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Le partenariat de recherche Familles en mouvance (www.partenariat-familles.inrs.ca) qui est associé au centre urbanisation, culture, société de l’institut national de la recherche scientifique à Montréal au Canada soutient l'hypothèse qu'il y aurait éclatement de la cohérence normative qui supportait traditionnellement l'institution sociale de la famille et de la parenté. Invité à intervenir dans ce cadre, non seulement je me suis retrouvé en plein accord avec cette hypothèse, mais un brin perplexe quant au choix que j'allais devoir faire pour inscrire mon propos dans l'une des thématiques. En effet, dans mon ouvrage sur le dispositif de parentalité (Neyrand, 2011a), il s'agit de décrire les contradictions dans lesquelles se trouvent prises la gestion de la parentalité et la politique qui l'anime en France, jusqu'à provoquer des injonctions assez contradictoires à l'égard des intervenants, des sortes de "double bind", comme dirait Gregory Bateson. Une telle approche des politiques sociales montre cependant que les États et les politiques qu'ils diligentent ont chacun leur spécificité, et il m’a paru trop complexe d’en traiter. Ma dernière recherche, réalisée avec la juriste Sahra Mekboul, porte sur la production et la diffusion des normes corporelles et de genre en direction des enfants. Le titre de l'ouvrage qui en est issu Corps sexué de l'enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale (2014) insiste sur les permanences et les évolutions normatives qui concernent la prise en compte du corps de l'enfant, depuis son état d'embryon jusqu'à l'adolescence, et la façon dont la question du genre y est abordée, autour des problématiques de la santé, de la transformation des mœurs et de la sexualité, des discours médiatiques et des évolutions juridiques[1].

Cette pluralité normative entourant les liens de filiation n'est à l'évidence pas sans lien avec celle concernant la conjugalité, et vouloir l'approfondir demande sans doute de préciser les liens entre parentalité et conjugalité. De fait, cette question de la conjugalité est centrale pour analyser les contradictions de la famille « démocratique », car c'est essentiellement par le couple que la famille se transforme.

Les étapes du passage à la néo-conjugalité contemporaine

La conjugalité se situe au cœur du processus de transformation des relations privées et de la reconfiguration de l'ordre familial, identifié comme une démocratisation de la famille, en d'autres termes l'application des valeurs de la démocratie républicaine à la sphère privée appuyée sur trois piliers : l'individualisation des acteurs, l'égalisation des places et la sentimentalisation des relations. La mise en avant de l'importance de l'individu s'est manifestée très tôt, en France, dès le développement de la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle, dès même l'apparition des penseurs libertins du XVIIe. Cette mise en avant de l'individu, de sa liberté et de ses droits a été constituée en fer-de-lance de la lutte contre à la fois la référence monarchique et la référence religieuse, si intimement liées dans l'ancienne société, dans cet Ancien Régime précédant en France la révolution de 1789, dont on sait qu'elle a connu de multiples soubresauts avant de se stabiliser un siècle après avec la Troisième République. Ce qui est en jeu c'est bien la réorganisation révolutionnaire de l'imaginaire social qui sert de cadre et qui rend possible le fonctionnement d'une société ; imaginaire qui, pour Castoriadis, donne sens à la vision que les acteurs sociaux se font de leur monde et aux institutions qui incarnent cette vision partagée, et qui correspond, en quelque sorte, à la culture d’une société à un moment donné (Castoriadis, 1975),« un imaginaire capable d'opérer comme une force structurante des rapports interindividuels » (Messu, 2015 : 291). Car il faut bien rappeler que : « le désir de faire couple ou famille, engage toujours plus qu'un échange factuel immédiatement réglé entre les deux partenaires concernés. Ipso facto, cela met en jeu un imaginaire social »(Ibid.) Et c'est cet imaginaire social qui règle et qui régule les relations entre les individus, au regard des principes sur lesquels il s'appuie et des représentations qui l'accompagnent. En ce sens, l'introduction du principe de laïcité vient bouleverser l'ordre des représentations du monde, en le déliant de l'emprise religieuse et contribuant à son désenchantement (Weber, 1996 ; Gauchet, 1985), tout en renouant cet ordre autour de la référence à la Nature comme nouveau principe explicatif des relations entre les sexes et de leur nécessaire complémentarité.

De fait, cette montée de la valeur de l'individu, sous la figure notamment du citoyen (Singly, 2005), constitue sans doute le grand axe autour duquel va s'organiser le repositionnement conjugal, jusqu'à la constitution de ce paradoxe contemporain d'une réalisation de soi passant par des relations privilégiées avec ces « autrui (particulièrement) significatifs » (Mead, 2006) que sont le partenaire conjugal et l'enfant, que j'ai pu désigner comme étant le paradoxe de l'individualisme relationnel, en d’autres termes ce paradoxe pour l’individu contemporain d’avoir à se réaliser à travers les relations entretenues avec des « autrui significatifs », exemplairement le conjoint et l’enfant (Neyrand, 2002). Mais avant que les individus modernes se retrouvent en position de devoir affronter ce paradoxe, d'autres transformations tout aussi fondamentales ont accompagné cette promotion de l'individu, et la mutation relationnelle qui s'en est suivie.

Car avec la valeur de l'individu c'était aussi celle de l'égalité entre les citoyens qui était mise en avant. Mais pendant longtemps ce fut une égalité qui s'arrêtait aux portes de la famille, régie par ce qu'on a pu désigner comme des rapports sociaux de sexe, dont la principale caractéristique est qu'ils trouvaient la légitimation de l'inégalité des positions sociales entre hommes et femmes dans la référence à la Nature. Nature qui aurait voulu, à travers l'irréfragable différence des sexes, que soient réparties asymétriquement les fonctions sexuelles et procréatives, s'accompagnant comme on l'a soutenu longtemps avec véhémence et encore aujourd'hui d'une différenciation des dispositions sociales, psychologiques et intellectuelles, propres à chacun des sexes (Knibielher et Fouquet, 1977).

Ainsi que l'analyse Sylvie Steinberg (2011 :39) :

Le modèle de l'incommensurabilité biologique entre l'homme et la femme et de la sexualisation du corps qui s'impose à partir des années 1760-1770 est aussi une machine de guerre contre les inégalités fondées sur la naissance. Il ancre dans le sexe l'infériorité naturelle de la femme mais il décrète que toutes les autres différences sont injustes et infondées. L'égalité entre les hommes et l'incommensurabilité fondamentale entre les hommes et les femmes apparaissent ainsi comme les deux versants complémentaires et contradictoires de la pensée naturaliste des Lumières.

Dans cette optique, le couple est conçu comme une unité symbiotique, unissant de façon fusionnelle deux individus différents et complémentaires, ayant chacun des fonctions qui leur sont propres (Neyrand et al., 2013) et des spécialisations particulières : le foyer, l'éducation, la tendresse, d'un côté ; le travail, l'espace public, l'autorité, de l'autre...

Un remarquable article d'Irène Théry (Théry, 2000) décrit les transformations historiques qui ont accompagné le passage du couple « chaînon entre deux lignages », où le mariage engage beaucoup plus que les seuls époux, au couple fusionnel, qualifié par Théry d’unité organique, et qui permettra la diffusion de la conversation conjugale. Ce couple positionne très différemment ses deux membres dans une relation de complémentarité, caractéristique de l'ère du modèle de la femme au foyer (Parsons et Bales, 1955) qui s'est imposé en Occident jusqu'à la fin des années 1960. La passion amoureuse, qui s'appliquait antérieurement à l'amour extra-conjugal, est alors intégrée comme partie prenante du modèle du couple marié, qui en devient fusionnel. Il s'en suit que l'amour romantique (Shorter, 1975) est promu au rang d'élément constitutif de ce nouveau modèle où homme et femme se trouvent indissolublement liés comme les deux « moitiés » de cette unité conjugale que représentent les conjoints (Berger et Luckmann, 1997 [1966]).

On est alors entré dans le règne de l'amour romantique. Comme le dit à son propos Anthony Giddens (2004 :61) :

S'il est incompatible avec la concupiscence et de façon plus générale avec la sexualité ordinaire, c'est moins parce qu'il idéalise l'être aimé que dans la mesure où il présuppose une communication psychologique, une fusion des âmes ayant un caractère réparateur. Par sa seule existence, l'aimé(e) vient combler un manque dont l'amant(e) n'a pas nécessairement conscience, tout au moins jusqu'à ce que commence la relation amoureuse. Or, ce manque est directement lié à l'identité personnelle : en un sens, le lien amoureux confère à l'individu imparfait une unité et une globalité.

Interprétation magistrale, où est judicieusement pointé qu'avec la généralisation de l'idéal de l'amour romantique, initialement décliné sous la forme de l'amour courtois, la dimension de l'identité se trouve de plus en plus indexée à la constitution d'un couple, qui permet de répondre, aussi bien sur le plan imaginaire que symbolique, à l'incomplétude ressentie comme telle du sujet humain (Sennett, 1979). Particulièrement présent chez les femmes, cet imaginaire de l'amour romantique[2] trouvera à s'incarner durant près de deux siècles dans la figure mythique du « prince charmant » (Falconnet, 1973 ; Kaufmann, 2001) qui vient en quelque sorte faire le lien dans l'imaginaire social entre l’amour courtois et l'amour romantique. La figure du « prince » est transposée comme référence à un imaginaire de la noblesse des sentiments dans le modèle idéalisé d'un potentiel partenaire amoureux doté des atouts d'une supériorité aussi bien sociale que morale, et dont la séduction est immédiate. Dans la mesure où l'identité personnelle s'y retrouve enchâssée dans l'identité conjugale, la séparation — inenvisageable par définition au départ — en devient extrêmement difficile, et constitue une véritable catastrophe identitaire (Schwartz, 1990), puisqu’elle désorganise ce en quoi l’identité de chacun s’était développée à travers la construction d’une identité conjugale commune (Berger et Kelner, 1988).

Le bouleversement porté par l'irruption de la seconde modernité

Le passage au couple moderne, ce couple duo qui unit deux individualités préservant leur autonomie, peut se lire comme l'expression d'un deuxième basculement fondamental qui s'opère au tournant des années 1970 en s'appuyant sur la mise en phase de plusieurs évolutions de première importance, bien que dans des domaines fort disparates, correspondant à l'émergence de la famille démocratique, et la remise en cause du caractère fusionnel et inconditionnel de l'union. Si le nouveau modèle peut être désigné comme celui du couple à double carrière, c'est qu'il correspond à une émancipation des femmes de la tutelle masculine et sociale antérieure, qui s'est, notamment, appuyée sur au moins trois facteurs décisifs : la généralisation d'un enseignement identique pour les deux sexes au XXe siècle ; une ouverture de l'imaginaire politique aux femmes, depuis les revendications d'Olympe de Goujes (Goujes, 1791) jusqu'à la place prise par les femmes dans la production durant les deux guerres mondiales ou leur participation à la guerre civile espagnole de 1936 en passant par les écrits subversifs socialistes ou anarchistes en la matière (Fourier, 1817 ; Engels, 1975 [1884]) ; et sur les progrès de la médecine, qui ont permis l'autonomisation de la sexualité par rapport à la reproduction avec la diffusion des moyens modernes de contraception, puis avec le développement de l'assistance médicale à la procréation.

À partir du moment où les femmes se trouvent munies du savoir, à cette période où les couches moyennes accèdent massivement aux études supérieures, où elles s'autonomisent doublement par le travail salarié et la maîtrise de leur sexualité, et où le sentiment amoureux devient le principal motif de la constitution d'un couple mais surtout de son maintien, le couple se fragilise en même temps qu'il s'autonomise vis-à-vis de l'institution. D’une certaine façon, c’est parce que le partenaire est devenu, par le biais de l’attachement amoureux, le principal support de la réalisation personnelle que le niveau d’attente réciproque est tel que la relation s’en trouve fragilisée.

Où comme déjà dit ailleurs (Neyrand, 2002 : 85-86) :

Bien au-delà d’une satisfaction mutuelle des désirs sexuels, l’autre du couple voit s’affirmer ce qui le pose en sujet d’un couple et non d’une simple relation amoureuse ou érotique : sa capacité à incarner la base sécurisante de l’affirmation personnelle de l’individualité d’autrui, dans un mouvement où lui-même enjoint à l’autre d’endosser la même fonction identitaire primordiale.

Là est le paradoxe d’une affirmation d’un individu qui s’autonomise de plus en plus, y compris dans la relation conjugale, mais voit son épanouissement et sa réalisation personnelle dépendre au premier chef des relations privilégiées entretenues avec le partenaire amoureux, au moins dans un premier temps, puis, éventuellement dans un second temps, avec l’enfant.

Hautement valorisé comme lieu de la passion amoureuse et de la réalisation individualiste de soi, et dépourvu des garde-fous religieux, institutionnels et sociaux, qui le protégeaient autrefois contre les risques de remise en cause, le couple va connaitre un double processus de désinstitutionnalisation et de fragilisation extrêmement rapide et puissant, et qui touche tous les pays occidentaux, même si les temporalités s'avèrent variables. En France, en 1970 le taux de divortialité est de 10 % et l'union libre reste une pratique marginale de même que les naissances hors mariage, mais durant les années 1980 la progression tant des unions libres que des divorces est spectaculaire, et par contrecoup celle des naissances hors mariages. Tant et si bien que le taux de divortialité avoisine aujourd'hui les 50 %, et les naissances hors mariage représentent près de 60 % des naissances (selon l’Insee, il est de 59,6 % en 2015).

Le modèle du mariage traditionnel comme institution qui fondait le couple en même temps que la famille a vécu, et a conduit aujourd’hui à la coexistence de quatre types d'union : l'union libre, le mariage, le concubinage et le contrat civil qu’est le Pacs. Mais plus encore que la forme de l’union, c’est surtout la représentation et le statut du couple qui se sont profondément transformés : la constitution du couple et sa pérennité ne sont plus désormais censées concerner que les deux personnes qui décident de s'unir pour une durée qu'eux-mêmes ne maitrisent plus. On est passé à un autre modèle de couple, caractéristique de l'époque hypermoderne, qui préserve les individualités de ses membres sans pour autant remettre complètement en question le caractère symbiotique de l'union, qui est renvoyé à certains moments privilégiés de la vie de couple, notamment les périodes d'intimité sexuelle. La perte des limites du soi caractéristique du moment orgastique constitue alors le noyau fusionnel, qui continue à alimenter de façon largement inconsciente le lien qui peut être fait entre la conjugalité amoureuse et la fusion primaire avec la mère, exemplairement in utero (Rossi, 2002).

D'une certaine façon, par-delà les modalités historiques de l'évolution de son modèle social, le couple conserve certaines caractéristiques fondatrices, qui contribuent à rendre compte de sa pérennité, alors même que son institution maritale classique s'est délitée. En tant qu'idéal de vie hautement valorisé, il présente la caractéristique d'allier au moins trois fonctions pour ses membres, qui ne font pas forcément toujours bon ménage : une fonction expressive, de confortation narcissique, qui trouve dans le partenaire la base pour une réalisation de soi dans l'autre à travers l'affect et une communication nouvelle ; une fonction refuge, qui s'appuie sur les investissements archaïques transposés pour permettre de se ressourcer face aux agressions de la vie sociale ; et une fonction normative de construction référentielle commune, sur la base de mise en commun des expériences, et pouvant aller jusqu'à l'énoncé d'injonctions susceptibles de heurter l'aspiration individualiste à l'autonomie, comme celle d'exclusivité sexuelle portée par son noyau fusionnel...

La mise en tension des fonctions du couple

Si la fonction expressive est devenue centrale c'est peut-être que la dimension narcissique qu'elle étaye s'articule de plus en plus avec une communication accrue entre les conjoints qui autorise un partage d'expériences, de représentations, de sentiments et d'idées qui positionne le dialogue en nouveau principe de stabilisation de couple, ouvre à la négociation et à l'adaptabilité des partenaires. À la différence de la période antérieure, où la conversation servait à l’élaboration d’un monde commun propre au couple, qui ne remettait pas en question les différenciations de rôles, le dialogue va s’établir comme outil de communication pour un couple qui se veut égalitaire tout en préservant l’autonomie des partenaires. Au sein du modèle antérieur, la conversation servait à l’édification d’un monde commun partagé, celui de l’unité conjugale : « Dans la conversation conjugale, non seulement un monde est construit, mais il est aussi maintenu en état d’entretien et continuellement remeublé. Les deux partenaires soutiennent la réalité subjective de ce monde par la même conversation. » (Berger et Kelner, 1988 : 15) Dans le nouveau modèle qui se met en place, le passage de la conversation au dialogue vient signifier l’égalisation et la réciprocité des places dans un effort de constitution d’un monde commun, qui ne soit plus hiérarchisé mais laisse place à la préservation des mondes propres de chacun[3].

Mais si s'exprimer conjointement dans un dialogue égalitaire concourt à l'enrichissement du lien et à son élaboration, cette expression dialogique peut perturber l'affirmation narcissique en la rendant plus labile et dépendante d’autrui et quelque peu troubler l'attente de sécurisation de soi par la relation à l'autre.

En effet, l'expressivité en tant que valeur centrale d'expression de soi utilisée comme moyen d'atteindre à sa réalisation personnelle, si elle s'appuie de plus en plus sur l'autre (conjoint ou enfant en premier lieu), ne peut que rentrer en tension avec la fonction traditionnelle de refuge que représente le couple. La fonction refuge suppose une stabilité, référée aux figures parentales inconscientes que la conjugalité réactive, et qui s'accorde mal avec une fonction expressive dynamique, qui cherche dans le rapport à l'autre les raisons d'un renouvellement permanent des attachements affectifs et de l'attractivité du partenaire. Mais si l'expressivité s'accommode mal d'une exigence de stabilité sécurisante c'est au nom des valeurs de liberté individuelle et d'authenticité relationnelle que le nouveau modèle démocratique du couple duo met en avant. Dès lors, « demander que l'on s'engage sur les émotions que l'on éprouvera à l'avenir devient illégitime, car perçu comme une menace pour la liberté. » (Illouz, 2012 : 223) De ce fait, la construction normative que doit réaliser le couple pour arriver à fonctionner quotidiennement en s'appuyant sur des normes partagées devient plus complexe et délicate à effectuer, dans la mesure où aux anciennes normes conjugales dont notre imaginaire social reste dépositaire se conjuguent de nouvelles normes, relativement antinomiques. Il convient alors que la construction soit suffisamment harmonieuse et partagée pour que les conjoints confrontés à la plurinormativité contemporaine (Neyrand, 2015) se trouvent réassurés dans leur œuvre commune, vivre ensemble, ou tout le moins s'appuyer sur un imaginaire conjugal commun. Pour cela, le dialogue se révèle un instrument de négociation permettant une régulation devenue essentielle pour la conjugalité.

Où comme déjà souligné ailleurs (Neyrand, 2011b : 121) :

Le travail qu'effectue le dialogue à l'intérieur du couple soutient sa capacité non seulement à accepter les épreuves de la réalité : désidéalisation du partenaire et de la relation, routinisation et usure, irruption de l'enfant dans le cocon conjugal, difficulté de l'échange intime... mais sert peut-être d'abord à accepter l'altérité du conjoint, et la préservation de son autonomie psychique (Garcia et Maillard, 2007) et relationnelle, passant par la socialisation secondaire que la vie commune amène comme correctif aux dispositions antérieurement acquises et aux attentes de chacun (Duret, 2007).

On comprend alors qu'en même temps qu'il était promu au statut d'idéal relationnel moderne, le couple soit devenu de ce fait pour beaucoup un idéal quasi inaccessible, et qu'il ait besoin de recommencer inlassablement à en constituer un nouveau pour tenter encore une fois de répondre à ce qui peut apparaître comme une injonction sociale contradictoire : se réaliser de façon autonome dans un rapport hégémonique à son conjoint, pourtant pensé comme étant un partenaire. Notons en passant que la principale difficulté tient peut-être à ce que la conjugalité continue à être traversée par un imaginaire de la différence des sexes, qui positionne toujours les genres dans un rapport de complémentarité hiérarchique, malgré les avancées juridiques et politiques, alors même que les frontières de genre s'estompent. D'un côté, l'affirmation d'une différence reste tenue comme primordiale, d'un autre côté, les signes de cette différence deviennent incertains. Du coup, l'entente conjugale apparaît comme le résultat d'un équilibre instable, une position qui a besoin d'être constamment renégociée.

Un couple constitué de partenaires

D'une certaine façon, le modèle du partenaire sexuel, qui permet d'isoler la pratique sexuelle dans une temporalité d'interaction limitée dans le temps, est transposé sur celui qui est constitué ainsi en partenaire conjugal. En d'autres termes, si le conjoint devient le partenaire, non seulement l'interaction permanente devient nécessaire pour entretenir le lien, mais la satisfaction réciproque de la relation pour les deux partenaires constitue la condition de la perpétuation de celle-ci. Un tel diktat peut devenir tyrannique, mettant en péril la fonction sécurisante attribuée jusque-là au couple. Le glissement progressif de la conjugalité vers un partenariat caractéristique du modèle du couple duo s'accompagne ainsi d'une mise en question du lien tel qu'il était antérieurement défini comme inconditionnel, et par là sécurisant. Cette inconditionnalité du lien s'articulait à sa condition complémentaire d'être indissoluble, sur le modèle originaire du sacrement. Indissolubilité que ne pouvait remettre en cause qu'une faute grave d'un conjoint. Cette faute (le plus souvent l’adultère) représentait une attaque non seulement à l’égard du conjoint mais aussi à l’égard de l'institution qui le garantissait : le mariage. Si bien qu'aujourd'hui la conjugalité est traversée par de multiples tensions et conflits normatifs, renvoyant à la possibilité pour les partenaires de faire conjointement référence à des modèles exclusifs sur le principe mais concrètement articulés dans les stratégies individuelles.

Une reconfiguration de la normativité

Si l'adultère, et plus généralement ce qu'on appelait l'infidélité, n'est plus forcément cause de séparation conjugale, c'est qu'elle peut être diversement jugée, du fait que le lien qui unissait les deux membres du couple n'est plus le même et n’est pas forcément vécu de la même façon par les deux partenaires. À partir du moment où le risque de naissance « illégitime » est maîtrisé par la contraception moderne, l'impératif structurel de fidélité disparaît, en même temps que l'institution qui sous-tendait celle-ci est mise à mal. Pourquoi se marier si l'institution de la paternité ne passe plus par le mariage ?... Serait-ce pour instituer le couple, comme l'avance Irène Théry (Théry, 2013)? Ou pour essayer de restaurer une conception de la famille qui ne correspond plus aux réalités de la société moderne?... C'est ce que montre en tout cas la violence des prises de position en ce sens des intégrismes religieux et des courants d'extrême droite. Le conflit normatif en matière de conjugalité est à son comble, et la question de l’infidélité en constitue un révélateur.

La première des « fautes » susceptibles de remettre en cause le mariage-institution était celle-là, et la notion même d'infidélité pour désigner une relation extraconjugale indiquait que celle-ci était enchâssée dans un serment conjugal où les époux se juraient assistance et fidélité. L'expression exemplaire de la fidélité était de ce fait l'exclusivité sexuelle, s'appuyant notoirement sur le risque de naissance « illégitime » que sa non-observance mettait en œuvre, et tenant pour mineure celle des hommes pour lesquels un tel risque ne les concernait qu'« indirectement ». La maîtrise de la contraception a mis à bas une telle structure normative mais n'en a pas effacé les expressions dans l'imaginaire, aussi bien social qu'individuel, bien au contraire. La fidélité conjugale n’a jamais été autant plébiscitée, et se trouve perçue comme le premier facteur de réussite d’un couple[4]. « Ces chiffres témoignent que la disparition du discours moral répressif sur l’infidélité, bien loin de signifier l’évacuation des normes anciennes, pourrait, au contraire, indiquer leur intériorisation. » (Le Van, 2010 : 28)

D'où l'extrême diversité des positionnements à cet égard et la dénonciation de l'infidélité par les tenants d'une conception traditionnelle de la famille comme mettant en cause les valeurs fondamentales sur lesquelles elle serait érigée, au même titre que l'hétérosexualité. Le mariage des homosexuels s'en trouve doublement condamné, comme dérogeant à l'ordre (hétérosexuel) de la nature et à l'ordre de la morale (le caractère supposé débridé de la pratique homosexuelle), alors même que pour ses défenseurs les choses ne sont pas si claires. Certains réaffirment la valeur de l'exclusivité d'autres la récusent, à l'instar des couples hétérosexuels.

De là toute l’ambiguïté du mouvement qui a promu le mariage homosexuel : pour l'ordre normatif de la sphère privée organisé autour du mariage hétérosexuel, le couple homosexuel, qui revendique l'accès à l'institution clé de voute de cet ordre, le mariage, est une entité subversive ! Le « mariage pour tous » est donc à la fois une subversion de l'ordre traditionnel, en faisant sauter le principe d'une hétérosexualité fondatrice, et une défense de cet ordre, en revalorisant le mariage. En même temps, la subversion que pouvait représenter un contrat civil comme le Pacs à l'égard d'un mariage hétéronormé se dilue à partir du moment où l'institution maritale est réinvestie comme telle. Or, comme le rappelle Michel Messu :« la déconstruction pratique de notre imaginaire social exige une action à l'endroit des instances sociales qui, précisément, l'instituent. En l'occurrence, lui donnent la forme de l'institution matrimoniale. Le “mariage pour tous” n'en emprunte certainement pas la voie, il conforterait même la chose » (Messu, 2015 : 304).

Le couple est pris dans des enjeux qui le dépassent, en même temps qu'il contribue à faire évoluer ces enjeux ! Le mariage de personnes homosexuelles contribue à subvertir un principe normatif qui s'appuyait sur la complémentarité des époux dans la perspective d'une descendance, inscrivant la filiation dans le cadre de règles sociales clairement définies. Dans la mesure où ce mariage formalise l'union de deux semblables ne pouvant avoir de descendance, le fondement du mariage se trouve effectivement remis en cause, mais en même temps la revendication de l'institutionnalisation du couple homosexuel par le mariage redonne à celui-ci quelque chose de sa force instituante, puisqu'il s'agit alors d'instituer de cette façon traditionnelle un couple. Dès lors, si l’acceptation de la revendication à la reconnaissance de l'homoparentalité par le biais notamment de l'Assistance médicale à la procréation doit passer par le mariage des deux partenaires homosexuels (ce qui est le cas actuellement en France pour la possibilité de l'adoption de l'enfant né du conjoint[5]) cela a, ou aura, pour effet de requalifier paradoxalement le mariage comme fondateur de la famille, puisque ne pourra être reconnue officiellement comme homo-famille que celle où les deux partenaires seront mariés ! Étrange processus de réinstitutionnalisation de l'union traditionnelle par ceux qui structurellement sont censés la subvertir, puisque de même sexe. Ce qui pousse Michel Messu (2015) à avancer la nécessité du « mariage pour personne » dans une visée d'approfondissement de la démocratisation de la famille, alors que logiquement les traditionalistes ne devraient pas s'opposer à la reconnaissance de l'homoparentalité si elle s'effectue dans le cadre du mariage homosexuel, qui donne alors au mariage un regain de vitalité quelque peu inespéré... Manifestement, au regard de cette évolution extrêmement complexe du cadre de la filiation et de celui de l'union, les différents protagonistes se retrouvent quelque peu empêtrés dans des contradictions, ou tout le moins des paradoxes, dont il n'est pas aisé de dénouer les multiples tenants et aboutissants.

La question est d'autant plus délicate que ce qui est en jeu pour ces multiples protagonistes est bien la dimension de l'identité, dans ses manifestations aussi bien sociales que personnelles (Dubar, 1991 ; Tap, 1980), touchant à la fois à ce qu'il y a de plus intime et inconscient dans la construction de soi et ce qui constitue l'image que l'on veut donner de soi aux autres. Pour le couple homosexuel, se revendiquer « comme les autres » peut ainsi mener à solliciter un marquage institutionnel traditionnel, largement contesté par ailleurs.« S’affirmer comme les autres parents, voire mieux que les autres, constitue un souci pour la quasi-totalité des homoparents : “Cela se passe comme tout couple qui élève un enfant, il faut que les gens se rendent compte qu’on n’est pas différent d’eux.” » (Singly et Descoutures, 2005).

Le couple moderne, une problématique identitaire

L'identité, plus que jamais, se voit placée au centre de ces enjeux et dans un rapport ambivalent à cette autre fonction du couple qui consiste à réguler socialement les échanges interpersonnels en matière de sexualité, de famille, de filiation... et plus globalement de mœurs. Ce qui est en question ici c'est bien la reconnaissance de soi à travers l'autre, et tout particulièrement à travers le partenaire conjugal. L'identité pour soi s'y négocie directement par le biais de l'identité pour autrui (Goffman, 1975), et cette négociation identitaire se trouve placée au cœur de l'intimité. La narration de soi et la communication avec le partenaire deviennent constitutifs de ce nouveau type de lien conjugal, et l'on sait que tous ne sont pas pourvus des mêmes atouts pour y parvenir, que ce soit du fait de l'appartenance à un genre ou à un milieu social, de son bagage culturel, ou du fait de sa trajectoire propre. Du coup, chacun doit y négocier sa place, notoirement sa place de femme ou d'homme. Comme le dit très bien Giddens (2004 : 243) : « Le destin ayant désormais cessé de se limiter à l'anatomie, l'identité sexuelle tend de plus en plus à prendre la forme d'un problème de style de vie. », autrement dit la dimension culturelle des frontières de genre prend le pas sur les assignations biologiques.

Paradoxalement, alors que l'égalisation des places sexuées est en cours, être une femme ou être un homme constitue une question qui interpelle d'autant plus directement le couple, et la question de l'identité sexuée reste centrale dans l'intimité autant qu'elle peut l'être dans l'espace public, où rien n'est plus clair que l'existence de jouets pour les filles et de jouets pour les garçons (Neyrand et Mekboul, 2014), alors que par ailleurs de multiples dispositifs juridiques et normatifs s'appliquent à promouvoir une égalité entre les sexes.

Du coup, la question identitaire apparaît comme l'un des premiers enjeux humains dès la naissance. Il s'agit de se définir à travers son corps comme un être humain sexué, et pour beaucoup de parents, beaucoup d'associations, et certaines institutions, l'enjeu est fondamental, quitte à monter au créneau lorsque l'évolution sociale semble le remettre en question...

C'est ce que nous avons essayé d'analyser dans Corps sexué de l'enfant et normes sociales, et que nous retrouvons dans l'approche d'Illouz de la souffrance conjugale (Illouz, 2012 : 8). Pour elle, les souffrances de l'amour ne sont pas seulement des souffrances liées à une pathologie du lien ou un trouble des interactions, « l'origine doit plutôt être trouvée dans l'ensemble des tensions et des contradictions sociales et culturelles qui structurent désormais les moi et les identités modernes. » (Illouz, 2012 :14) Devenu autonome, le sexe se situe encore davantage au centre d'une conjugalité qui cherche à se redéfinir, et sa gestion se retrouve incorporée au projet de vie individuel, alors que la société marchande et l'accélération des flux en tous ordres qu'elle produit structurent les échanges jusque dans la vie intime. L'identité sexuée et sexuelle en devient espace de négociation et le couple, cadre privilégié de cette négociation, illusoirement protégé d'une société qui le formate pourtant profondément, mais dont les institutions sont malmenées par cette mise en circulation généralisée des flux (Lyotard, 1979), cette déterritorialisation (Deuleuze et Guattari, 1972) des investissements, et cette imprévisibilité des échanges (Piketty, 2013).

De nombreux développements pourraient être possibles à ce sujet, mais les limites imposées par la rédaction d’un simple article obligent à conclure, en essayant de synthétiser les éléments de transformation du lien conjugal qui viennent d'être présentés[6].

Les métamorphoses du lien conjugal

Pour mesurer l'ampleur des transformations en jeu, on peut reprendre la définition des deux modèles conjugaux caractéristiques de la première et la seconde modernité familiale pour mieux cerner les modalités du basculement qui s'effectue à partir de la fin des années 1960.

Le modèle de la première modernité est celui d'un couple enchâssé dans une institution qui le structure et l'encadre, le mariage. Le lien entre ses deux membres est inconditionnel, dans la mesure où il est posé comme tel dans un triple mouvement, social, psychologique et identitaire :

Social tout d’abord, en ce que l'organisation sociale le définit comme marital, avec pour fonction d'instituer la paternité en l'arrimant à une maternité fondée par le biologique (la mère c'est celle qui accouche, le père c'est celui qui est désigné comme tel par le mariage). La famille est ainsi constituée par l'officialisation du couple dans le mariage.

Psychologique ensuite, par la mise en œuvre d'un processus d'attachement réciproque, qui articule l'amour romantique à l'amour-passion initial, en venant en quelque sorte le relayer. Tout cela par un jeu de transfert des investissements infantiles archaïques sur le conjoint, susceptible de suivre des trajectoires fort diverses (Lemaire, 1979).

Identitaire enfin, par l'arrimage des identités personnelles à une identité commune, celle d'un couple symbiotique constitué de deux moitiés complémentaires.

Ainsi défini, le couple se retrouve indissoluble... sauf lorsque des circonstances incompatibles avec un tel modèle ne conduisent à son éclatement, avec les conséquences désastreuses que l'on connaît.

Avec l'entrée dans la seconde modernité, les supports sociaux, culturels, philosophiques, économiques, scientifiques et moraux ayant changé, un nouveau modèle se développe qui repositionne de façon radicalement différente les deux conjoints, et restructure leur lien, qui, de ce fait, n'est plus ni inconditionnel ni indissoluble. Ce qui se traduit par sa reconfiguration aux trois niveaux, social, psychologique et identitaire. En effet, dans la mesure où les deux membres du couple sont autonomisés et placés sur un pied d'égalité, alors que la sexualité a été déliée de la reproduction, le couple n'a plus besoin d'être institutionnalisé comme autrefois. Ce d'autant plus que le règne de l'amour est advenu comme justificatif du lien et de son maintien, avec toutes les valeurs d'authenticité et de liberté qui lui sont associées. Vive l'union libre, comme mode de vie, ou comme préambule à un mariage qui a surtout gardé sa valeur symbolique, vive le divorce, qui permet de « refaire sa vie » autrement, et vive l'union civile, comme nouvelle alternative au mariage !...

Le nouveau principe de légitimité de l'union sexuelle est devenu le consentement réciproque (Théry, 2006). Ce qui implique que l'union doit être constamment reconduite sur la base de la satisfaction réciproque des partenaires, et que l'intimité doit désormais fonctionner en conservant un espace d'autonomie des deux membres d'un couple qui n'est plus fusionnel que par moments.

Dans cette démocratie néolibérale, l'encadrement du déroulement de l'union que réalisait autrefois l'institution est transféré sur les individus, qui se voient ainsi chargés de l'entière responsabilité de leur devenir commun. Dès lors, le couple se négocie, comme les autres valeurs, au sein de la mise en circulation généralisée des flux propre au néolibéralisme. Face aux multiples tentations et injonctions de notre société marchande, cette responsabilisation constitue pour beaucoup un tel poids qu'ils vont chercher par tous les moyens à l'alléger ou à le contourner, et ce sera le développement de toutes ces solutions alternatives qui cherchent à ménager la chèvre et le chou, autrement dit à concilier l'exigence d'attachement et d'authenticité avec celle d'autonomie et de liberté : conjugalité non cohabitante, échangisme sexuel, infidélités consenties, c'est-à-dire qui ne sont plus considérées comme telles... tout un ensemble de stratégies de préservation, dont la liste n'est pas close, mais qui ont sans doute pour fonction principale de préserver l'idéal du couple face à une montée des incertitudes qui touche tous les domaines de la vie sociale (Castel, 2009), et exemplairement le couple.

Autrement dit (Neyrand, 2011a : 12) :

Tout se passe comme si une structure normative à impact relationnel faisait résistance : l'idéal d'une conjugalité quasi inaccessible, fusionnelle et individualiste en même temps, venant redoubler dans notre imaginaire social l'idéal parentaliste portée par la fiction juridique de l'exclusivité de la bi-filiation, que notre société ne peut se résoudre à remettre en cause malgré la violence et la diversité des coups qui lui sont portés.

Désormais, c'est au nom de l'enfant que les débats sociaux font rage, mais on voit bien en quoi, de façon plus ou moins souterraine et détournée, ils mettent en scène les affres d'une conjugalité qui se cherche toujours. Une conjugalité qui n'est plus définie comme une institution mais comme une valeur, c'est-à-dire une propriété immanente aux individus, et de ce fait relative à un système d'interactions entre valeurs instable par définition, celui d'un imaginaire social qui cherche à se reconfigurer.