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La vue des ruines nous fait fugitivement pressentir l'existence d'un temps qui n'est pas celui dont parlent les manuels d'histoire ou que les restaurations cherchent à ressusciter. C'est un temps pur, non datable, absent de notre monde d'images, de simulacres et de reconstitutions, de notre monde violent dont les décombres n'ont plus le temps de devenir des ruines. Un temps perdu qu’il arrive à l'art de retrouver.

Marc Augé, 2003, p. 9

Ruines politiques vs ruines esthétiques

Les ruines nous entourent, non comme objet esthétique mais comme objet politique. 

Un siècle de tranchées, de trous, de paysages dévastés, d’explosions, d’effondrements, d’amas en tous genres. Tas de gravats, tas de corps, tas de fragments antiques, de débris pulvérisés ; décombres, carcasses, sites industriels ou parcs à thèmes à l’abandon, patrimoine mondial de l’humanité vandalisé, un siècle de ruines intentionnelles, médiatisées, scénographiées. Ces ruines nous touchent comme les ruines classiques touchaient les hommes du XVIIIe siècle, mais pas pour les mêmes raisons, ni de la même façon. Elles nous touchent par la violence faite aux peuples qui la subissent, par la puissance destructrice du souffle qui pulvérise et éparpille à la ronde un mélange de poussière, de débris matériels et humains. Elles nous touchent par les morts qu'elles enfouissent. L’homme ruine la planète par la transformation de ses force productrices en forces destructives. Il la ruine en ce sens que le dérèglement climatique que l’on attribue à la surconsommation des énergies et à son impact sur l’atmosphère a pour conséquence une augmentation de la fréquence des catastrophes et de leur puissance destructrice. Cyclones, pluies torentielles, inondations, glissement de terrain, les catastrophes naturelles sont indirectement l’outil d’une « ruination » massive. Et l’arbre, symbole de vie, métaphore de la phusis, est à terre comme le montrent de nombreuses photos où on le voit couché, déraciné par le déchainement des forces naturelles (Voir Virilio, 2002). L’incapacité d’agir face à ces destructions fait venir à l’esprit que les ruines contemporaines ne peuvent plus être soumises aux outils d’analyse du pittoresque qui font remonter dans le présent une forme esthétisée et héroïque de la vie passée. La soudaineté, la violence, la radicalité des phénomènes destructeurs actuels ont une autre portée que le lent vieillissement et l’impassible dépérissement des ruines romantiques. Les sentiments esthétiques et poétiques tels que la mélancolie ou le sublime ne sont plus valides car ils supposent des propriétés esthétiques provoquant une certaine jouissance, un contentement, une fascination, et de toutes les façons, l’exacerbation d’une conscience de soi face à la mort.

Les paysages urbains déstructurés avec leurs habitants traumatisés, continuant à vivre sur un Ground Zéro réel et non métaphorique, sont étrangers à l’Einfülhung ou à la Stimmung. De même, ces êtres désemparés qui butent sur des frontières fermées bloquant toute aspiration à un futur en dehors du chaos. Plus de passes, plus de futur, mais un présent en ruine. Sont-ils les Anges de l’histoire imaginés par Walter Benjamin, regardant derrière eux les décombres des villes détruites par un processus historique dont l’avancée inéluctable entraîne dans son sillage déclin et catastrophe ? Nous sommes passés du temps des ruines au « temps en ruine », écrit Marc Augé, et l’horreur des attentats laisse à l’arrière-plan les rêveries solitaires, les voyages existentiels. La « haine monumentale » et le réalisme de l’histoire qui se construit sur des décombres font des ruines contemporaines un présent « pur », car le passé est d’autant moins à considérer que le futur apparaît sans espoir. « Tout se perd, écrit François Chaslin, dans un processus d’auto mutilation, de débauche, de vandalisme, de saccage gratuit, d’urbicide. » (Chaslin, 1997, p. 11).

Distance esthétique

Le regard distancié de la télévision n’est pas apte à saisir les destructions urbaines dont les formes se placent bien au-delà des cadres esthétiques. Interposés entre nous et le réel, paradoxalement, les médias cadrent le monde et font écran. Les images de violence et de destruction sont travaillées, re-présentées, passées au prisme de formats spatiaux et temporels ultra rapides et sélectifs qui les mettent en scène, les esthétisent, en font des clichés ou des icônes (Mercier, 1993). Ces flux d’images qui nous arrivent avec retard installent une distance faisant perdre aux événements ce qu’ils ont précisément d’événementiel à savoir, la fulgurance, l’épreuve physique et psychique de l’anéantissement. Les ruines urbaines sont ce qui leur arrive à eux, ces femmes et enfants sans terre, ces affamés, ces migrants épuisés et déracinés tenus à distance de nous, les spectateurs immobiles et distraits, les « Armchairtravelers ». De même que le regard du peintre n’est plus un modèle pertinent pour donner ses cadres et son esthétique aux paysages actuels, le modèle de lecture de l’événement passé que constitue la ruine ne fonctionne pas sur les ruines urbaines en cours ou à venir, sur celles laissées par les catastrophes naturelles récentes ou par les attentats. Elles échappent au discours esthétique ainsi qu’à la poésie, comme l’a bien démontré Georg Sebald, lecteur critique de la littérature allemande d’après-guerre, lorsqu’il écrit : « Tirer des ruines d’un monde anéanti des effets esthétiques ou pseudo esthétiques est une démarche faisant perdre à la littérature toute légitimité » (Sebald, 2004, p. 60-61). Il attire notre attention sur la difficulté qu’il y a à restituer par la littérature les moments de destruction. Aux discours grandiloquents, esthétisant les fureurs de la destruction, il préfèra les textes administratifs et les dossiers médicaux. Dénués d’esthétique, de pathos, de métaphores, ils sont au plus proche de l’événement (Lejzerowicz, 2012).

Écrits et représentations des ruines

Les ruines abordées dans la littérature théorique actuelle sont-elles en relation avec les tragédies du réel produites par la violence du terrorisme, de la guerre, des catastrophes naturelles que nous venons d’évoquer ?

Très récemment ont été publiés des livres collectifs importants reprenant l’ensemble des thèmes qui font des ruines un objet poétique et théorique, ou s’en servent comme « instrument méthodologique pour ausculter un état de crise » (Lacroix 2008, quatrième de couverture). Ils interrogent l’oubli dont elles sont le résultat, les intentions mémorielles et identitaires derrière cette présence, leurs patrimonialisation, les enjeux de la restauration selon les débats esthétiques en cours, les formes de pèlerinage et, plus récemment, les activités commerciales et touristiques que génèrent les sites, leur industrialisation en biens culturels, leur mise en spectacle pour un tourisme des ruines. Ils analysent leur fonction de remède, entendu qu’elles servent à construire l’histoire ou à faire le deuil. Les ruines sont abordées selon les mécanismes idéologiques déterminant autant leur conservation que l’image que la société entend donner d'elle-même par l'abandon, la destruction ou la (re)présentation des vestiges. Il apparaît que le champ de la recherche sur les ruines est large, il retient l’attention de disciplines aussi variées que l’histoire, l’architecture, l’esthétique, la sociologie, l’art, la philosophie, la critique littéraire. Cependant, toutes ces recherches passionnantes sur les ruines font apparaître la difficulté à saisir le contemporain de la ruine, son moment politique. Aucune d’entre elles ne présente en effet de ruines des villes du Moyen-Orient détruites par les guerres civiles, de vues des sites archéologiques minés par l’État Islamique, ou de ruines provoquées par les tremblements de terre, au Sichuan en Chine ou à Bam en Iran. On ne trouve ni analyses ni images des amas de bois enchevêtrés après le tsunami du Japon ou de Banda Aceh en Indonésie, pas de forêts ravagées après la tempête de 1998 en France ou de maisons renversées et noyées en Louisiane après le cyclone Katrina. Pas de vue des restes des attentats, pourtant nombreux, voire quotidiens, en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, aux USA[1].

Les ouvrages récents abordent en effet l’esthétique des ruines et leur représentation dans l'art, la littérature, la photographie. La fascination qu’elles exercent sur leurs visiteurs illustres ou ordinaires, leur capacité à évoquer les grandes idées, à incarner les grandes interrogations métaphysiques de la destinée humaine, à stimuler l’imaginaire est largement au coeur des deux livres parus en 2015, Esthétique des ruines. Poïétiques de la destruction (Egana et Schefer, 2015) et Que faire avec les ruines ? Poétique et politique des vestiges (Liaroutzos, 2015). Les auteurs questionnent la persistance des notions attachées aux ruines comme le chaos, l’entropie, le recyclage, le vandalisme, le fragment. Ils interrogent le concept de ruine comme nouveau paradigme pour les artistes et les écrivains et leur rôle dans la transformation des ruines en monuments. Ces livres mettent en perspective une historiographie construisant la notion de ruine de l’antiquité à la modernité, en s’attardant toujours sur les ruines classiques et romantiques, objets de délectation, de mélancolie, de méditation sur le devenir de notre civilisation, sur la vanité de nos entreprises, notre décadence, la fragilité de notre nature, de notre rapport individuel à la mort. Les ruines « classiques » sont par excellence un objet esthétique et mémoriel produit par la culture. Ressurgies du passé, elles évoquent, par l’érosion du présent, la nostalgie de temps lointains, héroïques, indestructibles. L’esthétique du pittoresque merveilleusement mise en oeuvre par l'art des jardins et les mises en scène des fragments d'architectures abandonnés, brisés, envahis de plantes et noyés dans le paysage, transporte le promeneur dans une narration poétique, rappelant l'existence d'une vie d’avant que la nature ne vienne dominer le jardin.

L’esthétique des ruines

Comme l’attestent le grand nombre d’images qui illustrent les écrits, la ruine fonctionne comme représentation, leur esthétique est faite d’images et de récits, leur « esthétisation », de réification et de célébration ; Paysages avec ruines antiques (1536) de Herman Posthumus, Chute des géants, Pallazo Te à Mantoue (1530-35), Paysages de Nicolas Poussin (1640), Antiquités romaines gravées par Giovanni Batista Piranèse (1756), vues imaginaires de la Grande galerie du Louvre d'Hubert Robert (1796), gravure de la Tour du désert de Retz (1774), dessins de Paysages entropiques de Robert Smithson (1970), photographies du village d'Oradour-sur-Glane laissé en l'état depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ruines de Gibellina en Sicile, village anéanti par un séisme en 1968 et réinterprété par Alberto Burri comme un monument à la mémoire des disparus, celles de l’Ile d’Hashima au Japon ou encore les simulacres de ruines décorant certaines architectures postmodernes qui réactualisent la ruine pour en faire l’image de marque d’une grande enseigne commerciale[2].

L'engouement pour les ruines s’étire donc dans ces ouvrages depuis la Renaissance avec Le songe de Poliphile (1447) jusqu’à aujourd’hui où les spectaculaires ruines de Détroit aux États-Unis constituent une « Nouvelle Acropole », un « Monument Valley Urbain » (Poinçonnat 2015, p. 131-144) dont la singularité tient à la rapidité du dépérissement d’une cité qui fut célébrée au début du XXe siècle pour sa croissance industrielle phénoménale. On remarque que jusqu’au XIXe siècle, les représentations des ruines sont très homogènes. La ruine de l’architecture y est mise en scène à différents stades de destruction, la société est présente, l’homme donne l’échelle, sa posture crée l’ambiance, il médite, participe à une fête ou s’expose nu comme une statue antique. Les images du livre Lost Detroit montrent des intérieurs abandonnés, vandalisés, des salles de classe vacantes, d’anciens cinémas, d’anciennes gares. Des vestiges sans vie, inhabités, sur lesquels le temps long a agi en patinant les matières, en érodant les géométries, en rouillant les métaux, en recouvrant de poussière ou de plantes les objets renversés, inutilisables. Étrangère à la violence, à l’événement, la ruine classique est photogénique, le temps long de l’abandon en fait une « antiquité », un trésor à protéger. À l’opposé de cette permanence, les ruines contemporaines sont vides, « Vides » comme le titre du premier chapitre de l’ouvrage de François Chaslin, Une haine monumentale : « Vide. Pour une fois les photographes n’ont aucune difficulté à saisir une ville dans son absolue nudité. Vide, la ville est vide. Vides semblent aussi les coteaux,… Vides les rues sans voitures…, vides les berges de la rivière… » (Chaslin 1997, p. 11).

Le texte de Francesco Colonna, analysé par Michel Makarius, constitue le moment fondateur de l’esthétique des ruines, à la fois parce que le récit est accompagné d’un large ensemble de gravures articulant écriture et images (littérature et peinture), descriptions et fantasmagories, et qu’il relate un périple à travers une multitude d’objets architecturaux brisés. Murailles, édicules, kiosques ou obélisques envahis de plantes foisonnantes, fragments de pierres portant encore des inscriptions gravées comme les indices qu’une civilisation brillante a existé, ici, dans l’antiquité. L’atmosphère onirique et nostalgique, la dimension symbolique et allégorique du parcours initiatique, l’émerveillement de Poliphile dont l’émotion esthétique est sans cesse poussée à son comble par les découvertes, font de ce texte une source à laquelle s’alimenteront plus tard les peintres maniéristes, les poètes et les écrivains, les paysagistes créateurs de jardins. La mise en scène est faite pour toucher le promeneur, et les représentations de ruines sont là pour éveiller en lui les sentiments esthétiques les plus intenses. Il se trouve pris dans une fiction dont il fait l'expérience. Elle le rattache au passé, le relie à ses ancêtres, ancre le présent dans l’histoire locale et provoque une « stimmung », ce sentiment de calme, d’apaisement, d’unification entre l’homme et la nature qui viendrait de la contemplation et de l'adhésion sentimentale. « Les ruines, écrit Michel Makarius, sont toujours les gardiennes du temps. » (2001, p. 9). Elles sont la mémoire d’un passé encore perceptible dans le présent. Pour Riegl, la stimmung nécessite que l’on efface tout ce qui peut rappeler les mouvements de la vie, (donc la violence de la destruction)[3] et pour Georg Simmel, « Tout l’attrait des ruines est de permettre qu'une oeuvre humaine soit perçue comme un résultat de l'histoire locale et du folklore (…) La ruine rattache l'enfant à ses ancêtres et lui donne l'orgueil du sol natal en fondant ainsi le patrimoine sur des réalités tangibles » (Simmel, 1998, p. 113). Dans son incomparable essai d’esthétique sur les ruines La parure et autres essais (1919), Simmel évoque les phénomènes d’érosion et de décomposition interne qui font se rejoindre les longues destinées de la nature et de l’architecture dans l’unité plastique de la ruine. Il apporte aux phénomènes d’érosion qui conduisent l’architecture à la ruine une observation qui renvoie l’un contre l’autre l’homme et la nature. Dans les ruines classiques, l’effondrement de l’architecture, cette structure savamment érigée, atteste de la fin du combat entre les forces d’élévation et d’arrachement qui caractérisent l’architecture et la force de gravité naturelle. La ruine est le signe d’un apaisement des tensions conflictuelles entre homme et nature. Ruinée, l’architecture fait disparaître le geste constructeur de l’homme au profit d’une naturalité et d’une temporalité propres de la matière. L’effondrement atteste de la fin de la domination des forces de la raison et de l’esprit constructeur de l’homme. Il s’en dégage une impression de paix, venant du fait que la vie, comme puissance du présent, a déserté les ruines.

L’Homme contre la nature

La perspective ouverte par Simmel, permet de comprendre ce qui se joue dans les territoires dévastés aujourd’hui. La mécanique qu’il décrit est précisément inverse à celle que l’on constate dans les phénomènes récents provoqués par la puissance destructrice de l’homme ; de toute évidence, l’homme domine une nature qu’il détruit par le biais des armes à haute précision ou par des objets techniques dont il perd le contrôle.

Le philosophe Paul Virilio, dans le catalogue de l’exposition sur l’accident « Ce qui arrive », organisée à la Fondation Cartier à Paris en 2002, fait la remarque que depuis la répétition d’objets standardisés au XVIIIe siècle (machines, outils, véhicules…), l’homme est dépassé par la puissance de ses propres inventions et la catastrophe est devenue l’ombre portée de ses grandes découvertes :

Il est aujourd’hui logique de constater que le XXe siècle a été le théâtre d’accidents en série depuis le Titanic jusqu’à Tchernobyl, le naufrage est déjà inscrit dans l’invention du navire, le crash dans celle de l’appareil supersonique, tout comme l’explosion de Tchernobyl est inscrite dans toute centrale nucléaire.

Virilio 2002, p. 8

À travers de nombreux exemples, il témoigne de la puissance destructrice de la technique dont la surpuissance échappe. Depuis cette exposition, des destructions majeures ont eu lieu : désastre et ruine de la centrale nucléaire de Fukushima, explosion de l'usine chimique de Tian-jin (2015), glissements de terrain à Shenzhen en Chine (2015). L’accident, la chute, les ruines qu’elles produisent, ne touchent pas uniquement les objets ou les dispositifs techniques. Elles affectent, pour des siècles, l’environnement et la nature et imposent, de fait, la prise en compte du temps long de la ruine, le retour de la nature dans des sites abandonnés[4]. Les ruines contemporaines résultent de destructions violentes, soudaines, la destruction pour la destruction annihile aussi complètement que possible toute habitabilité, toute histoire, tout milieu, toutes amènités (Sebald, 2004, p. 30). La théorie des ruines, qui fonctionne d’abord par une représentation qui élimine la violence et la vie, ne permet pas aux décombres restant après une catastrophe de devenir des ruines. C’est bien ce qu’écrivaient, au début et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’une part, Georg Sebald à propos de la vie dans les ruines de Hambourg et de Dresde où les survivants qui avaient réussi à survivre, comme frappés d’une « saturation et d’une paralysie de leur aptitude à penser et à s'émouvoir » (Sebald, 2004, p. 36), refoulent le passé national, ignorent les ruines, les font disparaître pour reconstruire le pays, et, d’autre part, Walter Benjamin, dans le « Portrait du caractère destructeur » (1931) où il relève la différence entre la « destruction pour la destruction » et la fabrication des ruines. La véritable destruction ne cultive pas la nostalgie des ruines, n’a pas besoin d’une représentation de son histoire. La table rase, le vide plutôt que la ruine (…) le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre, faire de la place, qu’une seule activité : déblayer. » (Benjamin, 2000, p. 330-332).

Inverser le temps des ruines

À l’esprit des ruines classiques, dont tout l’attrait tient à ce qu’une oeuvre humaine est perçue comme une oeuvre de la nature, sont venus s’ajouter, d’une part une ruine instantanée provoquée par les divers vecteurs de destruction contemporains que nous avons évoqués plus haut et, d’autre part, l’esprit d’une ruine « aidée », inclant le futur de ruine dans les projets. Penser les ruines à l’avance, intégrer leur futur dans un projet de conception, est l’une des manières possible de défier le temps des ruines. À cet égard, le projet mégalomaniaque d’Albert Speer, ce trop célèbre architecte d’Hitler, pensé selon la Ruinenwerttheorie (Théorie des valeurs des ruines) avait eu pour ambition de construire des ensembles de bâtiments spectaculaires qui anticiperaient leur futur état de ruine. Une fois redécouverts, les vestiges du projet Germania, Capitale du monde continueraient à glorifier la grandeur de la civilisation aryenne (1937-43). Les illustrations montrent des édifices en partie effondrés recouverts de végétation destinés à provoquer l’émoi de ceux qui les trouveraient à l’état de ruine des siècles plus tard (Speer, 1971).

L’artiste américain Robert Smithon (1938-1973) est, à mon sens, celui qui a le mieux contribué au dépassement de la notion classique de la ruine dans les années 1970, par la mise en oeuvre, dans plusieurs de ses travaux, du temps court de destruction et par l’inversion du rapport de la ruine au temps. C’est par le concept « Ruin in Reverse » que l’esthétique de la ruine a trouvé un nouveau souffle dans l’art contemporain. Le principe de la Ruin in Reverse s’appuie sur l’idée que « les édifices ne tombent pas en ruine après avoir été édifiés mais ils s’élèvent en ruine avant même de l’être ». À la fois inversion et rétroversion du rapport au temps, les ruines à l’envers proposent une vision anticipée des catastrophes urbaines, écologiques et sociales futures. Smithson proposa en effet une vision des ruines issue d’une critique des dynamiques urbaines et des inégalités spatiales visibles dans ce qu’il a nommé les « nouveaux monuments » apparus dans les années 1960, comme résultats incontrôlés de projets de développement. Si, d’un côté, la ville améliore son centre, de l'autre, elle rejette les rebuts, les restes, les déchets dans les périphéries. Cette dialectique existe à d’autres échelles, des pays industrialisés vers les pays pauvres, du nord vers le sud. Dans un article paru dans Artforum en 1967, intitulé « A Tour of the Monuments of Passaic, New Jersey », Smithson fit le constat critique de l’existence de territoires entiers situés en dehors des grands événements de l’histoire, des territoires peuplés de « ruines sans passé ». À la suite de ses tournées en périphérie de la grande ville, il écrit :

Ce panorama zéro paraissait contenir des « ruines à l’envers », c’est-à-dire toutes les constructions qui finiraient par y être édifiées (…) C’est le contraire de la « ruine romantique », parce que les édifices ne tombent pas en ruine après qu’ils aient été construits, mais qu’ils s’élèvent en ruine avant même de l’être.

Smithson, 2016

Il proposa d’inverser la fatalité de ces ruines sans passé, de les requalifier en les « monumentalisant » par la diffusion de leur image dans la presse, déplaçant ainsi ces objets urbains indignes, du domaine quotidien vers celui de l’art et des médias. C'est précisément parce qu'il est à la fois romantique, attaché à l'esthétique du pittoresque comme l’atteste son analyse du projet de Frederik Law Olmstead pour Central Park à New York, et hyper contemporain par sa remise en question du rapport au temps dans sa dialectique « Construire = Détruire », que l'on peut considérer Robert Smithson à la charnière entre ruines classiques et ruines contemporaines. Dans l’un de ses premiers articles « Entropy and the New Monuments », il évoque Vladimir Nabokov selon qui « le futur n’est que l’obsolète à l’envers, l’avenir est tourné vers le passé, et le futur issu de la ruine et de la mort… » (Smithson, 2016). L’incursion du futur dans le présent des ruines est paradoxal, mais pas moins acceptable que celle de l’obsolescence des objets dans le processus de conception de nombreux produits consommables et jetables depuis les années 1930[5]. 

La permanence des phénomènes de destruction guerrière, écologique, urbaine, humaine, environnementale ou terroriste que l’on voit dans les médias, fait penser que l’envers du progrès c’est la violence et que le beau, la méditation sur notre devenir et sur la mort, ces universaux de l’esthétique et de la métaphysique des ruines, sont des valeurs « en théorie » qui n’ont aucun sens confrontés aux enjeux économiques et géostratégiques à échelle mondiale qui produisent ruines et chaos.

L’obsolescence de la notion de ruine n’est-elle pas liée à l’obsolescence de la modernité en général, à la rupture des liens entre un monde en projet (vivable, beau, accueillant), et le monde en réalité (exploité, différencié, inhumain) ? Cette rupture va de pair avec la négation des valeurs universelles, si tant est qu’elles aient pu exister autrement que dans la mythologie occidentale alors que se creuse l’écart entre les discours politiques et les faits singuliers, et s’accentue la dissemblance entre la parole politique et les faits concrets que l’on nous annonce et qui ne se réalisent pas. Le hiatus entre les mots et les choses (la parole, le récit et la ruine) laisse penser qu’en effet le beau, le vrai, le bien sont disjoints et que la brèche ouverte est un lieu propice, stratégique, productif et rentable que les hommes politiques savent combler par la rhétorique, que le marketing sait s’approprier pour y faire circuler des flux invisibles et immatériels dont les médias nous rapportent quotidiennement les sautes d’humeur.

Présentisme des ruines

Il ressort de cette construction fragmentaire, que la relation entre passé, présent, futur est au coeur de la problématique des ruines. L’idée que la ruine est déjà là, à l’avance, et que passé et futur font irruption dans le présent, conduit à nous demander si le temps des ruines produites actuellement par notre civilisation est à comprendre dans la perspective d’un présentisme, comme le propose François Hartog, tenant compte de la tradition européenne qui repose sur l’idée que l’événement destructeur est unique (Hartog, 2003), sans passé ni lendemain. Comme il l’écrit, « l’accélération » du temps présent constitue une rupture avec le passé. Il n’y a plus de mémoire possible dans la consommation actuelle du temps. « Le présent est devenu l’horizon sans futur et sans passé. Il génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour besoin, et valorise l’immédiat. » (Lessault, 2009). Comment être dans un « temps-présent », un « temps-maintenant », une plénitude de temps à l’intérieur du présent qui se distinguerait du temps des ruines invoquant le passé, pour construire le futur dans un continuum historique artificiel (Adorno cité dans Jimenez, 1986 p. 199) ?

La multiplication des commémorations et des phénomènes de « patrimonialisation » sont les signes de ce présentisme dans lequel nous sommes plongés aujourd'hui et dont l'événement type s’est incarné le 11 septembre à New York, événement immédiatement commémoré et monumentalisé. La « kitchification » accélérée du site du World Trade Center, très vite appelé Ground Zero ainsi que la fonction résiliente de la mise en image, et de la muséification immédiate du site, firent bondir la fréquentation touristique qui dépassa très vite celle des deux tours jumelles avant leur destruction (Dobreva, 2015). Maurice Halbwachs a montré que, dès lors que le souvenir d’un événement pour une société s‘attache à un lieu particulier, celui-ci se trouve dédoublé par une représentation symbolique dont la force attire pèlerins et touristes qui viennent voir, de leurs propres yeux, les vestiges (Halbwachs, 2008). Les systèmes de représentations collectives que les individus s'approprient donnent du sens à leur conduite et l’image spatiale qui la représente, associée à leurs souvenirs, fonde le lien social. La ruine du WTC n’a pas résisté au temps immédiat de la consommation. Le spectacle des ruines participa à la construction d'une image de la société américaine unie contre la barbarie et dont l’union fut mise en scène, à échelle mondiale, par le dispositif d’exposition[6].

Comme l’ont été les Ruins in Reverse de Robert Smithon, les ruines contemporaines n’ont de temporalité que le présent. En ce sens, elles sont politiques par l’écart qu’elles prennent par rapport aux fonctions qui leur sont attribuées dans le champ de l’esthétique. Elles sont politiques par le type d’espace et de temps qu’elles instituent et la manière dont elles défient le temps. Les ruines politiques appellent le sens de la responsabilité, l’objectivité du témoignage, la mise à l’écart de la passion, de l’art et de ses effets, de la métaphysique qui se substitue au réel. Aucun regard esthétique, aucun affect ne permet la transformation des restes, des laissés pour compte. Pour être considérés comme « en ruines » et acquérir ainsi un statut (par exemple de patrimoine mondial de l’humanité), les restes devraient faire l’objet d’une attention, celle d’un « auteur », quel qu’il soit, d’une nation ou d’un artiste, celle des archéologues qui pensent leur conservation. Sans récit, sans mémoire individuelle et conscience collective, il n’y a plus d’héritage à transmettre mais des restes ou des déchets. Doit-on transmettre les forêts dévastées par les tempêtes ou la surexploitation, l’assèchement de la mer d’Aral ou encore le vortex de déchets plastiques appellé « le 7e continent »[7] dans le nord-est du Pacifique ? Peut-on imaginer la conservation de ces déchets et des ruines naturelles comme des vestiges de valeur laissés par notre civilisation et de ce fait, les sanctuariser, les patrimonialiser à l’exemple de la forêt de conifères pétrifiés et couchés, cette icône de durabilité du désert d‘Arizona[8] ?

Poussons plus loin la fiction en considérant le changement de paradigme que constitue l’anthropocène où la puissance de l'homme semble être devenue « une puissance géologique » plus grande que la puissance de la nature. Nous serions aujourd'hui, nous, la communauté des humains, devenus la principale force de « ruination » de la planète alors que jusqu'alors les forces telluriques agissaient seules sur les transformations. Si nous sommes, comme le dit Bruno Latour, « forcés peu à peu de redistribuer entièrement ce qui était jadis appelé naturel et ce qui était appelé social ou symbolique » (Latour, 2015, p. 159), comment penser les ruines aujourd’hui, considérant l’obsolescence de la notion de nature comme puissance, autonome et imprévisible (wilderness), et l’obsolescence de la notion de ruine sachant que l’état d'équilibre « pacifié » entre les forces contraires exercées par l’homme cultivé et la nature sauvage est inversé ? Mais, si Bruno Latour relativise cet anthropocentrisme qui consiste à considérer la communauté des humains, prise comme un tout et comme un acteur historique responsable du changement climatique, comment comprendre les processus de ruine qui touchent la planète ? La persistance de l’idéologie du progrès, la surconsommation et la surproduction industrielle, le système économique globalisé seraient-ils devenus des forces sauvages, autonomes, incontrôlables remplaçant la nature ?

Revenons au réel. Comment, aujourd’hui, au moment même de la bataille de Mossoul en Irak penser les ruines urbaines et les désastres humanitaires en cours ?