ont les jeunes du travail afin qu’ils puissent lui donner du sens et échapper à l’aliénation qu’il génère souvent. « La force des CJS, c’est que c’est un vrai projet économique, qui porte des valeurs d’émancipation. […] l’économie, ce n’est pas toujours sale, ce n’est pas toujours un gros mot et en plus, les jeunes, ils peuvent s’éclater en travaillant. On peut aussi donner du sens à son travail » (Marie, salariée dans l’ESS).

Favoriser l’autonomie des jeunes est aussi l’un des vecteurs d’engagement des acteurs de l’EP/jeunesse dans ce projet. « Que ce soit un projet qui travaille clairement l’autonomie des jeunes, qu’il y ait des thématiques comme le travail, l’engagement, voilà l’économie, l’économie sociale et solidaire, la coopération, les prises de décision collective. C’est tous ces éléments-là qui font que ce sont des choses qui nous tiennent à coeur et que l’on a envie de défendre » (Juliette, salariée dans l’EP).

Avec le constat mutuel que les CJS ne sont qu’un outil…

Convaincus que les CJS sont un espace intéressant d’expression et d’autonomisation des jeunes, d’apprentissage de la prise de décision collective et de la relation à l’argent, les acteurs « économiques » de l’ESS et de l’EP/jeunesse partagent l’idée qu’elles ne restent qu’un outil au service d’un projet jeunesse plus large. « Considérer que c’est un tout qui résoudra la problématique de l’engagement des jeunes, de la délinquance dans les quartiers populaires, de la déshérence des jeunes dans le milieu rural, c’est se tromper », résume Jonathan (salarié dans l’ESS). Ces deux familles d’acteurs défendent cependant des stratégies spécifiques en termes de développement global et sur les territoires et possèdent des cultures différentes d’organisation du travail.

Mais des objectifs propres à chaque famille d’acteurs

Le projet d’éducation à la coopération porté par les CJS, et plus largement d’éducation à l’ESS, répond à des préoccupations partagées par de multiples acteurs de l’ESS aujourd’hui. En effet, le secteur de l’ESS, parfois perçu comme une économie banalisée, soumise à un isomorphisme institutionnel et à des pratiques l’écartant de ses utopies fondatrices (Enjolras, 1996 ; Bidet, 2003 ; Hély et Moulevrier, 2013), a besoin de ces projets socialement innovants pour redonner du sens à son projet politique.

Pour les acteurs « économiques » de l’ESS : des enjeux de changements d’échelle, de renouvellement démographique, de transformation du modèle économique

Les CJS, fortement ancrées sur les territoires, rendent aux citoyens (jeunes, habitants) un « pouvoir d’agir » économique en créant des espaces publics de proximité (Fraisse, 2003). « J’ai l’impression que les jeunes subissent beaucoup : subissent le monde de l’entreprise, subissent le fait de devoir choisir un emploi, subissent un patron. Le projet permet de renverser cela en prenant conscience qu’ils peuvent aussi agir : participer aux prises de décision, choisir les prestations qu’ils vont faire, choisir de refuser une prestation avec les conséquences que ça a pour eux. Ça leur permet de voir toutes les potentialités et aussi toutes les contraintes qu’il peut y avoir dans la gestion d’une entreprise. Et de découvrir à quels types de dilemmes ça peut les amener de devoir faire des choix » (Marie, salariée dans l’ESS).

Autre enjeu pour les acteurs de l’ESS : le renouvellement démographique. Il est estimé qu’environ un quart des salariés de l’ESS, des secteurs associatifs, coopératifs et mutualistes (soit plus de 600 000 personnes), devrait prendre sa retraite d’ici 2020 (CNCres, 2011). Jonathan (salarié dans l’ESS) soutient : « Ce qui est fondamental aujourd’hui, c’est qu’on renouvelle le projet de l’ESS par la jeunesse à la fois sur des enjeux de renouvellement de responsables, de dirigeants et à la fois dans une dimension de créativité, d’innovation, de nouveaux projets portés par des jeunes. Si on ne le fait pas, l’économie sociale devient une économie sociale de papis, mamies. » Les structures employeuses de l’ESS peuvent valoriser dans leur politique de recrutement une expérience au sein d’une CJS. Et les CJS, en initiant les jeunes au modèle coopératif et à l’entreprendre autrement, peuvent susciter l’envie de travailler dans l’ESS et participer à leurs choix d’études et d’orientation professionnelle. Au-delà des jeunes coopérateurs, les animateurs des CJS, après leurs expériences de l’été, sont à même de rejoindre des structures de l’ESS.

Les acteurs de l’ESS interrogés sont néanmoins unanimes sur le fait que l’éducation à l’entrepreneuriat coopératif des jeunes ne se traduit pas forcément par une éducation à l’ESS, dans ses dimensions théorique et politique. « On est plus dans la question de la connaissance, de la rencontre, de l’expérience du faire-ensemble que dans une approche conceptuelle. La prise de conscience qu’on est dans de l’ESS n’est pas là aujourd’hui » (François, salarié dans l’ESS). Mais, comme le soulignent Hely et Moulevrier (2013), de nombreux salariés de l’ESS, eux-mêmes, ignorent la singularité associative, coopérative ou mutualiste de leur entreprise, et d’autres sont indifférents à la question des valeurs. Comme le constate aussi Christine (salariée dans l’ESS) : « On accueille régulièrement de nouveaux associés […] à qui on demande : “Comment tu te retrouves dans les valeurs de l’ESS” et qui disent : “Je ne sais pas.” Mais après qui réfléchissent et qui disent : “C’est important d’être impliqué sur son territoire, je fais partie de l’asso machin, si je viens là, c’est que je n’ai pas envie de travailler tout seul, que c’est important pour moi d’être avec d’autres” [...], mais si tu leur dis : “les valeurs de l’ESS”, ils disent “c’est quoi ce truc… » A l’exemple de ces salariés-associés d’une CAE, à travers les CJS, les jeunes coopérants découvrent l’ESS en la pratiquant. « Oui, c’est un projet d’éducation à l’ESS, mais ça éduque de manière concrète et pas conceptuelle. L’objectif est que les jeunes vivent collectivement l’entreprise ESS au sens de la démocratie au sein de l’entreprise, comment on répartit la richesse, au sens de quelle utilité sociale on a pour le territoire. Ça, ils le réfléchissent et ils le vivent. Après, ils ne sont pas tous capables en sortant de dire ce qu’est l’ESS, mais on s’en fiche. Par contre, le fait qu’ils aient réfléchi au fait que dans une entreprise, on gagne de l’argent et à qui revient l’argent. C’est un sujet conflictuel, qui amène du débat. Réfléchir à cette question-là est une sacrée éducation à l’ESS » (Marie, salariée dans l’ESS).

Pour les acteurs de l’EP/jeunesse : la défense des enjeux de cohérence d’action sur le territoire

Les acteurs EP/jeunesse ne sont pas à l’initiative du projet CJS et de sa promotion en Bretagne et en France. Ils ont été sollicités par les acteurs « économiques » de l’ESS pour travailler à sa mise en oeuvre, dans le respect du cahier des charges du modèle québécois. Néanmoins, en tant qu’acteurs partenaires, experts d’un territoire, ils ont à veiller à ce que ce projet respecte les enjeux de cohérence d’action qu’ils développent sur leur territoire.

La question de l’adaptation de ce projet CJS sur un terrain d’action se pose ainsi de manière cruciale, l’organisation et la temporalité d’une CJS n’épousant pas les contours classiques des projets EP/jeunesse. A cet égard, la dimension temporelle du projet questionne. La durée des deux mois d’été qui doit permettre au groupe de jeunes coopérants de créer, puis de faire fonctionner une coopérative de services, paraît trop courte et contraire à la temporalité sur le long terme que veulent impulser les structures jeunesse. « L’expérimentation doit naître, vivre et mourir en trois mois », souligne Alain (salarié dans l’EP). « Ce sont des délais courts pour en tirer des enseignements. Je trouve dur d’inculquer ça comme valeur de la part des CJS, car c’est promouvoir que le projet doit naître, vivre et mourir en trois mois et ne s’épanouisse pas. » Pour les professionnels interrogés, il est nécessaire de réfléchir à l’évolution de ce modèle et de penser son imbrication, en amont et en aval, avec d’autres appels à la mobilisation des jeunes sur le territoire, afin que celui-ci prenne un sens dans une démarche globale d’accompagnement des jeunes vers la participation et l’émancipation.

Mais l’évolution n’est pas encore à l’ordre du jour. Les CJS apparaissent aussi pour beaucoup comme un projet trop cadré. « On nous avait bien fait comprendre qu’il y avait un label derrière et qu’on ne pouvait pas faire n’importe quoi avec ce projet-là », explique Juliette (salariée dans l’EP). Et cher : une CJS coûte 20 000 euros, emploie deux animateurs à temps plein pendant deux mois et touche quinze jeunes. Pour Philippe (salarié dans l’EP), le principe d’universalité de l’éducation populaire n’est pas atteint. « Ce n’est pas universel, c’est quelques-uns. C’est quinze jeunes qui vont avoir des moyens énormes. » Au-delà du coût, ce sont aussi les retombées de cet investissement qui posent problème. Juliette (salariée dans l’EP) a « le sentiment que pour les jeunes que l’on a accompagnés sur cet été, il n’y a pas vraiment eu de suite derrière. Et c’est dommage de faire un projet qui va durer deux trois mois, et qu’en fait, les jeunes, derrière, on ne sache pas trop où ils en sont ».

Le modèle exige en effet une forme particulière de mise en oeuvre qui semble souvent inappropriée, demandant au terrain de s’adapter au modèle et non l’inverse, comme le prônent ces professionnels des structures jeunesse. « Le projet québécois n’est pas forcément adaptable. Entre un quartier, un quartier sensible, une petite commune en montagne en rural, tout ça, on ne va pas bosser le projet de la même façon », soutient Olivier (salarié dans l’EP). Ce n’est pas parce qu’il y a une charte de bonne conduite de machin, qu’il faut faire avec trois commissions, bien, qu’il faut faire comme ça. Non, il faut faire évoluer, qu’il s’adapte au territoire, au terrain, au fonctionnement, aux besoins des jeunes. »

Malgré ces enjeux et perceptions divergentes, le partenariat qui se noue autour des CJS entre les structures « économiques » de l’ESS et de l’EP/jeunesse, dans le comité local durant les temps de préparation et d’évaluation du projet et dans les interactions de l’été lorsque la CJS fonctionne, permet de l’interconnaissance et une évolution des positionnements des différents acteurs.

Les CJS : un partenariat qui participe aussi à déconstruire les préjugés

Faire ensemble avec ses spécificités

Les CJS donnent l’opportunité à des structures qui se méconnaissent de travailler ensemble et de s’enrichir de leurs pratiques et connaissances mutuelles. Pour Marie, salariée dans l’ESS, « les CJS sont le seul projet qui permette de faire bosser ensemble des structures jeunesse plutôt associatives et des structures plus économiques et plus entrepreneuriales. L’intérêt est d’apprendre aux deux à se découvrir, se parler, s’enrichir mutuellement. […] Tous les retours disent “on a mis autour de la table des gens qui n’avaient jamais bossé ensemble” et même si ce n’est pas parfait, c’est quand même un sacré progrès par rapport à ce qui se faisait avant ». De la même façon, pour Romain, salarié dans l’EP, « pour moi, c’est la première fois qu’on pouvait travailler avec des acteurs économiques et je trouvais ça très riche. Justement, je trouve qu’il y a une assez bonne osmose et des intérêts communs entre les acteurs économiques et les acteurs jeunesse ». La reconduction annuelle du projet permettra peut-être d’améliorer encore le partenariat entre les acteurs « économiques » de l’ESS et ceux de l’EP/jeunesse, comme l’explique encore Marie : « Aujourd’hui, on n’a pas encore réussi à faire fonctionner correctement le binôme parrain jeunesse/parrain économique. Idéalement, il faudrait qu’ils travaillent plus ensemble, mais l’été chacun est pris dans ses contraintes. C’est plus une juxtaposition des accompagnements qu’un coaccompagnement. »

Apprendre à travailler la question économique dans l’éducation populaire

Si les structures « économiques » de l’ESS revendiquent de faire de l’économie autrement, de fonctionner à lucrativité limitée, en considérant l’argent, le capital, comme un moyen et non une finalité, le rapport à l’argent et à l’entreprise n’est pas toujours simple dans les structures associatives de l’EP/jeunesse. « Parfois, le monde associatif pense qu’il est un peu meilleur que les autres parce que son rapport à l’argent est différent. Le côté moralisateur revient un peu de temps en temps en disant “Mais nous, on ne fait pas de bénéfice ou on fait des bénéfices, mais les résultats ne sont pas repartis entre les sociétaires ou les actionnaires, la question du profit n’est pas présente.” Et même quand on est dans le secteur coopératif, quand on est dans l’ESS, on a beau expliquer que la répartition des richesses n’est pas faite comme dans une entreprise classique, n’empêche que c’est quand même une boîte quoi… c’est une entreprise » (Christine, salariée dans l’ESS). En montrant à ces acteurs de l’EP/jeunesse, de l’intérieur, le fonctionnement d’une coopérative, le projet CJS a permis de modifier certaines de leurs représentations sur l’entrepreneuriat dans l’ESS et l’argent : « Au début, il y avait des réticences des acteurs jeunesse sur la question économie-entreprise. “C’est de l’arnaque, vous faites bosser les jeunes, ils ne gagnent rien à la fin de l’été.” Mais il y a eu une évolution dans l’attitude de ce jeune entre le début et un an après. Il avait besoin d’expérimenter. Il a fait le lien dans la CJS avec le côté EP, autour du collectif, des projets ensemble » (François, salarié dans l’ESS). Philippe, salarié dans l’EP, confirme : « Je trouvais que c’était une bonne façon d’aborder la question de l’argent et de l’engagement, dans un cadre plus structuré, avec des règles, et pas les règles du capitalisme ultralibéral. C’est ça qui était intéressant : de la solidarité, de l’implication, des décisions collectives. Nos animateurs socioculturels, ils ont du mal à aller sur ces questions-là, parce que c’est pas leur culture, c’est pas leur élément […]. Je trouve que la CJS, dans nos milieux d’éduc pop un peu heu… où l’argent fait peur, c’est intéressant de l’amener. »

Ces éléments montrent que le projet CJS éduque à l’économie non seulement les jeunes, mais également les structures de l’EP/jeunesse. Il interroge alors la place que l’éducation populaire peut prendre dans l’accompagnement des jeunes à trouver des réponses à leurs besoins socio-économiques. « Si je devais avoir un souhait sur les effets institutionnels des CJS, c’est sur cette dimension-là. T’as plein d’acteurs de l’animation et de l’EP dans les quartiers, mais qui ne font que de l’animation, qui ne passent pas le champ économique et pourtant, aujourd’hui, les jeunes, les habitants ont besoin de réponses socio-économiques à leurs problématiques de santé, d’alimentation, de logement, d’éducation etc. L’enjeu pour l’ESS et l’EP c’est d’arriver à faire ce croisement-là » (Jonathan, salarié dans l’ESS). Parallèlement, l’éducation populaire n’aurait-elle pas un rôle à jouer pour permettre aux jeunes d’acquérir un esprit critique sur le fonctionnement économique ? Pour Juliette (salariée dans l’EP) : « C’est justement l’occasion de mettre une touche d’éducation populaire aussi sur ces questions [économiques]-là [...], expliquer plusieurs possibilités et laisser au jeune l’opportunité de choisir vers quel modèle il veut aller, en tout cas de susciter des questions. »

Mais aller dans cette direction pose la question de l’espace laissé à l’économie en général et à l’ESS dans les formations d’animateurs. En 2001, l’offre publique de réflexion sur l’avenir de l’éducation populaire mettait en avant la nécessité d’« introduire une éducation critique sur l’économie dans les formations des animateurs […] avec une démarche d’éducation populaire pour donner des contenus d’analyse sur la compréhension des mécanismes économiques et la marchandisation » (Lepage, 2001, p. 91). Un long chemin reste à parcourir…

Les CJS, un projet pour redonner du sens politique aux acteurs ?

En devenant lauréat de « La France s’engage », le projet CJS prend aujourd’hui de l’ampleur et s’organise en réseau pour favoriser son développement sur le territoire français. L’objectif est d’atteindre 60 CJS pour 2017 avec la mobilisation de 800 jeunes, 120 animateurs et 350 structures des comités locaux. Ce développement exponentiel doit néanmoins être maîtrisé et ne pas tomber dans l’ornière de l’institutionnalisation. Il est vrai que les collectivités territoriales sont séduites par cette nouvelle expérience. Elles n’y voient parfois qu’un dispositif de plus, pouvant valoriser l’image des jeunes et la leur par la même occasion. Ce terme même de dispositif est contesté par les acteurs du projet, qu’ils viennent du champ « économique » ou « éducatif » de l’ESS. En effet, ils promeuvent les CJS avant tout comme « un projet avec les acteurs du territoire » (Marie, salariée dans l’ESS) qui peut, précisément à ce titre, retisser les liens entre acteurs « économiques » et « éducatifs » de l’ESS s’entendant communément sur les valeurs de transformation sociale, de démocratie, d’émancipation et de solidarité ; tout en respectant leurs différences. Si ce projet peut être envisagé comme un outil permettant une action commune, il doit également être considéré comme pouvant redonner du sens politique à des acteurs qui n’ont plus toujours comme priorité d’éveiller au sens critique. D’autres initiatives de rapprochement entre ces deux familles de l’ESS sont aujourd’hui en oeuvre en Bretagne (services civiques d’éducation à l’ESS, coopératives jeunes majeurs) et pourront faire progresser la réflexion.