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Depuis maintenant plusieurs décennies, les publications se multiplient en histoire autochtone au Québec. Le riche corpus d’études qui en résulte se situe au carrefour des historiographies nationales et autochtones, au croisement des réflexions de langue française et anglaise. Il se distingue du champ d’étude portant sur les autochtones du reste du Canada grâce à son intérêt pour le territoire national et la culture québécoise dans toute leur spécificité. Mais ce corpus d’études ne reproduit pas non plus l’historiographie nationale du Québec. En effet, cette dernière laisse trop souvent de côté l’expérience historique des autochtones tout en négligeant les parallèles et les intersections qui peuvent exister entre l’histoire du Québec, celle du Canada et celles de maintes autres régions du monde. Les textes qui paraissent dans ce numéro démontrent la richesse de l’historiographie portant sur les autochtones du Québec tout en soulignant plusieurs des grands défis auxquels elle n’a pas encore fait face.

Les articles que regroupe ce numéro, la plupart écrits par de jeunes chercheurs, portent sur divers éléments de l’histoire autochtone au Québec. Ces textes s’intéressent aux relations entretenues entre nations autochtones de même qu’entre celles-ci et la société coloniale et nationale ; ils soulignent l’apport des concepts trop souvent négligés tels que le genre et la « race » pour la compréhension de l’histoire autochtone ; ils abordent le rôle joué par les autochtones au sein de l’histoire nationale et la tendance de certaines études à passer ce dernier sous silence ; ils soulignent la participation active des autochtones aux mouvements sociaux ayant balayé le Québec comme ailleurs, allant de l’éveil spirituel de la première moitié du xixe siècle au féminisme de la fin du xxe siècle ; et ils démontrent l’intérêt d’adopter de nouvelles méthodologies et de poser de nouvelles questions.

Le premier texte propose une lecture de deux historiographies habituellement abordées en vase clos – à savoir, d’un côté, le corpus d’études cherchant à nier tout droit particulier aux Premières Nations, et, de l’autre, l’historiographie « nationaliste-conservatrice » qui structure son récit autour des hauts faits d’une nation québécoise profondément ethnique. Au lieu d’insister sur la menace que ces approches posent à l’étude historique et au vivre ensemble québécois, Brian Gettler met l’accent sur les maintes façons de dépasser leurs limites. Les historiens, au Québec comme ailleurs dans le monde, montrent le chemin d’une histoire plus juste à l’égard des autochtones et d’autres populations marginalisées depuis déjà plusieurs décennies (Rosenthal 2006 ; Austin 2013 ; Dumont 2013). Si une histoire parfaitement intégrée des autochtones et des Québécois ne semble pas possible, Gettler démontre à quel point une histoire du Québec qui ne tient pas compte des autochtones sabote la capacité de comprendre même les phénomènes qui touchent avant tout la population canadienne-française.

Cette façon d’aborder les relations interculturelles comme révélatrices de l’histoire d’une communauté donnée caractérise tous les articles du numéro. Philippe Charland démontre la richesse de l’analyse linguistique en tant que méthodologie en histoire autochtone, insistant sur les apports d’une telle approche lorsqu’on cherche à dessiner la carte géopolitique et les réseaux de relations entre nations en Amérique coloniale. À travers l’ethnonymie, l’article sonde la vision qu’ont les Abénaquis des sociétés autochtones avoisinantes. Ce faisant, Charland apporte une corrective aux études historiques portant sur les nations du nord-est de l’Amérique du Nord qui s’appuient uniquement sur des sources écrites. Au lieu de chercher les idées abénaquises dans des sources coloniales et anthropologiques souvent confuses, Charland les trouve dans les mots mêmes de ce peuple.

Leila Inksetter poursuit l’enquête linguistique dans un tout autre environnement en se penchant sur l’usage des noms chez les Algonquins pendant le xixe siècle. Même si elle subit des changements importants pendant la période, la manière dont les Algonquins se désignent demeure distincte de la pratique eurocanadienne. Cela porte à confusion chez les missionnaires et les commerçants ayant affaire à la communauté, ce qui influence le contenu des archives que ces derniers nous lèguent. En analysant l’usage des noms, Inksetter jette de la lumière sur l’ontologie et l’épistémologie algonquines tout en faisant appel aux chercheurs à se sensibiliser davantage à la manière dont les incompréhensions du passé continuent de façonner la lecture qu’on fait de l’histoire de nos jours.

Si les pratiques linguistiques autochtones s’avèrent une source historique très riche, il ne faut toutefois pas négliger les écrits, surtout lorsque ce sont ceux des autochtones eux-mêmes. À travers une étude des textes signés par le pasteur abénaquis Peter Paul Osunkhirhine, Stéphanie Boutevin montre le degré d’investissement que peuvent avoir certains autochtones dans des débats de société coloniaux. L’article dresse le portrait d’un homme dont la vision correspond rarement à celle de ses supérieurs ecclésiastiques ou de ses voisins abénaquis mais qui ne se tait pas pour autant. La vie et les écrits d’Osunkhirhine nous rappellent non seulement l’agentivité des autochtones, mais leur humanité et leur capacité de prendre part aux débats sociaux et intellectuels au même titre que les Eurocanadiens. Qu’il s’engage dans des débats théologiques avec d’autres membres du clergé ou se consacre à l’éducation et le salut des Abénaquis, Osunkhirhine le fait en tant que participant à part entière. Tout comme l’« Indien malcommode » que décrit le romancier et universitaire Thomas King (2014), Osunkhirhine dérange par son refus d’habiter l’identité autochtone véhiculée par la société dominante.

L’identité et les attentes d’autrui sont également au centre de l’article de Marie Lise Vien qui aborde la question épineuse de membership à Kahnawake pendant le xixe siècle. Vien analyse le débat chez les Mohawks quant à l’appartenance à cette communauté. En marge de Montréal, ville alors aux premiers balbutiements d’industrialisation, pendant les années 1830 et 1840 Kahnawake subira des pressions territoriales importantes et une concurrence économique féroce. Sur la scène politique locale, ces facteurs se traduisent par une tendance à mettre de l’avant des conceptions raciales et patriarcales de l’appartenance. Vien démontre combien ces idées riment avec celles de la société coloniale qui prend pour acquis l’influence de la biologie sur le caractère des individus et le bien-fondé de la hiérarchie des genres. Cette analyse suggère des nuances critiques quant aux origines à la fois des débats actuels à Kahnawake et le caractère racial et genré de la Loi sur les Indiens.

Le genre est aussi une catégorie d’analyse fondamentale dans l’article d’Amanda Ricci qui se penche sur l’entrecroisement difficile et contesté du féminisme et du militantisme chez les femmes autochtones pendant les dernières décennies du xxe siècle. Le texte souligne la multitude de positions tenues par les militantes et le dialogue que celles-ci ont entretenu à la fois avec le militantisme masculin chez les autochtones et celui, féminin, chez les allochtones. Ce faisant, Ricci rend évidente la contribution majeure apportée par les militantes autochtones à penser le sexisme et le colonialisme, deux phénomènes étroitement liés.

Or, il n’existe pas une seule expérience du colonialisme, comme le démontre de façon limpide l’article d’Alain Beaulieu et de Stéphanie Béreau sur l’implantation du conseil de bande à Mashteuiatsh entre le dernier tiers du xixe siècle et le milieu du xxe. Si l’historiographie insiste sur la levée de bouclier contre cette institution vouée à encourager la « civilisation » des autochtones, institution que les communautés du sud du Québec et de l’Ontario voient comme une attaque contre leur gouvernance traditionnelle, Beaulieu et Béreau se penchent sur un cas où la communauté la perçoit somme toute comme un bien. En effet, les Innus adoptent le conseil de bande comme un nouvel outil pour faire valoir leurs droits et leurs intérêts auprès de l’État canadien. Tandis que l’article ne met aucunement en question la mainmise du département des Affaires indiennes sur Mashteuiatsh pendant cette période, il apporte un correctif important à l’historiographie en insistant sur la réorganisation plutôt que sur la simple perte de pouvoir. Beaulieu et Béreau rappellent donc la nécessité de poursuivre l’analyse au-delà du général afin de décortiquer le colonialisme tel que vécu sur le terrain. Lorsqu’on fait cela, une image nuancée de l’histoire autochtone en ressort.

Ensemble, ces articles soulignent le renouveau de l’histoire autochtone au Québec. Il s’agit d’un phénomène important qui, comme en témoigne ce numéro spécial de Recherches amérindiennes au Québec, trouve son unité, non pas dans les questions posées ou les méthodologies empruntées, mais plutôt dans une volonté d’aborder l’histoire d’une manière qui rend compte de l’hétérogénéité des sociétés, des cultures et des expériences particulières. Par ailleurs, ce renouveau dépasse de loin les textes et les auteurs qui paraissent dans ce numéro modeste, ce qui signale combien l’état de l’art en histoire autochtone au Québec est en pleine évolution. Nous ne pouvons qu’espérer que cette évolution se poursuive à l’avenir.