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Alors qu’elles n’ont qu’un faible pouvoir en la matière, les municipalités sont régulièrement appelées à agir sur « la santé des populations ». Pourtant, les politiques municipales de santé concernent rarement la gestion de structures de soins prenant en charge les malades : peu de villes disposent de centres municipaux salariant des professionnels de santé. Ces politiques désignent donc moins des pratiques de médecine curative que des activités de médecine préventive. Ces dernières sont mises en oeuvre par des agents qui ne sont pas forcément des professionnels de santé puisque leurs activités peuvent relever aussi bien de la communication et de l’information — comme c’est le cas pour les campagnes de « prévention » de cancers —, que de l’intervention sociale — à l’instar, par exemple, des permanences d’accès aux droits pour les malades sans couverture maladie. Dans les années 90, ces pratiques ont été associées à un « renouveau de la santé publique » (Fassin, 1998). Depuis, la prise en charge locale de la « santé publique »[1] est fortement encouragée, à l’échelle nationale, par la politique de la ville.

Mal défini, le terme de santé publique est mis en avant dans plusieurs textes législatifs, par exemple la loi de 2004, ou encore dans un ensemble de « dispositifs » ou de « démarches », à l’image des « ateliers santé-ville » créés en 1999 dans le cadre de la politique de la ville. Ce terme polysémique renvoie à la fois à « un domaine d’activité » (la prévention des maladies), « une discipline académique », « un champ social avec ses professionnels, ses experts » et groupes d’intérêt, « une réalité épidémiologique » ou encore « une pratique gestionnaire » (Fassin et Hauray, 2010 : 7). Dans les années 2000-2010, l’objectif affiché dans les textes institutionnels comme la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » de 2009 et repris par les agents locaux est celui de « la réduction des inégalités sociales et territoriales de santé ». Pour l’atteindre, le label de santé publique regroupe un ensemble de tâches floues telles que l’« animation territoriale ». Pour les agents responsables des politiques municipales de santé publique, le contenu du travail est dès lors un enjeu de luttes. D’autant qu’en matière de santé, les réformes de l’État social (Siblot, 2006; Serre, 2009) ont, à partir de la fin des années 2000, pris la forme d’une « territorialisation » accrue de l’action publique. Ainsi, les Agences régionales de santé (ARS) instituées par la loi de 2009 financent désormais de nombreux « projets » en santé. À partir des années 90, la santé publique a pu être considérée comme un vecteur de critique sociale et politique vis-à-vis de la libéralisation du système de santé (Pierru, 2007 : 277-286), mais la logique de gestion par projet n’est pas sans effet sur le travail concret de santé publique.

Pour étudier le flou définitionnel (Bérard et Crespin, 2010) qui entoure la santé publique et les pratiques qui lui sont associées à l’échelle locale, nous nous focaliserons dans cet article sur les « acteurs intermédiaires » (Belorgey, 2012) qui se situent entre les prescripteurs nationaux et les professionnels de santé ou agents de guichet (Dubois, 1999) travaillant au contact direct des usagers. Peu visibles et donc peu étudiés, ces agents en position intermédiaire travaillent au sein des directions municipales de santé ou dans le champ associatif intervenant sur ces questions. Enquêter auprès d’eux permet de décentrer un regard plus souvent tourné vers les agents des administrations centrales, les professionnels de santé ou les agents de guichet. En analysant leurs positions, dispositions et prises de position relatives aux enjeux de santé publique, notre questionnement vise à comprendre comment ces acteurs locaux contournent et/ou intègrent — autrement dit comment ils s’approprient (Crespin, 2014) — les logiques de gestion de la politique de la ville (Tissot, 2007) et du « nouveau » management public (Bezès, 2009).

Nous nous appuierons sur une enquête[2] menée dans la ville de Saint- Denis[3]. Située au nord de Paris dans le département le plus pauvre de la France métropolitaine, cette ville de plus de 100 000 habitants se caractérise par la forte précarité socioéconomique de sa population qui est majoritairement issue des classes populaires et qui comporte une proportion élevée d’étrangers. Saint-Denis est ainsi intégrée en majeure partie aux « quartiers prioritaires » de la politique de la ville et les inégalités de santé y sont particulièrement fortes. L’offre de soins municipale y est singulièrement développée, avec notamment quatre centres municipaux de santé et six centres de protection maternelle et infantile gérés par la commune (et non le département)[4]. Cette municipalité communiste, qui a investi de longue date les questions de santé, est régulièrement présentée par les acteurs locaux comme « exemplaire » en matière de politiques de santé publique.

Analyser la mise en oeuvre de ces politiques à partir d’une commune présente l’avantage d’embrasser une large palette d’acteurs, de structures et de pratiques, comparativement à une entrée par une institution ou un dispositif. La santé publique, comme catégorie et ensemble de pratiques, agrège en effet des acteurs et des logiques d’action variables selon les configurations locales. Enquêter sur ce « petit monde » hétérogène marqué par la précarité des conditions d’emploi permet d’interroger la porosité des frontières entre espaces municipal et associatif. Dans cet entre-soi, les agents intermédiaires agissent dans un contexte d’incertitude qui nécessite de créer de la cohérence pour se maintenir et légitimer leurs activités.

1. Fabriquer de l’unité face à la précarité : la santé publique locale entre espaces municipal et associatif

Les observations réalisées à Saint-Denis donnent à voir une nébuleuse d’acteurs et de structures intervenant dans le domaine de la santé publique, nébuleuse marquée par le flou des frontières entre espaces municipal et associatif. Observées en 2014 et 2016, les assemblées générales (AG) d’une association locale spécialisée en la matière, l’Association santé quartiers (ASQ), sont un terrain privilégié pour analyser la porosité des frontières entre ces deux espaces. Relativement exceptionnelles puisqu’annuelles, ces AG regroupent une diversité d’agents qui sont souvent multipositionnés et qui se côtoient, pour certains, régulièrement.

1.1 Un petit monde hétérogène et dominé

Jeudi 12 mai 2016, 17h30-19h30 : l’AG de l’ASQ se déroule dans une salle de réunion en dessous des locaux de l’association, dans le centre-ville de Saint-Denis. La directrice de l’ASQ, Marion L., accueille les arrivants. Près d’elle se trouvent la présidente de l’association, animatrice de la filière Accident vasculaire cérébral à l’hôpital, et le « chargé de mission » travaillant pour l’association sur un projet d’activité physique dans un quartier de la ville. Au total, 13 personnes assistent à l’AG : l’élue à la santé, quatre représentantes d’associations (2 bénévoles de Femmes solidaires — une association féministe d’éducation populaire historiquement liée au Parti communiste — et 2 salariées, dont la directrice du centre de santé associatif de la ville), une  « chargée de mission » qui représente la directrice de l’hôpital, un infirmier libéral, un médecin généraliste retraité et un journaliste de l’hebdomadaire local. Parmi la dizaine de personnes excusées figurent notamment deux membres de la direction de la santé et d’autres bénévoles ou salariées associatives.

À l’image de cette AG de l’ASQ, une diversité d’acteurs et de structures s’investit dans la santé publique : personnels administratifs ou professionnels du secteur médicosocial, travaillant dans un cadre municipal, associatif, hospitalier ou libéral, représentants d’associations locales ou nationales, en santé ou d’usagers. Derrière cette multiplicité, les observations de réunions consacrées à différents dispositifs en santé publique montrent cependant qu’il s’agit d’un petit monde : les participants sont souvent les mêmes et se disent engagés sur les questions de « promotion de la santé » et de « précarité ».

Du côté des soignants, souvent peu nombreux, plusieurs sont retraités, à l’image du médecin généraliste présent à l’AG, qui a exercé comme addictologue à l’hôpital. Il a accompagné sa pratique professionnelle d’un engagement bénévole dans une structure associative de soutien aux alcooliques et d’une participation à diverses réunions en santé publique telles que celles relatives à la « précarité »[5]. Les hiérarchies en vigueur au sein du champ médical permettent de comprendre pourquoi les soignants, médecins en premier lieu, participent peu à ce type de réunions : si la médecine générale reste dominée par rapport à la médecine de spécialité, la santé publique est d’autant plus dévalorisée qu’elle est dissociée de la pratique clinique[6]. Les rares professionnels de santé en exercice qui s’investissent en santé publique se distinguent eux aussi par une forme de travail engagé. En stage à l’ARS dans le cadre d’une reprise d’études, l’infirmier libéral présent à l’AG est aussi investi à l’ASQ et dans le service de santé publique de la ville; ses différents engagements sont liés à sa volonté d’agir sur les questions de santé « dans les quartiers ».

Les travailleurs sociaux sont également peu nombreux à fréquenter les réunions et activités observées. L’absence des assistantes sociales est regrettée par les agents intermédiaires, mais s’explique par la surcharge de travail aux guichets à laquelle elles doivent faire face au sein des services sociaux, municipaux et hospitaliers. Présente à l’AG de l’ASQ, la trajectoire de Christine C. illustre en miroir comment la santé publique peut constituer un espace de reconversion professionnelle et de revalorisation pour des soignants ou des travailleurs sociaux en position dominée au sein de leur institution d’appartenance. Cette assistante sociale a ainsi été responsable du service social de l’hôpital et présidente de l’association pendant plusieurs années. Après un conflit avec son supérieur hiérarchique, elle a été rétrogradée. Désormais, elle travaille à mi-temps comme « chargée de mission » à l’hôpital sur les questions de « précarité ».

Ni professionnels du soin, ni travailleurs sociaux, les agents intermédiaires font fonction de pivot lors des « actions » de santé publique : femmes pour la très grande majorité, diplômées du supérieur, elles sont cadres moyens ou professions intermédiaires. Certaines sont « chargées de mission » ou « cheffes de projet » pour des associations ou pour la municipalité; d’autres sont directrices de structures associatives actives dans le soin (telles que le centre de santé associatif de la ville ou Médecins du monde) ou non (telles que l’ASQ). Sans être « au sommet », elles se distinguent des agents subalternes travaillant aux guichets ou dans le soin (Avril, 2014). Membres des classes moyennes et supérieures, elles ne sont généralement pas issues des classes populaires, contrairement aux assistantes sociales, par exemple, qui ont connu des trajectoires d’ascension sociale (Serre, 2009). Non originaires de quartiers populaires des banlieues de grandes agglomérations, elles se démarquent également des éducateurs issus des populations minorisées qui ont connu une carrière dans des municipalités communistes (Hadj Belgacem, 2015). Par exemple, Aïcha S.-C., « cheffe de projet » spécialisée sur la « santé nutritionnelle » à la direction de la santé et investie dans plusieurs activités de l’ASQ, est l’un des rares agents intermédiaires d’origine maghrébine. Si sa maîtrise de la langue arabe est une ressource dans les « quartiers », elle se présente en entretien comme « une Parisienne » n’ayant pas connu « la banlieue » avant d’y travailler[7].

La santé publique locale se donne ainsi à voir comme un entre-soi situé dans un entre-deux. La surreprésentation des femmes reflète la dévalorisation de ce secteur d’intervention et de ce type de métiers (Guillaume, 2007), face à la médecine curative notamment. Dans le même temps, les femmes investies dans cet espace relativement dominé disposent de formes d’autonomie dans leur travail en tant que cadres. Plusieurs d’entre elles sont liées par des réseaux d’interconnaissance professionnels et amicaux[8] qui transcendent la frontière entre sphères associative et municipale, comme l’illustre l’histoire de l’ASQ. Créée en 2002 pour « porter des actions » de santé publique en lien avec la commune, cette association a bénéficié d’un financement de la politique de la ville au titre de l’Atelier santé ville « coordonné » pendant plus de dix ans par la direction de l’association. Depuis 2014, ce financement ne revient plus à l’association, car la fonction de coordination a été transférée à l’administration municipale. La directrice de l’ASQ continue cependant ses activités en lien étroit avec plusieurs agents du service de santé publique au sein de la municipalité. Le cas de cette association permet de saisir les conditions de possibilité du processus de mise en oeuvre de politiques municipales par le secteur associatif et celui de conversion d’initiatives associatives en action publique. Dans la configuration locale étudiée, l’imbrication des espaces associatif et municipal participe au maintien d’une prise en charge commune du travail de service public.

Du côté de la direction de la santé, notre enquête rend compte de la position relativement dominée des agents du service de santé publique tout autant que des marges de manoeuvre dont elles disposent. La féminisation de leur fonction sur leurs cartes de visite (« cheffes ») apparaît par exemple comme une manière de s’affirmer vis-à-vis de leur responsable hiérarchique masculin, médecin généraliste de profession. Avec une dizaine d’agents, ce service est à la fois faible au sein de la direction de la santé[9] et conséquent comparativement à d’autres villes. La responsable du service de santé publique, Christel V.-A., insiste sur l’importance de cette configuration locale :

Il y a des territoires où toutes les actions de santé publique ne sont portées que par [la coordinatrice de l’Atelier santé ville], c’est [leur] seule ressource santé publique […]. Nous on a la chance à Saint-Denis d’avoir vraiment une politique de santé très proactive, très volontariste et notamment un service santé publique […] alors je dis pas « unique », [mais] des services "promotion de la santé" où t’as 10 personnes, que des catégories A, 10 cadres, cheffes de projet, je pense que c’est assez rare quand même.[10]

Mais ce contexte local globalement favorable à la santé publique n’en est pas moins marqué par la précarité des conditions de travail. Ces agents intermédiaires sont en cela proches des animateurs socioculturels qui, intervenant dans les quartiers populaires, sont eux aussi pris entre des formes d’engagement pour autrui et des formes d’emploi précaire (Lebon, 2013).

1.2 Des reconverties de l’humanitaire confrontées à un travail instable

À la fin de l’AG de 2016, la présidente de l’ASQ annonce le départ de Marion L. Elle sera remplacée par le « chargé de mission » qui travaille sur l’une des « recherches-actions » menée par l’association. Pour expliquer ce choix, la présidente évoque « l’habitude de travailler ensemble ».

L’annonce du départ de Marion L. après quatre ans à la direction de l’ASQ ne semble pas surprendre. Au cours de la recherche, plusieurs enquêtées ont déploré la récurrence des départs de personnes très investies sur les questions de « promotion de la santé » ou de « précarité ». Contractuelle recrutée fin 2013, la responsable du service de santé publique précitée, Christel V.-A., est ainsi partie en 2016, en raison notamment d’un salaire inférieur à celui de collègues qu’elle encadrait. De fait, la relative stabilité d’une petite partie des acteurs locaux responsables de la santé publique n’empêche pas une rotation importante au sein des personnels associatifs et administratifs. Ce n’est pas tant la structure qui emploie que la nature des contrats qui explique cette rotation. En effet, on constate une précarité croissante de ces postes liée à un recours de plus en plus fréquent aux contrats à durée déterminée (CDD) aussi bien au niveau associatif (Hély et Simonet, 2013) qu’au sein des administrations municipales et plus largement territoriales (Biland, 2012). Cadres contractuels de la fonction publique, mais aussi de l’associatif, ces agents sont employés sur des postes dits de « chefs de projet » ou de « chargés de mission ». Ces « métiers flous » aux missions souvent vaguement définies ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la santé publique puisque, depuis les années 80-90, ces figures professionnelles se sont aussi développées dans les activités liées, notamment, au développement local et à l’action sociale (Jeannot, 2005).

Si les agents intermédiaires ont tendance à opposer les univers administratif et associatif (le premier serait moins « souple » que le second), on observe néanmoins une grande proximité en matière de contenu et d’organisation du travail, le recours fréquent aux stagiaires en étant un exemple. Les circulations de personnes d’un espace à l’autre sont ainsi courantes. Plusieurs agents du service de santé publique de Saint-Denis sont issus du milieu associatif — Aïcha S.-C., par exemple, a travaillé dans une association de réduction des risques liés à la toxicomanie avant son recrutement à la mairie. D’autres font des va-et-vient entre espaces municipal et associatif. Christel V.-A. a exercé plus de dix ans dans le secteur associatif, celui de la défense des malades du sida, avant son recrutement à la tête du service de santé publique de la ville[11], poste qu’elle a ensuite quitté pour rejoindre de nouveau le secteur associatif, cette fois sur les enjeux de « santé des femmes ». Marion L. a, quant à elle, été stagiaire à la direction de la santé de la ville puis à l’ASQ, avant de devenir directrice de l’association en 2013[12]. Lors de l’AG de l’association de 2016, elle explique quitter ce poste pour devenir coordinatrice d’un atelier santé-ville en région, avec le statut de « fonctionnaire contractuelle ».

Outre les circulations entre espaces associatif et municipal, l’étude des trajectoires des agents intermédiaires met aussi au jour la récurrence d’expériences dans l’humanitaire. C’est le cas de salariées associatives telles que Marion L., mais aussi de la plupart des salariées du service de santé publique de la ville. Travailler au sein d’une commune populaire de la Seine-Saint-Denis avec une forte proportion de migrants apparaît comme une forme de transposition, à l’échelle locale, de dispositions acquises antérieurement à l’étranger (Tissot et al., 2006), en lien pour certain-e-s avec une socialisation catholique (Siméant, 2009). Exercer son activité professionnelle à Saint-Denis peut alors être compris comme une manière de poursuivre la logique du dévouement précédemment acquise dans l’humanitaire (Collovald et al., 2002). C’est ce qui peut expliquer, au moins partiellement, que ces enquêtées associent dans leurs discours santé publique et « participation des habitants ». Agents communaux et associatifs ont en effet pour point commun de mettre en avant, dans les entretiens, une sensibilité à la « santé communautaire », à l’« empowerment » (Kirszbaum, 2001) et/ou au « développement social local » — catégories elles aussi mal définies, mais qui renvoient toutes à des pratiques impliquant « les habitants » à l’échelle locale sur des problématiques qui les concernent directement. La santé publique est alors définie positivement, car associée à la conversion de leurs expériences acquises dans l’humanitaire. À propos de ses trois années d’expériences en la matière au Burkina Faso et au Cambodge, Adeline A., « cheffe de projet » sur la « précarité » au sein du service de santé publique de la ville, explique ainsi avoir participé à des « projets de santé publique-santé communautaire »[13].

Indice du caractère instable de la définition de la santé publique, les mêmes enquêtées peuvent cependant aussi définir cette dernière plus négativement, comme une pratique imposée par le haut, qui les éloigne des habitants. Elle est dans ce cas associée à « la demande de financements », sur des « projets » et des « thématiques » spécifiques. Ces femmes ont été sensibilisées à une définition large de la santé, celle de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) qu’elles citent souvent en entretien. À l’image des médecins généralistes qui défendent une médecine « globale » et refusent de « couper en rondelles » leurs patients (Mariette et Pitti, 2016), elles défendent une santé publique « globale » contre une santé publique fragmentée. Christel V.-A. estime ainsi que « les dispositifs de financement mis en place avec la création de l’ARS » s’inscrivent « dans une logique "projet" » et non « une logique "santé communautaire" » : « On saucissonne l’activité en santé publique en plein de petits projets. »[14]

Le caractère hétérogène et mouvant des définitions de la santé publique (y compris pour une même enquêtée) n’est pas sans lien avec les évolutions de l’organisation du travail dans les années 2010. Parmi les membres du service de santé publique, trois ont été employées en tant que « référentes santé quartiers » au début des années 2000. La requalification de leur poste en « cheffes de projet en santé publique » sur différentes « thématiques » s’est faite au début des années 2010, même si elle reste associée à une répartition de leur sphère d’action par quartiers de la ville. Au sein de la direction de la santé, la santé publique comme catégorie a en effet été mobilisée et revalorisée puisqu’à cette période, le terme est également utilisé pour renommer l’un des services de la direction. Si les collaborations avec l’ASQ permettent aux agents de ce service de poursuivre en partie les actions qu’elles ont contribué à mettre en place dans la décennie 2000, elles vivent cette évolution comme les mettant à distance des « quartiers » et des usagers. Aïcha S.-C. et Adeline A. ont toutes les deux débuté à la direction de la santé comme « référentes santé quartier »[15]. L’une estime ainsi qu’avec la requalification de son poste et de celui de ses collègues, « on passe du quartier, de l’approche communautaire, à un service composé [des mêmes] professionnelles » qui mettent leur « réseau » et leur « manière de travailler avec le territoire », « au service des objectifs de santé publique cloisonnés ». L’autre va dans le même sens :

Tous ces projets de mobilisation communautaire, je les fais de moins en moins, je suis de moins en moins sur le terrain, parce que je suis sur un axe thématique santé publique qui me capte aussi beaucoup de temps. Et c’est dommage, parce que ces postes de référents santé quartier […], c’est aussi hyper intéressant parce qu’on travaille sur du long terme, sur de la réappropriation des thématiques de santé publique par les gens eux-mêmes. On est sur ce qu’on appelle de l’empowerment et dans la question de la santé, je sais que c’est très à la mode, mais c’est très important.

Pour décrire l’évolution de l’organisation du travail qui affecte la sphère associative et municipale, les enquêtées se réfèrent également à un contexte de « contractualisation » et de tension budgétaire qui génère de l’incertitude dans leur travail quotidien.

2. Créer de la cohérence pour faire face à l’incertitude : ressources et contraintes de la santé publique à l’échelle locale

Le flou de la catégorie de santé publique qui englobe des pratiques diverses constitue à la fois des ressources et des contraintes pour les acteurs locaux. C’est ce que montrent là encore les AG annuelles de l’ASQ : elles permettent d’observer la manière dont ces activités hétérogènes sont présentées, mises en cohérence et discutées par les acteurs qui en ont la charge.

2.1 Un travail aux frontières floues, des compétences hybrides

Pendant la majeure partie de l’AG de 2016, la directrice de l’ASQ, Marion L., présente, à partir d’un PowerPoint, le rapport d’activités de 2015 et les quatre « axes de travail » de l’association. Sur l’axe « organisation de rencontres pour les acteurs de santé », Marion L. insiste sur les deux journées annuelles de visite de structures de soins de la ville et sur les réunions thématiques mensuelles (sur la tuberculose par exemple) à destination des professionnels du médicosocial. La directrice de l’ASQ cite ensuite une « journée thématique » sur l’obésité organisée avec la direction de la santé à l’hôpital, des « réunions d’information » sur les questions d’« accès aux droits et aux soins » organisées avec la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) 93 et le Comité médical pour les exilés (Comède) et une projection-débat d’un film sur l’« errance ». Sur l’axe « communication sur l’actualité locale en santé », Marion L. cite l’actualisation de répertoires de professionnels, l’animation du site Internet et la lettre d’information de l’association. Sur l’axe « appui aux acteurs de proximité sur les questions de santé », elle mentionne l’aide à la création de trois « kiosques santé » et l’aide à l’organisation d’« événements grand public en santé publique » allant de la participation à des fêtes de quartiers à la tenue de stands dans le cadre de deux campagnes nationales de prévention du cancer du sein et du col de l’utérus en collaboration avec la ville, l’hôpital, l’association AIDES et le centre de santé associatif local. Elle évoque ensuite la « participation à diverses rencontres partenariales » telles que le « comité de pilotage » du Conseil local en santé mentale mis en place à la direction de la santé. Au sein du dernier axe « laboratoire local en santé », elle présente trois « projets en éducation à la santé ».

Cette présentation du bilan d’activités de l’association est emblématique de la diversité des pratiques des agents investis dans les politiques dionysiennes de santé publique. Elle donne à voir la prédominance des « actions » de « prévention » et d’« éducation à la santé » ainsi que la place importante accordée aux activités centrées sur l’accès aux droits (Warin, 2016) et aux soins. Ces registres de pratiques — « prévention médicale », « action sociosanitaire » et « hygiène publique » (Fassin, 1998 : 32-33) — sont associés à des tâches floues que l’on trouve mentionnées, mais faiblement formalisées, dans les textes nationaux relatifs à différents dispositifs de santé publique, telles que favoriser la circulation d’informations sur les « ressources en santé du territoire », ou encore encourager les échanges entre les différents acteurs locaux, publics et privés, dans une logique de « partenariat » et de « concertation ».

Le travail de santé publique est ainsi associé à une multitude d’activités visant à « informer », « communiquer » et « coordonner » les acteurs de santé, ce qui se matérialise très souvent dans la tenue de réunions. Au quotidien, une des dimensions essentielles de ce travail est en effet l’organisation de réunions — que les acteurs qualifient de travail de « réseaux » — et qui est associée à une forme de routinisation de l’informel. La présence de collations voire l’organisation de pots pour clôturer un « événement » (comme à la fin de l’AG de l’ASQ) n’a pas pour seul objectif la convivialité au travail puisqu’il s’agit aussi, pour les organisateurs associatifs ou administratifs, de faciliter les échanges informels entre les participants et d’intégrer les nouveaux arrivants. Les contraintes de travail des professionnels du médico-social sont souvent prises en compte afin d’augmenter les chances de les voir participer, certaines réunions étant ainsi fixées à l’heure du déjeuner, à l’image des réunions thématiques mensuelles organisées par l’ASQ à l’hôtel de ville.

Face à ces missions floues, l’accumulation rapide d’expériences — dans l’espace associatif tout autant que dans l’administration — conduit les agents intermédiaires à maîtriser les règlements et les rouages institutionnels des nombreuses structures, publiques et privées, en santé. Ces salariées des espaces municipal et associatif détiennent ainsi un capital bureaucratique à base technique — fondé sur l’expertise, il s’acquiert relativement rapidement, par distinction du capital bureaucratique d’expérience acquis sur du long terme au sein de l’univers administratif (Bourdieu et Christin, 1990).

Leur formation généraliste, non technique, leur permet parallèlement de mobiliser de nombreux concepts pour légitimer leurs activités. Ces agents de santé publique ont en effet le plus souvent suivi des formations universitaires en sciences humaines et sociales (SHS) : en anthropologie, en économie ou en littérature par exemple. Celles-ci ont souvent été suivies de spécialisations en « gestion de projet » et/ou en santé publique. Après des études universitaires en géographie, Marion L. s’est ainsi spécialisée en géographie de la santé; pendant ses études d’infirmière, Adeline A. raconte, quant à elle, avoir eu « envie de faire de la promotion de la santé » et s’être donc dirigée ensuite vers un diplôme de « coordination de projet de développement en santé »[16]. La maîtrise et le recours à des concepts tels que ceux de « santé communautaire » et d’« empowerment », s’expliquent aussi par le fait qu’elles ont pu les expérimenter lors d’engagements associatifs préalables, notamment dans le contexte de la montée en puissance des associations de malades à partir de la fin des années 80 (Pinell, 2002). Leur capacité à jouer de ces concepts face aux institutions est également liée à leur socialisation professionnelle auprès d’épidémiologistes ou de médecins de santé publique. C’est à travers ces outils conceptuels et cognitifs qu’elles appréhendent les quartiers populaires où elles développent une partie de leurs activités.

2.2 Produire des chiffres et des publics pour se maintenir : les appropriations locales de la gestion par projet

Dans sa présentation du rapport d’activités lors de l’AG de 2016, la directrice de l’ASQ Marion L. précise également le nombre moyen de participants aux différentes actions, par exemple 35 personnes en moyenne pour les deux journées de visite de structures de soins de la ville et pour les réunions mensuelles thématiques. Pour ces dernières, le « taux de satisfaction » sur les 77 questionnaires recueillis est de 100 %. Concernant les trois « projets innovants », Marion L. cite le chiffre de 80 familles ayant participé au « projet d’évaluation de l’impact de bons d’achat sur la consommation de fruits et légumes en familles précaires », mené avec le ministère de la Santé et l’université Paris 13. Le second « projet en éducation nutritionnelle » devra quant à lui permettre de toucher plusieurs quartiers puisqu’un camion a été loué et aménagé pour proposer des activités ludiques sur l’alimentation dans les écoles. Mené dans un quartier de la ville depuis plusieurs années, le troisième concerne la pratique de l’activité physique. Le « chargé de mission » sur ce projet présente les trois « axes » : « offre » de sport, « communication » sur cette offre et « aménagement territorial » avec la ville et la communauté de communes. L’« évaluation » des actions menées a été réalisée avec l’Université Paris 13. Alors que l’objectif était d’« augmenter de 20 % le nombre d’habitants faisant 30 minutes d’activité physique par jour », il annonce comme « résultat » une « augmentation de 32 % ». Dans son « bilan quantitatif », Marion L. cite au total « 2 702 habitants touchés par ces recherches-actions ». Plusieurs participantes, dont l’élue à la santé de la ville, adressent leurs félicitations à l’équipe de l’ASQ. L’infirmier en stage à l’ARS confirme que l’association, et plus largement « l’hyperactivité » de Saint-Denis, sont « reconnues » à l’échelle régionale.

Le contexte de travail des agents intermédiaires enquêtés est marqué par le renforcement de la « territorialisation » des politiques de santé (Jabot et Loncle, 2007). Entamé dans les années 80 avec la décentralisation, le processus de « territorialisation » de l’action publique ne correspond pas à un retrait de l’État, mais au fait que les collectivités locales doivent suivre des orientations nationales essentiellement procédurales (Behar et al., 1998). Accentuée par la loi de 2009, cette territorialisation est présentée dans les textes institutionnels comme devant permettre une action publique « transversale » et « adaptée » aux contextes locaux, notamment grâce à la réalisation de « diagnostics » sur les « besoins de la population » locale, de « partenariats » publics-privés et d’« évaluations ». Comme le montrent les observations réalisées, ces différents termes sont repris par les acteurs locaux, dans leurs discours et leurs pratiques. On voit ici en actes la diffusion du « nouveau » management public au sein de la fonction publique et du secteur associatif responsable de mener des politiques publiques.

Portée par la politique de la ville et l’ARS, la logique de gestion par projet — qui fait écho à « la culture des projets » acquise notamment dans l’humanitaire avec d’autres objectifs — est ainsi intégrée par les agents intermédiaires des secteurs municipal et associatif. La présidente de l’ASQ conclut l’AG de 2016 en soulignant la nécessité d’« être vigilants sur les appels à projets » pour « continuer dans le champ des expérimentations ». Dans sa présentation du bilan financier, la directrice insiste, elle, sur l’augmentation des subventions reçues grâce aux « recherches-actions » (de 135 000 euros en 2014 à 240 000 en 2015). Ces prises de parole laissent apparaître l’exigence d’expérimentations venant du niveau central. Souvent menées à l’échelle d’un quartier, ces expérimentations peuvent constituer une opportunité de financement pour tenter d’assurer des formes de continuité dans les politiques locales, mais les agents intermédiaires peinent à les étendre à la ville dans son ensemble et à les faire entrer dans le « droit commun ». Par exemple, pour le projet relatif à l’activité physique initié dans un quartier en réponse à un appel d’offres de la politique de la ville, la participation financière de la politique de la ville a fortement chuté avec les années et le ministère de la Santé a fini par se retirer, malgré la large communication sur la réussite du projet et sur son exemplarité. Ce caractère non pérenne des financements contraint donc les agents locaux à être perpétuellement à la recherche de « partenariats » avec de multiples acteurs publics et privés ou semi-privés, associatifs ou philanthropiques, à l’instar de la Fondation de France. Notre enquête rend ainsi compte de la situation d’incertitude permanente dans laquelle se trouvent ces agents intermédiaires dont les activités dépendent directement de l’ampleur des restrictions budgétaires aussi bien à l’échelle locale, régionale que nationale.

En réponse à cette incertitude, ces salariées ont dès lors développé dans l’exercice quotidien de leur métier des compétences spécifiques pour intégrer cette logique de l’expérimentation permanente. Plus qu’expertes en santé, elles se retrouvent expertes en « projets de santé publique ». Une partie importante de leur activité réside dans le « montage de projets », la réalisation de « diagnostics » territoriaux, à l’échelle de quartiers ou encore la rédaction de rapports d’« évaluation » et de synthèse. Entre bricolages institutionnels et financiers, elles ont une forte capacité d’adaptation pour obtenir de la municipalité des embauches sur leurs « actions », à l’image du recrutement d’« un mi-temps de diététicienne » qu’elles ont négocié auprès de la municipalité pour le camion circulant dans les écoles. L’enjeu est d’autant plus fort lorsqu’il s’agit, pour celles employées en CDD, de maintenir leur emploi. Ces agents mobilisent ainsi un savoir-faire institutionnel propre qui leur permet de s’insérer dans les multiples dispositifs nationaux et régionaux qu’elles parviennent à maîtriser malgré leurs évolutions constantes.

Pour s’octroyer des marges d’autonomie dans leur travail, ces salariées combinent constamment trois entrées : par le territoire (les « quartiers » de la politique de la ville), par des thématiques (« santé nutritionnelle », « mentale » ou « environnementale » présentées comme « prioritaires » à l’échelle nationale et régionale) et par des catégories de publics « cibles » (« les jeunes », « les femmes » ou « les plus précaires »). Si elles adoptent une position de distance critique par rapport aux réformes et injonctions nationales, elles sont contraintes d’investir les dispositifs existants et de faire leurs les catégories employées au sommet de l’État, en tentant d’articuler segmentations spatiale, thématique et populationnelle. L’une des « cheffes de projet » du service de santé publique regrette de devoir passer de plus en plus de temps à faire des « bâtons » pour les demandes d’« évaluation » de l’ARS, mais elle déclare en entretien avoir besoin que ses « actions » soient « évaluées » par des médecins en santé publique pour l’aider à « innover » tout en gardant des moyens constants. Plus généralement, les critiques que ces agents formulent vis-à-vis de la gestion par projet et de l’évaluation ne s’opposent pas à une intégration de ces logiques et des contraintes de restrictions budgétaires dans leurs pratiques de travail.

La logique du chiffre est ainsi très fortement intégrée aux pratiques locales. Les agents intermédiaires citent régulièrement des chiffres pour faire preuve de leurs activités en matière de « prévention » ou d’« accès aux droits et aux soins ». La répétition de données chiffrées pendant la présentation de Marion L. à l’AG de l’ASQ en est aussi une illustration. Le nombre de « participants » aux différentes actions (basé sur les listes de présence qui circulent systématiquement), le taux de satisfaction (établi d’après les questionnaires mis à disposition des « participants » lors des actions), les estimations du nombre d’« habitants touchés » par les projets sont utilisés, par ces salariées, comme des indicateurs de l’utilité de leur travail, là où les professionnels du soin ou les assistantes sociales peuvent objectiver la prise en charge médicale ou sociale de patients par leurs « files actives ». À l’inverse des professionnels de santé, les enquêtées n’ont pas de publics captifs et une partie de leur activité consiste de fait à construire des publics au gré des projets, à l’image des « 80 familles recrutées » (au lieu des 300 prévues) sur le « projet de santé nutritionnelle ». L’enjeu n’est pas tant de produire des indicateurs d’efficience que de prouver que des actions sont menées et qu’elles « touchent » des publics, qu’ils soient composés de professionnels de santé ou d’habitants.

L’importance donnée à ces chiffres renvoie à la nécessité, pour ces agents, de légitimer leur « fonction » auprès des élus locaux et auprès de leur direction. Revalorisée dans les discours politiques depuis les années 90, la santé publique et les pratiques qui y sont associées restent globalement dominées dans les faits. La « participation des habitants », des « phases » de « diagnostics » aux « évaluations », est dès lors une ressource face aux institutions qui accordent des financements sur des « projets » censés étayer la « démocratie sanitaire ». Aussi l’argument de la prise en compte des « besoins de santé » des populations pour orienter les décisions publiques en matière de santé apparaît-il comme une « fiction » à laquelle doivent se conformer non seulement les agents de l’État (Déplaude, 2009), mais aussi les agents locaux, municipaux et associatifs. Les usages que ces derniers font des chiffres peuvent alors s’analyser comme une manière de donner une cohérence administrative à un univers hétérogène, tout en restant en accord avec leurs engagements, humanitaires et associatifs, passés et actuels. Par le biais de la fiction du chiffre s’élabore un discours d’uniformisation qui vise le maintien et la légitimation des pratiques en santé publique.

Conclusion

Les agents intermédiaires sur lesquels porte notre recherche sont pris dans des logiques hiérarchiques ou de dépendance qui contrastent avec l’idée d’une santé publique horizontale. La précarité des contrats de travail et la nécessité de trouver des financements pour maintenir leur emploi et/ou leurs « actions en santé » expliquent les effets de cadrage puissants des injonctions nationales et régionales sur les pratiques locales, y compris au sein d’une municipalité communiste investie depuis longtemps sur les questions de santé. La position de ces agents fait ainsi écho à celle d’une santé publique conjointement revalorisée dans les discours à l’échelle nationale depuis les années 90 et marginalisée dans les pratiques. Parce que ces agents municipaux et associatifs mettent en place des politiques de santé publique avec des moyens réduits, ils s’approprient les injonctions nationales en tentant d’articuler deux types de logiques : celles du « nouveau » management public et de la politique de la ville forgées par les élites administratives, et celles façonnées à partir de leurs propres conceptions et pratiques de la santé publique.