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Nous présentons, dans les pages qui suivent, une expérimentation visuelle réalisée en 2012 à l’occasion du congrès annuel de l’International Visual Sociology Association (IVSA) à Brooklyn (NY). Intitulée Uninhabited. A vigil for vacated cities (Uhl et Grandbois-Bernard, 2012), cet essai visuel partait d’un constat identique à celui que dressent, au fil des pages, les auteurs de ce numéro de Frontières, celui de la multiplication dans les sociétés postindustrielles des espaces à l’abandon. Les ruines urbaines sont devenues le terreau fertile d’un imaginaire contemporain de la cité qui se traduit par une production photographique exponentielle due à la fascination quasi mystique exercée par ces images de déréliction et de retour à la poussière[1].

Nous nous sommes donc intéressées à ces images : photographies de bâtiments, usines, terrains, et maisons détruites ou abandonnées mettant en scène l’inhabité des villes avec ses fragments, ses interstices et ses rebuts. Le montage Uninhabited tente de mettre en évidence les significations anthropologiques de la photographie de ruine actuelle. Il s’agit d’une expérimentation, d’un essai visuel, qui nous amène et c’est notre pari − à dévoiler l’une des significations originaires de ces images et de cette pratique photographique : celle du geste rituel de la veillée mortuaire.

Nous considérons en effet que la lecture des images peut s’écarter de l’analyse de leur statut de représentation et s’émanciper des relations qui les lient avec les contextes de production, de diffusion et de réception qui les ont vu émerger[2]. Ainsi nous sommes nous engagées, avec cet essai visuel sociologique, dans une démarche iconologique « archéologique », suivant l’hypothèse que cette démarche puisse faire resurgir les sens enfouis des images, les survivances qu’elles actualisent, les gestes et formes anthropologiques qu’elles restituent ou réinventent. Le montage[3] nous est apparu comme la démarche à suivre car, par son procédé de juxtaposition et d’association libre, il favorise l’émergence de sens nouveaux, surprenants, voire ambigus. C’est cette « manière de faire » comme « manière de voir » que nous restituons à la suite de l’essai visuel[4].

Figure 1

Uninhabited, a Vigil for Vacated Cities

Uninhabited, a Vigil for Vacated Cities

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Figure 2

The Death

The Death

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Figure 3

The Migration

The Migration

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Figure 4

The Decaying

The Decaying

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Figure 5

The Mineralization

The Mineralization

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Figure 6

The Return of Life

The Return of Life

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La démarche visuelle d’Uninhabited

Cet essai visuel s’inspire des méthodes iconographiques et archéologiques d’Aby Warburg pour interroger le sens des photographies de ruines urbaines. Il s’en inspire seulement. En effet, notre démarche a une visée beaucoup plus spécifique que celle prônée par l’iconologue dans l’Atlas Mnemosyne (Warburg, 2010). Il s’agit ici d’un corpus thématique circonscrit et contemporain qui ne se déploie pas dans d’autres époques et univers culturels ; d’autre part, notre démarche n’embrasse pas l’ensemble des représentations visuelles mais se concentre sur les seules photographies − images spécifiques s’il en est (Bourdieu, 1965 ; Barthes, 1980 ; Mitchell, 1992 ; Elkins 2007 ; Azoulay, 2010 ; Bajac, 2010).

Notre objectif est d’investiguer la réalité sensible des villes abandonnées par une étude de leur représentation imagée. Nous avons ainsi, comme le suggère Warburg, formulé l’hypothèse que les photographies et leur association permettraient l’expression du « pathos » ou de l’intensité propre à ces espaces (Warburg, 2010 ; Didi-Huberman, 2001). Le travail d’investigation s’est donc déployé dans le champ de la culture visuelle (Mirzoeff, 2000 ; Sassoon, 2007 ; Mitchell, 2014 ; Gunthert, 2015). C’est la raison pour laquelle nous avons privilégié le travail avec des images déjà produites plutôt que de produire les nôtres (bien que notre production ne soit pas écartée, elle n’est pas au centre de la proposition) tels que nous y invitent les sociologues visuels (Maresca, 1996 ; Faccioli et Losacco, 2003 ; Maresca et Meyer, 2013 ; Vander Gucht, 2013 ; Alloa, 2015). Ce sont ainsi les images qui représentent notre « terrain d’enquête », rapprochant ce travail visuel de l’approche inductive : nous ne sommes pas allées explorer des lieux abandonnés, mais nous sommes allées plutôt explorer leurs images.

Nous avons donc récolté plusieurs centaines de photographies de ces cités abandonnées, principalement sur le web, dans les revues d’art, les catalogues d’exposition et la presse écrite internationale. Nous les avons pour la plupart imprimées. Les images sélectionnées étaient aussi bien celles d’amateurs, de professionnels (photo-reporteurs) que d’artistes[5]. Dans un second temps, nous avons fait des tentatives d’associations, de mises en relations, à partir des couleurs, des motifs, des thèmes, des textures... Tout ce qui apparaissait dialoguer dans les photographies, s’accompagner, se rencontrer fut l’objet de différentes compositions visuelles. Le travail d’échantillonnage, d’association et de montage des diverses photographies avait pour ambition de dévoiler ou d’éveiller cette mémoire enfouie qui trouverait dans les images − si l’on suit l’enseignement de Warburg − une voie d’expression (Uhl, 2015). Pour exprimer les survivances dans les représentations, l’iconologue met en lien, dans les planches thématiques qui composent l’Atlas Mnemosyne, des images venues de diverses époques, tirées de différentes traditions, pour montrer les convergences et les rappels, les tendances, les seuils, les origines et les points de fuite (Warburg, 2010). Cette connaissance par le montage (Benjamin, 2006), prenant assise sur un travail d’assemblage de fragments visuels épars, permet d’ouvrir, par-delà les mots, des espaces de pensée où les formes de la sensibilité deviennent accessibles.

Utiliser le montage pour une archéologie de l’image, tel que nous avons tenté de le faire, vise ainsi à dégager les relations, les tendances, à former des plans d’intelligibilité, où émergent les « pathosformels », c’est-à-dire des formulations d’états psychiques et corporels fondamentaux qui traversent la culture (Didi-Huberman, 2011a, 2011b). Au coeur des images, les sujets, les motifs, les formes, les rythmes, les couleurs et leur traitement traduisent des « intensités » ou des affections qu’elles communiquent à travers un langage visuel qui leur est propre. Ainsi, au-delà des considérations documentaires, stylistiques ou esthétiques, les images exprimeraient des sensibilités et des formes affectives lesquelles feraient écho à des dynamiques anthropologiques. Ces dynamiques anthropologiques archaïques, disparues dans les arcanes du passé ou les profondeurs de l’inconscient, ressurgissent, dans les images d’une culture, sous des formes renouvelées − par exemple dans le mouvement d’un drapé ou la danse d’une nymphe, pour reprendre des thèmes chers à Warburg (1990, 2007) − alors que sont réinterprétées et actualisées des gestes et croyances que l’on croyait disparus. Les « formules de pathos » ancrent en effet les pratiques actuelles dans la longue durée des gestes anthropologiques primordiaux. Ces gestes et formes de longue durée ré-émergent dans les images et donnent accès à des significations culturelles inconscientes qui, si elles semblent anachroniques, animent toujours les représentations actuelles.

C’est ainsi que nous avons envisagé notre travail avec les images de ruines urbaines qui a mené à la production du récit visuel Uninhabited. De par notamment les prises de vue, les cadrages, les couleurs et les teintes des photographies recueillies, un parallèle est assez rapidement apparu entre les bâtiments abandonnés et le cadavre, comme si les photographes traitaient la ville comme un corps qui voit sa vie le quitter et se décompose au fil du temps. Nous avons donc suivi cette piste. Les cinq planches du montage présentent ainsi les différents degrés de dépérissement du bâti comme des moments réels (cycle biologique), mais aussi imaginaires (symbolique), du processus de décomposition du corps, rappelant les « moments » du devenir post-mortem catégorisés par l’anthropologue Louis-Vincent Thomas (1980, p. 14).

La première planche évoque le décès lui-même : les traces de vie sont encore là, perceptibles, si on passe par la métaphore du corps, il est encore tiède et souple. La deuxième est une étape plus symbolique, elle représente la migration vers un ailleurs : cet ailleurs peut être multiple puisqu’il renvoie aux différentes eschatologies, donc aux discours et aux croyances en l’au-delà. La troisième planche traite du pourrissement, donc de la décomposition : c’est l’avancée de la moisissure, la putréfaction. La quatrième est l’étape de la minéralisation ; si l’on passe par la métaphore corporelle, il s’agit de la décomposition des os. Enfin, la dernière concerne le retour de la vie : ce sont les végétaux, la matière organique, qui prennent le dessus sur les restes humains.

La ville en ruine comme cadavre, donc. Mais plus que cette métaphore assez évidente, l’intérêt de cette scénographie se trouve, par-delà cette fois-ci les photographies, dans l’attitude qu’elle inspire, comme si elle nous invitait, nous regardeurs, à nous recueillir sur le sort de ces villes à travers leurs maisons, leurs bâtiments, leurs usines, leurs terrains vagues désertés. Il nous semble que le regard endeuillé posé par les photographes sur les espaces urbains à l’abandon, regard que le montage visuel volontairement intensifie, est finalement porteur d’une mémoire qui re-joue et actualise le geste de la veillée mortuaire. La veillée du défunt, ce moment précis du rite (religieux ou païen) où l’on se tient pour la dernière fois dans la proximité immédiate de la dépouille, où le lien entre le mort et les vivants est encore étroit, corporel − avant que le tombeau ne l’emmure ou que les cendres ne le dispersent.

***

Si l’on en croit tout un pan de l’anthropologie visuelle, les images permettraient, par leur figurabilité, de mettre en présence l’absent. Longtemps considérées comme les « réceptacles de l’incarnation » (Belting, 2004, p. 184), leur usage rituel assumait ce rôle fondamental de re-présentation, donc de mise en présence quasi-magique, mais pourtant tout à fait matérielle, de ce qui n’est pas ou plus. L’un des constats majeurs des études sur la mort du XXe siècle a été celui du déni de la mort dans la société et son effacement dans les pratiques et les rites domestiques. Ceux-ci conféraient autrefois au mourant une place dans la mécanique sociale et un rôle dans la transmission intergénérationnelle (Thomas, 1975 ; Ariès, 1977). Bien que la thèse d’un renouveau du rituel fasse aujourd’hui davantage consensus (Déchaux, 2004 ; Esquerre, 2011) et ceci à l’heure où l’on observe des formes toujours nouvelles de socialisation de la mort (Julier-Costes, 2016 ; Labescat, 2016), il n’en demeure pas moins que l’expression sociale de la perte et la mise en oeuvre collective du deuil demeurent au coeur du lien social et forgent le vivre-ensemble. À travers les photographies de ruines urbaines mises en récit dans l’essai visuel Uninhabited, l’expérience archaïque de la veillée mortuaire, ce « matériel phylogénétique[6] » (Freud, 1997, p. 30) resurgit dans le présent et se déplace sur le bâti. La ville est ainsi « exposée », dans les photographies de ses restes sublimés, et nous sommes invités à l’honorer une dernière fois. Notre narration visuelle met en évidence ce geste et ce passage, en proposant une projection onirique où la mise en relation des photographies permet l’expression du rituel enfoui que les images renouvèlent ici. En regardant ces photographies, nous offrons notre présence à ces villes mortes, une présence silencieuse et admirative, peut-être inquiète ou mélancolique, mais qui se veut collective et rituelle. Avec elles, suspendus dans cet entredeux, nous nous engageons dans un recueillement.