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En 1850, l’Assemblée législative du Canada-Est adopte l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada. Cette loi définit pour la première fois quelles sont les personnes admises légalement en tant qu’Indiens ou Indiennes, avec tous les droits que cela représente, dont l’accès aux terres et propriétés réservées pour leur usage exclusif. Parmi les personnes admises se trouvent ceux et celles qui sont mariés à des autochtones et établis sur des terres réservées, ainsi que leurs enfants. Cette loi suscite toutefois le mécontentement de plusieurs chefs autochtones de villages de la vallée du Saint-Laurent qui y voient une ouverture à l’établissement de Blancs parmi eux. Ils rédigent une pétition dans laquelle ils expriment leurs craintes :

Grand Père, tu sais qu'il n'est pas permis a [sic] un blanc qui se marie à une sauvagesse de jouir des droits des Sauvages, […]. Les blancs, vois tu Grand Père viendraient en grand nombre et nous compterions alors si peu parmi eux que tu ne pourrais plus nous distinguer.

BAC 1850d

Ils réclament alors des amendements aux critères de l’indianité définis par la loi de 1850 sous prétexte que celle-ci est contraire à leurs propres lois matrimoniales, qui suivraient un principe patrilinéaire (le statut viendrait du père) et patrilocal (la femme devant s’établir dans la communauté de l’homme). Afin que la loi soit conforme à leur propre tradition, ils demandent que des balises genrées encadrent les critères légaux définissant le statut indien. En 1851, la loi est amendée pour y introduire un biais sexiste : les hommes blancs mariant des femmes autochtones ne peuvent acquérir le statut indien et avoir ainsi le droit de résider sur des terres réservées, alors que les femmes blanches épousant des hommes autochtones deviennent autochtones et peuvent s’établir dans la communauté de leurs époux.

Les chefs de Kahnawake figurent parmi les signataires de la pétition. Pourtant, en matière de mariage, les Mohawks étaient reconnus pour accorder beaucoup de pouvoir aux femmes de la famille et pour adopter une tradition matrilinéaire (le clan se transmet par la mère) et matrilocale (un homme marié va s’établir parmi la famille de son épouse), et ce, de façon accrue aux xviie et xviiie siècles (Trigger 1978 ; Viau 2000). Est-ce que cela signifie qu’en 1850 les règles qui encadrent les mariages dans cette communauté ont déjà évolué vers la patrilinéarité et la patrilocalité ? Dans le cas contraire, qu’est-ce qui explique que des chefs mohawks invoquent des coutumes matrimoniales contraires à celles qui ont cours dans leur communauté ? Et puisque l’intégration de Blancs par les mariages constitue une source d’anxiété en ce qui concerne la pérennité de peuples autochtones distincts, qu’est-ce qui explique qu’elle pose soudainement problème dans cette période alors qu’elle était acceptée auparavant ?

Cet article met en lumière la façon dont les événements en cours dans la communauté mohawk de Kahnawake dans les décennies 1830 et 1840, territoire alors appelé « seigneurie du Sault Saint-Louis », ont contribué à l’évolution des normes qui encadrent les mariages entre Mohawks et Blancs et, ce faisant, ont amené les législateurs à introduire un biais sexiste dans les premières lois sur les Indiens. Les lois de 1850 et 1851 feront écho à ces décennies de négociations hostiles au sujet de la place à accorder aux Eurocanadiens ayant acquis des propriétés sur les terres autochtones de la vallée du Saint-Laurent, notamment par le biais de mariages avec des femmes autochtones.

Bien que les Iroquois du Sault soient traditionnellement matrilocaux et matrilinéaires, dans la première moitié du xixe siècle certains d’entre eux soutiennent l’existence de « lois » anciennes ou de traditions qui conçoivent le droit de posséder une résidence au village selon des normes raciales biologiques, patrilinéaires et patrilocales. Leur discours est toutefois influencé par des intérêts immédiats, d’ordre économique et politique, qui se manifestent à l’échelle locale mais dont la portée dépasse largement la communauté mohawk. Au sein d’une communauté divisée au sujet de la place à accorder aux étrangers, il devient avantageux pour certains individus, qu’ils soient mohawks, représentants de l’État ou autres, d’instrumentaliser la question de l’intégration de Blancs par le mariage. En véhiculant un discours qui normalise la patrilinéarité, ils excluent des individus considérés comme préjudiciables envers leurs intérêts politiques et économiques, personnels ou collectifs.

À l’instar de toutes les sociétés humaines, la communauté de Sault Saint-Louis ne constitue pas un groupe homogène. Cet article présentera comment, dans les décennies 1830 et 1840, le débat s’oriente effectivement autour de deux discours contradictoires qui participent au processus de construction d’une frontière identitaire. Ces discours établissent différents critères raciaux et genrés pour départir qui, après un mariage entre autochtone et Blanc, est réputé appartenir ou non à la communauté, et pour définir la place à accorder à leurs enfants dans la communauté. Alors qu’un discours soutient qu’il est possible de catégoriser les gens en tant qu’autochtones ou Blancs selon l’endroit où ils se situent par rapport à la frontière raciale et genrée, l’autre s’y oppose. En d’autres termes, d’une part, certains individus du Sault (autochtones ou non) cherchent à revoir l’acceptabilité des mariages autochtones-Blancs en introduisant des critères raciaux biologiques et patriarcaux pour les encadrer, et ce, au nom d’intérêts politiques et économiques, personnels ou collectifs. D’autre part, des individus désirent maintenir des critères plus inclusifs, où l’appartenance d’un individu à la communauté est basée sur sa culture et ses relations interpersonnelles. Que cette frontière identitaire et les catégories qu’elle sépare soient réelles ou imaginées, à partir du moment où des gens y croient et orientent leurs actions en conséquence elles ont un impact concret dans la vie de ceux et celles dont est contesté le droit de demeurer sur les terres réservées et de recevoir les présents alloués aux autochtones. En soutenant l’existence d’une frontière identitaire, on cherche à la créer[1]. Cela ne signifie pas pour autant qu’une telle frontière existe, notamment lorsque les mariages autochtones-Blancs et le métissage qui s’ensuit mettent en évidence l’ambiguïté inhérente de catégories fondées sur la race et le genre.

Historiographie

Les historiens ayant écrit sur l’histoire des mariages autochtones-Blancs en Amérique du Nord ont pour la plupart limité leurs recherches à des aires géographiques et des périodes qui excluent le Bas-Canada et le Canada-Uni. Plusieurs des ouvrages portant sur le sujet concernent les États-Unis où des lois anti-miscégénation régulaient les mariages pas seulement avec les autochtones, mais aussi avec les Noirs et personnes de toute autre origine (Pascoe 1991, 2009 ; Ellinghaus 2002 ; Jacobs 2002 ; Cahill 2008 ; Genetin-Pilawa 2008). Quant aux historiennes s’intéressant au Canada, elles orientent leurs recherches surtout sur l’Ouest et les Prairies (Perry 2001 ; Van Kirk 2002 ; Bradbury 2005 ; Carter 2008). En ce qui concerne le Québec, l’intérêt à l’égard des mariages autochtones-Blancs se manifeste essentiellement dans l’étude des concepts de race et d’identité dans la période de la Nouvelle-France (Belmessous 2004, 2005 ; Aubert 2004 ; Havard 2009). Aucun historien n’a cependant fait, des mariages entre les autochtones et les Blancs dans la vallée du Saint-Laurent au xixe siècle, le sujet d’une recherche approfondie.

Les quelques historiennes s’étant penchés sur ce phénomène au Canada se sont surtout concentrées sur l’aspect législatif depuis le point de vue de l’État colonial, plus spécifiquement sur les lois discriminatoires à l’égard des femmes autochtones adoptées entre 1850 et 1900 (Jamieson 1978 ; Lawrence 2003 ; Carter 2008 ; Thompson 2009). Ces lois définissent selon des critères patrilinéaires le statut légal de « l’Indien », en établissant le droit d’une femme (blanche ou autochtone) d’être reconnue comme telle sur la base d’un critère racial et genré, soit celui de la « race » de son époux ou de son père. Ainsi, progressivement, la législation reconnaît aux femmes blanches la possibilité d’acquérir des droits autochtones par leur mariage avec un autochtone, dont le droit de demeurer sur des terres réservées, alors qu’elle refuse ces mêmes droits à des femmes autochtones ayant épousé un Blanc. Depuis les ouvrages pionniers de Jennifer Brown (1980) et Sylvia Van Kirk (1983, 1987) sur le rôle des femmes autochtones dans la traite de la fourrure, les historiens qui désirent une compréhension plus approfondie de la complexité des relations interculturelles, notamment au sein du mariage, ont développé une sensibilité accrue envers l’usage des différentes catégories d’analyse que sont la race, le genre et la classe sociale. Les historiennes ayant étudié les lois sur les Indiens ont ainsi mis en évidence l’impact différencié qu’a eu l’introduction d’un biais sexiste sur les personnes autochtones selon le genre, la classe et la race.

Toutefois, peu d’études s’intéressent spécifiquement aux événements qui sont à l’origine de l’introduction dans les lois d’un tel biais sexiste. Les historiens et anthropologues ayant abordé la question le font indirectement, laissant de côté l’analyse genrée, alors que leur travail se concentre sur d’autres sujets, tels que l’identité collective, la citoyenneté ou le territoire, qui influencent ou sont influencés par les normes matrimoniales et leur représentation légale[2]. Aucun auteur s’attardant à l’histoire de Kahnawake au xixe siècle n’a cependant pu ignorer ce sujet, puisque l’union entre les Blancs et les Mohawks, de même que le métissage qui s’ensuit, constitue une composante incontournable des relations sociales et politiques de cette communauté à l’époque (Sossoyan 1999 ; Simpson 2003 ; Reid 2004 ; Rueck 2013).

De concert avec la nouvelle histoire impériale britannique, le projet colonial et la construction des identités nationales constituent des thèmes centraux dans plusieurs études des mariages en contexte colonial. Les historiennes analysent la dynamique entre, d’une part, les structures impériales qui cherchent à imposer des hiérarchies raciales et genrées conformes à la société colonisatrice, et, d’autre part, la réalité de chaque colonie qui, par ses particularismes locaux, force les représentants coloniaux à s’adapter et à innover (Stoler 2001 ; Bradbury 2005 ; Perry 2001 ; Carter 2008). En s’attardant aux domaines de l’intimité, tels que la sexualité, la famille et le mariage, où se confrontent les différentes valeurs culturelles, elles mettent en évidence la construction discursive des genres, de la race et de la classe dans la société coloniale. Il est dès lors impossible de se limiter à présenter les femmes (ainsi que l’ensemble des communautés autochtones) comme étant uniquement des victimes de lois coloniales sexistes dont le but est de reproduire les distinctions genrées et raciales de la société eurocanadienne patriarcale, imposées de façon unilatérale par l’État britannique, puis par l’État canadien. Bien qu’il soit juste de reconnaître le caractère colonialiste de ces lois, la réalité est pourtant loin d’être aussi simple car, même au sein de ce cadre colonial, d’autres acteurs autochtones et non autochtones participent eux aussi aux discours en vigueur sur les mariages autochtones-Blancs entre 1820 et 1850 et forcent les autorités coloniales à adapter la législation en conséquence.

Les historiennes Lykke de la Cour, Cecilia Morgan et Mariana Valverde affirment que dans le processus de formation de l’État canadien à la mi-xixe siècle, la régulation sociale doit toujours être analysée de façon multidimensionnelle (De la Cour, Morgan, Valverde 1992). Les lois qui ont un impact sur l’organisation genrée de la société ne peuvent donc être comprises comme émanant uniquement d’une volonté politique masculine à définir légalement les normes genrées qui encadrent la société, car bien souvent elles sont le résultat (possiblement non intentionnel) de la régulation d’autres enjeux, notamment de dimension économique, raciale ou morale. Ces historiennes soutiennent que l’appareil législatif de l’époque vise d’abord la protection de la propriété privée et la légitimation de l’État lui-même. Conséquemment, dans le cas qui nous intéresse, soit celui des normes et lois qui encadrent la tenue de mariages autochtones-Blancs, l’État chercherait d’abord à légiférer non pas sur les normes raciales et genrées qui balisent ces unions matrimoniales, mais sur des enjeux relatifs à la propriété et la race. Par propriété, nous entendons le statut accordé aux terres réservées et le droit exclusif des autochtones d’y demeurer, d’en exploiter les ressources et d’y recevoir des présents. Quant à la race, au xixe siècle, il s’agit d’un concept légitime pour distinguer du reste de la société bas-canadienne les « Indiens » ayant droit à cette propriété autochtone. Ce faisant, l’organisation genrée et raciale de la société s’en trouve modifiée, d’abord parce que sont mis en place des critères patrilinéaires pour encadrer l’intégration de Blancs parmi les détenteurs de statut indien par des mariages entre Blancs et autochtones, mais aussi parce qu’une distinction est introduite entre les droits concédés par le mariage aux femmes blanches et ceux des femmes autochtones qui se voient désormais légalement exclues de leur communauté à la suite de telles unions.

Dans le présent article, nous abondons dans ce sens, considérant que ces lois de nature colonialiste constituent la réponse de l’État colonial face aux pressions territoriales et raciales qu’exerce la société eurocanadienne sur les communautés autochtones de la vallée du Saint-Laurent dans la première moitié du xixe siècle. Nous soutenons cependant qu’il est erroné de présenter l’adoption légale de balises matrimoniales appuyées sur une définition patrilinéaire de « l’Indien » uniquement du point de vue de l’État colonial, et de se limiter à comprendre la rédaction des lois de 1850 et 1851, qui introduisent un biais sexiste, uniquement sous la perspective d’une loi colonialiste imposée unilatéralement sur l’ensemble des communautés autochtones qui la subissent. Nous avançons que, si les actions entreprises par l’État colonial en vue de gérer la question des territoires et du statut autochtones ont affecté la régulation des genres au Bas-Canada, il en va de même des actions entreprises par les gouvernements autochtones locaux et autres personnes détentrices (ou contestatrices) de pouvoir dans ces communautés. Il importe donc de s’attarder à la dynamique interne des communautés autochtones et de porter attention au rôle des différents acteurs à l’échelle locale, afin de bien comprendre le sens et les implications genrées des premières lois sur les Indiens au sein des communautés autochtones.

Le conflit de la traverse

À Kahnawake dans les années 1830 et 1840, le conflit au sujet de l’intégration des Blancs par le mariage avec des femmes mohawks et de l’acceptabilité de leurs enfants se manifeste essentiellement dans la lutte qui oppose deux personnes influentes de la communauté, soit George de Lorimier et Ignace Delisle, ainsi que leurs appuis respectifs chez les chefs, le missionnaire et le département des Affaires indiennes (DAI)[3]. Bien que la présence de Blancs sur les terres domaniales de la seigneurie du Sault Saint-Louis ait déjà provoqué des tensions depuis les années 1810 (Rueck 2013), c’est la querelle qui oppose De Lorimier et Delisle au sujet de l’octroi d’une licence pour opérer la traverse entre Kahnawake et Lachine qui, à partir de 1833, réoriente ces dissensions vers la présence de certaines personnes nées au village ou adoptées par des Mohawks dans leur enfance. Ces événements s’inscrivent dans un processus de racialisation des rapports sociaux qui s’articule à Kahnawake depuis les années 1820 (Vien 2013) et, en jouant sur la corde sensible de la présence de Blancs au village, ils précipitent la communauté vers un conflit d’ordre identitaire dans lequel chaque parti est porteur d’une vision distincte de ce qui définit les hommes et les femmes appartenant à leur communauté. À ces divisions internes s’ajoute l’intervention de James Hughes et de Bernard St-Germain, respectivement surintendant du district de Montréal et interprète employés par le DAI, qui attisent les tensions alors qu’ils se rangent du côté du parti qui sert leurs politiques budgétaires coloniales en matière de distribution de présents pour les autochtones.

Les deux hommes qui sont à l’origine de ce différend sont George Oronhiatekha de Lorimier et Ignace Kaneratahere Delisle. Tous deux nés à Kahnawake, ils détiennent de la notoriété et de l’influence au village et sont mus par l’intérêt personnel d’opérer le commerce lucratif de la traverse[4]. En 1833, De Lorimier obtient une licence pour opérer un traversier contre la volonté des six grands chefs et en demande une autre pour ouvrir une auberge destinée uniquement aux voyageurs. Il fait alors compétition au commerce de traverse qu’opère Ignace Delisle. En 1834, trois grands chefs du Sault déclarent qu’une seule traverse suffit. Ils demandent à la Cour des sessions de la paix d’octroyer la licence à Delisle, ce qui est refusé car trois autres chefs et le missionnaire appuient George de Lorimier. Face à l’impasse, Delisle s’allie à Bernard St-Germain pour entreprendre de discréditer de Lorimier sur la base de ce qui le distingue de son adversaire, soit le fait que son père, le Major Guillaume Chevalier de Lorimier qui avait été agent du DAI au Sault Saint-Louis de 1783 à 1825, est un Blanc. Cet élément devient prétexte à contester la victoire de George de Lorimier, en avançant l’argument selon lequel le fils d’un homme blanc, bien que sa mère soit mohawk et que lui-même soit né à Kahnawake, est lui-même un Blanc.

La première mention stipulant que De Lorimier ne peut obtenir la licence parce qu’il n’est pas mohawk est une pétition rédigée par une partie des chefs du Sault et présentée à la Cour des sessions de la paix en avril 1834 :

Que les dits Sauvages ont seul le droit d’avoir et tenir une traverse du village de Caughnawaga de Lachine, vis à vis, attendu qu’il n’est permis à qui que ce soit de s’établir audit village, sans une license [sic] du Gouverneur de la Province.

Que George De Lorimier, qui n’est pas un des dits Sauvages, ce qui est violation de la loi, réside cependant au dit village a frauduleusement obtenu l’année derniere [sic] une license [sic] pour traverser dudit village à Lachine susdits.

BAC 1834a

Dans une seconde pétition rédigée par une partie des chefs en juin, le nom de George de Lorimier apparaît formellement pour la première fois dans une liste de Blancs à expulser du village (BAC 1834b). Il devient cependant rapidement évident qu’il n’y a pas de consensus parmi les villageois pour affirmer que De Lorimier n’a pas sa place parmi eux. Dans une contre-pétition écrite en juin, d’autres chefs et villageois dénoncent que ce soit au nom d’intérêts personnels et par vengeance que l’on médise sur De Lorimier et que l’on risque de créer des scissions parmi les membres de la communauté (BAC 1834c). Le caractère soudain et personnel du litige explique d’ailleurs qu’aux yeux de plusieurs l’idée que George de Lorimier soit un étranger constitue une nouveauté introduite à titre d’argument intéressé. Le missionnaire du lieu, Joseph Marcoux, l’exprime d’ailleurs très bien dans sa rétrospective des événements.

La cour de Montréal ayant accordé à Lorimier la continuation de sa licence et refusé l’autre sauvage, on ne s’en tint pas là ; on voulait l’emporter d’une manière ou d’une autre. Alors on fit la belle découverte que Lorimier n’était pas sauvage, et qu’on devait, comme blanc, le chasser du village.

ADSJL 1835

Cette « découverte » va en effet à l’encontre de la tradition d’acceptation de Blancs dans la communauté lorsqu’il s’agit de personnes habitant le village depuis l’enfance, fussent-elles adoptées ou nées d’un mariage autochtone-Blanc (Vien 2013). Ce sont donc en grande partie des intérêts d’ordre économique et des luttes de pouvoir qui sont à l’origine de ce qui deviendra un débat identitaire.

À partir de 1834, George de Lorimier devient aux yeux de ses détracteurs le principal « Blanc » à chasser du village. Ils maintiennent donc un discours qui établit la « non-indianité » de tous les enfants issus des mariages autochtones-Blancs. Il s’ensuit plus d’une décennie de partage de l’opinion publique et de lutte pour faire reconnaître ou non le statut d’Indien à De Lorimier, ainsi que son droit de résider sur les terres réservées, d’y tenir un commerce lucratif et de recevoir des présents. Par extension, ce litige concerne directement la question de savoir s’il faut accorder ou non aux époux ayant contracté une union autochtone-Blanc le droit de demeurer sur les terres réservées et celui de transmettre à leurs enfants leurs propriétés, ainsi que le droit d’appartenir à la communauté et d’être reconnus en tant qu’autochtones.

La racialisation des rapports sociaux

En choisissant d’identifier De Lorimier comme Blanc, ses opposants jouent sur un sujet déjà sensible à Kahnawake dans les années 1820, soit la présence indésirable de certains Blancs venus s’établir parmi la communauté sans autorisation et dont les agissements sont réprouvés (Vien 2013). Ces étrangers sont accusés d’adopter des comportements débauchés, tels la vente d’alcool et le concubinage, et d’avoir des intérêts matériels et économiques nuisibles ou concurrentiels à ceux des Mohawks. De plus, certains d’entre eux épousent des Mohawks, mariages en vertu desquels ils considèrent acquérir des droits sur les terres réservées puisqu’ils y élèvent leurs « enfants indiens ». Ces unions suscitent particulièrement la grogne puisque ces hommes mariés deviennent beaucoup plus difficiles à évincer des terres autochtones. Considérant les agissements répétitifs de certains hommes blancs, certains villageois en viennent à associer leurs comportements nuisibles à l’ensemble des Blancs présents au village. Ils construisent une image négative de ceux-ci dans le but de les chasser définitivement. Les années 1820 sont ainsi le théâtre d’une racialisation croissante des rapports entre les Iroquois du Sault et les étrangers établis au village, alors que prend forme un discours essentialiste qui associe les Blancs à des comportements et des gestes inacceptables (Beaulieu 2012). Compte tenu du contexte, le fait d’identifier De Lorimier comme Blanc instrumentalise de façon intéressée les relations tendues entre les membres de la communauté mohawk et les étrangers établis parmi eux. Cela porte le discours racial plus loin, en affirmant que les caractéristiques essentielles des hommes blancs sont nécessairement transmises à leurs enfants, ce qui fait de ces derniers des Blancs.

Cette récupération à des fins partisanes de discours raciaux en circulation dans la communauté est source de division, puisqu’elle remet en question les principes de matrilinéarité et de matrilocalité, ainsi que les traditions d’intégration d’enfants d’origines variées. En effet, encore au début du xixe siècle, des femmes mohawks transmettent l’appartenance au clan et détiennent un fort droit de regard dans le choix des époux de leur famille (Vien 2013). Il n’est pas rare qu’elles éduquent des enfants dont les pères ne sont pas mohawks (Sossoyan 2009). En 1852, un observateur externe en visite à Kahnawake témoigne ainsi du rôle central des mères dans cette société qui conserve encore des traditions matrilinéaires :

[...] le commerce des blancs a jeté dans les tribus, tant de bois-brûlés, tant d'épidermes disparates, qu'ils ne mettent plus en doute la suprématie des femmes, sous ce rapport. Ils tiennent pour maxime, que l'enfant appartient à la mère, et que le père n'en est, comme disait Balzac, que l'éditeur responsable.

cité dans Rueck 2013 : 161

Une grande partie de la population de Kahnawake étant métissée, tous sont affectés par la redéfinition des traditions et des frontières identitaires. Le conflit de la traverse, remis dans son contexte de tensions raciales, amène donc la création de factions qui véhiculent différentes conceptions de l’autochtone et du Blanc et qui établissent différents critères d’appartenance à la communauté. D’une lutte de pouvoir et d’intérêts au service de laquelle a été instrumentalisé le mariage autochtone-Blanc, le débat se déplace vers un conflit à l’échelle de la communauté. Il est dès lors intéressant de se pencher sur les différentes définitions de l’autochtone et du Blanc véhiculées de 1830 à 1850, et la façon dont évolue la perception des mariages autochtones-Blancs et de leurs enfants au fur et à mesure que sont redéfinies les frontières identitaires.

La race et le genre comme critères d’appartenance

Dans les années 1830 et 1840, une partie du village, dont les principaux représentants sont Ignace Delisle et les chefs qui l’appuient, épaulés par Bernard St-Germain et James Hughes du DAI, fait la promotion d’un discours qui établit l’appartenance au groupe en des termes biologiques et patriarcaux. Selon eux, pour être mohawk, il faut être né d’un père mohawk et agir nécessairement tel un Mohawk. Il s’agit d’une définition raciale de l’individu où les traits culturels essentiels sont considérés comme étant héréditaires par la lignée paternelle. Ainsi, George de Lorimier serait forcément un Blanc et ce, sans égard à son lieu de naissance, son éducation et l’origine de sa mère.

Bien que Delisle, Hughes, St-Germain et leurs alliés ne formulent jamais clairement les paramètres qui définissent l’« Indien pur sang », leur conception raciale biologique et genrée se manifeste néanmoins dans les actions qu’ils entreprennent et les propos qu’ils tiennent. En juillet 1834, James Hughes, le surintendant du district de Montréal, réalise une enquête à Kahnawake dans le but d’entendre les chefs s’exprimer sur le litige de la traverse. Il rapporte en ces termes le témoignage des chefs qui souhaitent l’expulsion de George de Lorimier.

2e Question – Considérez-vous que George de Lorimier est un Homme blanc, et l’estimez-vous ainsi.

Réponse – Certainement nous le considérons ainsi, il est le fils d’un homme blanc. Selon les lois de notre tribu tous les enfants d’hommes blancs qui prennent des femmes indiennes comme épouses sont considérés comme blancs. Et vice versa. Toutes les femmes blanches qui marient des Indiens sont considérées comme indiennes, ainsi que leurs enfants.

BAC 1834d, notre trad., nous soulignons

Il s’agit ici de la première mention, de la part de Mohawks de Kahnawake, d’une tradition matrimoniale basée sur des principes raciaux biologiques et patriarcaux conformes à ceux qui sont promus par l’État colonial. En 1834, les Mohawks n’adhèrent pas tous à la vision chrétienne du mariage (Vien 2013), mais dans un contexte où le parti de Delisle cherche à faire valoir ses intérêts et à expulser De Lorimier du village, cette référence à ces « lois de notre tribu » devient un argument de poids pour gagner son point. En énonçant en ces termes la tradition, on cherche à la redéfinir, à remanier les paramètres qui encadrent l’intégration d’étrangers par les mariages dans le but de limiter des compétiteurs gênants de la vie économique et politique du village.

Pour démontrer que De Lorimier est effectivement un Blanc, ses opposants associent son comportement à celui des étrangers dont on cherchait l’éviction dans les années 1820 (Vien 2013). On l’accuse notamment de distribuer de l’alcool et de tenir des commerces lucratifs en compétition avec les villageois (le traversier est l’exemple le plus probant). De plus, on lui reproche d’accumuler des propriétés au détriment des autres, puisqu’il a hérité ses biens de son père, qui les aurait acquis de façon indue. Ces accusations sont toutefois nouvelles, elles arrivent au moment où De Lorimier demande le renouvellement de sa licence de traverse. Dans l’enquête tenue en juillet 1834, les chefs mohawks qui s’opposent à lui admettent qu’« auparavant George de Lorimier était bon. Mais il est maintenant changé. Tant et aussi longtemps qu’il agissait bien nous le regardions d’un bon oeil » (BAC 1834d, notre trad.). Pourquoi ce changement d’attitude à son égard en 1834 ?

Dans les années 1820, De Lorimier ne représentait une menace pour personne. À l’inverse, en 1834, le fait qu’il soit décrit comme un Blanc sert les intérêts de Delisle et de ses alliés au DAI, ainsi que ceux des chefs qui, fâchés qu’il ait acquis la licence contre leur gré, sont potentiellement inquiets de son pouvoir croissant et sont soucieux d’éviter le rétrécissement de leurs terres et de ses ressources au profit des Eurocanadiens. Considérant le contexte du Haut et du Bas-Canada de l’époque, alors que les terres autochtones rétrécissent rapidement en raison de l’empiètement des Blancs, un tel message trouve nécessairement des oreilles attentives chez ceux qui voient l’urgence de protéger leurs acquis. De plus, ce discours étant susceptible d’être reçu favorablement par la société eurocanadienne, où la conception du mariage est essentiellement guidée par des considérations patriarcales (voir Gagnon 1993 et Ward 1990), le parti de Delisle entend s’assurer la collaboration des autorités coloniales. Il est pour eux stratégique de récupérer le discours contre les Blancs et de remanier la façon de concevoir l’appartenance à la communauté.

À partir du moment où ses opposants prennent pour acquis le fait que De Lorimier est blanc, toutes les actions entreprises et les arguments avancés reposent sur cette évidence. Pour eux, il est incontestable, en se basant sur une Ordonnance de 1777 qui oblige les étrangers à détenir un permis de résidence (Ordonnance 1777), que De Lorimier vit sur le domaine du Sault Saint-Louis en infraction à la loi et doit quitter le village. Le DAI publie un avis d’expulsion en juillet 1834 et, face au refus de De Lorimier de quitter les lieux, St-Germain entame des procédures juridiques. Un tribunal se voit dans l’obligation de trancher, à savoir si De Lorimier est autochtone ou non. Le jugement rendu par la Cour des sessions spéciales de la paix penche en faveur de George de Lorimier : il reconnaît qu’il est bien autochtone.

Toutefois, certains événements de la décennie suivante montrent très bien comment certains Mohawks et employés du DAI accordent peu de considération au jugement de la Cour. Ils poursuivent leur dessein d’exclure De Lorimier. Parmi les différentes démarches entreprises, certaines contribuent à inculquer au sein de la communauté mohawk une vision des mariages autochtones-Blancs qui soit conforme aux normes raciales biologiques et patriarcales en circulation dans la société coloniale. Par exemple, en 1836 et 1838, James Hughes rédige des listes de Blancs à expulser du village, sur lesquelles figurent des hommes blancs mariés à des femmes mohawks, ainsi que des métis et des Blancs adoptés dans leur enfance (Université de Montréal 1836 ; BAC 1838). De plus, d’autres procès sont entamés en 1838 contre des hommes mariés à des femmes mohawks. Bien que ces procès ne viennent jamais à terme, ils demeurent néanmoins significatifs, car, par l’entremise d’une forme de justice par l’exemple, ils servent de mise en garde contre les unions autochtones-Blancs, ainsi que contre le métissage et l’acquisition de propriétés indues qui s’ensuivent. Dès lors, ces démarches ne visent plus seulement à gagner la bataille contre De Lorimier, mais aussi à promouvoir les normes raciales et genrées qui encadrent les mariages et que l’on cherche à ériger en loi dans le but de définir qui appartient à la communauté mohawk et qui en est exclu.

De plus, l’enjeu de la propriété gagne en importance, alors que l’intégration des Blancs est perçue comme un danger envers la survie des autochtones et la pérennité de leurs avoirs. Dans une pétition de 1835, les chefs présentent les mariages autochtones-Blancs comme étant une menace territoriale à laquelle il faut répondre en appliquant des normes raciales biologiques et patriarcales.

Ainsi nous les Enfants Rouges te prions, Notre Pere, comme le seul moyen de mettre la paix et l’accord dans le village, c’est d’etablir et maitre [sic] en force nos anciennes loix [sic] et coutumes, de faire éloigner touts [sic] les Blancs et Etrangers d’avec nous autres, et d’en empécher d’autres d’y venir. Et nous te supplions aussi Notre Père de donner les ordres et d’adopter les moyens que tu jugera [sic] à propos de nous faire rendre toutes les propriétés qui nous ont été si injustement otés [sic] […]

Université de Montréal 1835

Ces anciennes lois et coutumes dont les Iroquois font mention ici sont les mêmes que les « lois de notre tribu » décrites plus haut. Bref, les alliés de Delisle et certains employés du DAI présentent désormais comme vrai leur discours, contribuant ainsi à redéfinir les critères d’appartenance à la communauté et à limiter l’accès aux terres réservées.

Enfin, il importe de préciser que, malgré les invectives à l’égard de ceux qui épousent une personne d’origine distincte, nul ne s’objecte aux mariages autochtones-Blancs en soi. En effet, autant James Hughes qu’Ignace Delisle ont contracté une telle union. Leur discours racial cherche donc aussi à imposer un ordre des genres en accord avec le système patriarcal eurocanadien : la femme acquiert le statut de son époux et c’est de son père qu’un enfant hérite de ses caractéristiques biologiques (et donc comportementales). Ces derniers et leurs alliés défendent ainsi l’idée que les différences raciales au sein du couple importent, et qu’il faille en définir les normes afin d’établir des critères d’inclusion et d’exclusion à la communauté qui limitent l’intégration d’hommes blancs. La race doit dès lors être comprise sous l’angle d’une conception biologique et patriarcale, où c’est l’homme qui en est porteur et la transmet à ses enfants. Dans un conflit où l’on tire avantage d’une racialisation des rapports sociaux, les mariages sont de plus en plus vus sous la loupe de la conformité aux hiérarchies raciales et genrées de la société bas-canadienne.

L’appartenance selon des critères culturels et relationnels

Aux yeux de plusieurs gens du village, l’idée stipulant que George De Lorimier soit un étranger constitue une nouveauté introduite à titre d’argument intéressé. Pour eux, ce rejet d’une personne née parmi eux d’une mère mohawk va à l’encontre de leur tradition (Vien 2013). Tout au long des années 1830, ils s’opposent à ce que De Lorimier soit considéré comme un Blanc. Plus portés à reconnaître les modes traditionnels d’intégration d’étrangers, ils ont tendance à se concevoir selon une conception culturelle et relationnelle de ce qui les définit. Ils prennent en considération la démonstration des traits culturels iroquois dont fait preuve une personne, et ce, sans égard à son lieu de naissance ou celui de ses parents. De plus, la dimension émotionnelle au coeur des interactions qu’un individu entretient avec sa famille et son entourage importe. Dans la mesure où les enfants issus des mariages entre Mohawks et Blancs partagent la culture iroquoise et interagissent quotidiennement en harmonie avec leurs semblables, ils sont autochtones, tout comme les enfants blancs adoptés au village dans leur jeunesse. Les personnes qui prennent la défense de De Lorimier à partir de 1834 admettent ainsi la fréquence des adoptions et des mariages autochtones-Blancs dans l’histoire récente du village, de même que l’ampleur du métissage qui en résulte (Sossoyan 1999). Ils perçoivent ce débat comme une injustice envers George de Lorimier, alors que d’autres habitants de Kahnawake dans la même situation que lui sont laissés en paix.

De nombreux villageois, dont plusieurs chefs, reconnaissent que De Lorimier partage leur culture et entretient de forts liens familiaux dans la communauté. Sa mère étant originaire du village, il a reçu la même éducation que ses congénères, et le mohawk est sa langue première. Les liens qu’il entretient avec sa famille importent, comme le souligne cette pétition :

Qu’il serait bien dur, pour contenter le caprice de quelques individus de notre conseil, mus seulement par des motifs d’intérêt et de fantaisie contre le dit George Oronhiatekha, d’ôter à une mère presque septuagénaire le seul soutien qu’elle ait pour le reste de ses jours ; que ce ne serait pas là encourager la piété filiale que nous aimons à voir pratiquer parmi nous pour le bon exemple des nôtres.

BAC 1834c

De cette citation transparaît l’importance qu’accordent les Mohawks aux mères, au respect et aux soins qui leur sont dus. Et puisque de nombreuses Iroquoises ont eu des enfants avec des Blancs, les défenseurs de De Lorimier sont conscients d’avoir eux aussi des ancêtres non autochtones. Ils reconnaissent donc le caractère partial des accusations portées uniquement contre De Lorimier et se portent ainsi à sa défense :

Que si l’on doit regarder le dit George de Lorimier comme Blanc […], alors il faudra mettre dans la même catégorie un bon nombre de sauvages de notre village, dont les uns comme lui sont nés d’un père blancs [sic] et d’une mère sauvagesse ; et d’autres nés de pères et mères blancs ayant été adoptés dans leurs bas age [sic] et s’étant ensuite mariés avec des sauvagesses. [...]

Qu’une telle conduite serait mettre en question le droit d’un bon tiers du village à la propriété de ce qu’ils ont acquis de bonne foi à la sueur de leur front ; et que les expulser du village d’après un tel principe serait réduire à la mendicité un grand nombre de femmes et d’enfans accutumés [sic] à notre manière de vivre, ne parlant que notre langue et qui n’auraient aucun moyen de subsister ailleurs.

BAC 1834c

George de Lorimier n’est pas un cas isolé au village, ce dont plusieurs sont conscients. Comme bien d’autres, il est né à Kahnawake, parle la langue mohawk et agit en harmonie avec les coutumes locales et ce, malgré le fait que son père est considéré comme un étranger. Et bien qu’il ait des ambitions qui s’accordent mal avec les valeurs communautaires mohawks, d’autres Mohawks ont créé des précédents avant lui, et leur indianité n’a jamais été remise en question (Delâge et Lefrançois 2007).

De son côté, le père Joseph Marcoux, missionnaire au Sault Saint-Louis, joue un rôle majeur dans le conflit, alors qu’il s’avère être la principale voix qui défende De Lorimier auprès des autorités gouvernementales et ecclésiastiques. Toutefois, le prêtre ne se sent pas tant concerné par le sort d’un unique individu, mais plutôt par la menace d’expulsion qui plane sur ceux qu’il surnomme les Métis. Marcoux met l’accent sur les traits culturels que ces derniers partagent avec les autres personnes nées au Sault Saint-Louis. Selon le missionnaire, « ils sont sauvagifiés ; et on ne trouve en eux aucune nuance différente de caractère d’avec les vrais sauvages » (AAQ 1836, souligné par J. Marcoux). Marcoux craint que de nombreuses personnes dans la même situation que De Lorimier soient menacées d’expulsion. Il l’exprime d’ailleurs dans l’extrait suivant :

Si, comme le veut St Germain, dans la vue seulement de faire partir son grand ennemi, Lorimier […], on expulsait des villages sauvages tous les Métis et Blancs adoptés dans le bas âge, ayant à présent femmes et enfans [sic], ne parlant que la langue sauvage et n’ayant que les habitudes sauvages ; les villages sauvages seraient réduits à rien […]

AAQ 1836

C’est ainsi que le missionnaire se lance à la défense des Métis contre les invectives des employés du DAI. Considérant les autochtones sous une perspective culturelle, le père Marcoux juge les personnes nées d’un père blanc et d’une mère mohawk comme étant victimes d’injustice.

Ce désaccord au sujet des critères qui délimitent la frontière entre Blancs et autochtones révèle que cette frontière identitaire est floue, imaginée, et qu’elle n’est pas rigide, mais plutôt malléable. On ne s’entend pas sur ce qui la définit et elle fluctue au rythme des conflits d’intérêts et des luttes politiques en cours à Kahnawake (Juteau 1999). Dans les années 1830, se profile déjà un phénomène de ce que Sossoyan appelle une « polarisation des identités » et qui deviendra plus apparent à Kahnawake dans la seconde moitié du xixe siècle (Reid 2004 ; Sossoyan 2009). Mais cette frontière n’est pas influencée que par les événements internes au Sault Saint-Louis. Il importe de porter attention aussi à la dynamique entre les institutions coloniales (le DAI et la législature) et les acteurs politiques et économiques de Kahnawake.

Le rôle de l’État de 1836 à 1850

Les luttes de pouvoir et d’intérêts propres à la communauté, de même que les différentes décisions prises et les gestes posés par les Mohawks face aux événements des années 1830, jouent un rôle crucial dans l’orientation des opinions à l’égard des mariages autochtones-Blancs. Il importe cependant de reconnaître que l’État prend aussi une part active pour imposer sa vision du mariage et, de ce fait, sa définition de l’Indien. Les représentants locaux de l’État colonial contribuent à véhiculer un discours patriarcal et racial par l’entremise de la modification des politiques de distribution des présents annuels et de l’adoption de la loi de 1850 par l’Assemblée législative.

D’abord, James Hughes milite en faveur d’une refonte du mode de distribution des présents orientée selon une conception patriarcale du mariage. En promulguant cette vision, il s’inscrit à la fois dans la volonté des autorités britanniques à Londres de diminuer les coûts relatifs aux affaires indiennes et dans les politiques de civilisation mises en place à partir de la fin des années 1820[5]. En 1836, Hughes émet des recommandations dans le but de diminuer le nombre de présents octroyés à la population autochtone, dont l’une concerne les unions autochtones-Blancs.

Les présents seront émis dans le futur uniquement aux véritables Indiens. À aucun enfant d’hommes blancs et de couleur avec des femmes indiennes. Quelques purs Indiens mariés légalement à des femmes blanches, leurs enfants bien sûr (de par la loi) sont considérés comme Indiens et ont droit aux présents.

BAC 1836, notre trad.

Une telle recommandation témoigne de la volonté de Hughes de diminuer le nombre de personnes considérées comme autochtones à la charge de l’administration britannique. John Boston, l’avocat de Bernard St-Germain et de James Hughes, exprime d’ailleurs très bien l’esprit qui anime cette vision des mariages entre Blancs et autochtones.

La politique gouvernementale requiert que les tribus indiennes n’accroissent pas leur nombre par les enfants légitimes de Blancs ou de membres civilisés de la société, mais au contraire que les Indiens s’éloignent graduellement de la vie sauvage et s’assimilent aux habitudes et objectifs civilisés de la société.

BAC 1835, notre trad.

Selon cette logique, contrairement aux Iroquois, chez lesquels les femmes cultivent la terre, les hommes blancs déjà civilisés et leurs enfants ne sauraient être dépendants des annuités de l’État. Ils se doivent d’être autosuffisants grâce à l’agriculture ou à un travail salarié. L’entreprise en vue de civiliser les autochtones a, entre autres buts, de les sortir de leur dépendance à l’égard des présents annuels, ce qui réduirait considérablement les dépenses afférentes au DAI (Réthoré 2000). Il importe donc d’éviter que les mariages autochtones-Blancs gonflent les rangs des autochtones. Au contraire, ils doivent servir à diminuer le nombre des receveurs de présents du gouvernement. C’est dans cet esprit que Hughes intervient dans le conflit qui oppose George de Lorimier et Ignace Delisle. Il profite de la discorde des années 1830 pour mettre en application ces politiques de distribution des présents (Sossoyan 1999). La cessation de la distribution de présents à certains Métis de Kahnawake entre donc en vigueur à partir de novembre 1837.

Les discours sur les mariages autochtones-Blancs n’évoluent pas vraiment dans les années 1840. Les opinions contradictoires se côtoient, personne ne s’entend sur les modalités d’inclusion et d’exclusion d’étrangers et de leurs enfants dans la communauté. De plus, si le conflit au sujet des Métis s’apaise en apparence, les difficultés concernant l’établissement illégal de Blancs sur les terres réservées reviennent de plus belle. En 1840, le Conseil spécial de la province du Bas-Canada adopte l’Ordonnance pour pourvoir ultérieurement à la protection des Sauvages en cette province (Ordonnance 1840). Cette nouvelle loi devient dans les années 1840 la base légale pour l’expulsion des villages autochtones de tout résident non autorisé. L’ordonnance ne définit cependant pas qui sont ces personnes, ce qui laisse encore un flou juridique quant à savoir où se situe la limite entre ceux qui sont admis à acquérir des propriétés sur les terres réservées et ceux qui ne possèdent pas ce droit.

Quant à la distribution des présents, elle demeure orientée selon les lignes tracées par James Hughes. Ainsi, la Commission Bagot recommande en 1844 que les femmes autochtones ayant épousé un Blanc, de même que leurs enfants, ne reçoivent plus de présents (ANQ 1845). La même année, lorsque l’agent du Sault Saint-Louis doit dresser une liste nominale de l’ensemble des habitants admissibles à recevoir des présents, il reçoit l’instruction d’en exclure tous les Métis. Face à l’impossibilité d’établir une frontière identitaire qui fasse unanimité, l’application d’une telle mesure s’avère complexe. L’année suivante, l’agent se plaint de ne pas trop savoir comment faire la liste, puisqu’il ne peut « y inclure que les sauvages de pure [sic] sang, ce qui est bien difficile à faire » (BAC 1845). Ainsi veut-il savoir s’il doit « inclure sur la liste les enfants provenant d’un métisse [sic] et d’une sauvagesse, quoique les enfants se trouve [sic] trois quart sauvage [sic]. » Malgré cette confusion, l’administration coloniale persiste dans l’idée qu’il existe une ligne de séparation nette qui discrimine entre l’Indien qui a droit aux présents et le Blanc qui ne peut demeurer sur les terres réservées. En 1845, les recommandations de la Commission Bagot entrent en vigueur. En parallèle, le discours reconnaissant l’ampleur du métissage demeure, si bien qu’à la fin de la décennie les deux visions opposées se manifestent respectivement dans la loi de 1850 et dans une demande d’amendement de cette loi formulée par les chefs autochtones.

L’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas Canada, adopté par l’Assemblée législative le 10 août 1850, vise d’abord à normaliser le statut des terres autochtones et à identifier qui peut se porter acquéreur de propriété individuelle[6]. Les législateurs ont dès lors recours à la création d’un statut indien. La définition des critères d’obtention de ce statut n’est toutefois pas détachée des luttes politiques et identitaires en cours au Sault Saint-Louis. La loi est rédigée par Lewis Thomas Drummond, avocat du père Marcoux et sympathique à George de Lorimier qui cherche à assurer son droit à conserver ses propriétés. Ayant connaissance de la rédaction de la loi, les opposants de De Lorimier affirment que ce dernier ferait « des démarches, pour soumettre devant la législature, à sa prochaine session, un projet de Bill tendant à faire passer une loi pour légaliser ses enfants comme des vrais et pures sauvages » (BAC 1850a). Il est indéniable que, la loi de 1850 offrant une définition large de l’indianité, George de Lorimier y trouve son compte. En effet, parmi les critères qui définissent l’indianité, Drummond y inclut « toutes personnes mariées avec un membre d'aucune Tribu ou nation et résidant parmi cette Tribu ou nation et les descendants de toutes telles personnes » (Statuts provinciaux du Canada 1850). Drummond motive ainsi la définition large de l’indianité qui inclut les mariages autochtones-Blancs :

[...] il n’existe peut être pas vingt Sauvages de sang pur dans tous les villages indiens du Bas Canada, qu’au Sault St Louis on en compte que deux ou trois qu’à Lorette depuis la mort de Koska il n’en existe plus un seul et que législater en faveur des métifs, c’est en d’autres mots législater en faveur de toutes les personnes actuellement établies dans ces villages à l’exception des blancs purs sang qui n’ont acquis aucun privilege [sic] par la nouvelle loi.

BAC 1850e

Plusieurs autochtones de la vallée du Saint-Laurent manifestent promptement leur insatisfaction face à cette loi par des pétitions (BAC 1850b, 1850c, 1850d). Les chefs sont mécontents non seulement de voir glisser d’entre leurs doigts leur prérogative quant à définir les critères d’appartenance à leur communauté, mais aussi de se voir imposer une définition aussi large de l’indianité qui, finalement, permet d’accorder le statut d’Indien à pratiquement tous ceux qui demeurent sur les terres réservées. Les chefs de différents villages s’unissent donc, en septembre 1850, pour rédiger une demande d’amendement. Ils rappellent au gouverneur Elgin quelles sont les « lois des Sauvages », en espérant qu’il intervienne auprès de l’Assemblée.

Ensuite, Grand Père, tu sais qu'il n'est pas permis a un blanc qui se marie à une sauvagesse de jouir des droits des Sauvages, qu'en se mariant, a [sic] un blanc elle perd ainsi que ses enfans, [sic] tous ses droits comme membres de Tribu a la quelle [sic] elle appartenoit. Que cependant un Sauvage qui se marie à une blanche peut enmener [sic] sa femme dans sa cabane et elle et ses enfans jouissent de tous les droits des membres de la Tribu a [sic] laquelle appartient, le Sauvage avec qui elle se marie. Que par nos Lois, il n'est pas permis a [sic] un blanc de s'établir parmi nous et de jouir de nos droits. Grand Père, ces droits nous ont été transmis par nos pères, ils ont toujours été respectés et nous avons eu beaucoup de chagrin en apprenant qu'on voulait nous les ôter.

BAC 1850d

En affirmant que de tout temps ces lois ont été respectées, les chefs mohawks taisent la tradition matrilinéaire et matrilocale qui a historiquement prévalu dans certaines communautés iroquoises. Ils s’inscrivent dès lors dans ce mouvement de racialisation des rapports sociaux en croissance au xixe siècle, selon lequel on conçoit la race d’un point de vue biologique et patriarcal. En 1850, il est à l’avantage des chefs du Sault Saint-Louis et de certains Mohawks, considérant la lutte qui les oppose à De Lorimier au sujet de l’intégration d’étrangers par les mariages autochtones-Blancs, de construire une nouvelle frontière identitaire. Pour ce faire, ils s’inspirent grandement de la vision patriarcale du mariage promue par l’État colonial par l’entremise du DAI dans les réformes du mode de distribution des présents. De plus, ils se collent à une conception raciale de l’indianité qui est véhiculée au village depuis la fin des années 1820.

Le 30 août 1851, la loi est amendée. Elle ne reconnaît plus aux hommes blancs ayant épousé des femmes autochtones le droit de demeurer sur les terres réservées de la province, mais conserve ce droit pour les femmes blanches qui épousent des hommes autochtones. De plus, les enfants métis, tels George de Lorimier, conservent leurs droits. Il s’agit d’une position mitoyenne entre différentes positions, reflet du conflit au sujet des critères d’inclusion et d’exclusion qui délimitent l’appartenance autochtone dans la première moitié du xixe siècle. La loi de 1850, la pétition de 1850 et l’amendement de 1851 véhiculent ainsi différentes visions de la définition de l’Autochtone, l’une qui admet l’intégration d’hommes étrangers par le mariage autochtones-Blancs, et l’autre qui les rejette. Considérant le conflit qui divise les Iroquois du Sault Saint-Louis et l’ensemble des communautés autochtones de la vallée du Saint-Laurent, les autorités coloniales cherchent ainsi à construire une définition de l’Autochtone qui convienne aux différents acteurs concernés, que ce soit le missionnaire, les employés de l’État ou les autochtones. Bref, le cas de Kahnawake démontre comment les événements en cours à l’échelle des communautés autochtones peuvent directement influencer la composition de lois qui semblent, à prime à bord, être purement colonialistes dans la vision du mariage qu’elles imposent. De plus, ces événements démontrent la façon dont la régulation légale des genres, autant par les chefs autochtones que par le gouvernement, se fait de façon indirecte, alors que ce sont d’abord des considérations d’ordre économique et politique qui sont en jeu. Bien que le but premier ne soit pas d’effectuer une discrimination à l’égard des femmes, le résultat demeure tout de même qu’elles deviennent subordonnées au statut de leur époux, et ce, de façon différenciée sur le plan racial.

Conclusion

Dans la première moitié du xixe siècle, il se trouve au Sault Saint-Louis des gens dont les intérêts économiques et politiques les amènent à vouloir renégocier les traditions sur lesquelles s’appuie la société. Dans le cadre du conflit sur la licence de traverse, certains d’entre eux tirent avantage à jouer de concert avec les instances coloniales pour promouvoir une conception raciale biologique et patriarcale des institutions du mariage et de la famille. Cela leur permet de redéfinir les critères d’appartenance à la communauté mohawk de manière à en exclure leurs adversaires. C’est ainsi que, dans les années 1830, le débat sur l’intégration d’étrangers dans la communauté se déplace depuis les Blancs venus de l’extérieur, vers ces « Blancs » qui sont nés au village et ont été éduqués par des mères autochtones. Et dans un contexte de pression croissante sur les terres autochtones, ce discours sert l’intérêt collectif de protection de l’intégrité territoriale.

De plus, l’administration coloniale impose un modèle de compréhension de la société qui s’appuie sur des critères de race et de genre, alors qu’elle modifie la distribution des présents et légifère sur la question territoriale autochtone. Elle s’avère cependant sensible aux discours conflictuels en circulation dans les communautés autochtones, dont Kahnawake, alors que la loi de 1850 et l’amendement de 1851 véhiculent respectivement une définition de l’Autochtone qui admet l’intégration d’étrangers par le mariage autochtones-Blancs, et l’autre qui les rejette grâce à l’introduction d’un biais sexiste. En ce sens, la lutte pour la définition d’une frontière identitaire qui se joue à Kahnawake dans les années 1830 et 1840, alors que l’on n’arrive pas à s’entendre sur les paramètres qui doivent encadrer les unions matrimoniales entre les Eurocanadiens et les Mohawks, a des répercussions sur la régulation des genres à une échelle plus large dans le Canada-Uni. Désormais, chez toutes les populations autochtones de la colonie, le mariage avec un étranger ne relèvera plus d’un simple choix personnel ou d’une décision des femmes de la famille.