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Comme les notions voisines d’« imaginaire collectif », de « discours social » et de « mythe », celles d’imaginaire social et de mythologie moderne ont donné lieu à des théories divergentes, parfois contradictoires, difficiles à cerner avec précision. Jules Verne est l’auteur idéal pour réfléchir à ces questions théoriques, c’est pour cette raison qu’il fut à la fois un passeur hors pair et un créateur de représentations marquantes. Tout comme la presse et la littérature de vulgarisation scientifique qui le nourrissent, Verne est en effet un pourvoyeur de représentations. Tel Phileas Fogg, il est un homme en prise directe sur le discours social, et qui se distingue par la maîtrise qu’il en affiche : tout ce qui s’écrit, se pense et se représente dans la presse et la littérature contemporaines pénètre ses notes de lecture et la composition de ses romans, de sorte que son oeuvre constitue un point d’observation idéal pour cartographier certaines topiques de l’imaginaire social. En outre, on peut à juste titre voir en Verne un mythographe, c’est-à-dire un créateur de mythologies modernes : un certain nombre de personnages, de thèmes, de situations, de stéréotypes géographiques participant de l’imaginaire social prennent leur origine, ou du moins trouvent leur exposition déterminante, dans son oeuvre, qui serait ainsi connue de tous sans pour autant être reconnue (les formules « le tour du monde en quatre-vingts » [jours/pays/bières/musées/etc.], ou « voyage au centre de … », par exemple, sont constamment évoquées par des journalistes ou des publicitaires qui n’ont pas forcément conscience de faire allusion à des romans de Jules Verne). L’oeuvre vernienne est un vecteur mémoriel, c’est-à-dire un réservoir de représentations collectives diffuses qui y prennent une densité et une consistance nouvelles, pour ensuite pénétrer en profondeur toute la culture populaire. Il y a ainsi lieu de penser Jules Verne « avant et après Jules Verne », car il faut bien voir que l’imaginaire relayé, voire institué, par cet auteur est à son tour relayé par d’autres pourvoyeurs de représentations collectives : Henry Rider Haggard (She), Conan Doyle (The Lost World), Gaston Leroux (Rouletabille), Hergé, Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (King Kong), Lucas-Spielberg (Indiana Jones), pour ne nommer qu’eux.

Parmi les nombreuses topiques instituées par Jules Verne (par instituées, comprenons : propositions romanesques avalisées par le collectif anonyme dont procède l’imaginaire instituant, au sens où l’entend Cornelius Castoriadis[1]), celle de la figure du terroriste surpuissant et apatride se distingue par sa vitalité. En effet, le personnage du capitaine Nemo, son Nautilus et sa base insulaire ont été diffractés mille et une fois dans la littérature, le cinéma, la bande dessinée depuis la publication de Vingt mille lieues sous les mers en 1870. Bien sûr, Jules Verne n’a pas inventé la figure du savant fou (ou, pour le dire comme Verne, du savant « n’ayant plus l’entière possession de sa cérébralité[2] »), ni celle du savant à l’efficacité dangereuse[3]. Observons toutefois, d’entrée de jeu, que l’obscur roman Face au drapeau marque vraisemblablement l’acte de naissance du savant qui produit une arme de destruction massive.

Publié en 1896, Face au drapeau est un Voyage extraordinaire tardif et peu connu, mais on observera que même les moins rayonnants parmi les romans de Jules Verne sont parvenus à instituer de l’imaginaire collectif, et ce, pour plusieurs raisons : 1) Jules Verne est un écrivain souvent lu à un jeune âge, et les premières lectures laissent des marques durables ; 2) ses livres étaient souvent offerts en étrennes, ou sous forme de prix scolaires, mode d’acquisition assurant l’intégration et la survie à long terme d’un volume dans une bibliothèque personnelle ou familiale ; 3) les livres des éditions Hetzel étaient conçus pour durer et passer de génération en génération ; 4) Jules Verne est un auteur qui suscite enthousiasme et fidélité chez certains lecteurs, et bon nombre de ses adeptes, de la Troisième République à aujourd’hui, ont cru bon de lire l’intégralité des Voyages extraordinaires ; 5) enfin, Verne est un écrivain pour écrivains, apprécié tant d’Apollinaire que de Raymond Roussel, tant d’Edgar P. Jacobs que d’Alan Moore, tant et si bien que son imaginaire – à savoir les représentations qu’il a relayées ou, parfois même, créées – a migré directement de son oeuvre à celle de plus d’un successeur.

Ian Fleming (dont on sait qu’il était un grand collectionneur de livres, notamment de premières éditions[4]) compte parmi les successeurs les plus influents de Verne, étant l’écrivain qui a relayé l’imaginaire de la terreur avec la plus grande efficacité (au coeur duquel s’élabore l’« exactly-timed machinery of a plot […] about to shake the governments of the Western world[5] »), au point de le redéfinir partiellement : les méchants de plusieurs des aventures de James Bond (le docteur No, Mr. Big, Emilio Largo, entre autres) sont de lointains descendants de Nemo, oeuvrant dans un cadre rappelant la topique romanesque de Jules Verne, sous forme d’hommage constant et implicite (dans l’antre du docteur No, par exemple, James Bond doit affronter un calmar géant). En prêtant une valeur heuristique à l’axiome d’Ernst Cassirer selon lequel « le mythe est l’objectivation de l’expérience sociale de l’humanité[6] », nous tenterons de comprendre comment, en quoi, et pourquoi Ian Fleming a réussi à transformer l’imagination somme toute particulière d’un romancier de la fin du XIXe siècle en imaginaire social, immédiatement avalisé par la collectivité. Les prochaines pages s’intéresseront à cette filiation générale de l’imaginaire terroriste, de Verne à Fleming, en étudiant plus précisément deux romans, dont le second est manifestement une forme de réécriture du premier : Face au drapeau et Thunderball (1961). Thomas C. Renzi signalait déjà cette piste, lui qui considérait tant l’adaptation cinématographique de Thunderball (Terence Young, 1965) que le Barbarella de Roger Vadim (1968) comme deux adaptations de Face au drapeau[7]. Je propose pour ma part de les considérer moins comme des adaptations que comme des réactivations de l’imaginaire vernien, c’est-à-dire comme des exemples de Jules Verne après Jules Verne. Il s’agira dans un premier temps de montrer que le roman méconnu de Jules Verne a en quelque sorte servi de matrice à Ian Fleming. Mais davantage qu’une étude « d’influence », cette étude sur l’imaginaire social et le mythe moderne cherchera à comprendre comment Ian Fleming a réussi à remotiver la représentation vernienne du terrorisme pour en constituer une véritable mythologie de la guerre froide, avec le succès que l’on sait[8].

Quelles sont les pièces du dossier ? Observons d’entrée que les deux romans sont fondés sur la même donnée : des pirates saisissent de l’armement de destruction massive et le dissimulent dans un rocher creux de l’Atlantique Nord – des Bermudes chez Verne, des Bahamas chez Fleming – dans le but de menacer et d’extorquer les États-nations les plus puissants. L’intrigue de Face au drapeau réunit un savant fou, Thomas Roch, inventeur d’un explosif surpuissant, le « Fulgurateur Roch » (« Cet appareil possédait, à l’en croire, une telle supériorité sur tous les autres, que l’État qui s’en rendrait acquéreur serait le maître absolu des continents et des mers », FD, I, p. 7[9]) et un pirate apatride, Ker Karraje. Ce dernier enlève Thomas Roch de la maison de repos Heathfull House, dans le New Jersey, saisissant du même coup son infirmier Simon Hart, alias Gaydon, un ingénieur français qui, par patriotisme, s’est attaché à la personne de l’inventeur afin de recueillir toutes les éventuelles révélations qu’il ferait sur son explosif, pour les transmettre à son gouvernement et éviter qu’elles ne tombent aux mains de puissances étrangères (Gaydon est le narrateur du roman). Thomas Roch réunit donc toutes les caractéristiques que le collectif anonyme associe spontanément au scientifique dément : intelligence redoutable, perte des repères pratiques et de toute mesure sensée des choses courantes (« Que la juste notion des choses lui fît défaut dans les actes les plus simples de l’existence, cela n’était que trop certain. Cependant, sa raison restait entière, puissante, inattaquable, lorsque l’on faisait appel à son génie, et qui ne sait que génie et folie confinent trop souvent l’un à l’autre », FD, p. 5), mégalomanie exacerbée par des déconvenues et de la mauvaise publicité, absence d’empathie psychopathique qui, liée aux caractéristiques précédentes, font de lui un véritable danger public[10]. Il est donc kidnappé par le pirate Ker Karraje, alias le comte d’Artigas, qui l’amène à bord de la goélette l’Ebba (efficacement tirée par un sous-marin, héritage fantasmatique de son prédécesseur Nemo) dans l’île creuse de Back-Cup (dont on a éloigné les pêcheurs curieux en laissant échapper de son sommet flammes et fumée noire laissant présager l’imminence d’une éruption volcanique[11], tout comme, dans Dr No, les pêcheurs crédules auront été tenus à distance de l’île du forban par un char blindé crachant le feu, et donc passant pour quelque dragon : Verne est partout chez Fleming). Back-Cup est le lieu d’une société hors la société (« Là est cette mystérieuse retraite, où le comte d’Artigas vit avec ses compagnons – pour ainsi dire –, en dehors de l’humanité », FD, VIII, p. 129), peuplée d’une armée d’hommes volontaires et sans scrupules (« une bande de malfaiteurs de diverses origines, déserteurs des contingents coloniaux, échappés des pénitenciers, matelots ayant abandonné leurs navires », FD, X, p. 150-151, armée anticipant, chez Fleming, celles des « boiler-suited security guards[12] » d’Hugo Drax et de Blofeld), dont Ker Karraje et ses seconds, le capitaine Spade et, surtout, l’ingénieur Serkö se feront les porte-voix dans des discours lyriques anticipant ceux des méchants les plus mémorables de l’univers d’Ian Fleming (Mr. Big, Blofeld, le docteur No, tant de « villains of unspeakable ambition prone to monologues[13] »). Lorsque Gaydon lui demande de quel droit il le détient sur Back-Cup, Ker Karraje, économe de paroles (contrairement à l’ingénieur Serkö, qui est le principal préposé aux discours dans l’économie narrative du roman) se contente de répondre, superbe : « Du droit du plus fort » (FD, VI, p. 95).

Ces données de l’intrigue se retrouvent à peine travesties dans le roman d’Ian Fleming : l’inventeur est absent, puisque la bombe atomique existe désormais dans l’imaginaire collectif sans qu’il soit nécessaire d’y apposer un nom propre (dixit le commandant Pederson, l’un des adjuvants de Bond dans Thunderball : « The atomic weapons are just too damned dangerous. Why, any one of these little sandy cays around here could hold the whole of the United States to ransom – just with one of my missiles trained on Miami », T, 20, p. 218[14]), mais sa mégalomanie se fusionne à celle de Ker Karraje et de Serkö pour devenir constitutive de l’ethos démoniaque d’Ernst Stavro Blofeld et de son acolyte Emilio Largo (celui-ci étant le méchant qui joue le rôle le plus actif dans Thunderball, celui qui supervise le rapt et la dissimulation des missiles atomiques, celui que défait James Bond, Blofeld devant, pour sa part, refaire surface dans On Her Majesty’s Secret Service et You Only Live Twice). Ian Fleming fusionne ainsi les figures du savant fou et du pirate pour instituer son imaginaire du terroriste. Fonctionnellement, Emilio Largo tient donc le rôle de Ker Karraje dans Thunderball ; le Détonateur Roch devient deux missiles atomiques dérobés par son efficace équipe de pirates/terroristes, Back-Cup des Bermudes Dog Island des Bahamas[15], et la goélette l’Ebba le yacht Disco Volante (et on ne peut éviter de songer que l’impressionnante ardeur onomastique d’Ian Fleming constitue une partie intégrante de son héritage vernien[16]).

« À mon avis […] ce personnage énigmatique doit avoir un intérêt majeur à cacher son origine, et, je le crains, nul indice ne me permettra d’établir sa nationalité » (FD, VII, p. 97) : en effet, la nationalité des grands terroristes verniens, particulièrement celle de Ker Karraje, est problématique, comme le seront celles des méchants d’Ian Fleming (des hommes apatrides, parfois ex-Nazis, dont les activités criminelles, dans la première partie de l’oeuvre du moins – c’est-à-dire jusqu’à la spectaculaire invention de SPECTRE[17] dans Thunderball – sont cautionnées par l’Union Soviétique). Le terrorisme littéraire naît d’une remise en question, absolument radicale pour l’époque, de la question du nationalisme et du patriotisme, le surhomme (tant Nemo que Ker Karraje) cherchant à miner la construction des identités nationales en vantant la force libératoire de l’individu d’élection. L’ingénieur Serkö résume ainsi la chose dans ses propos au narrateur Simon Hart :

Remarquez, cependant, que nous vivons ici dans une noble et superbe indépendance, que nous ne relevons d’aucune puissance étrangère, que nous échappons à toute autorité du dehors, que nous ne sommes les colons d’aucun État de l’ancien ni du nouveau monde… Cela mérite considération de quiconque a l’âme fière, le coeur haut placé… (FD, X, p. 149).

Le fil du roman de Verne, et le sens de son titre, provient du parcours de l’inventeur Thomas Roch, d’abord apatride (« Ce qui devait arriver, arriva. Sous une irritabilité croissante, les sentiments de patriotisme, qui sont de l’essence même du citoyen – lequel avant de s’appartenir appartient à son pays –, ces sentiments s’éteignirent dans l’âme de l’inventeur déçu », FD, I, p. 10), puis violemment antinationaliste (« Maintenant toute idée de patriotisme est éteinte dans son âme ! Il n’a plus qu’une pensée, un désir féroce : se venger de ceux qui l’ont méconnu… et même de l’humanité tout entière !… Vraiment, vos gouvernements de l’Europe et de l’Amérique, monsieur Hart, sont injustifiables de n’avoir pas voulu payer à sa valeur le Fulgurateur Roch ! », FD, XII, p. 180), cherchant de ce fait une société d’élection chez les pirates (« Je n’ai plus de patrie, Simon Hart ! […] L’inventeur rebuté n’a plus de patrie !… Là où il a trouvé asile, là est son pays !… », FD, XVI, p. 246), pour dans un coup de théâtre final retrouver à la fois raison et appartenance nationale (lorsque l’île est attaquée par une flotte internationale, après avoir montré la force de son armement en pulvérisant un navire allemand[18], il revient à lui et à de saines idées patriotiques à la vue du tricolore hissé par un navire français). « L’île sera anéantie dans une explosion ultime de son patriotisme[19]. »

Essence même du citoyen, le patriotisme, chez Verne, n’a nul besoin de s’incarner en un personnage mémorable : toute son énergie romanesque, dans Face au drapeau, semble mobilisée pour créer la société parallèle s’opposant aux identités nationales. Ian Fleming donnera pour sa part une identité au patriotisme britannique et, ce faisant, le libérera paradoxalement du nationalisme étroit, faisant de James Bond le seul fonctionnaire tout-puissant de l’imaginaire collectif, apte à être avalisé par le collectif anonyme du monde entier (on estime que le cinquième de la population terrestre a rencontré James Bond au moins une fois dans l’un ou l’autre des films qui lui sont consacrés[20]). Tel phénomène, telle objectivation de l’expérience sociale de l’humanité, mérite certes réflexion. Ernst Cassirer estimait que « l’homme ne peut découvrir l’univers de sa propre intériorité et le définir pour sa conscience qu’à la condition de le penser dans des notions mythiques et de l’intuitionner dans des images mythiques[21] » ; l’homme, ajoutait-il,

ne se contente pas de transférer sur le dieu sa propre personnalité, déjà achevée, et de lui attribuer purement et simplement le sentiment et la conscience qu’il a de lui-même : c’est au contraire grâce à la figure de ses dieux, et à elle seule, qu’il peut trouver cette conscience de soi[22].

Les mythes que nous nous donnons collectivement seraient ainsi des outils de découverte : ils ont tous une ou des utilités, ils apportent tous des réponses à des questionnements collectifs, latents, historiquement déterminés, qui plus est réponses à des questionnements dont on ignorait qu’ils nous tenaient avant qu’un succès culturel durable ne vienne les objectiver. Réfléchir aux mythologies modernes est une heuristique. James Bond ne fait certes pas exception à cette règle.

L’ambition du créateur de James Bond était « to write the spy story to end all spy stories[23] ». Mission accomplie : Ian Fleming est aux espions ce qu’Alexandre Dumas est aux mousquetaires. Plus précisément, Ian Fleming et John le Carré sont à l’imaginaire de l’espionnage et de la terreur ce qu’Alexandre Dumas et Marcel Proust sont à l’exploration romanesque du temps et du passage des années : le mythographe complète l’oeuvre du grand réaliste, dans un tout autre registre. Il est depuis longtemps de bon ton de saluer le réalisme de John le Carré, sa « reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle[24] », sa maîtrise des teintes de gris digne de celle des « grands écrivains[25] ». Une telle reconnaissance est certes méritée, à condition de ne pas perdre de vue que son projet, réaliste, n’est en rien comparable à celui du mythographe qu’est Fleming. On peut affirmer sans crainte d’erreur qu’Ian Fleming est le romancier qui a le plus puissamment infléchi l’imaginaire de l’espionnage, ayant créé un personnage qui a non seulement été immédiatement avalisé par l’imaginaire social des années 1950 et 1960, mais encore et surtout qui a su se propulser dans celui des décennies suivantes ; non content de survivre, James Bond est devenu l’incarnation universellement reconnue de l’espion, gagnant en notoriété avec le passage du temps, se voyant avalisé par le collectif anonyme de génération en génération, faisant ainsi le saut de l’imaginaire social d’un moment historique précis à l’imaginaire collectif de trois générations. Il y a quelque chose de risible à constater l’opprobre généralisé réservé à l’oeuvre d’Ian Fleming, même chez les analystes de cette production paralittéraire dont il est objectivement le fer de lance. LeRoy L. Panek écrit par exemple, en tout sérieux : « The perspective given by eighty-odd years of spy novels shows Ian Fleming to be a minor writer who, himself, did little to advance the form[26] ». Quatre décennies plus tard, on s’étonne de constater que James Bond est tout simplement absent de la somme que Luc Boltanski consacre à l’imaginaire de « l’énigme et du complot », à l’imaginaire, donc, du roman policier et du roman d’espionnage, celui-ci se développant « vingt ou trente ans après » l’apparition de celui-là pour l’« oriente[r], de façon patente, vers la question de ce qu’il en est de l’État[27] ».

Ernst Cassirer, encore :

L’objectivité du mythe se trouve donc de préférence là où il semble être le plus éloigné de la réalité des choses, de la “réalité effective” au sens qu’un réalisme ou un dogmatisme naïfs donnent à ce terme. Le mythe est objectif parce qu’il n’est pas le reflet d’une existence donnée et qu’il est une manière particulière de construire qui permet à la conscience d’échapper et de s’opposer à la simple réceptivité des impressions sensibles[28].

Force est d’observer, avec Lars Ole Sauerberg, avec Umberto Eco aussi, que la visée d’Ian Fleming était proprement mythographique, s’accentuant dans cette voie dès qu’il comprit l’ampleur du succès auquel était voué son espion, ses romans devenant dès lors de moins en moins réalistes et de plus en plus vrais, reflétant, à plus de cent ans de distance, la progression qui avait été celle d’Alexandre Dumas dans l’écriture du cycle des Mousquetaires[29]. À un lecteur qui lui reproche son manque de réalisme grandissant d’aventure en aventure, Fleming répond, patiemment et poliment, qu’à la représentation objective de la réalité des services secrets (qui lui sont pourtant aussi familiers qu’à John le Carré), il considère plus amusant d’inventer des situations saugrenues et d’y plonger James Bond[30]. Objectivation du fait que l’État et la raison d’État ne peuvent réellement pénétrer le collectif anonyme qu’une fois individualisés et humanisés : telle est l’oeuvre d’Ian Fleming[31], telle qu’en elle-même vingt-six adaptations cinématographiques[32] et cent millions exemplaires vendus à travers le monde l’instituent. Comme l’observe Simon Winder, il semble raisonnable, dans les paramètres de notre mythologie, que face à la menace nucléaire brandie par une organisation terroriste surpuissante, le salut provienne d’un improbable Anglais solitaire se trouvant aux Bahamas pour des raisons fantasques[33]. Pourquoi ?

Frédéric Julien propose : « [S]i l’agent secret créé il y a plus de soixante ans s’est imposé si facilement dans notre imaginaire, c’est peut-être parce qu’il s’inscrit comme un chevalier des temps modernes et un digne héritier d’Ulysse, de Thésée, d’Hercule et de bien d’autres figures très anciennes[34] », reprenant ainsi l’intuition d’Umberto Eco (qui estimait que les romans de Fleming plaisaient au lecteur raffiné parce qu’il y décelait « la pureté de l’épopée primitive, traduite sans pudeur et avec malice en termes actuels[35] »). De telles considérations, sans doute fondamentalement justes, ne sauraient toutefois suffire à expliquer la vitalité du personnage dans l’imaginaire social, puis dans l’imaginaire collectif. En termes mythocritiques, postulons que l’actualisation de figures antiques présuppose nécessairement une importante dose de nouveauté, sans laquelle le mythe ancien n’aurait nécessité aucune actualisation. Autrement dit, il est insuffisant de voir en James Bond l’actualisation de Thésée ou d’Ulysse, car l’actualisation présuppose la nouveauté. L’une des tâches de la mythocritique devrait être de chercher à rendre compte de la spécificité de chaque mythe vivant, cette recherche de spécificité pouvant être considérée comme une heuristique, au sens fort du terme, c’est-à-dire comme la voie d’accès au renouvellement des questionnements latents de l’imaginaire social. « Le mythe révèle », écrivait Pierre Brunel[36] ; et, selon l’herméneutique de la question et de la réponse chère à l’École de Constance[37], il se montre particulièrement révélateur par sa survie, c’est-à-dire par sa capacité à se prêter à un questionnement renouvelé. On lit chez Hans Blumenberg :

En ce qui concerne le potentiel d’efficience du mythe, il est essentiel de bien voir ceci : ce n’est pas la force de conviction de réponses anciennes à des énigmes intemporelles de l’humanité qui fonde la persistance insistante des configurations mythiques, mais plutôt l’existence implicite en elles de questions qui sont découvertes, dégagées et articulées dans leur réception et dans le travail qui s’accomplit sur elles[38].

C’est dire que l’oeuvre qui parviendra à s’instituer en mythe, ou le personnage qui deviendra mythique, offre, au cours de son histoire, différentes réponses à des questions nouvelles, qui surgissent au fil de sa réception. Ces considérations mènent naturellement à penser que, parmi les trois fonctions que Pierre Brunel attribue au mythe (raconter, expliquer, révéler[39]), la troisième est sans doute la plus captivante pour qui s’intéresse à l’aspect social des représentations, surtout celles qui parviennent à s’inscrire dans la durée. Il faut toutefois tenir compte du fait que cette révélation est elle-même tributaire de l’histoire, qu’elle n’est pas donnée une fois pour toutes, tant et si bien que le mythe ne révèle pas forcément les mêmes réalités au lecteur de la Troisième République qu’à celui de l’aube du XXIe siècle. Lorsqu’un personnage fictif accède au statut de mythe, c’est que son impact sur l’imaginaire a été immédiat et durable. Un mythe, s’il s’inscrit dans la durée, pourrait ainsi en venir à offrir des réponses à des questionnements collectifs historiquement déterminés, c’est-à-dire renouvelables. Quels sont les questionnements implicites auxquels le personnage de James Bond a apporté des réponses – tant provisoires (en phase sur un moment de l’histoire et sur un état de société) que durables (qui nous parlent encore) ? Et en quoi l’imaginaire de la terreur qui se fait jour dans le roman Thunderball était-il plus apte à être avalisé par le collectif anonyme que celui, pourtant semblable, du roman Face au drapeau ?

S’inspirant de l’imaginaire romanesque de Jules Verne, voire le copiant carrément, Ian Fleming met en jeu une équipe de terroristes (de pirates modernes) brandissant une menace de destruction massive qui sera éliminée par un fonctionnaire particulièrement débrouillard et efficace, un espion qui, de plusieurs manières, ressemble à ses ennemis (on se rappelle le « visage cruel » de James Bond, son ethos de dur à cuire, son code à double zéro lui conférant le droit de tuer au nom de l’État), mais tout en leur étant moralement – je voudrais dire ontologiquement – supérieur parce qu’il oeuvre pour l’État. « Just take it easy, Mr. Bond. You’re a civil servant, I understand », lui dit un diététiste au début de Thunderball (T, 2, p. 15[40]), a civil servant qui, nous rappelle Fleming au fil de la narration, doit souvent s’astreindre à du travail administratif et clérical[41]. Le personnage de James Bond transcende le terroriste non seulement parce qu’il se met au service de l’État, mais encore et surtout parce qu’il est humain, trop humain ; un viveur, appréciant aussi bien la simplicité que le luxe. Parmi les principaux éléments spécifiques au mythe de James Bond, on trouve en effet un fantasme de luxe et de consommation, mais d’une consommation luxueuse faite par un aventurier qui met résolument sa vie au service de l’État[42], c’est-à-dire une consommation ostentatoire légitimée par la raison d’État (s’opposant symboliquement aussi bien à l’austérité soviétique qu’au désir égoïste des méchants dont il triomphe). James Bond vit, combat, boit, séduit sans compter ; il vit chaque jour comme son dernier ; il n’accumule ni économies, ni possessions : toute son existence est placée sous le signe d’une économie alcoolique légitimée par l’État. James Bond évolue dans l’univers du luxe, des marques de distinction (dont il est un fin connaisseur), mais ne cherche en aucun cas à s’enrichir personnellement[43]. Il n’est rien moins qu’un snob (dans les romans du moins), car il demeure encore et toujours attaché aux plaisirs simples de la vie ; chez lui, l’être prime en tout temps sur le paraître.

À ce chapitre, tout le début de Thunderball est particulièrement amusant (et notons au passage que Face au drapeau est l’un des romans de Verne les plus dépourvus d’humour : la réécriture sera humoristique ou ne sera pas). M décide d’envoyer Bond en cure de désintoxication au centre de remise en forme Shrublands, après l’avoir convoqué dans son bureau pour lui lire le rapport de santé auquel doivent périodiquement se soumettre les agents du MI6 :

This officer, he read, remains basically physically sound. Unfortunately, his mode of life is not such as is likely to allow him to remain in this happy state. Despite many previous warnings, he admits to smoking sixty cigarettes a day. These are of a Balkan mixture with a higher nicotine content than the cheaper varieties. When not engaged upon strenuous duty, the officier’s average daily consumption of alcohol is in the region of half a bottle of spirits of between sixty and seventy proof. On examination, there continues to be little definite sign of deterioration. The tongue is furred. The blood pressure a little raised at 160/90. The liver is not palpable. On the other hand, when pressed, the officer admits to frequent occipital headaches and there is spasm in the trapezius muscles and so-called “fibrositis” nodules can be felt. I believe these symptoms to be due to this officer’s mode of life. He is not responsive to the suggestion that over-indulgence is no remedy for the tensions inherent in his professional calling and can only result in the creation of a toxic state which could finally have the effect of reducing his fitness as an officer (T, 1, p. 3)[44].

Bond doit donc se soumettre à une très sévère cure de santé (ne se nourrissant que de légumes, de noix et d’eau fraîche) à l’issue de laquelle il se sent mieux que jamais (« And the extraordinary thing was that he could not remember when he had felt so well […]. It was really quite disturbing »), mais à peine capable de contenir « a passionate longing for a large dish of Spaghetti Bolognese containing plenty of chopped garlic and accompanied by a whole bottle of the cheapest, rawest chianti » (T, 4, p. 34[45]). Avant de partir en mission, il reviendra à ses sens et lancera à May, sa bienveillante gouvernante écossaise :

I can’t do my work on carrot juice. I’ve got to be off in an hour and I need some proper food. Be an angel and make me your kind of scrambled eggs – four eggs. Four rashers of that American hickory-smoked bacon if we’ve got any left, hot buttered toast – your kind, not wholemeal – and a big pot of coffee, double strength. And bring in the drink tray (T, p. 85[46]).

La somptuosité qui caractérise Bond, légitimée par la raison d’État, s’avère ainsi paradoxalement spartiate. Il peut tout avoir, et, effectivement, goûte à tous les plaisirs de la vie alors qu’il est en mission, mais rêve en son for intérieur d’oeufs brouillés et de doubles doses de gin Gordon. En cela, il s’oppose symboliquement à tous les méchants qu’il affronte, par exemple à Giuseppe Petacchi, le pilote qu’embauche Emilio Largo pour prendre contrôle de l’avion transportant les deux missiles nucléaires détournés :

[A]ll his life he had had a passion for owning things – flashy, exciting, expensive things. He had most of what he desired – a couple of gold cigarette cases, a solid gold Rolex Oyster Perpetual Chronometer on a flexible gold bracelet, a white convertible Lancia Gran Turismo, plenty of sharp clothes, and all the girls he wanted (T, 9, p. 87[47]).

Le méchant, en somme, désire le luxe pour son usage personnel ; le fonctionnaire tout-puissant, lui, met le luxe au service de l’État (sa vertu lui permettant au demeurant, à lui aussi, de séduire toutes les femmes qu’il désire). James Bond, ou le luxe et la liberté au service de l’État – et, qui plus est, au service d’un État efficace.

En effet, une autre spécificité de Bond, outre qu’il soit une rare figure de fonctionnaire aventurier, est qu’il semble jouir d’une liberté totale dans chacune de ses missions, liberté mise au service de l’État, voire à la sauvegarde de la civilisation, et qui correspond parfaitement à la nature profonde du personnage : celle d’un homme d’ordre absolument libre. Frédéric Julien observe bien que notre espion mythique peut « mener ses missions comme bon lui semble sous un vague prétexte de justice ou d’efficacité[48] » ; nous proposerons que cette liberté n’est aucunement assimilable à quelque prétexte, se révélant constitutive de la mythologie de l’espionnage. Ce qu’Alain Dewerpe appelle le « genre romanesque fidéiste », mettant de l’avant « le héros noble et national[49] », institue ainsi, de manière paradoxale, un espion agissant librement et de sa propre initiative pour obéir aux impératifs de la raison d’État. Face à ce romanesque fidéiste se dresse un romanesque sceptique : celui de John le Carré et de son héros John Smiley ; celui, pourrait-on dire, de l’essentiel de la production littéraire consacrée à l’espionnage, celle de Somerset Maugham, de Graham Green, d’Eric Ambler, de Len Deighton, l’imaginaire d’Ian Fleming faisant à lui seul contrepoids à ceux de l’ensemble de ces auteurs, pourtant brillants. Luc Boltanski observe que le roman d’espionnage invente « des situations dans lesquelles la prétention de l’État à se saisir de la réalité semble un moment mise en échec[50] ». Dans l’imaginaire romanesque qu’Ian Fleming reprend de Jules Verne, cette menace est provisoire, et l’ordre se rétablit. L’imaginaire romanesque sceptique présente une version beaucoup plus trouble des relations internationales et du pouvoir étatique :

L’État, dans ses composantes honnêtes (mais aveugles) est une machinerie en grande partie illusoire. Les gouvernants croient détenir un pouvoir qu’ils n’ont pas. Le vrai pouvoir leur échappe. Sous les apparats et les apparences du pouvoir officiel se dissimule le pouvoir officieux, entre les mains de forces obscures et subversives. L’État est ainsi un théâtre, où se meuvent des marionnettes, dont d’habiles manipulateurs tirent en coulisse les ficelles[51].

Le mythe de James Bond – sur lequel Boltanski fait précisément l’impasse – fournit à lui seul une forme d’équilibre dans l’imaginaire social, opposant la foi (toute mythique qu’elle soit) au doute. C’est avec raison que Simon Winder observe que la mythologie instituée par Fleming – celle de James Bond mais aussi celle des services secrets pour lesquels il s’active, et en particulier celle du personnage clé qu’est M – exerce une fascination étrangement apaisante[52]. Cette toute-puissance supérieure de M est fondée sur la même humanité que celle de James Bond : on apprend dans Thunderball que le directeur des services secrets s’était lui-même astreint à la cure radicale du centre de désintoxication de Shrublands, avant d’y envoyer son agent 007, pour, lui aussi, rapidement revenir à ses anciennes habitudes, que James Bond commente ainsi à Miss Monneypenny : « I suppose he got back on the champagne cure or something. It’s really best for men. It makes them awful, but at least they’re human like that. It’s when they get godlike one can’t stand them » (T, 7, p. 65[53]). Le tort du terroriste est essentiellement celui-ci : il se prend pour un dieu ; l’humanité, s’incarnant en des agents de l’État, doit le ramener à l’ordre d’ici-bas. L’État et ses représentants sont-ils investis d’une efficacité réelle ? L’homme libre peut-il se mettre au service de l’État ? Le mythe de James Bond, en leur apportant une réponse affirmative, objective le fait que ces deux questions caractérisent l’imaginaire de la guerre froide et, de manière qui peut sembler surprenante, celui des générations suivantes tout aussi bien, car le rayonnement du personnage demeure intense.

Lire Face au drapeau à la lumière de Thunderball, c’est ainsi comprendre qu’à l’imaginaire de la terreur qui se faisait jour chez Verne, Ian Fleming apporte une réponse de fait en personnalisant habilement (au point de créer un mythe) le nationalisme que Jules Verne tenait pour acquis chez son lecteur. Chez Verne comme chez Fleming, les terroristes sont les maîtres du jeu dans la mesure où ils contrôlent la menace ; chez le premier, ils seront défaits par l’improbable sursaut patriotique d’un savant fou ; chez le second, c’est l’humanité et la liberté de l’État qui prévaudront, telles qu’elles s’incarnent en un espion aventurier, alcoolique comme le sont la plupart des héros de la modernité, parfait dans son imperfection, modeste en son triomphe.