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Le Printemps arabe, le mouvement Occupy ou encore le Printemps érable constituent différents mouvements de protestation extra-institutionnelle qui représentent les symptômes de ce que le sociologue Albert Ogien et la philosophe féministe Sandra Laugier nomment le « principe démocratie ». Dans leur ouvrage théorique Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, les auteurs se penchent sur la question suivante : « Qu’est-ce que la forme de vie qui prend pour nom et principe démocratie ? » (p. 9) Leur démarche s’inscrit dans la continuité de leur précédent ouvrage Pourquoi désobéir en démocratie ? (aussi chez La Découverte, 2011). En effet, les rassemblements et les occupations constituent le prolongement des actes de désobéissance civile et représentent une toute nouvelle forme de vie politique qui dépasse largement le cadre d’un simple régime politique. En s’appuyant sur l’hypothèse selon laquelle « les formes nouvelles que prend l’activité politique […] traduisent l’évolution de la conception que les citoyens ordinaires se font de la démocratie et reflètent la transformation du rapport qu’ils entretiennent au politique » (p. 21), les auteurs bâtissent leur réflexion en cinq parties intitulées 1) Le monde change, les formes du politique aussi ; 2) Politique du pourquoi, politique du comment ; 3) Politiques de l’ordinaire ; 4) La liberté de faire ; et 5) Vouloir la démocratie.

Dressant un vaste panorama des événements ayant marqué l’année 2011, Ogien et Laugier en arrivent à la conclusion qu’il s’agit d’un moment décisif de l’histoire de la démocratie universelle. De nombreux spécialistes se sont exprimés sur le sujet, mais peu d’entre eux se sont intéressés aux formes qu’ont prises ces mouvements de protestations et encore moins aux nombreuses similitudes qui les liaient les uns aux autres, et ce, malgré des contextes d’émergence fort différents. Cela tient au fait que, pour plusieurs, ces mouvements ne sont pas politiques en raison de l’absence de programmes ou de stratégies visant à remplacer le pouvoir établi. Ogien et Laugier estiment que ce refus de reconnaître la nature politique de ces mouvements tient au clivage habituellement opéré entre les « urnes » et la « rue ». Selon eux, comme chaque sphère d’action possède une logique qui lui est propre, il est contre-productif de les opposer l’une à l’autre. Si le vote constitue le « portrait » figé d’un état du politique, ce dernier continue de se déployer et de se transformer en marge des formes institutionnalisées. L’action des rassemblements et des occupations s’inscrit dans cette dynamique pleinement politique, mais est davantage liée aux changements de moeurs qui s’opèrent dans le temps long du changement social. Les auteurs proposent, en somme, de reconnaître cette « démocratie sauvage » pour ce qu’elle est ; une revendication vouée à ne jamais être satisfaite. Cette revendication porte le nom de « démocratie réelle » et s’articule autour des questions de droits sociaux et de politiques du citoyen (égalité), de libertés individuelles (dignité) et, finalement, de l’obligation de respecter les manières d’être et de vivre singulières (pluralisme).

Ogien et Laugier suggèrent ainsi d’articuler cette « démocratie réelle » à la démocratie représentative en les concevant comme des pôles au centre desquels existe une ribambelle de formes hybrides. Le principe démocratie est en fait une « méthode » qui prône une conception du politique ouverte, pluraliste et dynamique. Dans un souci de clarté, ils distinguent les deux façons d’appréhender le terme « politique » : en se référant à la politique du pourquoi (déterminée par et pour l’exercice du pouvoir) et à la politique du comment (méthode pour respecter l’idéal de démocratie réelle). Dans leur ouvrage, ils se concentrent sur la politique du comment qui suppose, d’une part, que les citoyens ordinaires sont des praticiens du politique et qu’ainsi ils possèdent un pouvoir politique légitime, et que, d’autre part, les différentes revendications – collectives ou individuelles – relatives aux enjeux collectifs et exprimées dans l’espace public représentent des formes d’action politique à part entière.

De la sorte, le politique se trouve maintenant décentré ; il se niche dans le quotidien, dans l’ordinaire. Pour mieux comprendre ce déplacement, les auteurs en viennent à concevoir le care comme un outil de la démocratie. Ce sont maintenant les citoyens « ordinaires » qui sont les mieux placés pour réfléchir aux problèmes publics. Il importe, dès lors, d’intégrer « des voix plus nombreuses et diverses dans la définition de ce qui compte dans la vie collective » (p. 136) et surtout de les considérer toutes comme des voix politiques compétentes. En résumé, le care réhabilite l’ordinaire et les expériences du quotidien pour pleinement comprendre la place de l’autonomie dans la vie des citoyens, et non plus sa seule définition théorique. C’est en ce sens qu’Ogien et Laugier expliquent que les mouvements de protestation extra-institutionnelle actuels reflètent la sensibilité politique d’une toute nouvelle génération de citoyens.

La liberté occupe également une place prépondérante au sein du principe démocratie. Pour les auteurs, elle découle des conditions de la dignité nécessaires à l’accomplissement de sa citoyenneté. La considération de la vulnérabilité (de toutes les personnes) et de l’invisibilité des actions visant la reproduction de la société ont enclenché une révolution démocratique, qui a mis à rude épreuve l’idéal d’autonomie des théories politiques traditionnelles. Pour former un projet réellement démocratique, les auteurs proposent alors de combiner la théorie du care à la théorie des capabilités pour rendre compte à la fois de la vulnérabilité et de l’agentivité des acteurs, c’est-à-dire de leur potentiel de résistance et de subversion, pour la préservation du monde ordinaire. Un accent particulier est, dès lors, mis sur conditions matérielles dans et par lesquelles s’exerce la citoyenneté. De plus, les auteurs spécifient que ce projet politique doit être déterminé et ratifié collectivement ; il importe ainsi que chaque citoyen puisse parler en son nom propre.

Ces dernières revendications ont trouvé à s’exprimer dans la rue, réaffirmant, par le fait même, le pouvoir de ce lieu comme arène du politique. Bien que la plupart des occupations et des rassemblements soient formellement illégaux, ils s’imposent comme des formes légitimes de revendications politiques, notamment en raison de leur caractère pacifique. Les auteurs ont cherché, par conséquent, à identifier en quoi la non-violence se révélait être stratégique. Ils en viennent à la conclusion qu’il s’agit d’une politique en actes, c’est-à-dire qu’elle traduit, dans l’action immédiate, le principe démocratie dont ce mouvement se revendique. Néanmoins, ils soulignent que ce choix n’exclut pas la possibilité de recourir à des actions directes, parfois illégales, qui auraient comme objectif d’ébranler l’ordre établi pour rendre audibles les revendications du principe démocratie. Il s’agit des idées qu’ils avaient développées dans leur précédent ouvrage Pourquoi désobéir en démocratie ?

Pour les auteurs, le contenu politique et le caractère pacifique des revendications jouent certes un rôle important sur le plan de l’assentiment généralisé que leur accorde la population. Ils formulent néanmoins l’hypothèse que les propriétés morales en lien avec l’action même de revendiquer contribuent également à asseoir la légitimité de ces mouvements. Ogien et Laugier terminent leur ouvrage avec cette idée : la revendication serait un romantisme réaliste qui aurait comme objectifs de réinscrire le subjectif au coeur du politique et d’assurer la pleine participation de toutes et tous à la conversation démocratique. En effet, c’est dans la revendication, à partir d’un large éventail de voix dissidentes et singulières, que s’ouvre, selon eux, la possibilité de penser et repenser les contours du politique.

Cet ouvrage, particulièrement riche, atteint la cible qu’il s’est fixée : il permet de mieux comprendre les enjeux que soulèvent les occupations et les rassemblements qui ont proliféré depuis 2011. Il relève, avec brio, le pari de considérer ces mouvements comme des formes d’actions politiques légitimes, qui peuvent nous informer au sujet de l’émergence d’une nouvelle sensibilité politique, qui prend forme à l’intérieur même des pays dits démocratiques. En dépassant les critiques usuelles qui appréhendent ces mouvements sous le seul prisme de leur « efficacité », ou des changements visibles qu’ils occasionnent, les auteurs évitent le piège consistant à faire l’impasse sur les changements sociaux qui s’opèrent de façon souterraine et sur le temps long. Bref, en démontrant que « le » politique ne peut se réduire à « la » politique, ils réussissent à exposer l’angle mort des analyses traditionnelles sur le sujet. Pour toutes ces raisons, ce livre constitue un ouvrage stimulant qui permet de problématiser, de façon intelligente, de nombreuses questions entourant les manifestations politiques extra-institutionnelles. Le lecteur peut ainsi saisir plus finement leur sens et leur portée en évitant d’employer des schèmes de pensée figés et rigides. Rompant avec l’apathie ambiante, les auteurs illustrent comment le politique est aujourd’hui partout et que chaque citoyen possède une voix politique compétente, d’autant plus que les questions politiques concernent leur quotidien et les relations sociales ordinaires. Il s’agit d’un déplacement important qui étend le champ d’action de la démocratie au plus grand nombre et, pour cette seule raison, cet ouvrage mérite d’être lu.