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De ses « oui, mais » et « un peu rapide »,

je lui suis profondément reconnaissant.

La contradiction du poème (1992)

Si près de la disparition de Gilles Marcotte, il m’est impossible de faire abstraction de l’homme pour considérer son oeuvre à distance et en faire ce qu’il est trissotinement convenu d’appeler un « objet de recherche ». Je garderai en conséquence un principe qui m’était venu d’instinct lors d’un « Hommage à Gilles Marcotte et à Charles Grivel » prononcé à l’ouverture du IIe Symposium International de Sociocritique qui s’est tenu à Montréal en décembre 2015. Le texte qui suit évoque des traits de la personnalité de Gilles et des aspects de la relation intellectuelle et d’amitié que j’ai eue avec lui tout en les mettant en rapport avec ses idées sur la littérature et son apport décisif à la sociocritique.

Monsieur le professeur, monsieur Marcotte

En de lointains temps, au sortir d’une licence en philologie romane, je débarquai au Québec sans rien connaître de sa littérature, de sa culture, de sa société, de son histoire. Il y avait bien quelques chanteuses et chanteurs québécois que j’avais écoutés et aimés, mais c’était tout. Quant à Montréal, elle se fondait dans une quadruple note de 10/10 obtenue par une jeune adolescente roumaine d’une souplesse affolante. L’époque était aux premiers échanges internationaux, Giovanni Calabrese, devenu depuis lors l’excellent éditeur que l’on sait (Liber), allant à Liège, moi à Montréal, tous deux pour une brassée de mois et nantis d’un vague « projet de recherche », le deal résultant de premiers contacts entre quelques professeurs belges et québécois, sans plus. Pour tout bagage intellectuel approprié, j’avais lu dans l’avion, que je prenais pour la première fois, le Que sais-je ? sur la littérature québécoise d’un certain Laurent Mailhot. Des circonstances firent que ce même Laurent Mailhot et sa compagne Élyane Roy me louèrent une chambre et m’accueillirent chez eux. Leur générosité humaine et intellectuelle hâta prodigieusement mon apprentissage du Québec et de sa littérature. Laurent avait été direct quand je lui avais demandé conseil pour un choix de séminaire : « Celui de Gilles Marcotte ». Je le suivis une première fois en tant qu’étudiant libre durant cet échange puis, huit ou neuf ans plus tard, le suivis à nouveau en tant que doctorant, quand j’immigrai au Québec pour de bon et pour faire une thèse sur… la littérature québécoise, en 1985. Mes premiers contacts avec Gilles furent ceux d’un étudiant étranger avec un professeur. Venant d’un milieu assez pauvre et d’une Europe où les hiérarchies académiques étaient très figées, j’appelais Gilles « Monsieur le professeur » puis, quelque temps après, quand il accepta de diriger ma thèse, « Monsieur Marcotte ». Un double malentendu squatta durablement cette première phase de notre relation. D’une part je bénéficiais dans nos rencontres individuelles d’un crédit majeur, qui résultait de la « formation européenne » qui avait été la mienne et pour laquelle il avait manifestement une très grande estime. Certes, j’avais été un étudiant performant et j’avais une culture de base en lettres à peu près correcte compte tenu de mon âge, mais elle n’avait aucunement cette vitalité qu’il lui prêtait et qui aurait résulté de « ma formation ». Comme toute ma génération, et quelques-unes qui l’avaient précédée, j’avais été formaté plus que formé, chaque année universitaire se terminant par une épreuve physique de deux mois où, d’examen oral en examen oral, il fallait régurgiter tels quels des milliers de pages qu’il avait fallu mémoriser de peine, de force et de misère. J’étais entré en romanes la tête pleine de poèmes de Corbière, de Cendrars, de Mansour ou de Chedid, j’en étais sorti le cerveau saturé par le traité de phonétique historique en deux tomes (un pour les voyelles, l’autre pour les consonnes) de Bourciez, communément appelé « le Bourciez », patronyme dont je muais fréquemment le [B] en [P] afin de nous venger de l’ennui porcin dont il nous gavait. D’autre part mes origines académiques liégeoises ornaient par avance mon passeport académique de l’estampille quintuple « sociologie, champ, Bourdieu, institution, Dubois ». J’étais bel et bien de force passé par là, l’entièreté du « Séminaire de sociologie de la littérature » de la deuxième licence (dernière année) ayant été consacré à décrypter et à méditer ligne par ligne « Le marché des biens symboliques », texte fondateur de la sociologie bourdieusienne en ses domanialités culturelles. Mais, si je connaissais cette petite musique (mémorisée, elle aussi) et s’il m’arrivait d’en monter ou descendre les gammes, c’était selon les cas par commodité ou paresse. Ce n’était vraiment pas du tout ma tasse de thé. Le vrai grand livre de ma génération, c’était pour moi (et tout un groupe d’amis) Les mots et les choses de Michel Foucault, et j’avais commencé à larguer cette pesante « sociologie de petit employé[1] » avec laquelle j’ai définitivement rompu toute attache quelques années plus tard[2]. Là aussi, mes amis Corbière, Cendrars, Mansour et Chedid étaient fort mal servis. Leurs textes étaient systématiquement ramenés à des considérations militaires, stratégies, prises de position, combats pour le Saint Graal de la légitimation, et la victoire consistait à conclure inévitablement sur un diagnostic standard : il y avait autonomisation (relative, bien sûr) du littéraire. Rien en cela ne visait à essayer de comprendre la façon dont un texte libère un complexe de sens activement branché sur l’expérience sociale et humaine du monde.

L’enseignement et la pensée de Monsieur Marcotte, qui m’avait accueilli au début du projet de thèse par ces mots : « Alors, nous allons parler d’institution ! ? », étaient tout le contraire de ces exercices de mémoire et de cette « sociologie de tondeuse à gazon[3] ». Mais Gilles ne se rendait pas compte que c’était les analyses de texte qu’il faisait lui-même qui m’intéressaient, et qui nous intéressaient, nous les étudiants du séminaire « Littérature et société : la littérature québécoise des années trente »[4]. Il était à mes et à nos yeux fascinant parce qu’il allait directement au texte, le lisait avec une attention précautionneuse et bienveillante avant de l’inscrire dans une durée et un espace socioculturel plus large, d’une manière qui faisait penser la culturalité du monde social avec la littérature et non contre elle ou en surplomb d’elle. C’était cela que j’avais espéré en vain à l’université jusqu’alors, et c’était somme toute le même type de raisonnement que Foucault tenait à sa manière dans les premières pages magnifiques des Mots et les choses où il part de l’analyse d’un tableau de peinture pour reconstruire toute l’épistémè d’une époque[5]. Cette façon d’entrer directement à la fois en matière et en texte, Gilles ne la gardait pas seulement pour les séminaires. Elle caractérise les moments où, après une introduction courte qui situe les choses, sa prose entreprend la lecture des textes. Vient alors le vrai début de l’essai qui va suivre, enté sur des phrases comme celles-ci :

Le difficile, sinon l’impossible, pour un personnage de Jacques Poulin, c’est de faire une fin[6].

Il y a, dans les Illuminations, un personnage appelé Génie. Il se manifeste d’abord, dans Conte, comme la réponse au rêve qui possède le Prince de « voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels[7] ».

C’est une jeune fille, une femme, qui accueille le matin avec l’espérance de la joie[8].

L’attaque est nette, elle va au texte, à sa matière, à son ton, à sa forme, elle met immédiatement en jeu la recherche des mouvements de sens, lesquels sont toujours complexes, et c’est à partir du développement de cette quête du dynamisme textuel que la lecture de la culturalité du monde social accomplie par la littérature va être dégagée. Cette ouverture du texte vers ses altérités constitutives est déjà en germe dans les courts essais rassemblés dans Le temps des poètes, où se lisent des séquences comme celles-ci :

Tout lieu, ou toute image de lieu, dans la poésie de Ouellette, se transforme en mouvement, signe d’un passage entre les éléments contradictoires qui polarisent l’existence : le haut et le bas, le soleil et la mort[9].

[La première partie du recueil Mémoire de Jacques Brault] est entièrement commandée par le désir de prendre contact avec les plus humbles signes, avec les circonstances les plus courantes de l’existence […][10].

Ces expressions « image de lieu », « prendre contact avec les plus humbles signes » préfigurent la sociocritique et sa conception du texte comme intervention sur la semiosis sociale. Dans le séminaire « Littérature et société » précité, Gilles Marcotte mettra le texte en relation avec ce qu’il appelle un « texte social », c’est-à-dire un discours externe, de nature généralement idéologique, à l’égard duquel le texte considéré assume un écart productif (qui résulte de déplacements, de transformations, de détournements, etc.).

À des étudiants européens qui me demandaient il y a quelques années de leur présenter ce qu’ils appelaient « mon parcours », je dis qu’il pouvait se résumer à une longue marche difficile vers la littérature. J’entendais par là que cette marche avait été violemment contrariée par un tas d’obstacles, la famille, le milieu social, les aléas d’une existence en mode survie, les études universitaires (et, surtout, leur façon d’en parler, de la littérature, ou de parler d’elles-mêmes par son truchement, autrement dit : par leur façon de s’arranger toujours pour ne pas en parler). Gilles a fait partie des quelques personnes[11] qui sont arrivées à me persuader que la littérature m’appartenait de droit, qu’elle concerne tout le monde, et si bien qu’il faut s’efforcer de donner ce droit d’accès à tous, ce qui ne peut se faire qu’à la condition d’entretenir une relation dynamique avec cette littérature qu’il disait « fragile » et « inutile », mais absolument vitale.

Gilles

Monsieur Marcotte est devenu Gilles de plusieurs manières et en plusieurs séquences. Il l’est devenu à un moment donné durant le doctorat. Gilles était un formidable directeur-lecteur de thèse, et j’ai connu avec lui ce que peut être une véritable relation intellectuelle basée sur des échanges d’idées, des discussions nécessaires et parfois intelligemment inutiles, des affrontements débonnaires. Il y a bien souvent un moment dans un travail d’écriture de longue haleine, qu’il s’agisse d’une thèse ou d’un essai doté d’une certaine ampleur de vue, où ça passe ou bien où ça casse. Cette heure névralgique est arrivée vers le milieu de la troisième année, lors de sa lecture critique du chapitre sur le duplessisme que je venais de lui remettre. J’avais lu tout ce qui s’était écrit ou presque sur l’Union nationale, son histoire et son idéologie, ainsi que sur la carrière et la pensée et les discours de son « Chef » trifluvien. Je n’avais pas sauté une ligne de l’énorme biographie que Robert Rumilly lui avait consacrée, oeuvre fascistoïde s’il en est, avec sa valorisation incessante de « la race canadienne-française », sa dévotion à l’ordre, son amour pour les pouvoirs forts, sa mystique du Guide, sa détestation du différent. Pas plus qu’aujourd’hui, je ne supportais ce genre de fayot idéologique. Mon chapitre était raide, le duplessisme y était décrit comme une version nordique du salazarisme, disait que le Québec avait eu beaucoup de chance que cet avocat imbécile n’ait pas disposé d’une armée sans quoi la grève d’Asbestos se serait terminée dans un bain de sang, etc. Comme tout thésard, c’est fébrile et encombré d’un doute sinon d’une crainte par rapport au jugement qu’il allait porter sur mes écritures que j’allais aux rendez-vous avec mon directeur. Là, pour le coup, même pas peur. Gilles qui avait été un opposant au duplessisme avec ses amis de La Relève et de Cité Libre ne pouvait qu’être d’accord avec ma prose vengeresse. Et ne voilà-t-il pas qu’il me dit que ça ne va pas vraiment, que si le duplessisme n’avait été que cela, il aurait été facile à combattre et n’aurait pas duré longtemps, que les choses n’étaient pas aussi simples… Je me braquai instantanément. Moi qui avais jadis suivi avec dégoût le cours de philosophie morale de Marcel Decorte, ennemi de Jacques Maritain et rédacteur de la Constitution de Salazar, on ne me la faisait pas ! Non mais, no pasaran ! à la fin. Gilles n’insista pas. Je rentrai chez moi maussade. Le choc passé, je repris un peu mes esprits. Celui qui m’avait fait cette objection, ce n’était pas n’importe qui, c’était Gilles, et il était clair qu’il savait de quoi il parlait et qu’il me voulait du bien. Je suis alors allé relire in extenso le double pavé de Rumilly, mais cette fois en faisant totalement abstraction de la voix narratoriale de l’idéologue historien pour ne regarder que les citations des discours et des paroles de Duplessis et de ses partisans. Et alors, j’ai vu qu’il y avait de la contradiction. Elle était lisible dans la rhétorique même du duplessisme. Tout ce qui relevait des tropes de sens jurait avec tout ce qui relevait du mode d’énonciation, tout ce qui relevait des figures d’amplification jurait avec les types d’argument avancé. C’est pendues aux bras de gros calembours que les hyperboles épiques allaient au bal des éloquences. J’ai récrit le chapitre. Feu vert enthousiaste de Gilles. À partir de là, la thèse a déboulé comme un TGV. Tous les matins, je me levais avec une furieuse envie d’y travailler. S’il y avait de la contradiction là, dans une idéologie aussi apparemment statique, c’est qu’il y en avait ailleurs, sinon partout. De là venait l’idée du texte littéraire comme déplacement des contradictions idéologiques, ce que l’analyse des poésies de Claude Gauvreau, Gaston Miron et Anne Hébert permettait de montrer. En plus de cette intelligence des enjeux littéraires et historiques, la direction de Gilles comportait deux qualités rares : un encouragement systématique à penser, basé sur la mise en valeur et le désir d’approfondissement des idées[12], et une bonne humeur volontiers taquine. Exemples… Sens aigu du paradoxe et de la prise au mot : « Vous savez, sur ce point, je serais beaucoup plus marxiste que vous. » Échanges tennistiques… Lui : « Ernest Gagnon, ce n’est pas pour vous, vous êtes trop européen… » Moi, deux semaines plus tard, en lui remettant une étude du recueil Étal mixte : « Claude Gauvreau, ce n’est pas pour vous, vous n’êtes pas assez exploréen… » Sans oublier de nombreux cadeaux de pensée ou de langage, dont le titre même de la thèse, La contradiction du poème. Ce titre était autrement plus fort que celui que je me proposais d’indiquer, Poésie et discours social au Québec de 1948 à 1953. Un excellent directeur de thèse n’est pas quelqu’un qui donne une « référence » (de plus) à un jeune chercheur. Cela, n’importe qui d’un peu au courant peut le faire. Un excellent directeur, c’est celui qui fait découvrir et comprendre au jeune chercheur ce qu’il ignore qu’il a bel et bien trouvé. Le titre de Gilles, c’était cela, après quoi la conclusion de la thèse devenait tellement simple à écrire.

Puis, Monsieur Marcotte est devenu Gilles au fil des aventures nombreuses de « Montréal imaginaire », groupe de recherche que nous avions fondé Jean-François Chassay et moi-même. Gilles et Pierre Nepveu furent les directeurs de ce groupe remarquablement actif, composé d’une équipe où figuraient, outre les deux directeurs et les deux initiateurs, des gens de grand talent comme Ginette Michaud, Simon Harel, Nathalie Fredette et Michel Biron.

Et Monsieur Marcotte est devenu Gilles à l’occasion des rencontres qui ont conduit à la publication des Entretiens avec Gilles Marcotte par les éditions Liber[13]. Ce fut un véritable moment de grâce que les mois où se tinrent ces entretiens. Les rencontres avaient lieu chez Gilles, au milieu de ses livres, dans une ambiance très calme, rendue très agréable par la présence discrète mais attentive de Madame Marcotte. J’arrivais muni d’un enregistreur, je posais les questions et Gilles répondait librement, avec de temps à autre des signes pour interrompre l’enregistrement quand venaient à l’esprit des anecdotes ou des réflexions qu’il ne souhaitait pas voir diffusées. Il y eut un off, à ces séances, et il était souvent très drôle. L’ensemble de l’enregistrement était ensuite retranscrit sur papier. Gilles a relu et retouché le manuscrit de manière à lui garder un ton d’entretien tout en évitant les intensifs d’oralité trop voyants, les répétitions et les zigzags illogiques éventuels de certaines réponses. Nous avions convenu de viser trois choses : le parcours professionnel et critique ; sa façon de penser la littérature ; sa perception des débats sociaux, culturels et politiques.

Et Monsieur Marcotte est devenu Gilles au fil des agapes de midi qui nous ont réunis à peu près toutes les deux semaines autour d’une table de restaurant durant quelque vingt-cinq ans, y compris après qu’il a pris sa retraite, jusqu’à ce que la maladie rende la chose impossible. Nous avions de longues conversations, entre autres sur nos dernières lectures, la coutume étant que nous commencions chacun notre partie par un introït qui pouvait prendre plus d’une forme, mais dont le fond restait le même : « Je suis sûr que vous n’aimeriez pas le livre génial que je suis en train de lire… » ; « Il serait très étonnant que vous accordiez au dernier livre de X l’importance que je lui donne » ; « Votre matérialisme ne pourrait souffrir cette poésie qui, pourtant, … » ; etc.

Enfin, Monsieur Marcotte est devenu Gilles au fil d’une correspondance régulière[14]. Le ton général en était le suivant[15] :

Montréal, le 30 avril 1998
Mon cher Pierre,
En écrivant la date susdite, je me suis aperçu avec un rien d’horreur (!) que j’avais beaucoup tardé à répondre à votre bonne lettre du 8 mars dernier. Les motifs d’absolution abondent : au retour de mes vacances à Menton, j’ai été assailli par un nombre considérable de besognes, prestations à droite et à gauche – surtout au centre-gauche, à vrai dire –, histoires de famille, et, horresco referens, l’achat d’une nouvelle voiture, digne du prix David que je suis devenu. À part ça, j’étais un peu crevé : c’est l’effet habituel des vacances. Ajoutez à cela quelques inconvénients de l’âge… [1]
Je constate avec plaisir que vous avancez. Pas aussi rapidement que le pensait Michel Biron [2] et que je le souhaiterais moi-même, mais vous avancez, et j’attends avec un peu d’impatience le moment de vous lire. Ce que vous dites des Misérables est alléchant. Je sais que vous ne vous prenez pas pour Dieu – pour des raisons assez claires ! [3] –, mais vous trouverez certainement profit à vous colleter avec un bonhomme de la taille du Père Hugo. N’avez-vous pas un peu trop fréquenté les petites pointures, depuis quelque temps ? [4]
Pour moi, je dois l’avouer, j’ai accepté toutes sortes de petites besognes textuelles, ces derniers temps – je vais même à Laval le mois prochain –, après avoir subi une crise assez grave de scepticisme par rapport à mes écritures [5], disons, plus intimes, moins socialement nécessaires. J’ai lu, dans une lettre de Jean Le Moyne à Claude Hurtubise des choses désagréablement violentes sur mon livre de nouvelles, « La vie réelle » [6]. Je soupçonnais bien qu’il ne pouvait pas aimer ça, mais cette violence, ce mépris… C’est dire que j’ai terminé le livre Le Moyne [7] dans des conditions psychologiques assez difficiles. L’admiration demeure. Mais elle est toute nue, et elle a un peu froid [8] !
Mais je suis têtu, et je me mettrai prochainement à l’écriture d’une autre nouvelle, qui s’intitulera bravement – témérairement – « La mort de Maurice Duplessis ». Il me semble qu’il y a des choses à dire à ce propos, et que la fiction me permettra d’aller un peu plus loin que la petite histoire… [9]
Il fait beau, terriblement. Lise et moi vous remercions de la carte que, tous deux, vous nous avez envoyée de Paris.
Amitiés, Gilles

[1] Le choix des mots « assailli », « prestations », « inconvénients », « besognes », les expressions « un rien d’horreur » et « motifs d’absolution », les correctifs complices (« surtout au centre-gauche »), l’insertion d’un pathos trop érudit (« horresco referens ») pour la circonstance (« l’achat d’une nouvelle voiture »), la transformation cocasse des honneurs (« une […] voiture […] digne du prix David »), la drôlerie d’une métonymie (je suis devenu le prix David) et ce goût immodéré pour le paradoxe (les vacances nous fatiguent), tout concourt à créer ce décalage ludique par rapport aux usages et aux choses convenues. Irrigué d’une (auto)dérision joyeuse et d’une ironie légère à l’endroit des vanités humaines et sociales, l’humour tisse ici un lien de connivence culturelle et vitale avec le destinataire. Ce ton aussi léger que précis est typique du phrasé de Gilles, tant dans ses lettres que dans sa conversation, et il habite aussi très souvent, sous une forme moins allusive et primesautière bien entendu, la prose de ses essais critiques.
[2] Je suis alors en sabbatique à Paris, avec ma compagne, et j’ai appris à Michel Biron, de passage, que je travaillais à un essai sur Victor Hugo. Le projet en sera abandonné pour des raisons diverses, puis repris et achevé quelque quinze ans plus tard.
[3] Ce persiflage amical faisait partie du jeu. Il passait souvent par une mobilisation du sociolecte catholique (voir déjà le mot « absolution » quelques lignes plus haut).
[4] Il fait ici allusion aux recherches que j’ai menées durant plusieurs années sur Paulin Gagne, un fou littéraire au xixe siècle, qui ont conduit à la publication de l’essai Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008). Comme je l’ai toujours fait pour les livres ou articles un peu substantiels qu’il m’est arrivé de commettre, j’avais demandé à Gilles de lire le manuscrit de cette étude. Deux semaines après il me le rendait en me disant : « C’est excellent, mais pourquoi consacrer autant d’énergie et de brio à parler d’un imbécile ? » C’est ce qu’on appelle une vraie question.
[5] De telles « crise[s] de scepticisme » à l’endroit de son écriture, des périodes de doute à l’égard de la qualité ou de la nécessité de ce qu’il faisait, Gilles en avait parfois. À la façon dont il m’en parlait, à la fois avec précision et avec une émotion contenue, je savais qu’elles étaient violentes et les combattais d’ailleurs comme je pouvais[16].
[6] La « crise » est ici très très douloureuse, car elle touche l’intimité spirituelle de Gilles, puisqu’elle est causée par un intellectuel et ami pour lequel Gilles avait une très grande admiration.
[7] Il s’agit des textes de Le Moyne réunis par Roger Rolland avec la collaboration de Gilles Marcotte sous le titre Jean Le Moyne. Une parole véhémente (Montréal, Fides, 1998).
[8] Même ici, dans cette phrase désolée, apparaît le lecteur de Saint-Denys Garneau, dans cette façon immédiate de passer de l’abstraction à la sensation physique la plus concrète.
[9] Et pour finir, l’octroi d’une fonction essentielle à la création littéraire, celle de complexifier de vie les récits de « la petite histoire ».

La sociocritique

Gilles a toujours éprouvé une sainte horreur des jargons, des machines à penser mécaniquement et de « La Théorie », surtout de celle au goût du jour avec ses prétentions et son grand L et son grand T. Il s’est aussi toujours méfié des entreprises de rabattement du texte sur « la société », qu’il appelle parfois « le gros animal[17] », et réciproquement. Rien ne le déprimait plus que des prêts d’intention maquillés en notion de sociologie pour département de lettres[18]. C’est qu’il y a au fondement de sa démarche critique une profonde conviction : la littérature est quelque chose de fragile mais, en même temps, elle est l’une des plus importantes possibilités d’expression du désir de liberté individuelle, du moins quand le texte est de valeur. Le but de la critique est de souligner cette valeur, laquelle dépend toujours de la façon dont une écriture transcende la circonstance qui la traverse.

Ainsi, le roman québécois des années 1960 se sépare des grands récits historiques linéaires ou cohérents alors en vogue dans l’espace social pour leur opposer une acceptation du surgissement de l’événement, petit ou grand, dans une sorte de présent absolu. Les oeuvres de Gérard Bessette, Jacques Godbout, Marie-Claire Blais et, surtout, de Réjean Ducharme, sont des romans à l’imparfait, expression qui implique à la fois un mode énonciatif, des appuis sur la tradition romanesque et un inachèvement toujours recommencé des actions et des affects. Le déficit d’ancrage dans la durée est compensé par un travail suractif mené sur le langage. Quand Gilles écrit qu’« il faut savoir lire[19] », il indique que rien ne permettra d’aboutir à des considérations sur la société si la lecture ne transforme pas le texte en question. Une expression comme « le sens de Madame Bovary » est par conséquent inepte : comme dans tout grand texte, la forme du roman de Flaubert ouvre des questions qu’elle laisse irrésolues, en perpétuel suspens.

Des études réunies dans Littérature et circonstances aux articles plus récents sur la littérature urbaine[20], l’apport de Gilles à la sociocritique est imposant. Ici aussi cependant, « il faut savoir lire » se double d’un « il faut vouloir écrire », car cet apport passe par le style même de l’écriture du critique. Ce style garde la liberté de l’essayiste, il ne se surimpose jamais à l’objet qu’il décrit, mais l’accompagne et le prolonge, et ne le force pas. Les concepts et les notions ne sont utilisés qu’avec parcimonie et que s’ils demeurent souples, dotés d’une essentielle plasticité. Cet apport est d’autant plus nécessaire que le critique voyage librement dans les genres et les corpus, n’omettant ni la poésie ni l’essai, et tout aussi librement dans des oeuvres appartenant à des aires géoculturelles très différentes.

La prose de Rimbaud[21], glissant des Illuminations à la Correspondance et aux topiques politiques des années 1860-1880, montre que l’écriture rimbaldienne est compromise dans les débats idéologiques de son temps, mais que, dans les meilleurs textes, elle les joue, les télescope et en démobilise les signes pour les remotiver à sa guise. Dégager la réserve d’individualité et d’intériorité gagnée sur l’immense nappe de prêt-à-dire tissée par les sociétés modernes, tel est le but assigné par Gilles à la sociocritique, et au-delà de cette dernière à la critique tout court.

L’École de Montréal, le CRIST

Les travaux et les encouragements de Gilles ont été pour beaucoup dans la réalisation d’un triple projet. Le premier consistait en la publication d’un article de synthèse faisant valoir sur la scène internationale l’importance de la recherche qui se faisait et qui se fait au Québec dans le domaine de la sociocritique. La prise en compte des travaux de Mikhaïl Bakhtine avait caractérisé ce que j’ai appelé « L’École de Montréal ». En plus du fait qu’il avait été un introducteur et un serviteur précoce de l’oeuvre du critique russe, ces phrases d’André Belleau à propos du Roman à l’imparfait :

On aura remarqué que Gilles Marcotte ne sort pas de l’ordre du discours. Comment une sociocritique pourrait-elle y parvenir ? Le hors-texte est lui-même texte […]. Le Roman à l’imparfait de Gilles Marcotte est le premier exemple d’une sociocritique de la littérature d’ici qui envisage résolument la société elle-même comme un texte[22].

l’incluaient de plein droit dans cette École. On ne publie cependant pas une telle déclaration de naissance rétroactive sans demander aux chercheurs s’ils sont d’accord avec le regroupement constitué. Un dîner avec Marc Angenot, un autre avec Régine Robin, et leur accord chaleureux me fut illico acquis. Mais avec Gilles ! Des mois et des mois de négociation ! Non qu’il désavouait le projet, loin de là ! Au contraire, il était vigoureusement pour et m’incitait depuis des années à publier des textes de ce genre. C’était le fait de se retrouver aux côtés de chercheurs comme Belleau, Angenot et Robin qui le chicotait, car ils étaient à ses yeux de vrais et brillants théoriciens, alors que lui n’était qu’un critique littéraire de rayonnement (je cite :) « strictement local ». Je savais que cette modestie était tout sauf fausse. À force d’argumenter, d’aller chercher dans ses textes et dans les Entretiens toutes les traces de ce fait évident : il avait lu maints et maints ouvrages de théorie et il savait les utiliser et/ou les critiquer, après lui avoir montré le manuscrit de l’article prêt pour l’envoi à la Revue des Sciences humaines, je reçus enfin ce courriel le 8 novembre 2010 :

Cher Pierre,

Deux choses.

La première. Je suis évidemment honoré de faire partie de « L’École de Montréal », et je ne résiste pas à mon inclusion dans la sociocritique. Bakhtine, oui, et peut-être quelques autres… Ton texte est sévère, exigeant, pas toujours facile à lire, mais d’une éloquence extrêmement convaincante. Je me rends. Il va sans dire qu’un certain Pierre Popovic mériterait – bien plus que moi ! – d’être inscrit parmi les forts sociocritiques de Montréal.

[…]

Amitiés, Gilles[23]

Le second projet consistait en la publication d’un « état présent » sur la sociocritique rassemblant sous la bannière d’une même perspective heuristique et les situant les uns par rapport aux autres, les travaux précurseurs de Walter Benjamin et de Mikhaïl Bakhtine, les propositions initiales de son fondateur Claude Duchet, les travaux d’Edmond Cros et de Pierre Zima, de l’École de Montréal et des chercheurs qui, depuis quelque vingt ans, font vivre cette sociocritique, sans omettre les études des jeunes chercheurs contemporains. Gilles lut également en primeur ce pensum et fut, comme toujours, de bon conseil[24]. Le troisième projet était la création (2008) du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST[25]). Gilles, là aussi, fut très encourageant, et ce, dès les préparations de la chose, dans la mesure où il pressentait que ce que l’équipe de fondation voulait faire était dans l’esprit de Montréal imaginaire. Je dus cependant justifier de haute lutte l’acronyme du Centre en faisant valoir la différence fondamentale que la disparition du [h] installait par rapport à Yehoshua Ben Yosef, mieux connu sous le nom de Jésus de Nazareth.

et pour suivre…

« Ah, faut-il le relire, ce Marcotte ! », s’exclame Jean Larose au début de sa préface à la réédition d’Une littérature qui se fait[26]. La phrase valait pour hier, elle vaut pour aujourd’hui, elle vaudra pour demain. Car il y a là véritablement « une oeuvre », dans la mesure où la pensée, la conception dynamique du texte, la recherche de ce qu’il peut y avoir d’universel dans la littérature en général et dans la littérature québécoise en particulier, la joie parfois sévère qui l’habite, dans la mesure, dis-je, où tous ces éléments continuent et continueront manifestement à faire leur oeuvre. Il faudra toujours relire Marcotte en se projetant à la hauteur des circonstances et en lui empruntant un esprit de contradiction qui risque de s’avérer de plus en plus indispensable tant les moyens actuels et prochains de limitation des libertés s’annoncent puissants. Il faudra le relire à la lettre et l’emmener penser avec soi. Et ne pas négliger d’aller voir ce qui se cache sous des préoccupations que des esprits paresseux pourraient ne concevoir que d’époque. Un exemple pour clore ce texte qui, j’en ai la curieuse impression, m’a dirigé bien plus que je ne l’ai conduit. Un passage des Entretiens contient une remarque de Gilles sur le mysticisme. Voilà un mot qui semble dater de Mathusalem. Mais de conversations que j’eus avec lui, j’ai souvenir qu’il imputait la violence symbolique du manifeste Refus global à ce qu’il appelait une « interdiction de tout mysticisme », paradoxalement exigée par le clergé catholique made in Quebec lui-même. Il faut ainsi comprendre que, dans son esprit, la maladie infantile du Québec résultait de cet interdit et qu’elle avait des conséquences sur la création littéraire. Le contraire dialectique du mysticisme est le réalisme. L’interdiction précitée a donc pour conséquence principale d’empêcher l’émergence d’un réalisme fort, mûr, nuancé, complexe, conscient de lui-même au point de pouvoir se jouer de ses propres conventions, habile à se singulariser dans l’usage même de la langue française qui se parle au Québec. On relirait aussi bien Claude Gauvreau qu’Hubert Aquin, n’est-ce pas, à partir de cela ? Relire Gilles, ce sera toujours relire une oeuvre qui, très généreusement, donne à penser.