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Introduction

Tahiti est l’île principale d’un archipel du Pacifique sud étendu sur une surface équivalente à celle de l’Europe, la Polynésie française. Colonisés par étapes successives après 1842, les Tahitiens sont devenus précocement citoyens français, en 1880, ce statut leur permettant d’échapper aux règles les plus coercitives de la situation coloniale : statut personnel spécifique (du type du statut d’Indien au Canada), code de l’indigénat, spoliations foncières, travail forcé et mise en réserves. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de leur poids démographique (environ 80 % d’une population estimée à 183 000 habitants), ils sont soumis à une souveraineté externe, celle de la métropole française, distante de plus de 17 000 kilomètres. L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté, le vendredi 17 mai 2013, une résolution qui place la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser. On doit cependant rappeler que la France a alors considéré cette résolution comme une « ingérence flagrante » dans ses affaires internes, et que bien qu’ayant soutenu officiellement l’adoption de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones en 2007, elle ne reconnaît pas sur son propre territoire la possibilité de droits autochtones. Si des voix s’élèvent localement pour faire appliquer le droit international, on doit noter que les mobilisations en vue de la reconnaissance d’un droit du peuple autochtone mā'ohi restent à ce jour relativement marginales et ont peu de visibilité en Polynésie française (Saura, 2010). Le cas de Tahiti est donc un cas limite du point de vue de la catégorie des « peuples autochtones » à laquelle se rattachent les articles publiés dans ce numéro. Il n’en reste pas moins que, bien que largement majoritaires démographiquement, et bénéficiant d’une large autonomie institutionnelle dans la République française depuis une trentaine d’années, les Mā'ohi de Tahiti ont été rendus, au gré du processus colonial et de ses avatars contemporains (on pense ici en particulier aux essais nucléaires que la France a menés dans le Pacifique entre 1966 et 1995), pour ainsi dire étrangers chez eux. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’éducation. Ils n’ont heureusement pas connu une expérience comparable à celle des Pensionnats indiens, mais ils ont été séculairement scolarisés dans une institution importée de métropole, et dans laquelle la langue du colonisateur, le français, tient la première place.

Nous commençons par un bref état des lieux de la situation sociolinguiste du tahitien. Le déclin de sa transmission s’est amorcé à partir des années 1960. Exposés plus massivement aux institutions importées de Métropole (justice et école), davantage urbanisés et dépendants de l’emploi salarié dont l’essor sans précédent coïncida avec l’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique chargé des essais atomiques, les Tahitiens, jusque-là majoritairement horticulteurs-pêcheurs vivant en autosubsistance, ont eu tendance à projeter leurs enfants dans un avenir francophone dans lequel la place de la langue autochtone était d’autant moins pensée qu’elle apparaissait comme préjudiciable à l’intégration professionnelle et sociale. Une proportion croissante d’enfants a alors été poussée à s’exprimer principalement en français à la maison autant qu’à l’école, faisant d’eux des locuteurs dominants dans une variété locale du français et ne disposant que d’une compétence en compréhension dans leur langue d’origine, développée en écoutant les adultes parler autour d’eux.

Conscientes de cette érosion linguistique, les autorités politiques de la Polynésie française ont mis à profit leurs compétences juridiques accordées par la France dans le cadre du processus d’autonomisation, pour introduire le tahitien dans les programmes scolaires depuis les années 1980. Après avoir évoqué les actions engagées pour promouvoir le bilinguisme à l’école, on soulignera combien une telle réforme est difficile dans un système éducatif traditionnellement monolingue. Comme il n’y a pas d’inversion du changement linguistique possible sans engagement des familles, différents dispositifs expérimentaux d’enseignement bilingue ont été accompagnés, outre d’une évaluation quantitative des résultats des enfants en tahitien et en français, d’enquêtes qualitatives auprès de leurs parents pour mesurer si une présence renforcée du tahitien à l’école encourageait une réactivation de la transmission intergénérationnelle. C’est ainsi qu’en marge de la production de données sur les compétences acquises par les élèves, une enquête a été diligentée pour produire des connaissances sur les représentations parentales (Salaün, 2011). À l’issue de ces premiers résultats, il semblait nécessaire de poursuivre les investigations sur les représentations de l’acquisition et l’apprentissage des langues d’origine, cette fois auprès des enfants. Auparavant, aucune recherche n’avait été conduite sur leurs propres motivations à pratiquer leur langue d’origine. S’il est acquis que la motivation est un élément essentiel du succès dans l’apprentissage, le tahitien n’est pas seulement, et loin s’en faut, une discipline scolaire comme une autre. L’enjeu n’est pas ici celui des performances des élèves en termes scolaires, mais bien celui de la vitalité d’une « petite langue » dans son contexte social global, vitalité qui dépendra, in fine, de la motivation des enfants à devenir des usagers de cette langue.

Une langue en sursis

Afin d’évaluer la vitalité du tahitien à partir d’un étalon commun, nous partirons des six facteurs retenus dans le document de référence de l’UNESCO (2003) intitulé « Vitalité et disparition des langues » et élaboré par un groupe d’experts internationaux[1] : 1) Transmission de la langue d’une génération à l’autre ; 2) Nombre absolu de locuteurs ; 3) Taux de locuteurs sur l’ensemble de la population ; 4) Utilisation de la langue dans les différents domaines publics et privés ; 5) Réaction face aux nouveaux domaines et médias ; 6) Matériels d’apprentissage et d’enseignement des langues.

Les données quantitatives dont nous disposons pour apprécier les trois premiers facteurs sont parcellaires et nous les traiterons ensemble.

Selon Jean-Michel Charpentier et Alexandre François (2015), sept langues autochtones sont parlées aujourd’hui en Polynésie française : tahitien, marquisien du nord, marquisien du sud, pa'umotu, mangarévien, austral et rapa.

Le premier facteur, celui de la transmission intergénérationnelle, considéré comme le plus déterminant, peut être apprécié à partir des données qui suivent. Selon le recensement de 2012 (Institut de la statistique de Polynésie française), seule 23 % de la population de Polynésie française âgée de 15 ans et plus déclare parler le tahitien en famille. Réciproquement, ils sont 70 % à déclarer parler français dans ce même cadre familial. Sur les îles du Vent, 42 % des personnes âgées de 70 à 79 ans, 23 % des 40-49 ans et 11 % des 15-19 ans déclarent une langue polynésienne comme étant « la plus couramment parlée en famille », ce qui témoigne d’un étiolement de la pratique de la langue d’origine au cours des générations.

Une enquête réalisée en 2005 auprès de 600 familles polynésiennes de Tahiti et de Moorea, dans le cadre d’un dispositif expérimental de renforcement de l’enseignement des langues polynésiennes à l’école primaire publique, confirme cette tendance. Les parents, interrogés par le biais d’un questionnaire auto-administré au sujet de leurs enfants scolarisés en maternelle, se déclarent pour les trois quarts d’entre eux bilingues tahitien-français.Pourtant, ils s’adressent à leur enfant le plus souvent en français (54 %) ou dans un mélange tahitien-français (28 %). Selon eux, la grande majorité des enfants, plus de 83 %, répond en français à son entourage. Les enfants qui utilisent soit alternativement le tahitien et le français (moins de 14 %), soit le tahitien uniquement (moins de 5 %) sont rares (Nocus et al., 2008). Si l’on se réfère à l’échelle du facteur 1 dans le document de référence (UNESCO, 2003 : 10), le tahitien est donc « surtout utilisé par la génération des parents et leurs ascendants » et peut être considéré « en danger ».

Le dernier recensement de la population, réalisé en 2012 (Institut statistique de la Polynésie française), ne nous renseigne pas spécifiquement sur la situation du tahitien, car les chiffres fournis concernent la connaissance « d’une langue polynésienne », sans préciser laquelle. Mais selon cette source, 105 635 habitants âgés de 15 ans et plus des îles du Vent (Tahiti, Moorea, Maiao, Tetiaroa[2]) déclarent comprendre, parler, lire et écrire une « langue polynésienne », dont nous supposons qu’il s’agit majoritairement du tahitien.

Aucune échelle n’est associée au facteur 2. Cependant, l’UNESCO (2003 : 10) indique qu’une « petite communauté de locuteurs », ce qu’est manifestement celle du tahitien qui en compte moins de 100 000[3], « est toujours à risque ».

Le nombre de locuteurs déclarés d’une langue polynésienne représente 69 % des 152 789 habitants de 15 ans et plus de cet archipel. Ils sont 96 % à déclarer une compétence équivalente en français, ce qui traduit une situation de bilinguisme sociétal.

Sur la base de ces indicateurs, qui relèvent du facteur 3 proposé par l’UNESCO et selon l’échelle du document de référence, le seul fait que la langue tahitienne ne soit pas parlée par toute la population, même si elle l’est par la majorité, suffit à la classer comme étant « en danger ».

Le facteur 4 s’intéresse aux domaines d’utilisation de la langue. Langue co-officielle avec le français de 1980 à 1992[4], le tahitien a pu jouir d’une forme de parité où, pour reprendre les termes du document de référence de l’UNESCO (2003 : 11), il faisait partie intégrante « d’un certain nombre de domaines publics, en particulier des institutions ou des pratiques religieuses traditionnelles, des commerces de proximité et des lieux de sociabilité fréquentés par les membres de la communauté ». Cependant, les domaines d’usage du tahitien sont en déclin, à la fois dans les familles, dans la sphère religieuse et dans la vie politique où il tend à être supplanté par le français, pour deux raisons : le public capable d’entendre des argumentations complexes en tahitien se réduit et une proportion croissante de jeunes politiciens est en insécurité dans cette langue et préfère s’exprimer exclusivement en français.

Les deux chaînes de télévision locales offrent un journal télévisé quotidien d’une quinzaine de minutes en tahitien. La langue est également utilisée régulièrement sur certaines radios. Sa visibilité dans la presse écrite et sur Internet reste limitée. De manière générale, au regard du facteur 5, on peut dire que le tahitien est « adaptable » aux nouveaux domaines d’usage, même si les initiatives restent timides.

Le facteur 6 paraît favorable. Le tahitien est la première langue océanienne à avoir disposé d’un système d’écriture, élaboré par les évangélistes protestants de la Société missionnaire de Londres au début du 19e siècle. Un catéchisme fut publié en tahitien dès 1801 et la première édition complète de la Bible en tahitien parut en 1838. Outre leur travail de normalisation orthographique et de traduction, les missionnaires déployèrent une intense activité d’alphabétisation vernaculaire, à tel point que le capitaine Louis Duperrey écrivait en 1823 dans son rapport au ministre de la Marine et des Colonies : « Tous les naturels de Tahiti savent lire et écrire » (Nicole, 1988 : 1). Le tahitien dispose ainsi d’une tradition écrite, mais aussi de descriptions linguistiques de qualité – grammaires, dictionnaires –, de supports d’enseignement et d’un corpus littéraire non négligeable. Cependant, le choix quasi-exclusif du français comme langue de scolarisation durant la période coloniale a entravé l’essor de l’écrit vernaculaire et il a fallu attendre les années 2010 pour que l’enseignement systématique de la lecture et de l’écriture en tahitien soit encouragé à l’école. Cette pratique est cependant loin d’être généralisée (Paia et al., 2015).

Chaque facteur, à l’exception du second, est associé à une échelle de six degrés, de 0 à 5. Nous avons récapitulé dans le tableau ci-dessous le niveau que nous attribuons au tahitien pour chacun de ces critères et la mention qui lui correspond dans le document de référence de l’UNESCO (2003).

Tableau 1 – Niveaux de vitalité du tahitien selon les six facteurs définis par l’UNESCO

Tableau 1 – Niveaux de vitalité du tahitien selon les six facteurs définis par l’UNESCO

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Il ressort de ce parcours que le tahitien, sans être menacé à court terme, est arrivé à un point critique de sa transmission. Son sort dépend largement du facteur 1, à savoir de la détermination des adultes bilingues français-tahitien à ne pas choisir exclusivement le français dans leurs interactions quotidiennes avec les enfants et de celles de ces derniers à faire du tahitien une de leurs langues d’avenir. Les sections 4 et 5 de cet article analyseront plus finement cette question de manière qualitative. Mais avant cela, nous rappellerons les choix contemporains de la Polynésie française en matière de politique éducative et linguistique, et les ressources et les contraintes dans leur mise en œuvre sur le terrain.

À l’école : une difficile institutionnalisation

La question de l’introduction du tahitien et des autres langues polynésiennes à l′école semble désormais trouver un large consensus politique et social (Argentin et Moyrand, 2014). Au niveau national, la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013 conforte la place des langues et des cultures régionales dans le système éducatif, car elles contribuent avec les langues étrangères à faire vivre la diversité linguistique de la société française[5]. Au niveau local, la Charte de l’éducation votée en 2011 confère aux langues polynésiennes un rôle important, au même titre qu’au français et aux langues étrangères, dans la maîtrise du langage, objectif premier de l’École.

En dépit de ce cadre légal plutôt favorable, l’opérationnalisation de la réforme linguistique à l′école reste difficile : le tahitien peine à trouver sa place dans l’espace scolaire.

Depuis 1982, le tahitien (ou une autre langue polynésienne) est inscrit dans les programmes et à l’horaire obligatoire de l’école primaire à raison de 2 heures 30 par semaine. Mais seule une minorité d’enseignants titulaires assure cet enseignement de manière effective. C’est en maternelle, alors que les enfants sont âgés de trois à six ans, que l’on trouve le plus de classes où ce volume horaire, voire un volume supérieur, est effectivement dispensé : au-delà de ces premières années, le volume effectif se réduit très sensiblement, en raison de la priorité accordée aux enseignements jugés « fondamentaux ». Chez beaucoup d’enseignants subsistent des stéréotypes concernant l’éducation bilingue (risque de confusion, de surcharge cognitive, etc.) et la plupart d’entre eux préfèrent déléguer cet enseignement aux collègues sous forme d’échange de services. Par ailleurs, des contractuels plus ou moins locuteurs sont affectés à certaines classes, et l’accès à la profession n’a pas toujours nécessité une compétence avérée en langue polynésienne. C’est ainsi que les premières formations de professeurs des écoles, d’une durée de deux ans, relayées à l’Institut universitaire de la formation des maîtres (IUFM) à partir de 2005 ont accueilli non seulement de jeunes enseignants non locuteurs, mais aussi un grand nombre d’enseignants très fragiles quant à la pratique d’une langue polynésienne. Ces derniers, héritiers de la déperdition accélérée de la langue dans les foyers, leurs propres parents voire grands-parents ayant vécu l’expérience de l’interdiction à l’école, sont en insécurité linguistique et se projettent difficilement dans l’enseignement laborieux d’une langue qu’ils ne maitrisent pas. Les sessions de formation à partir de 2011, année à laquelle une épreuve écrite en langue polynésienne devient éliminatoire, intègrent progressivement des enseignants ayant des compétences de base en la matière, demandeurs néanmoins d’un accompagnement régulier.

En dépit d’un investissement important en moyens humains et matériels ces dernières années, les enseignants, désormais épaulés par des collègues entièrement affectés à la promotion de l’enseignement des langues autochtones, continuent de douter de leur compétence linguistique. Ils témoignent d’une réticence qui « cache des mécanismes psychologiques complexes, qui participent tout autant de l’insécurité linguistique dans laquelle (ils) se trouvent... que de leurs représentations de ce que doit être une relation pédagogique, dans laquelle “le maître est celui qui sait” », ce qui pose problème quand ils ont le sentiment de ne pas maîtriser le contenu de ce qu’ils doivent enseigner (Salaün, 2011 : 139).

Entre 2005 et 2014, trois recherches expérimentales ont été réalisées, de la maternelle à la fin du primaire, afin de mesurer l’impact d’une augmentation du volume des langues polynésiennes dans l’emploi du temps des enfants – 5 heures hebdomadaires au lieu des 2 heures 30 réglementaires – sur les compétences des enfants et les représentations des adultes (enseignants et parents). L’innovation majeure de ces dispositifs a été de mesurer les effets d’un apprentissage de la lecture et de l’écriture en tahitien. Le programme a été accompagné d’une évaluation externe, sur deux axes complémentaires : sociolinguistique et psycholinguistique (cf. Salaün, 2011 ; Nocus et al., 2014). La démarche psychométrique a montré, grâce au suivi longitudinal d’une cohorte d’élèves sur cinq ans, un effet positif, massif et à long terme, du renforcement horaire sur les compétences en tahitien, langue qui n’est pas la langue dominante des élèves, sans effets négatifs sur les performances en langue française. Cet enseignement contribue significativement à la maîtrise de l’écrit en français aux cycles 2 et 3. Ces résultats, conformes aux conclusions de la recherche internationale sur l’éducation bilingue (Bialystok, 2001 ; Mann et Wimmer, 2002 ; Bialystok et al., 2005 ; Lecocq et al., 2007 ; Cummins, 2014) permettent potentiellement de combattre les idées reçues de beaucoup d’enseignants et de parents : consacrer plus de temps à un enseignement en tahitien n’entrave pas l’acquisition du français à l’oral comme à l’écrit, et le fait d’apprendre à lire en tahitien est facilitateur pour l’entrée dans l’écrit en français. Pourtant, les acquis de la recherche expérimentale ne seront probablement pas suffisants pour modifier en profondeur les idéologies linguistiques et la doxa pédagogique qui continuent d’assigner aux langues d’origine des enfants au mieux un rôle transitionnel – leur apprentissage dans les premières années de la scolarisation étant supposé faciliter l’entrée dans la langue dominante – ou simplement une vertu patrimoniale (Paia et al., à paraître).

Les limites de l’engagement parental dans le processus de revitalisation

Un des indices les plus pertinents pour évaluer la vitalité d’une langue reste la mesure de la transmission intergénérationnelle (Fishman, 1991). Le tahitien ne saurait faire exception :

Les parents dont la langue première est le tahitien ont […] une lourde responsabilité : c’est d’eux, de leur détermination à parler la langue qu’ils connaissent le mieux à leurs enfants et de leur vigilance normative, que dépend véritablement la pérennité du tahitien. Ce choix, anonyme et discret, renouvelé lors de chaque échange avec l’enfant, dessinera le paysage linguistique de demain. (Paia et Vernaudon, 2002 : 400)

Il est virtuellement impossible de compenser l’absence ou la faiblesse de la transmission familiale, et si l’enseignement formel d’une langue minorée est généralement l’outil privilégié par les pouvoirs publics pour inverser le changement linguistique, il ne saurait suffire. Pour reprendre l’expression de Jean-Baptiste Coyos (2007), l’enseignement ne peut pas « sauver » une langue menacée, car si l’école peut produire des connaissances, elle ne peut pas produire des usages, ce que montre généralement l’expérience des programmes de revitalisation linguistique : ces programmes rendent les élèves compétents dans les langues menacées sans nécessairement que ces langues retrouvent une place dans les interactions langagières extra-scolaires.

C’est sur la base de ces constats que les enquêtes réalisées dans le cadre des programmes expérimentaux de renforcement du tahitien à l’école ont comporté un volet sociolinguistique, destiné d’une part à produire des connaissances sur les pratiques familiales en matière de transmission des langues polynésiennes, et d’autre part à renseigner la difficile question des représentations linguistiques qui nourrissent ces pratiques (Salaün, 2011 ; Nocus et al., 2014).

Une première conclusion à laquelle ont abouti les enquêtes menées entre 2010 et 2013 auprès de 88 familles est que si les enfants vivent massivement dans des environnements plurilingues, ils sont pour ainsi dire exclus du tahitien par les adultes. Les enquêtes n’ont fait que confirmer ce que l’observation informelle des pratiques quotidiennes révèle : le français est la langue dans laquelle les parents s’adressent aux enfants spontanément, prioritairement voire exclusivement. Le tahitien est mobilisé principalement dans deux circonstances : quand on gronde les enfants (et qu’on pense être arrivé à la limite des efforts pour se faire obéir en français…) et surtout, quand on veut dire des choses qu’ils ne doivent pas comprendre. Le tahitien est devenu « une langue des adultes », une langue cryptique. On observe un déplacement des champs d’usage et une modification profonde des représentations de ce que John Gumperz a appelé le « code nous » et le « code eux », précisant

On a tendance à considérer la langue minoritaire, ethniquement spécifique, comme le « code nous » en l’associant aux activités familières internes au groupe ; à utiliser par ailleurs le code majoritaire comme le « code eux », associé aux relations plus formelles, plus rigides et moins personnelles en dehors du groupe. (Gumperz, 1989 : 60)

Chez les parents tahitiens rencontrés, nés dans les années 1970 et 1980, on observe un déplacement de la frontière de l’usage des deux codes qui ne connote plus une frontière entre dedans/dehors, famille/monde extérieur, privé/public, intime/étranger, etc., mais une frontière intergénérationnelle au sein de l’espace domestique : les tahitianophones potentiels (grands-parents, et à un degré moindre parents) et les francophones exclusifs (générations des enfants).

Conscients de cette rupture entre les générations, les parents semblent la vivre sur le mode de la culpabilité :

Avec vos propres enfants, vous avez fait un choix [de langue] aussi ?

La mère : Non, c’est par habitude que j’ai parlé en français, tout en sachant pertinemment que je faisais une bêtise, quoi ! Tout en sachant que je contribue à faire disparaître ma langue. C’est la solution de facilité. Je parle en français parce que c’est plus facile. Et on pense que les enfants comprennent plus facilement parce que c’est du français. Enfin, c’est des a priori. J’ai l’impression qu’ils vont pas me comprendre et que dans la transmission du message, ça va m’embêter qu’ils ne saisissent pas tout de suite.

C’est comme si eux avaient choisi le français ?

La mère : Voilà. Alors que c’est moi qui pense qu’ils ont choisi le français… si je ne leur propose que ça aussi…

Cet entretien avec un père locuteur natif du tahitien est un condensé des différentes raisons avancées par les parents quand il s’agit d’expliquer la place prise par le français dans leur foyer :

Quelles sont les langues que vous parlez à la maison ?

Le père : Tahitien. Pas de français.

Vous lui parlez en tahitien [à votre fille] ?

Le père : Oui. Mais elle, elle répond en français. Quand elle est toute petite, elle parle tahitien. C’est quand elle est venue à l’école, c’est là qu’elle a appris à parler en français.

Ses premiers mots étaient en tahitien ? Le tahitien est sa langue maternelle ?

Le père : Oui.

Qu’est-ce que vous avez dit quand elle s’est mise à parler français à son arrivée en maternelle ?

Le père : Je lui ai dit de parler en tahitien. Mais elle ne sait plus parler tahitien. Il y a des mots… qu’elle arrive à parler…. Mais pour faire une phrase, non. Je crois que quand je parle en tahitien… elle ne comprend pas… elle retient seulement… mais elle ne comprend pas. Avant, elle comprenait, mais après l’école, elle ne comprend plus.

Quand vous lui parlez et qu’elle ne comprend pas… qu’est-ce qu’elle fait ?

Le père : Elle demande : « qu’est-ce que ça veut dire » ?

En français ?

Le père : Oui. Je répète en tahitien, et je traduis en français.

Ça arrive souvent ?

Le père : Oui, ça arrive souvent.

On retrouve dans ce bref échange différents éléments : le français s’est imposé suite à la rupture constituée par l’entrée à l’école (à l’âge de trois ans pour la très grande majorité des enfants), son usage est rendu nécessaire par l’incapacité de l’enfant à comprendre le tahitien, la stratégie consiste alors à pratiquer la traduction, et, surtout, un sentiment d’impuissance domine.

On peut identifier deux registres de la justification mobilisée par les parents pour expliquer l’omniprésence du français dans leurs échanges avec leurs enfants : le français s’est imposé parce que c’était le choix des enfants eux-mêmes (« ils ne veulent plus entendre le tahitien ») ; le français s’est imposé parce que les enfants ne comprennent plus le tahitien. On peut ici parler de cercle vicieux du non-apprentissage : « les enfants ne savent pas parler leur langue, alors on ne peut pas leur parler dans cette langue, on leur parle en français » (Barnèche, 2005 : 144).

Une deuxième conclusion des enquêtes est qu’on ne peut comprendre la situation actuelle sans remonter dans le temps. Il est remarquable de noter que les parents, massivement, renvoient à leur propre histoire avec les langues. La justification du choix du français, la description d’un cercle vicieux dans lequel ils se sont, d’après eux, laissés entraîner, s’enracinent profondément dans leur expérience personnelle :

Vous avez fait du tahitien vous-même dans vos études ?

La mère : Au collège, en option. C’est vrai que nous, quand on était petits, on parlait pas le tahitien à la maison, c’était plus avec nos grands-parents. Mes parents, quand ils étaient ensemble, ils parlaient en tahitien… quand ils nous parlaient en tahitien, c’était plus pour nous gronder… alors là on savait que quand ils commençaient à nous parler en tahitien, il fallait se calmer… On comprenait quand ils parlaient entre eux… mais moi… c’était le parler que je ne maîtrisais pas. Moi, lorsque je parlais, c’était du français avec des mots de tahitien… mais je comprenais.

Vos parents, ils vous corrigeaient ?

La mère : Non, je n’ai pas le souvenir. Mais sinon, avec mes grands-parents, on faisait l’effort de ne parler qu’en tahitien.

Avant la naissance de votre premier enfant, vous avez eu une discussion avec leur père ?

La mère : Non, pas du tout. C’était le français.

Vous-même, vous vous définiriez comme bilingue ?

La mère : Non, parce que je parle le tahitien… mais il me faut un moment pour faire une phrase correcte. Je pense en français, après je traduis. J’ai du mal à produire automatiquement le tahitien.

Quand vous écoutez le Ve’a [journal télévisé en tahitien]…

La mère : Je ne comprends pas forcément tout. Je comprends le sens…

Il y a eu des occasions où ça vous a manqué ?

La mère : Oui, quand je… suis confrontée à des parents, à des personnes avec qui il faut parler en tahitien pour se faire comprendre… alors je me lance… et je vais faire une longue phrase en tahitien pour faire comprendre quelque chose… de simple !

Cet extrait témoigne d’une expérience de non-transmission ou de transmission partielle et déjà « compartimentée » (les parents parlaient en tahitien quand ils étaient énervés… c’est avec les grands-parents qu’on parlait tahitien) et d’une grande insécurité linguistique (« les locuteurs considèrent leur façon de parler comme peu valorisante et ont en tête un autre modèle, plus prestigieux, mais qu’ils ne pratiquent pas » (Calvet, 1993 : 50)). Dans un nombre considérable de familles, le tahitien n’était déjà plus vraiment la langue première de la génération des parents. Cette insécurité est renforcée par l’hypernormativité de ceux qui se sentent les garants de la langue : les aînés, mais aussi certains intellectuels qui ont présidé au mouvement de renaissance linguistique et culturelle à partir des années 1970. Pour nombre de parents rencontrés, et particulièrement les jeunes femmes des milieux populaires, mieux vaut se taire que de prendre le risque d’une parole fautive.

De l’insécurité linguistique à des formes d’autocensure, le pas est d’autant plus vite franchi que la génération parentale d’aujourd’hui est elle-même issue d’une génération à qui l’on a interdit de s’exprimer en tahitien à l’école, et qui a de fait associé l’insertion économique et l’acquisition d’un certain niveau social à la maîtrise de la langue française (et d’elle seule). À l’exception de deux pères, âgés d’une petite soixantaine d’années, il faut noter qu’aucun des parents rencontrés n’a été lui-même victime de brimades, châtiments physiques, port du symbole[6], etc. S’ils n’ont pas été personnellement l’objet de tout l’arsenal des techniques disciplinaires mises en œuvre dans l’espace public, et notamment à l’école, pour faire respecter l’hégémonie de la langue française au nom du « progrès » ou du « développement économique », ces parents semblent cependant des victimes collatérales des politiques assimilationnistes mises en œuvre de manière agressive à partir des années 1950. Ils sont fortement imprégnés des récits de leurs propres parents concernant les effets du monolinguisme d’État et ils ont eux-mêmes bénéficié d’une socialisation langagière dans laquelle les deux langues, quoique présentes à la maison, n’étaient pas traitées sur un pied d’égalité.

En voici un exemple :

C’est votre langue maternelle [le tahitien] ?

La mère : Pas vraiment… disons que quand j’ai commencé à parler, c’était en français. J’étais entourée de mes parents qui parlaient en tahitien. Mais à nous, ils nous ont toujours parlé en français. Mais j’ai toujours entendu du tahitien. J’ai appris… j’étais protestante… mes parents étaient protestants très pratiquants… j’ai grandi à la lecture et à l’écriture du tahitien. A l’école du dimanche. Mais je ne parlais pas. Mais je comprenais très très bien et j’écrivais très très bien. Mon papa parlait très bien français, ma maman couci-couça… et mes grands-parents, français couci-couça. Mon papa, il a travaillé au CEP[7], et il lisait énormément… il lisait beaucoup, beaucoup. Il a côtoyé beaucoup de métros[8], hein !

Est-ce que c’était une stratégie de vous parler en français… ?

La mère : Ben oui, ça faisait partie… avant, tu ne parles pas en tahitien, il fallait parler français… à l’école, l’école, c’est le français… À la maison… il nous poussait à l’école… il nous parlait en français dans l’optique qu’on travaille bien en français. Il s’adressait à nous exclusivement en français, sauf quand il était fâché [rire], là c’était en tahitien. Mais sinon, c’était exclusivement en français.

Le « choix » que la génération née dans les années 1970 et 1980 a fait de s’exprimer en français avec les enfants est en ce sens parfaitement en continuité avec celui de leurs propres parents, puisque si ces derniers ont continué à leur parler en tahitien, ils les ont aussi encouragés à s’exprimer en français à la maison, faisant d’eux, non des « bilingues », mais bien des locuteurs passifs dans le meilleur des cas. Car c’est bien leur incompétence en production qu’ils mettent en avant pour justifier leur usage du français.

Une troisième conclusion des enquêtes avec les parents est que ces derniers témoignent, dans leur ensemble, d’une faible prise de conscience de l’atout que représente le bilinguisme pour la réussite scolaire – en décalage avec les hypothèses des programmes de renforcement du tahitien à l’école. Le constat est d’autant plus vrai qu’il s’applique aux classes populaires. Plus que les seules compétences en tahitien, l’origine sociale est une variable déterminante pour comprendre ce qui différencie les parents dans le regard qu’ils portent sur l’importance de transmettre la langue.

Cette conclusion fait écho à une précédente analyse réalisée par des économistes (Herrera et Merceron,2010). Leur recherche a mis en exergue un point important pour qui s’intéresse aux relations entre familles et école en Polynésie française : les inégalités scolaires sont le facteur le plus discriminant face à la pauvreté matérielle, mais elles sont ignorées comme telles par ceux qui en sont les principales victimes (les plus pauvres, qui sont aussi les moins dotés en capital scolaire). Peu conscients de l’importance de l’école pour échapper à la précarité, résignés devant les difficultés scolaires contre lesquelles ils se déclarent impuissants, les parents d’origine modeste continuent de projeter leurs enfants dans un futur linguistique où seules compteront les grandes langues internationales : les productions des enfants, leur rapport à la langue, la place prépondérante du français à l’école, etc. conduisent certains parents à, pour ainsi dire, « faire le deuil du locuteur natif », car en dépit de la présence renforcée du tahitien à l’école – et sans doute précisément en raison de son caractère scolaire – le tahitien est et restera une langue seconde pour les enfants. Ces derniers l’auront apprise, et non acquise comme langue de primo-socialisation, et dans les représentations parentales, ils n’arriveront pas au degré de maîtrise des générations précédentes. Il est significatif que les parents jugent les progrès des enfants à l’aune des exercices scolaires et de leur évaluation (certains parents évoquent spontanément les notes ou appréciations obtenues à l’école quand on leur pose la question de ce que l’enfant sait dire en tahitien) plus qu’à l’aune d’une amélioration et/ou d’une extension des usages de la langue hors de l’école, en famille. On peut alors interroger le type de regard réflexif sur la langue d’origine que la scolarisation du tahitien peut induire, notamment son impact sur les pratiques familiales de transmission.

Ce qu’en disent les enfants

Après avoir rappelé les représentations linguistiques parentales, il convient à présent d’appréhender celles des enfants. Une enquête[9] réalisée entre novembre 2013 et mars 2014 auprès de 24 élèves de CM2, âgés de 10 ans, scolarisés sur l’île de Tahiti, en milieu urbain, et de manière contrastive en milieu rural, a donné l’occasion de leur donner la parole sur leurs propres motivations à pratiquer leur langue d’origine (Vernaudon et al., 2014). Il s’agit de la première enquête de ce type en Polynésie française, tant l’élève reste, au-delà du mot d’ordre de « l’enfant au cœur du système éducatif », un « petit sujet » dans la mesure où on se préoccupe rarement de comprendre le sens de l’acte d’apprendre de son point de vue (Lallemand et Le Moal, 1981).

Les élèves ont été interviewés, sur la base d’un canevas d’entretien semi-directif commun, en binômes de camarades de même sexe à l’occasion de rencontres en dehors du temps et de l’espace scolaire – généralement dans un petit restaurant autour d’un repas offert –, avec l’autorisation de leurs parents. Si l’interview conjointe de deux élèves introduit un biais au sens où certaines réponses d’un des enfants peuvent orienter celles de son camarade, nous avons choisi cette modalité car elle permet d’atténuer l’effet d’inhibition produit par l’asymétrie de la relation enquêteur adule/enquêté enfant (Labov, 1969). À l’exception d’une élève, nous rencontrions ces enfants pour la première fois à l’occasion de l’entretien et il n’allait pas de soi qu’ils livrent spontanément leur ressenti à des inconnus.

Nos entretiens ont débuté systématiquement en tahitien par les salutations et une série de questions générales visant à évaluer si les enfants comprennent et produisent dans cette langue. Ils se sont ensuite poursuivis en tahitien tant que les enfants comprenaient. Autrement, les enquêteurs ont basculé en français. Sur des entretiens qui durent entre 39 minutes, pour le plus court, et 81 minutes, pour le plus long, la bascule en français se situe à 1 minute pour l’enfant qui « tient » le moins longtemps et à 7 min pour le plus expert. En moyenne, les enfants basculent en français au bout de 4 min environ. Pour les plus habiles, les interactions en tahitien reprennent parfois plus tard dans l’entretien, mais le français est toujours dominant.

Le tableau qui suit indique le sexe et la distribution géographique des élèves interrogés, la participation ou non à un enseignement renforcé du tahitien à raison de cinq heures hebdomadaires, la durée de l’entretien et la bascule en français au cours de l’entretien.

Tableau 2. Profil des participants à l’enquête

Tableau 2. Profil des participants à l’enquête

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En résonnance avec ce que disent les parents, tous les enfants rencontrés déclarent grandir dans un environnement familial où l’on entend parler français, tahitien et d’autres langues.

Teva[10] : À la maison, c’est presque toute la famille qui parle tahitien. Mais c’est juste mes amis et mes frères et sœurs, et cousines et cousins qui parlent français parce qu’elles aiment pas trop parler tahitien.

Tetuanui : Moi, à la maison je parle anglais et tahitien, français... Mais c’est plus maman qui m’apprend à parler tahitien.

Jean : Euh, français, mais des fois tahitien. Enfin, papa il me parle souvent tahitien. Et maman, c’est, de temps en temps. Mais quand même plus souvent que français.

Here : Ben moi, généralement, je parle français avec mon père et des fois je dis des petits mots, en tahitien, avec mon père et quand il comprend pas je l’explique. Ou sinon, c’est lui qui me dit des petits mots et je comprends pas, il m’explique. Et quand j’suis chez ma mère à Moorea on parle presque que tahitien, et un peu français.

Et ton grand-père ?

Here : Côté papa, il parle pas tahitien. Et côté maman, il parle que tahitien.

Quelles langues tu parles à la maison ?

Nohoarii : Le français, et le reo aussi. Mais je parle plus avec mon papa en reo tahiti[11]. Mais ma maman, […] elle parle pas bien, mais elle parle plus en marquisien.

Haunui : Ben... par exemple si les frères de mon papa l’appellent au téléphone, il parle en marquisien.

Ton papa, il te parle en marquisien des fois ?

Haunui : Non.

Il te parle dans quelle langue alors ?

Haunui : Français et un peu tahitien.

Et ta maman alors ? Dans quelle langue elle te parle ?

Haunui : Euh, un peu en tahitien et en français.

Le plus souvent dans quelle langue ?

Haunui : En français. Enfin et quand elle parle à ses sœurs, elle parle en tahitien.

Marianne : Avec ma grand-mère, ma tatie elle parle seulement en tahitien tout le temps. Des fois, je comprends rien, ils vont vite. Ma maman aussi. Ma maman et ma tatie, ils parlent en français et en tahitien. Ma maman, elle mélange, mais ma grand-mère, elle sait pas parler français, donc elle parle tout le temps en tahitien, et ma tatie elle comprend. […]

[à propos du papa de Marianne] Donc euh il parle avec toi, pour demander comment tu vas, ou alors c’est pour te demander d’aller chercher…

Marianne : Mon papa, c’est pour l’aider. Il me demande de l’aide. Pour faire quelque chose. Des fois, c’est pour venir m’aider pour faire le mā'a[12]. [Rire] C’est moi qui fais le riz.

Là, vous discutez entre vous ou pas du tout ?

Marianne : Non, c’est quand il a sommeil. Là on parle entre nous, ensuite il dort. […] [à propos de sa maman] D’abord, elle parle en français. Ensuite, quand elle a pas les mots en français, elle parle en tahitien. Elle mélange.

Et ton papa mélange quand il parle ?

Marianne : Non, mon papa il parle tout le temps en tahitien aussi avec moi. Des fois en français.

Tevahine : À la maison, on parle beaucoup en tahitien et c’est aussi pour apprendre à ma belle-sœur à parler en tahitien. […] Tout le monde parle en tahitien. […] Des fois on parle aussi un peu en français mais bon, c’est court la discussion par rapport au tahitien.

Certains parents déploient une vraie politique linguistique familiale, mais cela reste exceptionnel :

Tiare : Ben moi en fait, c’est tous les matins, en voiture, mon papa et moi, on parle tahitien. Par exemple, lui, il dit des phrases en français et il me demande de traduire en tahitien. Ou il dit des phrases en tahitien et il me demande de traduire en français. Ou sinon, l’orthographe des mots en tahitien et tout... Et avec ma maman, le tahitien aussi. Quand je rentre de l’école.

Et toi, Heimana ?

Heimana : Ben, une semaine en français, une semaine en tahitien. L’année prochaine, ce serait peut-être une semaine en français, une semaine en tahitien et une semaine en anglais. […] Des fois, papa parle le japonais à mon grand frère.

Souvent, malgré les efforts plus ou moins réguliers des parents, les enfants leur répondent en français :

Jean : Ils me parlent tahitien, mais moi, je parle plutôt plus français que tahitien.

Même quand ils te parlent en tahitien, toi tu leur réponds en français ?

Jean : Oui.

Tu te forces pas un petit peu à parler tahitien ?

Jean : Euh si, mais je leur réponds quand même en… français.

Ton papa te parle en tahitien ou en français ?

Temana : En tahitien.

Ah, et tu lui réponds en tahitien ?

Temana : Non, en français.

Pourquoi ?

Temana : Parce que je ne comprends pas ce qu’il dit.

Tu ne comprends pas ? Ben justement alors qu’est-ce que tu fais quand tu ne comprends pas ?

Temana : Ben je lui réponds en français. Enfin… je demande ce qu’il a dit.

Et là il te répond en tahitien ou en français ?

Temana : En français.

Teura : Je comprends ce que [mes parents] disent en tahitien, et parfois quand ils me parlent en tahitien je leur réponds quelquefois en français.

Quelques enfants déclarent disposer de livres en tahitien à la maison qu’ils lisent seuls. Rares sont les parents qui lisent des histoires à leurs enfants. La pratique de l’écriture en tahitien dans le cadre familial est peu fréquente, mais on citera le cas de Morgane qui fait exception :

Morgane : Ben, comme c’est long les prières en tahitien que ma grand-mère… elle écrit et je lis.

Ta grand-mère, elle écrit devant toi ?

Morgane : Oui.

Tous les enfants parlent principalement français au quotidien, avec leurs amis dans la cour de l’école et avec leurs frères et sœurs dans la famille. Lorsque les enfants parlent en tahitien, c’est généralement parce qu’ils sont contraints par les adultes de le faire – enseignant dans la classe ou parents dans la famille – ou parce qu’ils s’adressent à des grands-parents qui ne parlent pas français. Les productions spontanées en tahitien entre pairs sont peu fréquentes et limitées à des phrases courtes et elliptiques.

Dans quelles langues parlez-vous dans la cour avec vos copains ?

Ariitai : En français quand on est ami et en tahitien quand on est fâché.

Tetuanui : Moi, je crie « Hare rapae haviti ! Fiu ! »[13]

Quand vous êtes sur le spot de surf là, vous parlez dans quelle langue ? Les surfeurs ils parlent quelle langue ?

Temana : Français... enfin... français et tahitien... Mélange !

Teura : Mélange.

Donne des phrases qu’ils disent.

Teura : Non, des fois c’est en tahitien pour la vague, on dit : « Muri, faru'e. »[14]

Tous les élèves interrogés, à l’exception d’une seule, déclarent aimer le tahitien et souhaiter l’apprendre à l’école. Plusieurs préféreraient même en faire davantage.

Vous trouvez que ça suffit deux heures [de tahitien] par semaine ?

Jean : Non.

Heimana : Non.

Parce qu’avant vous en faisiez plus ?

Heimana : Cinq heures.

Jean : Cinq.

Le mieux c’est quand c’était cinq heures ou c’est mieux maintenant avec deux heures ?

Jean : Cinq heures.

Heimana : C’est mieux cinq heures.

Pourquoi c’est mieux ?

Jean : Parce que on apprend plus le tahitien.

Heimana : C’est mieux le tahitien.

Mais le tahitien est clairement perçu comme une discipline non prioritaire, qui doit s’effacer devant les « fondamentaux ».

Pourquoi tu penses que c’est meilleur d’être bon en français ?

Teva : Parce que le français, en fait ça, c’est le plus noté. Le français et les maths.

Pour réussir à l’école donc.

Teva : Pour réussir à l’école pour notre passage en sixième.

Très bien. Et le reo, c’est pas important ?

Teva : Si, mais c’est juste que le reo, c’est noté que sur vingt.

Vous faites beaucoup de tahitien en classe ? Nohoarii, tu dis trente minutes ? Par jour ?

Teva : Non, pas par jour. Y a des jours, on fait. Y a des jours, on fait pas.

Nohoarii : Y a des jours qu’on saute.

Teva : Comme on rate des leçons...

Nohoarii : …qu’on doit rattraper.

En français ?

Nohoarii : Oui.

D’accord. Donc grosso modo vous faites combien de temps dans la semaine ?

Nohoarii : Ça dépend.

Teva : Ça dépend. Parce que des fois, le maître il refuse de faire le reo mā'ohi si on a pas terminé des leçons.

Haunui : Ben là en fait... Cette semaine, on va pas trop faire parce qu’on a les contrôles.

Vous voulez pas faire davantage d’heures de tahitien ?

Tetuanui : Si, si, mais on a pas trop le temps aussi.

Pourquoi vous n’avez pas le temps ?

Tetuanui : Euh, parce que on doit préparer les évaluations 2014[15].

Les élèves perçoivent également la hiérarchie véhiculée par leurs enseignants entre les langues…

Heimana : Madame[16], elle aime bien pa'i[17] l’anglais.

Elle préfère l’anglais au tahitien ?

Jean : Oui.

C’est vous qui le croyez ou elle vous l’a dit ?

Heimana : Elle nous l’a… euh, elle montre.

Comment elle le montre ?

Heimana : Ben, elle fait pas beaucoup de tahitien.

… et ils s’amusent même des lacunes en tahitien de leurs maîtres :

Et à l’école tu apprends des chansons en tahitien ?

Tevahine : Cette année non, parce que notre maîtresse, elle sait pas bien parler en tahitien et en plus elle comprend pas du tout le tahitien.

Ta maîtresse elle ne parle pas bien, mais elle doit savoir que toi, tu sais bien parler ?

Tevahine : Oui.

Elle est gênée un peu devant toi ?

Tevahine : Oui, elle a carrément honte ! [rire]

Lorsqu’on leur demande à quoi sert de parler tahitien, les enfants commencent par rappeler une évidence :

Teura : Pour parler aux gens qui parlent que tahitien.

Jade : Le tahitien, ça sert à comprendre les gens qui parlent en tahitien…

Mais ils sont souvent bien en peine pour identifier, autour d’eux, dans la société globale, mises à part quelques personnes âgées, des interlocuteurs qui ne sachent pas aussi parler français.

Raitea : Si t’as une grand-mère ou un grand-père ou ceux qui sont très âgés, ben des fois, ils parlent plus souvent tahitien… ben, ça sert à communiquer aussi avec eux.

Teura : Ouais moi je préfère ici [Tautira].

Qu’est-ce qui est mieux ici ?

Teura : Je ne sais pas… C’est petit, on peut aller se promener. On peut aller à la mer, surfer, on peut faire plein de choses.

Si vous devez rester à Tautira, il faut bien parler tahitien, c’est ça ? Pourquoi ?

Teura : Des fois, il y en a des gens qui nous parlent en tahitien et ils ne parlent pas en français.

Il y en a beaucoup ici ? Qu’est-ce que vous faites alors à ce moment-là ? Vous parlez en tahitien ?

Teura : Euh... français.

Ah ? Alors, ils connaissent le français !

Ils ont conscience du fait que les situations où il est nécessaire de s’exprimer en tahitien sont en train de disparaître et il leur faut donc imaginer un ailleurs linguistique ou des situations exceptionnelles où l’usage du tahitien s’impose.

Jean : Au cas où on va sur une autre île. […] Quelque part où on parle le tahitien, au moins on saura parler.

Maono : À quoi ça sert ? Ben moi je dis que ça sert à… ben… Ça sert à… Comme par exemple, tu te retrouves en prison tout seul avec un pur tahitien qui ne sait pas parler français, ben pour communiquer avec ceux qui savent pas parler ta propre langue.

Un élève témoigne même de la menace d’obsolescence qui plane sur le tahitien au point de « ringardiser » ses locuteurs :

Teva : En fait, quand nous on parle en tahitien, y a d’autres élèves, comme j’ai dit, que eux, ils aiment pas. Ils aiment pas, c’est parce que c’est de l’époque ancienne. Et comme j’ai dit pour mes sœurs, frères, cousins, cousines, ils croient qu’ils vont devenir mémé ou grand-père [s’ils le parlent].

Une autre, bien qu’attachée à sa transmission, se projette dans un avenir majoritairement francophone.

Qu’est-ce que tu vas faire avec tes enfants ?

Betty : J’aimerais bien parler les deux langues [tahitien et français].

Mais quelle langue vous servira le plus quand vous serez grandes ?

Betty : Euh… le français…

Ayant du mal à identifier une fonction communicative du tahitien dans la société, les enfants en viennent à envisager une finalité centrée sur le code et cantonnée à l’espace scolaire, lequel est perçu comme un conservatoire d’une langue menacée :

À quoi ça sert d’apprendre le tahitien ?

Marianne : Euh, ça sert à parler, à écrire... À apprendre des nouveaux mots… et d’autres choses.

Betty : Pour plus tard, si euh... on est professeur de tahitien ou on apprend le tahitien au collège.

Tevahine : Ben ça sert déjà d’abord à apprendre notre langue parce qu’en ce moment elle disparaît un peu et ça sert à la conserver. C’est tout.

À défaut de lui trouver une fonction communicative, les enfants exploitent la fonction phatique[18] du tahitien dans le contexte sociolinguistique local, afin d’établir un contact convivial entre personnes appartenant à un même collectif. C’est le cas d’Ariitai qui veut « sauver les animaux blessés » plus tard, c’est-à-dire devenir vétérinaire. Il pense qu’il aura besoin du tahitien et du français de manière complémentaire, l’un pour saluer, l’autre pour expliquer :

Ariitai : Le tahitien, pour dire bonjour et au revoir. Et le français pour dire c’est quoi, c’qui ne va pas.

Le fait que le tahitien soit de moins en moins parlé permet aussi d’en faire un usage cryptique pour communiquer entre initiés sans être compris des indiscrets :

Tevahine : J’aime bien avoir des discussions avec les autres en tahitien parce que souvent ceux qui viennent se mêler des affaires des autres ce sont plutôt des Français !

Tu aimes bien parce qu’on ne te comprend pas alors ?

Tevahine : Oui.

Cet usage cryptique du tahitien par les enfants fait écho à celui des adultes à leur égard (cf. section 4). Il trouve des prolongements stratégiques dans le jeu de la séduction :

Pourquoi tu vas lui dire « je t’aime » en tahitien ?

Nohoarii : Parce que si elle est française et si elle comprend pas ce que je viens de dire, je peux la [sic] traduire.

Teva : C’est comme si tu la séduis, mais sans qu’elle sait. En fait, par exemple, si tu veux dire à quelqu’un que tu aimes que tu l’aimes, mais si il comprend rien, c’est comme si tu dis des secrets, mais en tahitien. Et quand un ami comprend ce que tu dis, faut pas pa'i dire, parce que si il entend, il va pouvoir pa'i dire en français à celui que tu aimes ou celle que tu aimes.

Soulignons cependant que cette fonction cryptique n’est accessible qu’aux enfants qui ont une compétence linguistique suffisante pour permettre l’échange d’informations élémentaires. Les autres enfants inventent des formes cachées et/ou identitaires en puisant dans leurs différents répertoires plus ou moins consolidés (français local, tahitien, anglais…). C’est sur le rôle identitaire de la langue tahitienne que nous achèverons ce parcours des représentations enfantines, car tous les élèves rencontrés manifestent un vif attachement au tahitien comme marqueur de leur ancrage polynésien :

Here : Pour moi, si y a une langue importante, c’est le tahitien. Si je devais apprendre quelque chose à mon p’tit frère, ce serait le tahitien. Ben... Parce que ma maman elle m’a expliqué aussi que ... si euh, on est dans un pays qui parlent tahitien, ça sert à rien de parler anglais.

Heimana : Quand tu parles tahitien, c’est pour prouver que tu es un vrai tahitien.

Tevahine : Cette langue elle est qu’à nous.

« Nous », ça veut dire qui ?

Tevahine : Ben nous les Polynésiens !

Et c’est qui les Polynésiens ?

Tevahine : C’est ceux qui habitent sur les îles de Polynésie !

Maono : Oui parce que c’est notre Polynésie et on a besoin de parler tahitien puisque c’est notre langue, un peu du pays.

Raitea : Et aussi, on a besoin de parler tahitien pour savoir notre culture et on peut partager avec les autres aussi.

Tetuanui : Moi, j’aime bien le tahitien parce que ça fait partie de ma culture, ce sont mes ancêtres qui ont commencé avec cette langue et ça me passionne. Voilà.

Parmi ces trois langues [tahitien, français, anglais], laquelle est votre langue ?

Meryl : Tahitien.

Ravahere : Tahitien.

Et vous parlez le tahitien tous les jours ?

Ravahere : Non. Un peu. Si, un peu.

Meryl : Euh, c’est rare.

Quelle est la langue que vous parlez le plus souvent ?

Ravahere : Le français.

Meryl : Le français.

Mais si votre langue c’est le tahitien… Alors le français, c’est la langue de qui ?

Meryl : Ben des Français. [Rire]

Ravahere : [Rire]

Conclusion

Ce texte a présenté quelques résultats d’une enquête auprès d’enfants autochtones à Tahiti, dans un contexte sociolinguistique où le français tend à s’imposer comme langue principale des échanges. Créditer les enfants d’une parole digne d’être entendue revenait à prendre acte du fait qu’il n’y a pas d’inversion du changement linguistique possible sans motivation des enfants à faire de leur langue d’origine, désormais présente à l’école, une des langues de leur répertoire communicatif hors de l’école.

Des résultats de cette enquête, on retiendra que les enfants ont du mal à identifier, autour d’eux, dans la société globale, des interlocuteurs qui ne sachent pas aussi parler français : il leur faut donc imaginer un ailleurs linguistique ou des situations exceptionnelles pour que l’usage du tahitien paraisse indispensable. Certains élèves témoignent directement de la menace d’obsolescence qui plane sur le tahitien. Ayant du mal à identifier une fonction communicative du tahitien dans la société, ils en viennent à envisager une finalité centrée sur le code et cantonnée à l’espace scolaire, lequel est perçu comme le conservatoire d’une langue menacée. L’utilité relative des différentes langues et d’autant moins perçue par eux que les finalités de leur enseignement sont très rarement discutées et explicitées en classe, et qu’elles ne font jamais l’objet d’un débat dans lequel ils seraient appelés à s’exprimer. Si tous les élèves manifestent un attachement au tahitien, comme élément de leur identité, ils identifient aussi le français comme « leur » langue. Estimant ces langues complémentaires, ils perçoivent cependant parfaitement, en dépit de leur jeune âge, la hiérarchisation véhiculée par leurs enseignants : le tahitien est clairement identifié comme une discipline non prioritaire qui doit s’effacer devant les « fondamentaux ».

La parole de ces enfants n’est pas sans rappeler celle de cet adolescent d’origine algérienne qui expliquait à Jacqueline Billiez : « Ma langue, c’est l’arabe, mais je la parle pas » (1985 : 102). Cette parole révèle, outre les limites du processus d’assimilation, une modification profonde du statut de la langue d’origine pour les nouvelles générations : « La langue d’origine est [désormais] moins perçue dans sa fonction d’outil de communication que comme une composante primordiale de l’héritage et comme marqueur d’identité » (Billiez, 1985 : 102). Le constat est terrible, du moins pour ceux qui se désolent de l’étiolement de la glottodiversité mondiale, ou pour ceux qui s’inquiètent de la possibilité de perpétuer une culture qui ne serait plus portée par la langue. Il n’en reste pas moins qu’il caractérise une postcolonialité marquée par des formes de déterritorialisation des identités culturelles et par la possibilité afférente d’une grande labilité des identités individuelles. Si nous avons souligné en introduction le caractère relativement atypique de Tahiti dans l’ensemble des situations que vivent aujourd’hui les peuples autochtones de par le monde, il est cependant clair que les enfants de Polynésie partagent eux aussi un legs, celui d’une histoire faite de rapports de domination, d’inégalités et de racisme. Mais il est clair également qu’ils sont les légataires d’une histoire faite simultanément et inextricablement de résistance et d’adhésion au projet du colonisateur. Comprendre les mécanismes qui ont vu la langue française s’imposer comme véhiculaire, et les familles renoncer progressivement à la transmission de la langue ancestrale, requiert d’autres pistes analytiques que la description des techniques coercitives mises en œuvre par la France pour contraindre les Polynésiens à abandonner leur langue et leur culture – ce qu’ils ne semblent toujours pas s’être résignés à faire, au demeurant. Si on peut légitimement s’interroger sur l’intérêt de la République française à maintenir à grands frais les confettis de son empire colonial, on peut tout aussi légitimement s’interroger sur les raisons qui poussent les Polynésiens à vouloir rester dans cet espace politique. On ne peut s’intéresser à ce qui fait tenir un empire sans s’intéresser dans le même temps à ce qui fait tenir à l’empire. Dit autrement, on ne peut faire l’impasse sur les logiques d’intéressement qui confèrent à la prose du colonisateur sa puissance de falsification et expliquent pourquoi il est « intéressant » d’adhérer à la croyance en la supériorité d’une langue, d’une part, et à la nécessité de son monopole hégémonique, d’autre part. Il semble rétrospectivement établi que l’autonomie institutionnelle dont bénéficie depuis trente ans le territoire de la Polynésie française n’est pas nécessairement synonyme d’autodétermination pour le peuple autochtone. Il semble également acquis que la renaissance culturelle portée par les intellectuels autochtones sur la même période n’a pas de traduction linéaire, directe et automatique dans les pratiques éducatives et les expériences des familles tahitiennes ordinaires. Il semble enfin certain que le strapontin offert aux langues polynésiennes à l’école ne soit pas à même d’inverser le changement linguistique profond en cours. Dans cette mesure, interroger la rémanence du colonial en rendant justice à sa complexité constitue en toute hypothèse un chantier prioritaire.