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Introduction

Le Burkina Faso, pays de l’Afrique de l’Ouest, est considéré comme l’un des pays les plus pauvres de la planète. Il est classé 181e sur 184 selon l’indice de développement humain des Nations Unies (PNUD, 2014). Sa population est majoritairement jeune : les moins de 15 et 20 ans représentent respectivement 46,4 % et 59,1 % de la population (INSD, 2008a : 21-22). De plus, le pays reste largement rural (environ 80 % de la population) et pauvre. Ainsi, 44 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté de 1,25 dollar US par jour entre 2007 et 2011[1]. C’est dans ce contexte socio-économique que de nombreux enfants burkinabè travaillent et exercent une variété d’activités (vente, travail dans les mines et carrières, agriculture). Les statistiques nationales (INSD, 2008b : 43) montrent que 41,1 % des enfants de 5 à 17 ans exercent une activité économique. Depuis le début des années 1990, il y a un regain d’intérêt pour la problématique du travail des enfants amenant les acteurs politiques et associatifs à engager diverses actions à son encontre (législations interdisant le travail des enfants, révision de la loi sur l’obligation scolaire, campagnes de sensibilisation, projets visant à retirer des enfants des travaux dangereux, etc.). Dans ce contexte, le mouvement burkinabè des enfants et des jeunes travailleurs se présente comme un acteur collectif qui veut être partie prenante dans les débats et les actions relatifs à la question, car le travail est une partie intégrante de leur vécu quotidien. Le mouvement s’inscrit dans la perspective de l’enfant travailleur « acteur » qui doit être entendu et qui doit participer aux décisions qui le concernent.

Le début des années 1990 marque le retour des débats sur le travail des enfants et sur la lutte pour son abolition, mais aussi du débat sur la conception de l’enfance elle-même. Le paradigme de l’enfant « acteur » est inspiré et stimulé par les approches « déconstructivistes » (Jenks, 1996 ; James et James, 1998) dans la recherche sur l’enfance. Ce nouveau paradigme remet en cause la conception de l’enfant comme sujet passif et biologiquement immature[2]. Il place l’enfant au cœur de la réflexion, montre que l’enfance est une construction sociale et une expérience à part entière qui se distingue de l’immaturité biologique (James et Prout, 1997). L’enfant n’est pas un sujet passif, mais actif (James et James, 1998). Dès lors, il n’a pas seulement le droit à la protection, mais aussi à la participation, qui doit être effective et pas simplement « symbolique » ou décorative (Hart, 1992). La CIDE de 1989 donne un caractère légitime à cette nouvelle perception de l’enfance en garantissant à l’enfant qui est capable de discernement « le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant » et en demandant que les opinions de l’enfant soient « dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité » (art.12). C’est cette approche de l’enfant au centre de l’action sur un sujet qui le concerne que l’analyse du mouvement burkinabè expose. En revendiquant ce principe dans leurs discours et actions, les associations des enfants et jeunes travailleurs du Burkina Faso accordent une place importante à la capacité d’action de leurs membres. Dans quelle mesure ce mouvement est-il un espace d’expression de la capacité d’action des enfants travailleurs ? Quelle place occupe le mouvement dans le paysage national des acteurs engagés contre le travail des enfants ?

Tout en tentant de répondre à ces questions, cette analyse empirique du mouvement au Burkina offre des données nouvelles sur le fonctionnement de cet acteur collectif qui s’est imposé dans l’arène nationale et internationale de la protection de l’enfance. L’article est organisé en trois parties. La première présente succinctement l’émergence et le développement du mouvement des enfants et jeunes travailleurs au niveau africain (MAEJT). La seconde analyse l’opérationnalisation du discours et des principes du mouvement au Burkina Faso. La troisième interroge la capacité des associations du Burkina Faso à promouvoir le « protagonisme » chez les enfants travailleurs. Les données proviennent de trois mois d’enquête de terrain au sein de la section burkinabè du mouvement, combinant plusieurs outils de collecte de données : exploitation de documents, entretiens individuels[3], échanges informels, focus group, visites des différentes activités de la coordination nationale et des enfants et jeunes travailleurs (EJT) de trois villes, observations de lieux et des interactions entre les EJT lors d’une rencontre officielle. Soulignons que l’observation s’est avérée être un outil indispensable pour appréhender les messages non dits et les sous-entendus, d’autant plus qu’elle permet de nuancer la place théoriquement centrale reconnue aux enfants et même à certains jeunes.

Mais d’abord, qu’est-ce que le protagonisme ? Ce terme n’existe pas en français, qui ne connaît que « protagoniste » (« personne qui joue le premier rôle dans une affaire », selon le Petit Robert). Le « protagonisme » exprime l’idée que les individus concernés par une question sociale doivent aussi en être les principaux acteurs. L’usage de traduire ainsi l’espagnol protagonismo s’est répandu d’abord à propos de la littérature latino-américaine consacrée à la participation démocratique à inventer pour les populations indigènes, puis à propos des enfants travailleurs, au moins dans la littérature favorable à leur mouvement d’auto-organisation » (Cussianovich et Figueroa, 2011 : 147).

Le Mouvement africain des enfants et jeunes travailleurs (MAEJT)

Sur le plan de sa genèse et son évolution, le MAEJT et ses représentations nationales ont fait l’objet de recherches et d’études, mettant en avant sa démarche participative et intégrée qui implique les enfants et les jeunes à la vie du mouvement (Bada et al., 2000 ; ENDA Jeunesse Action, 2001 ; Coly, 2003 ; Ouédraogo, 2003 ; Liebel, 2003, 2004 ; Diop, 2006 ; Bonnet, 2006, 2007 ; Nimbona et Lieten, 2007 ; Touré, 2007). Le mouvement des enfants et jeunes travailleurs d’Afrique est apparu dans un contexte très différent de celui de l’Amérique latine et de l’Asie[4]. Il est l’œuvre d’acteurs humanitaires partisans de la théorie du « développement endogène » (Ki-Zerbo, 1990), et plus particulièrement de ENDA[5] Tiers-Monde, une ONG basée à Dakar. Depuis le début des années 1980, ENDA Tiers-Monde constate un phénomène de migration des enfants de la campagne vers la ville à la recherche de travail. L’ONG instaure des programmes de travail dans la rue avec des enfants et développe une approche qui consiste à amener ces enfants et adolescents à identifier leurs problèmes et à imaginer des solutions. Progressivement, le public cible s’élargit pour toucher à la fois les enfants de la rue, les filles domestiques et les enfants exerçant diverses activités économiques dans la rue (voir Bonnet, 2007 pour un historique complet).

Au mois de juillet 1994, ENDA initie une rencontre, dite historique, entre les délégués de cinq pays africains (Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire, Burkina Faso et Guinée) à Bouaké, en Côte d’Ivoire. La rencontre aboutit à l’élaboration d’une liste de 12 droits des enfants et jeunes travailleurs : « seulement 12 droits ont été proposés parce qu’il y avait seulement 12 délégués » (ENDA Jeunesse Action, 2001 : 13). Désormais, conclut Bonnet,

la stratégie consiste à laisser chaque groupe d’enfants travailleurs choisir l’un ou l’autre de ces droits pour en faire son programme d’action local. […] Le mouvement est actuellement actif dans la plupart des pays africains […], a réussi à se faire reconnaître comme un partenaire actif d’organismes internationaux, tels l’ONU, le BIT, l’UNESCO et la Banque Mondiale. (2006 : 62-63)

En s’appuyant sur le principe selon lequel les enfants doivent diriger et déterminer la direction de l’organisation, le discours dominant est celui de la participation des enfants dans la prise de décision. Officiellement, ENDA Jeunesse Action est une structure d’appui technique qui aide les EJT à mieux gérer leur organisation, à concrétiser leurs 12 droits et à se protéger de l’exploitation. Le mouvement revendique aussi une approche panafricaine, de par son organisation centralisée et sa représentation dans de nombreux pays africains[6].

Comme toute organisation qui s’est institutionnalisée, le MAEJT dispose d’instances, de représentants, de règles de fonctionnement, d’un cadre d’action et de programmes d’actions. Sur le plan organisationnel, les différentes composantes du MAEJT traduisent une logique théorique qui vise à aller de la plus petite unité au plus grand ensemble (Touré, 2007). Les enfants et jeunes travailleurs (EJT) se réunissent en groupes de base qui, ensemble, forment l’association (AEJT) qui existe à l’échelle de la ville ou du village. La coordination nationale (CN) est le régulateur, le représentant des AEJT et le centralisateur des actions au niveau du pays. La commission régionale basée à Dakar est l’organe qui organise la prise de décision au sein du MAEJT à l’échelle africaine. Elle est composée des délégués des différents pays (un délégué par pays), des « aînés »[7]et des accompagnateurs qui facilitent les discussions entre les EJT.

Les 12 droits des enfants et jeunes travailleurs

Les 12 droits trouvent leur fondement dans les expériences des enfants et jeunes travailleurs, ils sont une énumération de leurs priorités. Ces 12 droits prioritaires, formulés et codifiés à la rencontre de Bouaké en 1994, constituent le fondement de base du mouvement et une vision de l’enfance radicalement nouvelle par rapport à la conception dominante de l’enfance (celle des institutions internationales), mais moins radicalement nouvelle par rapport aux conceptions anciennes de l’enfance : le « child protagonism » qui fait la promotion de la prise de décision par les enfants, et où les adultes ne font que les soutenir dans leurs démarches. ENDA[8] aurait donc joué un rôle d’appui à ces EJT dans l’élaboration des 12 droits.

Les AEJT des différents pays d’Afrique fondent toutes leurs actions, programmes et approche sur la concrétisation des 12 droits suivants :

Droit à une formation pour apprendre un métier

Droit à rester au village (à ne pas « s’exoder »)

Droit à exercer nos activités en toute sécurité

Droit à un travail léger et limité

Droit à des repos maladie

Droit à être respecté

Droit à être écouté

Droit à s’amuser, à jouer

Droit à des soins de santé

Droit à s’exprimer et à s’organiser

Droit à apprendre à lire et à écrire

Droit à un recours et à une justice équitable, en cas de problèmes.

À ses débuts, en 1994, le mouvement s’attaque d’abord au problème de l’exode précoce des enfants, en mettant l’accent sur le « droit à rester au village (à ne pas “s’exoder”) ». Au fur et à mesure qu’il prend son envol, il décide d’être plus actif en prônant la formule de la promotion des 12 droits « en les concrétisant ». La plupart des actions sont centrées sur l’alphabétisation, les cours du soir et l’apprentissage d’un métier. Toutefois, ces 12 droits ne sont pas exempts de critiques, comme nous le verrons plus loin avec les travaux d’auteurs comme Miljeteig (2001), Nimbona et Lieten (2007) ou Bourdillon (2008).

Dans la perspective du mouvement, les 12 droits ne sont pas incompatibles avec les droits de l’enfant consignés dans la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) et la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (CADBE). Ils se chevauchent avec ceux des textes législatifs existants, excepté qu’ils n’ont pas de valeur juridique. En ce qui concerne le travail des enfants par exemple, les EJT préfèrent reconnaître le droit pour les enfants à travailler tout en exigeant que ce travail soit « léger et limité », quand la CIDE parle du « droit d’être protégé contre toute exploitation économique »[9]. Ils revendiquent également le « droit à un repos maladie », le « droit de s’amuser et de jouer ». Pour les EJT, ce n’est pas le travail de l’enfant lui-même qui pose problème, mais la nature et les conditions d’exercice de ce travail, qui doivent être en adéquation avec la capacité physique de l’enfant. Néanmoins, on s’aperçoit qu’il y a une contradiction puisque les textes internationaux ne reconnaissent pas le travail de l’enfant en dessous d’un certain âge (16 ans au Burkina Faso et 13 ans pour le travail léger). D’ailleurs, pour les EJT, la fixation d’un âge minimum d’admission à l’emploi « amène à renier l’existence même des enfants travailleurs d’un âge inférieur à celui préalablement fixé par les autorités compétentes d’un Etat donné » (Bada et al., 2000 : 10).

Les apports et acquis du mouvement

Dans son rapport d’évaluation du MAEJT au niveau africain, Diop résume les acquis du mouvement en ces termes :

les acquis majeurs sont dans le domaine de la concrétisation des droits, en particulier sur le plan du développement de l’expression, de l’élargissement du mouvement et des solidarités, de sa reconnaissance par les autorités locales et nationales ainsi qu’un début de contribution aux politiques. On note également quelques acquis dans le développement des activités génératrices de revenus (AGR). (2006 : 6)

Selon Ouédraogo (2003), l’un des acquis les plus importants et les plus mesurables est l’élargissement du MAEJT (en nombre d’associations et de pays représentés). Le MAEJT a contribué de façon significative aux débats nationaux et internationaux sur les droits des enfants et la protection des enfants travailleurs. Ses mérites sont d’avoir opéré une révolution idéologique et conceptuelle en concrétisant le principe du « protagonisme », et de s’être positionné sur le plan politique, non pas comme une « cible » des politiques, mais comme un partenaire à part entière (Touré, 2007 : 15 ; Bonnet, 2007). Toutefois, des études très approfondies, centrées sur le fonctionnement interne des AEJT elles-mêmes et des groupes de base d’une part, et sur les bénéfices réels que les EJT tirent de leur appartenance à l’AEJT d’autre part, sont très peu nombreuses. Ouédraogo (2003) déplore justement le fait que le fonctionnement interne du mouvement, permettant d’identifier les bénéfices individuels que les EJT tirent de leur appartenance, n’a pas été documenté ni analysé. Or de telles études sont indispensables, car elles permettent, au-delà du caractère révolutionnaire du mouvement, de rendre compte de ses réalités empiriques, de ses succès et de ses limites. Cet article qui se focalise sur le mouvement au Burkina Faso a cherché à mieux comprendre de l’intérieur son fonctionnement et ses principes, à interroger ses pratiques, son apport à ses membres, son rôle et son positionnement dans l’action publique de lutte contre le travail des enfants. À ma connaissance, aucune étude approfondie n’a été faite sur la représentation burkinabè du mouvement.

Analyse empirique du mouvement au Burkina Faso

L’analyse empirique du mouvement au Burkina porte dans un premier temps sur la description de l’organisation et de son évolution, de son fonctionnement et de sa composition. Dans un second temps, nous verrons si le mouvement est un réel espace de promotion de l’enfant travailleur « acteur ».

La composition et le fonctionnement des AEJT au Burkina Faso sont une reproduction des structures et des principes définis au niveau africain. Ainsi, les organes fonctionnels que sont la coordination nationale (CN/AEJTB), les associations des villes, les groupes de base et les EJT constituent les composantes du mouvement au Burkina Faso. La CN du Burkina fédère 18 associations existantes dans 18 villes du pays, dont 8 sont reconnues officiellement par Dakar, 4 villes en observation et 7 AEJT en formation. Elle dit avoir environ 6 000 membres EJT. Les AEJT reconnues officiellement par ENDA Tiers-Monde reçoivent un montant annuel de 600 000 FCFA[10] par AEJT pour leurs activités, celles en observation reçoivent 300 000 FCFA par an. La CN/AEJTB est dite « indépendante, souveraine » et a un bureau exécutif permanent de six membres dont le rôle est de veiller aux intérêts de l’organisation et d’œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des enfants et des jeunes. Ayant pour mission principale de travailler à la réalisation de la vision/mission du MAEJT, elle intervient dans différents domaines touchant à la concrétisation des 12 droits. Une rencontre annuelle s’organise, l’AEJT de chaque ville présente son rapport annuel et les participants préparent un rapport final du pays, lequel sera finalement remis à ENDA à Dakar qui le soumettra aux partenaires en vue d’obtenir des financements. La CN a pour interlocuteur auprès de l’État le ministère du Travail et de la Sécurité sociale (MTSS) ou l’AEMO (action éducative en milieu ouvert) du ministère de l’Action sociale, selon les intérêts en présence ou selon l’orientation thématique du partenaire. Le nombre des AEJT et leurs effectifs constituent un enjeu important pour la CN, pour sa visibilité interne et pour ses rapports avec les CN/AEJT des autres pays africains.

L’AEJT de chaque ville se compose de groupes de base qui regroupent des enfants et jeunes travailleurs de 7 à 22 ans provenant des secteurs de la ville et des villages environnants. Néanmoins, il y a des jeunes bien plus âgés, 30 ans et plus, qui sont aussi membres. Chaque AEJT dispose d’un bureau « exécutif » composé de 10 membres élus par l’assemblée générale sur la base « du respect du principe d’équilibre et de la prise en compte du genre ». Dans chaque AEJT, il existe formellement – ou sur papier – un « comité d’enfants », un organe de représentation des enfants dans le mouvement. Dans les trois villes étudiées, il y a deux ou trois enfants qui forment le « comité des enfants », mais qui n’organisent pas d’activités particulières.

En ce qui concerne l’adhésion, voici les conditions décrites par le règlement intérieur : « peuvent être membres de l’AEJT du Burkina, toute personne physique dont l’activité quotidienne et principale est le travail dans le secteur informel ou est à la recherche d’emploi, non scolarisé ou déscolarisé » (CN/AEJTB, 2007). Nous allons voir dans la section 3 qu’il y a beaucoup d’ambiguïté dans la définition des membres actifs et des bénéficiaires[11]. Devenir membre implique le paiement d’un droit d’adhésion d’un montant de 500 FCFA qui donne droit à la carte de membre. A cela s’ajoute une cotisation mensuelle de 250 FCFA qui donne également droit, théoriquement, à la participation régulière aux réunions et aux autres rencontres de l’association.

Une enquête au sein de la Coordination nationale et des AEJT de trois villes

Cette étude du cas burkinabè montre que c’est un mouvement qui fonctionne, mais à des degrés divers. Il essaie assurément de mener des activités diversifiées, notamment dans la concrétisation des droits n° 1 (apprendre un métier) et n° 11 (apprendre à lire et à écrire). Voyons de plus près les AEJT des villes et la capacité d’action de chacune d’elle.

L’AEJT de la ville A[12]

L’association de la ville A fut créée en 1994, à partir d’un groupement de quelques jeunes (travailleurs) issus d’un même quartier. Au fur et à mesure que le mouvement prenait son envol au niveau africain, la section commençait à s’élargir, en intégrant plusieurs groupes de base. Il est passé du statut d’un petit regroupement de jeunes à celui d’association, de par sa reconnaissance officielle en juillet 2000. À partir de ce moment, l’association commence à se déplacer vers les autres villes pour implanter des succursales. Sur le plan de leur âge, les fondateurs sont loin d’être des enfants (ils ont entre 25 et 32 ans), mais ils ont mis en avant leurs expériences pour justifier la pertinence de gérer la coordination nationale, mise en place en 2007. Aujourd’hui, l’AEJT de la ville A se compose de nouveaux jeunes et enfants, mais la plupart des activités sont gérées par la coordination nationale. Elle totalisait, en 2010, environ 1 200 membres, avec 11 groupes de base dans les quartiers de la ville. Officiellement, les objectifs poursuivis par cette AEJT sont les mêmes que ceux des AEJT des autres villes : la concrétisation des 12 droits. En fonction des objectifs des bailleurs de fonds, il n’est pas rare que l’AEJT élabore des projets dans les secteurs de la santé et du VIH/SIDA, de la lutte contre la traite et l’exode précoce des enfants. Mais dans la réalité, c’est la coordination nationale qui élabore et exécute les projets – en plus de rechercher les financements – au nom de l’AEJT de cette ville. En termes de bilan, on peut lire dans un rapport de 2009 :

la coordination a à son actif : un centre de formation professionnelle d’une capacité de 40 places avec 5 filières (couture, menuiserie, soudure, pyrogravure, sculpture) ; deux garderies Bisongo ; 18 classes de cours du soir ; 6 000 membres à travers les 18 associations ; des personnes ressources selon les besoins ; un local, grâce aux efforts du BIT et du MTSS (CN/AEJT, 2009 : 2).

On peut difficilement faire la différence entre les actions qui relèvent de la coordination nationale et celles qui appartiennent à l’AEJT de la ville.

Dans cette ville, j’ai visité les activités du centre de formation, le seul centre existant et géré par la coordination et l’AEJT. Les offres de formation du centre sont très peu attrayantes pour des enfants qui veulent travailler immédiatement pour gagner leur vie. Un certain nombre de formations dispensées au début ont été supprimées (comme la savonnerie et la pâtisserie), car aucun partenaire ne souhaitait continuer à les financer. Les autres formations existantes offrent peu de possibilités à la sortie. Les quatre ateliers fonctionnels du centre sont les ateliers de couture, de bronze, de menuiserie et de dessin.

Tous ces ateliers fonctionnaient moyennement et le savoir-faire des enfants et jeunes est moins visible par le public. La concurrence dans le secteur informel est très forte dans cette ville, surtout dans des métiers comme la menuiserie, la soudure, la coiffure, la couture. Ces jeunes ne peuvent rivaliser avec les artisans professionnels sans au préalable confectionner les matériels et exposer leurs productions au grand public, ce qui demande un fond de départ important. Les entretiens individuels avec les enfants et jeunes du centre ont permis d’approfondir les conditions d’entrée et de formation au centre, ainsi que les perspectives de travail à l’issue de la formation. Il faut noter qu’il y a aussi une saturation des métiers proposés, et il devient nécessaire de diversifier les offres de formation pour que le centre soit plus attirant et compétitif par rapport aux structures privées existantes. Le centre dépend financièrement de ses partenaires et donc des offres de formation que ceux-ci acceptent de financer.

L’AEJT de la ville B

L’AEJT de cette ville existe depuis 2002 et est reconnue officiellement par ENDA Tiers-Monde depuis 2004. Selon les responsables rencontrés en avril 2010, l’association totalise environ 120 membres, qui sont des filles domestiques, vendeurs, apprentis, éleveurs, cireurs de chaussures, couturiers (couturières), mécaniciens, menuisiers, soudeurs. L’AEJT de cette ville compte cinq groupes de base organisés généralement par secteur ou par quartier. C’est au siège de l’association que j’ai rencontré les cinq membres du bureau[13] (deux filles et trois garçons). Un des membres du bureau (le commissaire aux comptes) est un père de famille de 36 ans, ce qui une fois encore remet en question les limites d’âge et de profession de la catégorie « enfants et jeunes travailleurs ». Le siège de l’AEJT est un petit local de 15 m2 où toutes les activités sont menées, dont un atelier de couture (avec une machine à coudre) et des cours du soir (avec un petit tableau et trois tables bancs). La secrétaire qui dit exercer la couture est avant tout une élève en classe de 5e ; l’état de la machine montre qu’elle n’est pas utilisée quotidiennement. Le cours du soir est suspendu par manque d’enseignant, le dernier ayant été affecté dans une autre localité[14]. Les informations obtenues auprès du bureau montrent que la section de cette ville dépend en grande partie du financement annuel de ENDA, soit 600 000 FCFA. Elle n’a pas de ressources propres, ne reçoit que quelques appuis ponctuels de la commune ou d’une ONG qui intervient dans cette ville. Toutefois, cela se passe seulement dans le cadre d’activités précises, comme les tournois de football, les journées de sensibilisation dans les villages, les camps de reboisements, etc. Mais pour les dépenses courantes (payer le loyer, l’électricité, les frais de communication, le carburant, etc.), le financement de ENDA reste la seule ressource :

En fait, en tant qu’ancienne ville, le MAEJT nous offre chaque année 600 000 FCFA. C’est avec ce montant que nous essayons de mener certaines activités, en plus de certains partenaires qui, parfois, nous appuient. Mais les 600 000 FCFA ne représentent rien ! Nous payons le loyer et le courant autour de 12 000 FCFA par mois et nous avons également des frais de communication et d’autres dépenses. C’est ce qui fait que ce n’est pas facile. (Président de l’AEJT de la ville de B)

Lorsqu’on considère les capacités de la coordination et la section de la ville A, le fossé est énorme entre les deux villes. Les EJT de la ville B ont été plutôt expressifs, voir même très expressifs en parlant ouvertement de ce déséquilibre : toutes les activités et les moyens sont concentrés dans la capitale ; ainsi, la coordination a six motos alors que la section de la ville B ne dispose que d’un vieux vélo, les ordinateurs fixes et portables sont à la coordination alors que la section de la ville B attend depuis des mois un ordinateur envoyé par ENDA, qui aurait été confisqué par la CN. En plus du déséquilibre de moyens entre la capitale et la ville B (et c’est valable pour les autres villes), il y a aussi un déséquilibre de partenaires potentiels. Les deux sont liés puisque ce sont les partenaires qui octroient les moyens financiers et matériels. Pour être autonome financièrement, l’AJET de la ville B a besoin de partenaires alors que dans cette ville, c’est surtout une seule ONG internationale qui intervient dans le domaine de l’enfance, mais auprès de qui il reste difficile d’avoir des financements conséquents. Il faut des moyens, insistent ces EJT ; malheureusement ces moyens tardent à venir. Et vu l’état de leur local et de son équipement, je me demande quelle activité pérenne pourrait y être développée si la situation ne s’améliore pas. Ce déséquilibre de moyens et de partenaires est source de frustrations, de mécontentements et d’un sentiment d’injustice, comme le révèle ce long propos issu des échanges avec l’AEJT de la ville B :

Nous avions voulu que l’on puisse décentraliser certaines choses parce que la majorité des bonnes choses sont dans la capitale. Nous qui sommes dans les villes n’avons pas assez de moyens et c’est souvent décourageant […]. Dans la capitale, je sais que vous avez visité plus de 40 personnes qui sont installées avec l’appui d’une ONG. Mais il faut quand même décentraliser certaines choses. Mais bon, c’est comme ça ! Néanmoins, le président fait des efforts. Par exemple, il y a certaines villes qui ont bénéficié des appuis qui ne sont pas de l’UNICEF, par exemple des AGR de 100 000 FCFA. Mais nous, c’est la première fois qu’un de nos membres bénéficie d’un appui de la capitale, en participant à la formation professionnelle des 35 jeunes. Sinon le président est ouvert et il fait de son mieux. Quand il y a une force majeure, il prend souvent la décision seul, sans consulter les autres.

En effet, le président de la CN prend parfois seul des décisions, et les jeunes du bureau de la ville B ont beaucoup critiqué d’autres membres de la CN qui gèrent le mouvement comme « leur chose » et qui ont peu de respect pour les autres villes. Les principales activités de l’AEJT de la ville B sont l’organisation de quelques campagnes de sensibilisation et de tournois de football, des plantations d’arbres, de la formation en droits de l’enfant et à l’enregistrement des naissances (en 2006, avec l’appui financier d’une ONG internationale). Parfois, l’AEJT s’aligne sur les activités des structures présentes dans la ville. Toutes ces actions sont pertinentes dans le cadre d’actions globales sur les droits de l’enfant, mais elles ne sont pas une solution pour améliorer la situation des enfants qui travaillent ni pour éviter que des enfants ne travaillent. L’AEJT de la ville B a permis d’élargir la réflexion sur les interactions entre l’AEJT de cette ville et la coordination, et de voir les limites de ce que l’AEJT est capable d’apporter à ses membres et aux enfants travailleurs non membres. Les spécialistes des mouvements sociaux (Neveu, 2005) soulignent que, dans un mouvement social, les « vrais bénéficiaires » (les protagonistes théoriques) ne sont pas toujours les activistes et même pas les adhérents. Ici, les activistes sont aussi les « bénéficiaires » potentiels. Une troisième ville était nécessaire pour élargir la vision du fonctionnement local du mouvement et pour s’assurer que la ville B n’était pas une exception.

L’AEJT de la ville C

La ville C se situe dans une région à forte propension de mines d’exploitation artisanale. Officiellement, l’AEJT de cette ville a pour domaines d’intervention les cours du soir au profit des enfants et jeunes, la concrétisation des 12 droits, la réalisation des activités génératrices de revenus (AGR) ainsi que la sensibilisation sur les pires formes de travail des enfants dans les mines artisanales, sur la traite et l’exode précoce des enfants. Ses partenaires sont une ONG locale, la mairie de la ville et la Direction provinciale de l’action sociale. La rencontre avec l’AEJT de cette ville a eu lieu dans le cadre de la visite d’une mine d’or artisanale de la région.

Tout comme à la ville B, les conditions et les capacités d’action de l’AEJT de la ville C sont très limitées, toujours par « manque de moyens » :

En fait, l’AEJT de chaque ville doit chercher un partenaire pour l’appuyer. C’est le cas de la ville de Orodara qui a l’UNICEF et surtout le projet Fonds Enfants qui l’appuient. C’est aussi et surtout le cas de la capitale qui a l’UNICEF, Plan, Terre des hommes, etc. La coordination basée dans la capitale bénéficie de l’appui de l’UNICEF à presque 80 % pour ses activités[15] mais les autres villes n’ont pas ce soutien. C’est le cas de la ville B où il y a l’ONG internationale mais avec qui il est difficile d’avoir un appui financier. Chez nous, il y a l’ONG locale mais qui, elle aussi, cherche des partenaires pour ses activités. Donc, l’AEJT de notre ville est aussi très limitée parce qu’on n’a pas les moyens. (Secrétaire de l’AEJT de la ville C)

Dans le champ de la recherche des financements, les ONG locales sont aussi des concurrents de ces AEJT. Alors que la région compte de nombreux enfants exerçant des travaux dangereux dans les mines d’or artisanales (INSD, 2008b), l’AEJT de la ville C est incapable d’offrir des réponses concrètes à ses membres dans le cadre de ses activités, encore moins aux enfants des mines qui exercent des travaux dits de « pires formes de travail » selon la Convention 182 de l’OIT. L’AEJT est associée occasionnellement aux activités de l’ONG locale dans le cadre de la sensibilisation des communautés sur les droits de l’enfant et sur les dangers du travail des enfants dans les mines, mais son champ d’action est très limité. Un autre membre du bureau confirme que la plupart des activités sont concentrées dans la capitale et qu’il faudrait aider les autres villes, qui ont très peu, voire pas du tout, d’appuis financiers.

Les AEJT de la ville B et de la ville C ont beaucoup insisté sur le fait que l’octroi des 600 000 FCFA/an par le programme régional reste insuffisant pour permettre l’exécution de la diversité des activités dont ils sont porteurs, notamment l’apprentissage d’un métier, les cours du soir et l’aide individuelle aux membres. Ils doivent rechercher des ressources supplémentaires avec l’aide d’autres structures dans leurs villes, mais l’obtention des appuis financiers supplémentaires varie et reste assez rare. Dans la réalité, les AEJT des villes B et C sont incapables de satisfaire les réelles préoccupations de leurs membres et des autres enfants travailleurs. En outre, le mouvement a une grande visibilité dans la capitale, qui s’effrite énormément quand on va vers les villes de province. Finalement, les AEJT sont-elles vraiment cet espace de promotion de leurs membres et de concrétisation de l’enfant travailleur protagoniste ? Que gagne-t-on en devenant un membre de ces AEJT ?

Bénéfices d’une appartenance à une AEJT

Les enfants et jeunes travailleurs des trois villes ont indiqué des points positifs de leur appartenance au mouvement qui s’observent dans plusieurs domaines.

D’abord, il y a la prise de conscience de ses droits et devoirs. Les EJT des trois villes, tout en soulignant l’existence de certains problèmes aux niveaux individuel et collectif, reconnaissent que le premier apport de leur appartenance aux AEJT est de les avoir fait prendre conscience de leurs droits, et des droits de l’enfant de façon générale. Le fait d’appartenir à une AEJT permet aux membres de bénéficier de formations sur les 12 droits des EJT, sur les AGR, sur les droits (et les devoirs) de l’enfant en général, mais aussi sur les thèmes connexes comme le VIH/SIDA, la traite des enfants, etc. Faire partie d’une AEJT permet de partager une identité collective et de prendre conscience des réalités vécues par les autres membres.

Ensuite, l’appartenance à une l’AEJT permet de se former et d’acquérir de nouvelles compétences. L’acquisition de nouvelles compétences est surtout mise en avant par les EJT de la ville A – et surtout par ceux qui bénéficient de la formation au centre ou qui ont leur propre atelier. Même si les principaux responsables du mouvement au Burkina ont actuellement un bon niveau d’instruction, le profil des EJT est caractérisé par un faible niveau d’éducation et de formation puisque beaucoup exercent dans le secteur informel. Les AEJT des trois villes veulent toutes mettre l’accent sur l’apprentissage d’un métier, la lecture et l’écriture, qui sont leurs deux droits prioritaires à concrétiser. Mais le déséquilibre de moyens fait que cette concrétisation reste encore de l’ordre des bonnes intentions pour les sections des villes B et C. Dans ces deux villes, la mise en pratique de ces deux droits demande des moyens dont ils ne disposent pas encore. Ceux qui ont pu participer aux rencontres nationales et régionales évoquent les avantages en termes de capacité communicationnelle, de prise de parole en public, de capacité de convaincre le public pendant les réunions, en somme des compétences qu’ils n’auraient pas acquises sans leur appartenance à l’AEJT.

De plus, l’AEJT offre des possibilités de travailler et d’avoir son autonomie financière. L’un des défis du mouvement est de proposer de meilleures opportunités et conditions de travail à ses membres. Certains membres exercent déjà une activité, d’autres veulent changer de métier, d’autres encore désirent continuer à exercer leur activité actuelle tout en espérant une meilleure rentabilité dans l’avenir.

Cela fait six ans maintenant que j’exerce dans la couture et je suis contente. Et ça apporte beaucoup de choses puisque j’ai mieux compris la vie et je sais qu’il faut souffrir pour avoir l’argent. Ensuite, grâce à ce travail tu n’as pas besoin qu’on t’aide, tu te prends en charge. Je souhaite vraiment réussir au niveau de la couture pour mieux m’en sortir, j’espère vraiment y faire carrière. (EJT de 20 ans de la ville A)

Le « droit à une formation pour apprendre un métier » que revendique le mouvement est le véritable défi. Cependant, à part les microcrédits offerts à quelques jeunes afin qu’ils s’installent à leur compte (limités par rapport à la demande), le mouvement au Burkina n’a pas encore une réelle capacité à proposer des opportunités de métiers qui satisfont aux besoins de ses membres. C’est pourquoi la plupart d’entre eux continuent à exercer simplement leurs activités initiales tout en participant régulièrement ou sporadiquement aux activités de l’association. Les jeunes qui ont déjà un savoir-faire, comme cette fille EJT de 20 ans, n’ont pas appris leur métier au centre de formation de l’AEJT, mais dans des centres privés de formation professionnelle, où le coût est plus important et où la qualité de la formation est bien meilleure. Pour les apprenants de ce centre, le souhait ardent, c’est d’obtenir un soutien financier et un fonds de départ pour s’installer à leur propre compte à la fin de la formation. La garantie que la coordination nationale puisse leur en offrir est minime ; les possibilités d’appuis financiers sont très réduites et souvent inaccessibles à ceux qui en ont le plus besoin.

Enfin, l’AJET offre une ouverture d’esprit grâce aux rencontres (régionales) ainsi que la possibilité d’élargir son réseau social et de renforcer son capital social. Les EJT des trois villes ont évoqué le fait que l’association permet de se faire de nouveaux amis au sein de sa propre association, parmi les membres des autres villes et même dans d’autres pays. Le mouvement constitue ainsi un nouveau cadre de sociabilité et de renforcement du réseau social pour les EJT. En plus, à force de collaborer avec les ONG, les structures étatiques et institutions (onusiennes) de la place, les EJT – surtout les responsables de la coordination nationale – renforcent leur capital social nécessaire à leurs projets dans le mouvement ou en dehors de celui-ci. L’UNICEF/Burkina est un des partenaires privilégiés et la coordination a réussi à fidéliser ses relations avec cette structure pour développer des activités dans plusieurs domaines : un centre de formation aux métiers pour les EJT, des cours du soir (du CEP1 au CM2) pour les EJT et les non EJT (apprenants de 50-60 ans), une garderie Bisongo[16] pour 80 enfants de femmes travaillant dans la carrière de granite. En outre, la coordination est de temps à autre associée aux projets de différentes structures et ONGs de la place, et même du ministère du Travail, qui lui a offert des locaux pour y installer son siège.

Quand on compare le coût de toutes ces activités avec ce que ENDA leur octroie comme financement (600 000 FCFA pour la section de la capitale et 450 000 FCFA pour la coordination nationale), on peut dire que la coordination nationale s’en sort bien en dehors de cet appui financier de ENDA. Au vu de sa capacité à trouver des partenariats financiers, elle est un des « bons » élèves du mouvement. Mais n’oublions pas qu’avec l’approche de la participation des enfants (art.23 de la CIDE), les organisations partenaires sont aussi gagnantes à collaborer avec les EJT burkinabè et ainsi valoriser et légitimer cette approche. Cependant, cette nouvelle approche ne résiste pas à un examen critique, car ce sont rarement les enfants le plus dans le besoin qui participent (Lavan et Maclure, 2011). Les cas des deux villes de province montrent déjà les limites de cette capacité d’action des EJT ; un travail avec les groupes de base révèlerait des limites encore plus importantes. La capacité d’action des EJT du Burkina Faso se limite encore à celle de la coordination nationale et des actions concrètes menées dans la capitale sous son égide. Les membres de la coordination sont à la fois acteurs (pour rechercher des financements) et bénéficiaires, parce qu’ils tirent des profits personnels ou pour leur famille. Les AEJT des deux autres villes n’ont pas encore cette capacité à s’insérer dans le réseau des partenaires. La section suivante présente une réflexion critique et montre que les AEJT, et surtout la CN, du Burkina Faso, fonctionnent comme beaucoup d’ONG et associations en Afrique.

Regards croisés sur la capacité d’action des AEJT étudiées

Les AEJT du Burkina Faso fondent leurs actions sur les deux grands principes (les 12 droits et l’empowerment des membres) pour promouvoir la capacité d’action de leurs membres. Cependant, il s’agit d’un objectif difficile à atteindre, d’autant plus pour les enfants travailleurs non membres. Les bénéfices pour les membres sont très déséquilibrés. À partir des observations, visites, entretiens formels et surtout informels, j’en ai conclu que dans la réalité, pour un enfant qui veut « gagner sa vie » immédiatement, faire partie de l’AEJT est une perte de temps, occasionne des dépenses et n’apporte pas d’amélioration substantielle de ses conditions de vie sur le court et moyen terme. Les AEJT, et surtout la coordination nationale, fonctionnent comme une association quelconque, avec ses mérites, mais aussi ses dérives : pratiques de népotisme, de favoritisme et de copinage, avec des jeunes de la coordination nationale qui se comportent souvent avec suffisance. Le mouvement, dans son fonctionnement actuel à la coordination nationale et dans les trois villes est à l’image d’une organisation de jeunes et traduit assez peu la capacité d’action des enfants à s’auto-organiser et à trouver des solutions à leurs propres problèmes. Le MAEJT renforce plutôt la position sociale des jeunes disposant déjà d’un certain capital. Dans la pratique, cela ressemble aux processus d’accès et de contrôle des ressources, d’accumulation, d’investissement et de redistribution (Berry, 1993 ; Long, 1996). Ces pratiques, courantes chez les « développeurs », portent également sur l’activation de réseaux dans plusieurs arènes et sur les différentes formes d’arrangement et « de courtage » (Le Meur, 2000). La CN se compose clairement d’« entrepreneurs » particuliers qui contrôlent les ressources du mouvement et n’hésitent pas à en tirer profit. Ce constat burkinabè corrobore les analyses faites au Sénégal (Touré, 2007 ; Nimbona et Lieten, 2007) et au Mozambique (Bourdillon, 2008). La discussion sur ce mouvement en contexte burkinabè portera sur les critiques soulevées par les membres des trois AEJT rencontrées, en lien avec les limites et les défis du mouvement observés ailleurs par d’autres recherches.

Une présence décorative et figurative des enfants

Les avis des EJT sur le rôle et la place des enfants dans les AEJT ont été très négatifs et se résument comme suit : il y a peu d’enfants actifs dans le mouvement ; ils sont là pour figurer ; les aînés décident à leur place ; les enfants ne prennent aucune décision sérieuse, importante ou stratégique ; ils ne participent pas à la gestion ; ils n’ont pas d’expérience ; ils ne maîtrisent pas les principes et outils du mouvement. À l’AEJT de la ville A, c’est seulement lors des entretiens individuels que j’ai pu obtenir des deux enfants du comité qu’ils parlent librement. Je pouvais les comprendre : ils sont intimidés par les « aînés », ils craignent d’être grondés, de dire des choses qui ne soient pas correctes et éventuellement de perdre leur ration alimentaire de 200 FCFA par jour. Il y avait très peu d’enfants au centre de formation, dans toutes les activités visitées. Lors des rencontres auxquelles j’ai participé, il n’y avait pas plus d’une dizaine d’enfants de moins de 18 ans. Un membre du bureau m’a expliqué que dans cette ville, les jeunes adhèrent, mais il faut davantage de sensibilisation en ce qui concerne les enfants, car il y a une méfiance de la part des parents. En effet, le mouvement est encore peu connu des parents d’enfants travailleurs ; le défi pour ses dirigeants est de leur faire connaître son bien-fondé. Dans les trois villes, mes interlocuteurs insistent sur le fait que les comités d’enfants créés servent surtout de figuration et ne jouent pas un vrai rôle. C’est d’ailleurs pour cela, selon un EJT d’une ville, qu’il y a de moins en moins d’enfants actifs dans le mouvement :

En fait, ces comités d’enfants sont surtout là pour donner une image de l’implication des enfants puisqu’on parle d’enfants et de jeunes travailleurs. Mais dans la réalité, ces enfants sont là pour, en quelque sorte, faire ce qu’on leur demande de faire, qu’ils soient là quand il y a des visiteurs afin qu’on voie qu’il y a effectivement une représentation des enfants.

Les propos de ce jeune rejoignent les observations de Bourdillon (2008) sur le cas des AEJT du Zimbabwe, où la participation des enfants dans la prise de décision reste l’idéal à atteindre mais ne reflète pas la réalité. Cet auteur a participé à une rencontre nationale des EJT au Zimbabwe ; il montre que, dans la pratique, la participation réelle et active des enfants est très faible : « […] adults retain considerable control in the conduct of large formal meetings » (Bourdillon, 2008 : 276). Ce qui confirme aussi la position de Nimbona et Lieten (2007) selon laquelle l’approche top down est très présente dans le mouvement, contrairement à celle bottom up revendiquée par son idéal de participation des enfants :

the presence of “children” on the bodies of the AMWCY does not amount to a command of the supporting organisation ENDA, nor indeed of the AMWCY itself […]. The participatory methods make the children actors in the improvement of their conditions of existence. The impression that we got from participating in some of the training sessions, however, was that the top-down approach is still very much in place. (Nimbona et Lieten, 2007 : 8-12)

Les observations faites au Burkina Faso révèlent aussi ces pratiques top-down.

La participation des enfants dans les AEJT au Burkina Faso ressemble à ce que Hart (1992) appelle une « participation symbolique » (tokenism) : on donne apparemment une voix aux enfants, mais en fait, ils n’ont pas d’opportunités pour formuler leurs propres avis. Les enfants sont beaucoup mis en avant dans les discours sur le mouvement au Burkina Faso, mais leur participation est soit fictive (sans présence réelle des enfants), soit décorative (être là physiquement). Les enfants rencontrés sont incapables d’imposer leur vision dans le mouvement et cela est également valable pour la plupart des membres jeunes. D’aucuns diront que la faible participation des enfants EJT n’implique pas que leurs intérêts soient négligés. Néanmoins, on voit bien que la rhétorique de la participation ne se traduit pas dans la réalité. Ainsi, interroger la place et le rôle des enfants dans le mouvement permet de relancer le débat de son impact sur la vie des enfants membres. La participation des enfants travailleurs (ceux âgés de moins de 18 ans) dans le mouvement signifie la prise en compte de leur avis et des relations d’interdépendance entre ceux-ci et les jeunes adultes qui dirigent le mouvement.

Des pratiques à la « big man » de la coordination nationale

Bourdillon parle d’élitisme dans son analyse des AEJT du Zimbabwe : « one thing that initially attracted me to working children’s movements is that they offered training in citizenship, encouraging concerted action, social responsibility and democratic processes. Unfortunately, reality does not always match the ideal » (Bourdillon, 2008 : 280). Le mouvement du Burkina Faso est-il plus démocratique ? La coordination nationale représente le cœur du mouvement : c’est elle qui gère les finances, qui soumet les projets et qui est en contact avec ENDA à Dakar et les partenaires burkinabè. Les AEJT des villes sont de simples relais et n’ont aucun poids en matière de prise de décisions sérieuses au niveau national. Ces pratiques de « courtage » ou à la « big man » (Godelier, 1991 ; Laurent, 2000) impliquent l’élitisme, la faible transparence, le peu de considération et l’inégalité des rapports de force entre la CN, les AEJT et les membres.

L’élitisme et le peu de démocratie dans la sélection des membres concernent la mise en place même de la coordination nationale, ce qui soulève la question « démocratique ». Pour la CN, le choix des membres a été très démocratique, dans la mesure où c’est d’un commun accord que l’ancien bureau de l’AEJT de la capitale, de par son expérience, s’est vu confier la direction de la CN. Le bureau de la coordination a été mis en place en 2006, en présence d’un « envoyé spécial » de ENDA. Compte tenu de son expérience, il a été décidé que l’ancien bureau de l’AEJT de la capitale représenterait cette coordination. C’est pourquoi la coordination se compose seulement des jeunes de la capitale et n’est pas représentée par des membres des autres villes. Mais cette procédure est contestée par des aînés (qui sont en fait trop âgés pour faire partie de l’AEJT), pour qui le bureau de la coordination nationale a été élu de façon non démocratique, à l’instar de son fonctionnement actuel. Car l’« envoyé spécial » de ENDA et les membres actuels se connaissaient, et le bureau se compose d’amis qui se connaissent tous. L’avis de l’AEJT des deux autres villes sur cette question mêle remise en cause et prudence. Théoriquement, la coordination est, selon eux, la représentation des délégués des villes. Si les différents délégués des villes n’y sont pas représentés, c’est certainement dû à une question de distance. Même si la flotte[17], qui a été coupée, facilitait la communication avec la CN, ils reconnaissent la présence de difficultés : « on essaie quand même de gérer certaines difficultés. Quand vous n’avez pas les moyens de vous exprimer, vous vous taisez seulement » (secrétaire AEJT de la ville B). Les avis sur la composition de la coordination nationale sont donc partagés. L’argument de l’expérience de l’ancien bureau est certes pertinent pour la gestion de la coordination à ses débuts. Mais aujourd’hui, ce sont toujours les mêmes personnes qui gèrent la coordination, ce qui pose quand même la question de la gestion démocratique, de la transparence, de l’alternance et de la représentativité dans le mouvement.

Au sujet de la gestion financière, une remarque sur des pratiques de népotisme et de favoritisme est souvent revenue : « les responsables de la coordination font d’abord profiter à leurs femmes et amis des projets avant que les autres ne viennent » (un aîné de la ville). C’est à l’image des pratiques courantes dans les ONG (Poncelet et al., 2006). Quatre des sept ateliers visités dans un quartier de la capitale appartiennent aux parents proches des membres de la coordination nationale. Les jeuneshommes et femmes avec qui j’ai échangé sont loin de refléter le visage de l’enfant travailleur en souffrance défini par les textes officiels. Ils ont déjà un savoir-faire, parfois une vie familiale (ils ont eux-mêmes des enfants) et ils ont simplement bénéficié des financements pour développer davantage leurs activités. Les critiques sur la gestion financière portent aussi sur les avantages personnels que les membres de la CN tirent du contrôle qu’ils ont des financements reçus pour les projets.

Dans les coulisses de la journée de clôture d’une formation des 35 jeunes en AGR, un jeune, qui a requis l’anonymat, dira qu’on ne saura jamais si tous les 35 jeunes formés vont effectivement recevoir lasomme promise gratuitement pour leur installation, étant donné qu’ils signent des documents avant même de recevoir l’argent. Et le partenaire financier ne vérifiera pas que ces jeunes ont effectivement reçu l’entièreté de la somme. Ces observations ressemblent aux pratiques de « courtage », de « redistribution » et de « détournement » chez les « développeurs » décrites par Olivier de Sardan (1995). Cette gestion non transparente des ressources financières est aussi évoquée dans les deux autres villes. En réalité, ces villes ne savent que peu de choses des finances liées aux projets obtenus, aux budgets des formations, excepté lemontantannuelqu’ENDA leur octroie.

D’autres critiques portent sur la négligence et le manque de considération, et sur des rapports de force inégaux qui conduisent à des baisses de motivation et donc à des départs pour insatisfactions. Il y a donc un grand déséquilibre entre la CN, les AEJT des villes et les groupes de base.

Vieillissement des membres

L’âge des membres du mouvement est un autre aspect qui suscite des interrogations. Des membres de la coordination qui ont 28 ou 30 ans, voire plus, dirigent toujours le mouvement. De simples EJT sont également des pères de famille, comme c’est le cas d’un jeune en formation au centre de la capitale qui a laissé sa femme et ses enfants au village. Un EJT de cette ville soutient que des membres de la coordination ayant dépassé la trentaine y sont toujours, et que ce constat est identique dans des pays comme la Guinée. Selon lui, le bureau du mouvement à Dakar est aussi composé de « vieux » qui ne veulent pas partir, ce qui n’est guère un exemple pour les autres pays. Ce vieillissement des membres n’est donc pas une situation spécifique aux EJT du Burkina Faso. C’est plutôt un problème au cœur même du mouvement, à tel point que des études (Nimbona et Lieten, 2007 ; Touré, 2007) ont souligné la nécessité de repenser la nature de la population cible du mouvement. Nimbona et Lieten (2007) ont fait remarquer que, pour le cas du Sénégal, un nombre très important de membres ne sont plus des enfants, et que des filles qui ne sont ni des travailleuses, ni des filles en situations difficiles contrôlent, voire dominent l’AEJT de Dakar. Touré parle de la nécessité du « reciblage et de la délimitation des bornes démographiques liées à l’âge », car

certains enfants et jeunes travailleurs ayant bénéficié des avantages de leur participation au mouvement ont maintenant dépassé la majorité et font face aux réalités du travail en tant qu’adultes. Ces derniers pourraient se reconnaître difficilement dans le discours du MAEJT, malgré l’influence passée (Touré, 2007 : 26-27).

Rappelons que l’enfance (tout comme la jeunesse) est une catégorie notoirement difficile à définir parce les catégories d’âge varient selon les périodes, les cultures, les classes et le genre (Cole et Durham, 2007). Cet article qui se centre sur la subjectivité des enfants travailleurs (Liebel, 2004) part des catégories d’âge dont fait usage le mouvement. C’est le critère d’âge biologique que le mouvement utilise pour distinguer les enfants travailleurs (âgés de moins de 18 ans) des jeunes travailleurs (18 à 22 ans). Le critère biologique est sans doute critiquable, mais il a le mérite d’exister et d’être le plus objectif possible, ne laissant que peu de place à l’appréciation subjective. Son usage dans les documents officiels et par le mouvement des enfants lui-même en témoigne.

Frustrations et abandons

Dans la ville A, les jeunes et enfants rencontrés ont été peu expressifs, mais les AEJT des deux autres villes ont montré des frustrations qui sont liées, d’une part, au fait qu’ils retirent très peu d’avantages de leur appartenance à l’AEJT et, d’autre part, au fait qu’ils ne sont pas en bons termes avec la CN. Des exemples de jeunes de certaines villes qui ont quitté le mouvement et qui ont mieux réussi leur vie sont évoqués pour illustrer cet état de fait. Le secrétaire de la ville B soutient qu’il n’est pas étonnant que des enfants et jeunes quittent l’AEJT pour « chercher leur mieux-être » ailleurs. Il affirme aussi qu’il y a des disputes au sein de l’AEJT parce que des membres se demandent pourquoi ils ne reçoivent rien des 600 000 FCFA offerts par ENDA. En leur demandant pourquoi ils n’abordent pas ces difficultés lors des réunions trimestrielles et annuelles, il y eut un long silence. Le président finit par s’exprimer :

Si on vous a dit qu’il y a eu entre temps une dégénération dans presque toutes les villes, ce ne sont pas des revendications, mais des remarques qui ont frustré certaines personnes [de la coordination], qui ont ensuite voulu « taper sur des têtes » de ceux qui connaissent. Mais comme ce sont des petits problèmes qui frustrent certaines personnes, donc ceux qui posent les problèmes là, il faut les écarter. […] Mais la solution, c’est de quitter l’AEJT de son propre gré.

Les autres membres du bureau présents ont aussi manifesté leurs mécontentements, mais aucun d’eux n’envisage de quitter l’association pour le moment. Et comme il n’y a pas de vrai dialogue entre ENDA et les groupes de base au niveau local, cela renforce les sentiments de frustration. La communication entre instances régionales et groupes de base locaux, et réciproquement entre groupes de base et le niveau régional, n’est pas systématique (Touré, 2007). Par conséquent, les EJT ont peu d’espaces pour exprimer leurs difficultés et leurs souhaits, ce qui contribue à décourager un certain nombre de membres qui observent, impuissants, les différents dysfonctionnements et l’absence de contrôle. Les membres EJT ont besoin d’un soutien à un niveau plus personnel, que le mouvement est incapable de leur offrir, et seuls quelques happy few en tirent des avantages personnels. Le résultat est une certaine frustration des EJT dont les attentes ne sont pas comblées. Le manque de transparence de la part des leaders jeunes adultes ne facilite pas la compréhension. Même à Dakar, les départs volontaires existent ; Lavan et Maclure (2011) indiquent qu’un quart à un tiers des groupes de base de Dakar ont disparu au cours des trois dernières années. La raison, selon eux, est que le mouvement à Dakar a maintenant un modèle d’intervention standardisé qui n’attire plus évidemment beaucoup de “vrais” enfants travailleurs et donc ne retient plus leurs intérêts, par exemple les employées de maison. La situation des AEJT burkinabè présentée ici n’est pas reluisante non plus et leur capacité à attirer d’autres enfants travailleurs de façon durable est aussi faible. Dans la ville C pas plus que dans la ville B, je n’ai vu de cours d’alphabétisation ou du soir qui fonctionne bien. En fait, les activités menées sont à l’image du fonctionnement des AEJT de ces villes, très limitées.

À part le « vieillissement » des membres du mouvement, les différents points critiqués par les EJT rejoignent les innombrables observations sur les stratégies associatives de captation des ONG en Afrique : fonctionnement très centralisé, autour de « courtiers » dotés de caractéristiques sociales spécifiques et accomplissant une fonction de drainage orientée des ressources [financières] du développement (Le Meur, 2000 ; voir aussi Olivier de Sardan, 1995 ; Blundo, 1995 ; Bierschenk, et al., 2000), sans responsabilité et au gré des appuis (Pirotte et Poncelet, 2002 ; Poncelet etal., 2006 ; Olivier de Sardan et Bierschenk 2008, etc.).

Conclusion : le « protagonisme », un rendez-vous manqué ?

Malgré l’engouement suscité par le caractère révolutionnaire du mouvement, il ressort que même si les AEJT étudiées représentent un espace de prise de conscience des « droits » des enfants travailleurs, elles n’ont pas encore réussi à faire de l’enfant travailleur membre un « acteur » ou un « protagoniste ». Le mouvement au Burkina n’est pas capable de mobiliser des enfants travailleurs comme les filles domestiques ou les enfants travaillant dans les mines, les carrières et les champs. Beaucoup de ces enfants ignorent même son existence.

Dans son fonctionnement actuel au Burkina Faso, l’AEJT comme structure créée par des jeunes et des enfants, pour les enfants et les jeunes, gérée par des jeunes (et rarement des enfants) a une position ambivalente. Ces AEJT utilisent à leur avantage la rhétorique de la participation des enfants pour s’insérer dans l’arène nationale de la protection de l’enfance. Mais force est de constater que les enfants peinent à se faire leur place ; ceux-ci ne sont pas plus acteurs dans ce mouvement que dans une autre association. Les délégués de la CN tirent des avantages en nature et pécuniaires (opportunités de voyages, per diem, missions hors du continent, renforcement de leur capital social et économique) par les relations qu’ils créent et entretiennent avec les grandes ONG de la place. Bourdillon (2008 : 17) souligne aussi ce décalage entre les délégués et les enfants membres eux-mêmes et constate que les dérives renforcent les inégalités entre enfants et jeunes membres. Lavan (2010) et Lavan et Maclure (2011) aboutissent aux mêmes constats sur les AEJT et les groupes de base de Dakar : diminution des membres et fonctionnement bureaucratique de l’organisation. Le mouvement au Burkina fonctionne comme une organisation de jeunes adultes ou comme une ONG (de jeunes) avec les mêmes « dérives » et les mêmes « stratégies de détournement et de contournement » (Olivier de Sardan, 1995 ; Bierschenk et Olivier de Sardan, 1998 ; Olivier de Sardan et Bierschenk, 2008).

Rappelons aussi que le bilan du MAEJT doit se lire en termes de changement de regard porté par les habituels décideurs qui traitent de l’enfance. Le BIT, par exemple, qui avait refusé la demande de la délégation d’enfants travailleurs d’être associée lors de la conclusion de la Convention n° 182, a décidé depuis que l’IPEC ne devait entreprendre aucune action sans consulter les enfants travailleurs qu’elle concernerait. Au Burkina Faso, la coordination nationale participe à bon nombre de manifestations sur le travail des enfants (séminaires, conférences, sensibilisations, etc.). De plus, elle a été associée au projet de l’IPEC/Mines et a même obtenu un financement pour exécuter le projet de retrait d’enfants des mines d’exploitations artisanales de la région du Nord (Zinigma et Gorol Kadgè). L’analyse de l’exécution du projet (Wouango, 2012 : 226-265) témoigne de résultats et de limites proches de ceux décrits dans ce texte. Le projet, de durée limitée et avec des moyens réduits, se trouve confronté à différentes facettes du travail des enfants qu’il est incapable de résoudre. La question de la prise en compte du point de vue des enfants est devenue une référence familière pour les politiques et pour les acteurs qui travaillent avec les enfants. Cet article, qui a tenté de cerner les contours du mouvement des enfants et jeunes travailleurs burkinabè, appelle à de nouvelles analyses d’actions collectives portées par des enfants et des jeunes pour mieux objectiver le discours indiscutablement dominant de la capacité d’action des enfants.