Corps de l’article

Entr’acte : Les étoiles tombent du ciel.

Alfred Jarry (1895, p. 167)

À travers une analyse croisée de quelques aspects de l’oeuvre de Jean-Christophe Averty [1] et de celle de Nam June Paik, nous proposons d’interroger l’usage artistique des phénomènes électroniques, le sens dont ils ont pu être porteurs et la conception utopique du média qui s’exprime à travers eux.

Tenter de rapprocher Averty et Paik, comme nous comptons le faire dans l’espace de cet article, ce sera avant tout mettre en évidence leur singularité : tous deux, et sans doute les premiers, ils se sont saisis de la vidéo en mettant d’emblée l’accent sur ses spécificités techniques et sur sa capacité à se prêter à toutes sortes d’expérimentations. Les pratiques télévisuelles respectives de Paik et d’Averty témoignent selon nous d’une même compréhension des possibilités de cet outil technologique en plein essor qu’est alors la télévision. En même temps qu’Averty, Paik a pressenti l’importance des moyens de communication de masse et la possibilité d’y exercer des pratiques artistiques expérimentales :

Quand j’ai commencé à étudier les propriétés physiques de l’image de télévision, j’ai compris que pour la transformer il fallait intervenir sur le balayage. Et j’ai donc fait varier le balayage en contrôlant les cinquante périodes par lesquelles arrivent les informations

Paik 1981, p. 7

Ces deux figures d’artiste, emblématiques du début des années 1960, peuvent paraître au premier abord bien éloignées l’une de l’autre. Paik s’est intéressé avant tout à certaines perspectives musicales contemporaines et à un élargissement du champ de l’art. À son horizon se trouvent Karlheinz Stockhausen, La Monte Young, Joseph Beuys et surtout John Cage. Averty a reçu une formation cinématographique à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC). Il se montre attaché à une culture littéraire très particulière, à des auteurs comme Alfred Jarry et Raymond Roussel notamment. Dans les arts plastiques, c’est le surréalisme qui l’attire principalement. La démarche artistique de Paik, d’abord liée aux tendances anarchisantes de Fluxus, et à la dimension performative que privilégie ce mouvement néo-dadaïste international et polymorphe, trouve néanmoins son épanouissement dans l’exploration de l’outillage électronique. Averty s’engage dans une exploration similaire, mais dans un cadre qui laisse a priori peu de place à des intentions artistiques : celui de la télévision publique française. Compte tenu de la proximité de ses investigations avec celles d’un certain nombre d’artistes de l’époque, il est probable qu’Averty n’ignorait pas les développements de l’art cinétique et de l’art optique en Europe, principalement les travaux de Nicolas Schöffer, de Raymond Hains et de Takis. De même, on peut supposer que Paik avait une certaine connaissance des films de Len Lye, ainsi que de ceux de Paul Sharits et de Tony Conrad sur la persistance rétinienne. Comme Averty, Nam June Paik a saisi spontanément que son médium était doté d’une particularité unique qui tenait aux phénomènes électromagnétiques mis en oeuvre.

Averty a fondé sa démarche sur la confiance qu’il accordait aux capacités encore largement inexploitées du nouveau médium. Il a cherché à y développer la polysémie, la synchronicité et la redondance. Son parti pris n’est pas exclusivement esthétique, tant s’en faut. Il souhaite définir une voie spécifiquement télévisuelle sans aucun rapport avec les autres formes d’expression :

La plupart des spectateurs, qui ont la télévision chez eux, ne la respectent pas. Ils la considèrent comme un véhicule à théâtre, un véhicule à music-hall, un véhicule à cinéma, et absolument pas comme un appareil de télévision [2].

En dépit des pressions que pouvait exercer la direction des programmes, Averty a su maintenir une marge de liberté, qu’il estimait indispensable à sa démarche. Il concevait comme une nécessité de pouvoir consacrer une part de son activité à la recherche et à l’expérimentation. Averty avait conscience du paradoxe qu’il représentait à l’intérieur de l’institution qui l’employait : « Je fais de la recherche fondamentale et je suis soumis aux contraintes de la production [3] ! » Il a défini un axe de travail autour d’une esthétique et même d’une éthique : « On peut dire qu’au départ il y a une recherche personnelle pour essayer d’intégrer un acteur, un danseur, un chanteur à un écran de télévision [4]. » Il a fait preuve d’obstination pour imposer ses choix et ses innovations, notamment dans sa relation singulière aux équipes techniques et aux danseurs, comédiens, chanteurs et musiciens :

Moi, j’avais à forger toute une technique, tout un langage, et il fallait bien que les comédiens se plient à cette nouvelle discipline qu’était l’électronique, c’est-à-dire à la négation du décor, du lieu, de l’espace, du temps, à la négation de leurs propres dimensions humaines, et même de leurs voix, puisque le texte était enregistré pour un « play back »

Jean-Christophe Averty cité dans Siclier 1976, p. 92

Fig. 1

Sur le plateau du Studio 13, Jean-Christophe Averty et Max Debrenne contrôlent le signal vidéo. Photographie datée du 1er mars 1974.

© Bernard Leguay

-> Voir la liste des figures

Pour parvenir à faire aboutir ce projet, Averty a prioritairement pris en considération les outils et la possibilité de leur perfectionnement. Il a eu à s’armer contre les stéréotypes déjà communs dans une pratique pourtant encore relativement nouvelle, puisque la télévision des années 1960 n’avait que très peu de rapport avec l’industrie du cinéma, très différente par ses méthodes et par ses moyens [5]. Dans le contexte où se situent ses premières réalisations personnelles (l’après-guerre d’Algérie et l’avant-mai 68), il a clairement fait savoir comment il comptait aborder la question culturelle dans le cadre de la télévision française de service public, et il a radicalement affirmé sa volonté de ménager à l’intérieur du divertissement une large part de réflexion critique par le moyen de l’humour noir et du non-sens [6]. Un réalisateur exigeant comme Averty entendait pratiquer une télévision réflexive, en quelque sorte auto-analytique, et, à travers cela, cherchait à provoquer une activité critique chez le téléspectateur. Il se souciait aussi de la réception par le public de sa pratique audiovisuelle de recherche. En cela, il était proche de Nam June Paik, qui déplorait le caractère unilatéral du médium télévisuel, l’impossibilité d’interagir avec la télévision. À partir de ce questionnement et d’une approche empirique, expérimentale du médium, Averty (1974) construit un dispositif audiovisuel complexe : « L’image que je fabrique c’est une image synthétique, héraldique, abstraite ; il s’y passe beaucoup de choses, en peu de temps. » Pour lui, « [l]a télévision est un artisanat » (ibid.) et l’enjeu principal est de considérer « [l]a télévision comme [une] table de dissection » (Duguet 1991, p. 62).

Je prétends qu’on peut traiter tous les sujets avec l’image électronique. […] Les dessins, les photos, les décors filmés, les maquettes, on peut tout introduire. C’est l’opéra majeur du xxe siècle

Averty 1976, p. 23

L’approche d’Averty était d’abord essentiellement analogique. Il transposait les résultats de ses investigations électroniques de façon à servir un récit ou les paroles d’une chanson. L’effet n’était jamais utilisé pour lui-même comme motif abstrait ; son emploi était conditionné par le propos, et il s’inscrivait en tant qu’élément de composition dans une économie plus générale de mise en page :

La télévision n’est ni du cinéma, ni du théâtre, mais une page à imprimer, un journal animé où les dramatiques et les variétés doivent être imaginées comme des bandes dessinées [7].

Avec l’aide de ses collaborateurs [8], Averty explore la machinerie électronique dont disposent les studios de la télévision française, notamment un appareil conçu par l’ingénieur Francis Coupigny et baptisé « truqueur universel ». En 1964, Averty a pu utiliser simultanément trois truqueurs à transistors. L’artifice règne dans ses émissions et il affirme que son voeu le plus cher est d’annihiler tout réalisme. « L’électronique, c’est-à-dire la vidéo, permet des effets beaucoup plus élaborés [que le cinéma] et une narration plus souple. Elle possède surtout la vertu de créer un sentiment d’irréalité » (Averty 1974). Sans aucun parti pris formaliste, Averty met au point des procédures qui vont lui permettre de substituer à des pratiques communément liées aux arts plastiques des moyens inhérents à l’outil technologique qu’il emploie : « J’essaie d’utiliser au mieux l’instrument et de ne faire que des choses qui ne soient réellement faisables qu’en électronique [9]. » Il semble avoir voulu appliquer à la télévision, en les transposant, les techniques employées par les peintres surréalistes, et plus particulièrement par Max Ernst. Ainsi, à la table de montage, le découpage, l’assemblage et le collage devenaient le détourage, l’insert et l’incrustation. Anne-Marie Duguet (1991, p. 62) a défini la technique de collage pratiquée par Averty comme « un instrument privilégié de rupture avec le réalisme ». D’une certaine façon, Averty a modernisé l’arsenal de trucages de Méliès : la mise en réserve, les jeux de contraste, les procédés illusionnistes d’apparition-disparition, le mélange d’images, les transitions, le surcadrage et la multiplication des cadres. Avec la forme d’onde, le larsen vidéo et l’incrustation, il ne s’agit pas d’intrusions de corps étrangers, mais d’apparitions de formes endogènes qui n’ont pas pour fonction de contribuer à la reconstitution d’une image pré-filmée, et qui peuvent entrer dans la composition d’une image synthétique sans distinction hiérarchique.

La télévision permet d’intégrer dans des décors fictifs, dessins, maquettes, des personnages vivants. Cela s’appelle l’incrustation électronique. C’est la base de mon travail. Lorsque je suis sur un plateau d’électronique, je peux faire ce que je veux […] Les lumières, les couleurs, les trucages, je les contrôle dans le temps, dynamiquement. J’en ai la maîtrise totale et immédiate

Averty 1974

Les choix esthétiques d’Averty semblent se situer à l’opposé d’une recherche de la transparence du médium, puisque ses émissions intègrent des sautes d’images et toutes sortes de traitements de la surface de l’image qui contribuent à en accentuer le caractère artificieux. La perturbation ou l’effet sont produits avec la matière même de l’image et en désignent le caractère infra-mince [10], en stipulent l’absence de profondeur. Averty s’est plu à déclarer : « L’électronique n’est intéressante que dans la mesure où on la flagelle, où on la domine, où on la brime, où on la contraint à exprimer quelque chose [11]. »

Fig. 2

Jean-Christophe Averty et Max Debrenne à la régie

© Bernard Leguay

-> Voir la liste des figures

« Je suis rentré à la télévision à 24 ans en 1952. À l’époque, ce n’était même pas du sous-cinéma […], c’était de la sous-radio avec des parasites images » (Averty 2001, p. 52). Durant ces années 1950, Averty remarque que les réalisateurs de télévision, à l’exception notable de Gilles Margaritis (La piste aux étoiles, 1957), ne s’intéressent pas aux caractéristiques techniques de l’image vidéographique. Dans son désir de réformer la pratique télévisuelle, c’est précisément dans ce sens qu’Averty décide alors d’orienter ses recherches. À partir de 1963, avec Histoire de sourire (février), Avec nous le déluge (septembre) Les raisins verts [12] (octobre) et Passing Show (décembre), en exploitant systématiquement les ressources du noir et blanc, il commence à s’opposer à une certaine conception antérieure de la télévision, cette image de télévision grise communément pratiquée alors. Certains de ses collaborateurs ont donné des informations sur la période d’intense expérimentation qu’a été l’année 1963. Ainsi Max Debrenne dans un manuscrit inédit [13] :

Dans nos bricolages on cherchait bien sûr à faire tout ce qui n’était pas prévu par le constructeur, et c’est ainsi que sont nés certains trucages. […] Averty recevait en permanence sur un récepteur le résultat de nos manoeuvres. […] Il y avait le kinescope [14] qui permettait l’enregistrement.

Et Jacques Chenard (cité dans Duguet 1991, p. 78) :

Je me souviens de déformations d’images en injectant de la basse fréquence dans les cadrages ligne à partir d’un oscillateur-son. […] J’ai fait aussi des déréglages systématiques de caméras en jouant sur les faisceaux, sur les courants de polarisation, ou en jouant sur les tensions-cibles en faisant ce qu’on appelait un collage de cible. Ça donnait une image un peu fil de fer. […] ce n’était pas un contour, c’était toute la structure de l’image qui apparaissait sous cette forme.

La vidéo pratiquée par Averty ne cherchait pas à dissimuler son origine artisanale ; la technique électronique de Max Debrenne s’alliait aux cartons, aux illustrations et aux animations de Roger Dauvillier. Averty (2014, p. 40) a pu dire à propos de ces expérimentations : « Ce qui fait leur charme […], c’est leurs maladresses, ce qui m’intéresse, c’est les erreurs. 

Fig. 3

Image avec larsen vidéo extraite d’une émission des Raisins verts.

-> Voir la liste des figures

En 1964 et en 1965, Averty perfectionne certains effets et développe deux projets plus ambitieux : Les verts pâturages [15] et Ubu roi. Il a rapidement mis au point un prototype dont il a été pratiquement le seul utilisateur. Dans un relatif isolement au sein de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) et des développements ultérieurs de l’institution [16], Averty a assumé son projet novateur, souvent en déployant des stratégies anti-spectaculaires, à travers un nombre considérable de réalisations : encore des émissions de variétés, comme Au risque de vous plaire, et surtout des adaptations d’oeuvres littéraires, comme Le songe d’une nuit d’été, Alice au pays des merveilles, Le château des Carpathes, Impressions d’Afrique. Pour définir plus précisément le rôle de Debrenne dans cette entreprise, il faut sans doute mentionner le peu de goût d’Averty pour certains aspects techniques dans la pratique de la vidéo. Averty préférait s’en tenir à remplir ses carnets de brouillons et d’esquisses. Debrenne a donc assumé la fonction performative, un peu comme le monteur qui assiste un réalisateur de cinéma, mais avec tout de même plus d’initiative [17]. Cette distance maintenue devait convenir à Averty, et aussi l’émulation qu’induisait ce travail d’équipe. Si la collaboration de Debrenne avec Averty a été durable, c’est sans doute parce que, par-delà les intérêts communs, elle reposait aussi sur des liens d’amitié [18] (voir figure 4).

La toute nouvelle technologie de la télévision en couleur avait d’abord été pour Averty un moyen de perfectionner des procédés techniques qui étaient encore précaires. Max Debrenne l’a confirmé : « En 1967, avant la mise en service de la télévision polychrome […] la prise de vues en couleur a été utilisée pour certains trucages des dernières émissions en noir et blanc [19]. » C’est à Averty qu’a été confiée la réalisation de la soirée inaugurale de la seconde chaîne en couleur qui a été diffusée le 1er octobre 1967 de 20 h à 22 h 45. Suit une période de transition :

Jusqu’en 1970, il a fallu composer, rendre compatible la couleur avec la diffusion en noir et blanc [20]. Après, j’ai abandonné cette optique parce qu’il fallait choisir. J’ai été d’ailleurs servi, à l’époque, par la mode dite « psychédélique » des couleurs très vives, très tranchées, très contrastées, des aplats très colorés qui venaient de la peinture et de l’affiche. […] Évidemment, cela a permis un flamboiement de la mise en pages

Jean-Christophe Averty cité dans Siclier 1976, p. 114-115

En 1982, il prononçait cette formule synthétique qui le caractérise assez bien : « L’électronique est un instrument merveilleux du rêve. J’ai cru ouvrir une voie où toute la télévision pourrait entrer et je suis le seul héros d’un combat perdu [21]. »

Fig. 4

Texte dactylographié de Max Debrenne figurant dans les archives du fonds Max Debrenne conservées à l’INA.

-> Voir la liste des figures

Le public s’est montré souvent très réticent devant les innovations qu’il proposait. Par moments, il a oeuvré dans l’institution presque comme un paria, malgré de rares soutiens et l’estime de quelques critiques. Averty n’appartient qu’en apparence à la caste des réalisateurs qui ont marqué les beaux jours de la paléotélévision française. On notera qu’il n’a eu ni émules ni véritable postérité. Une partie de la presse l’a longtemps stigmatisé [22] en le présentant comme un paranoïaque doublé d’un mégalomane, lui reprochant un parti pris d’élitisme, surtout dans ses adaptations de romans (Roussel, Renard, Verne) et de pièces de théâtre (Jarry, Tzara, Apollinaire, Cocteau, le Douanier Rousseau, Picasso). En 1968, avant les événements de mai, Averty [23] exposait sa situation et exprimait aussi sa conception d’une télévision non lénifiante, d’une télévision comme art :

Je continue à déplaire et je le déplore. […] je pense que, de temps en temps, il faut qu’un metteur en scène, quitte à déplaire à tout le monde, continue à chercher quelque chose […] j’estime que la télévision n’est pas un art de tout repos. On ne doit pas voir la télévision bien assis dans son fauteuil. Il faut protester, remuer, se secouer, bref avoir une sorte de réaction brutale devant son poste. La télévision est un instrument qui vient vous trouver chez vous, il faut donc qu’elle tienne sa réputation, il faut donc secouer les gens chez eux !

Tandis qu’Averty radicalisait sa conception d’une télévision « décrétinisante », en s’efforçant d’attribuer au média une dimension artistique en dépit de sa destination habituelle de véhicule d’une culture de masse, Paik cherchait à faire sortir sa production artistique du milieu exigu de l’art d’avant-garde et, pour cela, s’orientait vers une activité centrée sur la constitution de programmes télévisuels qui intégraient une dimension presque didactique : il visait à informer sur l’art par le moyen des outils de télécommunication.

À la lecture du programme de son « Utopian Laser TV Station » (voir figure 5), rédigé en 1965, on constate que Paik est bien informé sur les différents domaines de l’art d’avant-garde de son époque : on y voit figurer entre autres les noms de Robert Filliou, Christian Wolff, Philip Corner, Alvin Lucier, James Tenney, Stan Brakhage, Robert Breer, Adolfas Mekas, Stan Vanderbeek et Yoko Ono [24]. Un des traits caractéristiques de l’art de Paik apparaît dans ce programme : son ouverture à des démarches créatrices autres que la sienne. Parallèlement à ce foisonnement artistique qu’il propose, il expose clairement, dans l’introduction de ce même programme, la dimension utopique de son projet, sa volonté d’échapper au monopole des chaînes de télévision commerciales, en revendiquant la possibilité de prolifération de chaînes de télévision autonomes.

Certaines des premières oeuvres de Paik, très minimalistes, paraissent s’opposer radicalement à l’usage de la vidéo telle qu’il la pratiquera plus tard ; elles semblent closes, autosuffisantes, notamment une installation de 1965 comme Moon Is the Oldest TV, constituée d’un alignement de postes de télévision « sans aucune image préenregistrée ou captée en direct [25] », avec seulement des aimants placés sur le tube cathodique. On peut cependant considérer la démultiplication des écrans dans cette oeuvre de Paik non pas comme une déclinaison d’images (les phases lunaires), mais plutôt comme une hyperbolisation du signal vidéo, de cette lumière électronique réfléchie sur les photophores de l’écran. Loin de refuser les multiples virtualités du médium-média, Paik choisit de mettre l’accent sur l’une de ses caractéristiques essentielles, dont les autres dérivent : la présence instantanée du signal, son ubiquité, par le balayage qui constitue et qui régénère en permanence l’image lumineuse, légèrement modulée par l’aimant.

Fig. 5

« Utopian Laser TV Station », texte écrit en 1965 par Nam June Paik et publié au printemps 1966 aux éditions Something Else Press (fondées par Dick Higgins à New York).

-> Voir la liste des figures

Il a souvent déclaré de façon provocatrice : « Je veux rendre la technologie ridicule. » Bien évidemment, la posture de Paik ne relève absolument pas d’une quelconque technophobie ; ce serait mal le comprendre que de ne pas tenir compte de son ironie et de la souplesse de son mode de pensée. Par cette formule qui semble catégorique, il exprimait avant tout son désir de conserver la possibilité de mettre en question les produits de la technique et, à travers eux, les mobiles de leurs constructeurs. Paik a toujours fait en sorte de s’associer à des collaborateurs qui lui ont permis de réaliser des projets exigeant une haute technicité, quitte ensuite à mettre à exécution sa détermination à ridiculiser le dispositif technique en tant que tel et, derrière le dispositif, l’idéologie qui lui est sous-jacente [26].

Son oeuvre maîtresse des années 1970, Global Groove (1973), qui dérive d’« Utopian Laser TV Station », a été réalisée au moyen de deux synthétiseurs, le wobbulator qu’il a mis au point avec l’aide de l’ingénieur Shuya Abe en 1970 et le synthétiseur construit par les ingénieurs Steve Rutt et Bill Etra pour les vidéastes Steina et Woody Vasulka. Paik, dès le générique, y énonçait son concept : « C’est un aperçu d’un monde nouveau à l’époque où vous pourrez sélectionner chacune des chaînes de télévision du monde et lorsque les programmes de télévision seront aussi épais que le bottin téléphonique de Manhattan [27]. »

Paik a oeuvré dans différentes directions, utilisant le matériel construit par des ingénieurs et des artistes (entre autres, celui de l’Experimental Television Center), en se les appropriant de façon à prolonger ses propres découvertes et expérimentations, et en prenant toujours soin de faire des programmes susceptibles d’être reçus par des publics autres que ceux des galeries d’art contemporain.

Il a surtout développé une collaboration avec des studios de télévision. Son but était d’inscrire dans le processus de diffusion des objets visuels et sonores non homologués, mais pourtant compatibles avec les orientations de la programmation. Cependant, bon nombre de ses bandes vidéo produites par des chaînes de télévision n’ont pas été diffusées. Le soutien de la Fondation Rockefeller a pu rendre possible leur réalisation, mais elles sont restées des curiosités, des expériences d’emblée exclues des programmations. Paik a conscience de cela au point que dans l’émission Nam June Paik: Edited for Television, produite en 1975 par le Television Laboratory (créé par David Loxton) de la chaîne WNET de New York (pour laquelle il a réalisé Global Groove en 1973, la Suite 212 en 1975 et Merce by Merce en 1979), il proclame ouvertement : « Artists do things that mainline culture don’t do [28]. »

Paik usait de la télévision comme d’un espace à coloniser. En tant qu’artiste, jouissant d’une externalité propice, il n’avait pas à se soucier des contraintes qui doivent peser fatalement sur une production télévisuelle. Les bandes vidéo de Paik font alterner enregistrements de concerts, clips de musique populaire et traditionnelle, entretiens et exposés théoriques. La dimension parodique y est importante ; on y trouve des parodies du monde des médias et de ses stéréotypes (interviews, spots publicitaires, émissions culturelles, jeux, actualités). Si la rhétorique et les contenus des programmes télévisés étaient revisités par Paik, c’était sa propre syntaxe qui contribuait véritablement à la réalisation de ce projet : elle se situait au niveau du traitement de l’image et même dans son en-deçà, au niveau du traitement du signal vidéo. L’image y était constamment triturée avec beaucoup d’inventivité. On retrouve certains procédés comme l’incrustation, cependant la variation et la profusion des effets empêchent toute monotonie. Si le flux télévisuel fait communément coexister de l’hétérogène, Paik, quant à lui, faisait véritablement sa pâture de la diversité de ses sources. Il jouait avec ce matériau composite au point que sa posture se rapprochait parfois plus de celle d’un directeur de la programmation que de celle d’un réalisateur. Paik rêvait globalement une télévision, plutôt qu’il ne faisait des émissions pour la télévision. Il organisait ses productions audiovisuelles comme des sortes de contre-programmes où la variété, l’émiettement habituel des éléments étaient remplacés par une forte cohésion inhérente aux traitements électroniques du signal, qui tiraient l’image télévisuelle hors de son rêve de transparence et rendaient caduque sa prétention à opérer un doublage du réel consensuel, à être son décalque, son reflet le plus littéral ou, du moins, à en donner l’illusion.

Fig. 6

Nam June Paik dans l’émission Nam June Paik: Edited for Television (1975) de la série Video Television Review diffusée sur la chaîne WNET/Channel 13.

-> Voir la liste des figures

Paik insistait ainsi constamment sur cet aspect de la vidéo : elle génère des artefacts. Comme Averty, il produisait une image qui perturbait le dispositif perspectif hérité de la Renaissance, qui en jouait. C’est une image en apesanteur, libérée d’un point de vue unitaire, toute grouillante de ses possibilités infinies de métamorphose.

Paik agissait de façon très spontanée à la régie vidéo et son travail de mixage s’apparentait à une activité de performeur. Certaines de ses oeuvres qui utilisent les possibilités des électro-aimants — principalement Magnet TV, qui date de 1965 — peuvent être considérées en un sens comme des bancs d’essai pour les principales figures (patterns) électroniques qui seront utilisées dans les émissions de télévision ultérieures. Les oeuvres de Paik présentent d’ailleurs un caractère gigogne affirmé : les unes procèdent explicitement des autres. Ainsi, le Robot K-456 de 1963-1964 préfigure d’une certaine manière le « TV Cello » créé en 1971 pour Charlotte Moorman, objet doublement interactif dont on sait l’importance que Paik lui a donnée dans Global Groove.

Par-delà les réminiscences d’une oeuvre à l’autre, Paik avait l’habitude de citer ses propres oeuvres et recyclait aussi très fréquemment ses propres images. Global Groove se présente en partie comme un patchwork constitué d’extraits de ses participations télévisuelles antérieures, ce qu’il a nommé parfois ses « electronic operas », notamment ceux qu’il a réalisés pour l’émission de Fred Barzyk Medium Is the Medium à la WGBH de Boston en 1969 et, toujours pour la WGBH, Video Variations en 1970 et A Tribute to John Cage en 1973.

Avec Merce by Merce by Paik, il a exploité de nouvelles idées d’écriture vidéographique et approfondi des aspects du traitement de l’image qu’il avait utilisés précédemment. Dans la première partie, consacrée au danseur Merce Cunningham et intitulée Blue Studio :

Merce Cunningham et son double (défini par la ligne-contour de son corps) suivent le même mouvement. Le danseur apparaît plusieurs fois dans le même écran où, vêtu de couleurs distinctes, il exécute des chorégraphies différentes. Cette simultanéité est réalisée par le collage et l’incrustation. Les espaces se succèdent et imbriquent des référents distincts […] La vidéo offre à la danse des espaces transformables […] Merce Cunningham change de décor ou d’espace par une forme de zapping télévisuel [29].

Dans la seconde partie, Merce and Marcel, Paik, assisté par Shigeko Kubota, inscrit du texte dans l’image et opère une sorte de cut-up à la manière de William Burroughs, mais par le moyen de la vidéo, outil dans lequel le visuel et le sonore sont concomitants et de même nature électronique [30].

On peut dire que la démultiplication et la mise en abyme sont toujours à l’oeuvre dans le travail de Paik, dont l’instrument principal est le feedback (la rétroaction). L’ensemble des fluctuations et des discordances électroniques est constitué en performance visuelle autonome. Son approche de la vidéo étant essentiellement musicale, Paik joue en quelque sorte une musique visuelle. Le titre de son exposition à Wuppertal en mars 1963 était précisément Exposition of Music Electronic Television. Comme le souligne Thérèse Beyler [31], « Nam June Paik crée des oeuvres vidéo conçues sous la forme de programmes télévisuels qui médiatisent ou rendent hommage à des artistes avant-gardistes », tels Joseph Beuys et Allen Ginsberg (dans Vusac NY, 1984), George Maciunas, Allan Kaprow ou Judith Malina et Julian Beck (dans Living with the Living Theatre, 1989). Au cours des années 1980 et 1990, Paik a organisé des transmissions pionnières de concerts par satellite et s’est assuré le concours de musiciens très médiatiques, comme David Bowie, Sapho, Laurie Anderson (dans All Star Video, 1984) et Ryūichi Sakamoto (dans Bye Bye Kipling, 1986). S’il a su, peut-être mieux encore qu’Andy Warhol, se saisir de la télévision pour la pirater, en quelque sorte, sans avoir à faire de compromis quant à ses intentions artistiques, c’est surtout par le moyen du direct qu’il y est parvenu, avec ses émissions transmises depuis différents continents. Parmi les plus célèbres de celles qu’il a conçues, on peut citer Good Morning Mr. Orwell, réalisée en duplex entre New York et Paris. Cette émission a été diffusée le Premier de l’an 1984 sur la chaîne WNET et a été vue par près de 25 millions de téléspectateurs, ce qui dépasse de très loin le public que peut prétendre atteindre habituellement un artiste d’avant-garde. Par-delà l’attitude fantasque du personnage, on remarque une grande cohérence dans la pratique artistique de Paik. Le mélange d’images et l’utilisation du duplex participent de cette idée programmatique de simultanéité (d’ubiquité) et de synchronicité dont nous avons déjà parlé ; ce sont surtout des notions musicales, et la réalisation de tels projets équivaut à une forme d’orchestration. Le terme global, qui est central dans la démarche de Paik (voir à ce propos la bande vidéo Media Shuttle, réalisée en 1978), est un qualificatif qui convient parfaitement aux médias tels qu’il les imaginait et qu’il souhaitait les pratiquer. En 2001, il évoquait l’hommage à John Cage qu’il prévoyait de réaliser en 2012 ; ce devait être la diffusion par satellite d’un concert d’oeuvres de Cage jouées simultanément par des musiciens se trouvant dans différentes villes (New York, Cologne, Berlin, Séoul et Moscou), ainsi que la diffusion télévisée de l’édification par Paik, dans le Queens, à New York, d’une cathédrale de rayons laser ; ce qu’il considérait comme « une sorte de continuation de l’art vidéo [32] ». On se souvient qu’il avait déclaré en 1978 [33] : « Ce qui compte aujourd’hui, c’est ce que j’appellerais l’archéologie du présent, et la vidéo est son instrument privilégié. »

Les premières investigations ludiques de Paik et d’Averty s’inscrivaient dans une époque caractérisée par de grandes espérances à l’égard du progrès scientifique et de ses applications technologiques, espérances amplement nourries par un imaginaire de science-fiction. C’est durant cette période si particulière de l’après-Deuxième Guerre mondiale, où prédomine la compétition spatiale entre l’URSS et les États-Unis, qu’apparaissent les servo-mécanismes, les ordinateurs et les satellites de télécommunication. Il serait par trop banal de dire que les premières oeuvres d’Averty et de Paik portent la marque de cette époque sans ajouter qu’elles en dépassent les limites par l’humour et l’absence de finalité. À leur façon farfelue, les robots de Paik et les pantins électroniques d’Averty renvoient à des thèmes qui se trouvent au coeur des technologies émergentes des années 1950 et 1960, comme l’interactivité et le contrôle [34]. Si leur rapport au contexte historique et scientifique est important, leur rapport au contexte social et culturel est certainement encore plus déterminant. On constate que dans leur relation à la télévision, qui a été examinée principalement ici, les démarches respectives d’Averty et de Paik présentent de très nettes similitudes, en premier lieu la dimension expérimentale et une volonté manifeste d’utiliser la vidéo pour développer une critique du modèle télévisuel de masse. Ces ressemblances nous paraissent plus significatives que leurs différences, telle leur inscription initiale dans les champs distincts de la télévision de service public et du monde de l’art contemporain. Loin d’avoir voulu tenter de proposer une définition non orthodoxe de l’art vidéo, nous avons cherché à mieux situer les pratiques de Paik et d’Averty. Paik qui employait uniquement l’expression experimental TV pour désigner son champ d’action, et Averty qui utilisait une formule sans commune mesure avec les cahiers des charges et les grilles de programmes : mes investigations électroniques.