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L’abolition des conférences régionales des élus (CRÉ)[1] par le gouvernement de Philippe Couillard, en 2014, a signifié un changement de cap important pour la décentralisation et le développement régional. Cette réforme annoncée par le ministre Pierre Moreau dans le cadre du « pacte fiscal transitoire » est venue consacrer un changement d’approche fortement critiqué par bon nombre d’acteurs du développement des territoires au Québec. Selon des propos rapportés dans un article du journal Le Soleil (Gaudreau, 2014), le porte-parole du Réseau des CRÉ du Québec, Jean-Maurice Matte, a soutenu : « [l]a fermeture annoncée des CRÉ balaie du revers de la main un modèle de gouvernance partenariale qui s’est construit à partir d’une vision partagée entre élus et acteurs socioéconomiques. Pire encore, la notion même de région, à laquelle la population s’identifie profondément, est disparue aux yeux du ministre. » La mise au rancart des CRÉ fait en sorte que le gouvernement appuie désormais sa politique de développement régional sur les structures politiques locales (municipalités locales et municipalités régionales de comté – MRC) plutôt que sur des forums régionaux comme les CRÉ et leurs ancêtres, les conseils régionaux de développement (CRD). Il s’agit de l’aboutissement d’une tendance identifiée comme la « municipalisation du développement » (Simard et Leclerc, 2008) et elle signifie une marginalisation du palier régional dans la décentralisation québécoise.

Ce virage, du moins s’il faut en croire les critiques (par exemple Vachon, 2015), s’est fait sans une réelle évaluation du travail et de la contribution des institutions régionales au développement. Dans les mots de Marie-José Fortin et Bruno Jean (2014) :

[L]’actuel gouvernement achève une longue et sourde besogne de déstructuration de l’action publique territoriale qui a fait ses preuves ici et ailleurs. Exit la décentralisation administrative, exit la régionalisation, exit le développement régional lui-même. On peut certes discuter de l’« efficacité » des structures, mais penser réussir une mission sans des institutions publiques régionales fortes, c’est de la pensée magique.

Par contre, le manque de considération de la réalité des CRÉ n’est pas le propre de l’actuel gouvernement puisque très peu d’études ou de travaux scientifiques se sont intéressés à ces institutions régionales. En effet, les rares études qui s’interrogent sur les CRÉ et leurs ancêtres les CRD (dont Chiasson et Robitaille, 2005 ; Vachon, 2015) sont plutôt des prises de position politiques qui critiquent le caractère mal avisé des réformes des institutions régionales.

Cette lacune concernant les CRÉ tranche avec l’abondance des études québécoises sur la décentralisation dont les institutions régionales sont pourtant un des aboutissements marquants. Plusieurs commentateurs vont suggérer que la décentralisation est une question récurrente dans l’espace public et scientifique québécois (entre autres Proulx, 2002 ; Belley et Chiasson, 2006). Qu’est ce qui explique que la réalité des CRÉ a été très peu documentée alors que la décentralisation a été un objet fréquent de recherche et de réflexion au Québec ? Partie de la réponse à cette question vient sans doute du fait, signalé par Vincent Lemieux (2001), qu’une part importante des travaux québécois sur la décentralisation sont plutôt normatifs, c’est-à-dire que ces travaux sont plus intéressés à définir les contours d’un projet de décentralisation souhaitable pour les régions du Québec qu’à étudier la décentralisation effective. En effet, si certains (par exemple Jean, 2006) ont soulevé des inquiétudes face aux « dangers » de trop décentraliser l’action gouvernementale, de nombreux commentateurs (Proulx, 1995 ; Fontan, 1997 ; Massicotte, 2006 ; Bouchard, 2007) ont plutôt souligné la nécessité de l’approfondir pour améliorer la situation des régions québécoises. Dans bien des cas, le projet qui est mis de l’avant est celui d’une « décentralisation démocratique » (Courtemanche, 2006 ; Larocque et al., 2007 ; Leclerc, 2007), c’est-à-dire d’une décentralisation qui serait plus propice à la participation des citoyens que ne le sont les institutions décentralisées actuelles. La volonté de démocratiser la décentralisation amène certains chercheurs à s’interroger sur le palier régional, mais généralement assez peu aux institutions concrètes qui sont à l’oeuvre dans les régions. À titre d’exemple, Gil Courtemanche (2006 : 53) soutient qu’il

ne peut exister de véritable décentralisation sans la création de véritables gouvernements régionaux élus au suffrage universel. Un organisme régional, comme il en existe, qui réunit des élus locaux ne constitue par une forme de décentralisation. Ces élus possèdent des mandats municipaux et ne doivent rendre des comptes que pour ces mandats ; ils ne possèdent aucune légitimité régionale et la région ne peut les virer s’ils n’effectuent pas leur travail. [Nous soulignons]

Pour Courtemanche, les organismes régionaux, « comme il en existe » (il se réfère ici sans les nommer aux CRÉ), ne sont pas vraiment considérés sauf pour en signaler les écarts par rapport à une « vraie décentralisation ». Ce parti pris pour les gouvernements régionaux et le manque de considération de la réalité empirique des CRÉ est assez fréquent dans une majorité de travaux sur la décentralisation.

Il y a tout de même un certain nombre d’auteurs qui appréhendent la décentralisation comme un objet de recherche empirique. Les travaux de Lemieux sont exemplaires d’une telle démarche qu’il qualifie « d’approche politique de la décentralisation ». Comme le laisse entendre cette dénomination, ses études (1996 ; 2001 ; 2006) cherchent à cerner les diverses facettes du jeu politique dans des organisations décentralisées. Cet auteur met l’accent sur le fonctionnement de ces institutions qu’il voit comme autant de marqueurs des dynamiques politiques en contexte de décentralisation.

Dans cet article, à l’instar de Lemieux, nous nous interrogeons sur la décentralisation « en action ». Cette idée d’une décentralisation en action nous est venue du titre d’un livre de Bruno Jobert et Pierre Muller (1987) qui s’interrogeaient sur l’État en action. L’État en action désigne la volonté de ces auteurs d’appréhender l’État par ses manifestations concrètes, c’est-à-dire les politiques publiques. En parlant de « décentralisation en action », nous reprenons l’importance accordée aux manifestations et fonctionnement concrets, ce qui, dans notre cas, renvoie aux institutions régionales telles qu’elles existent plutôt qu’à celles qui devraient exister dans le cadre d’un projet de société à mettre en place. Tout comme Lemieux, nous considérons que les institutions décentralisées sont des lieux révélateurs des dynamiques politiques de la décentralisation.

Pour guider notre examen des formes de pouvoir dans les CRÉ, nous faisons appel aux théories de la « gouvernance », suivant en cela l’exemple de Diane-Gabrielle Tremblay (2006). Rappelons que les théories de la gouvernance considèrent que les sociétés contemporaines sont de plus en plus complexes, ce qui interpelle des formes de gouverne, elles aussi plus complexes (Rhodes, 1996). Ainsi, les manifestations du pouvoir contemporain que l’on associe à de la « gouvernance » s’éloignent des formes centralisatrices de « gouvernement » qui ont dominé la période de l’après-guerre (Le Galès, 1995). La gouvernance renverrait ainsi à des pratiques où le pouvoir est diffus et partagé parce qu’il s’appuie sur la collaboration entre des acteurs publics, privés et associatifs (Kooiman, 1993 ; Rhodes, 1996 ; Jessop, 1998 ; Le Galès, 1998 ; Stoker, 1998). De ce point de vue théorique, on pourrait faire l’hypothèse que le transfert de pouvoir vers les CRÉ facilite le passage du gouvernement vers la gouvernance.

Notre analyse s’appuie sur un cas, celui de la CRÉ de l’Outaouais (CRÉO), tout particulièrement les pouvoirs qui lui ont été accordés par l’État en matière de gestion des forêts publiques. La CRÉO, à l’instar des autres CRÉ du Québec, a reçu en 2005 le mandat d’assurer la planification du territoire public en région et en particulier de gérer le patrimoine forestier public. Ce nouveau mandat a donné lieu à la mise en place par les CRÉ d’instances régionales (les commissions régionales des ressources naturelles et du territoire – CRRNT) et locales (les tables locales de gestion intégrée des ressources naturelles et du territoire – TLGIRT) chargées de mettre en oeuvre ce nouveau mandat. Même si certaines de ces instances ont eu une durée de vie assez courte, à la suite du remaniement régional de 2014[2], leur expérience de la décentralisation dans le secteur forestier reste un espace pertinent pour voir dans quelle mesure la décentralisation peut aller dans le sens du passage du gouvernement à la gouvernance.

La première partie de l’article sera consacrée à la présentation du cas de la décentralisation forestière en Outaouais en plus de l’examen des critères qui ont présidé au choix de ce cas. La seconde partie présentera les résultats. Nous pourrons ainsi voir dans quelle mesure la gestion régionale des forêts publiques intègre une logique de gouvernance. Mais commençons par une présentation des théories de la gouvernance en prenant soin de préciser l’hypothèse du passage du gouvernement à la gouvernance à l’échelle des territoires infranationaux.

Du gouvernement à la gouvernance : le pouvoir partagé à l’échelle des territoires

De l’avis de plusieurs auteurs, le concept de gouvernance est particulièrement utile pour appréhender les transformations du pouvoir dans les environnements contemporains de plus en plus complexes. En même temps, pour d’autres la notion apparaît très controversée. Parmi les efforts pour clarifier le sens de la gouvernance, Luc Juillet et Caroline Andrew (1999) font valoir qu’il y a une utilisation générique du concept de gouvernance. Prise sous cet angle, la gouvernance renvoie à « l’action de piloter un système, de coordonner une action collective » (Juillet et Andrew, 1999 : 76). Ce terme revient ainsi à désigner toutes les formes de coordination, allant des plus décentralisées aux plus centralisées. À côté de cet usage générique, Juillet et Andrew mettent en exergue une autre approche bien plus précise, qualifiée de « gouvernance hétérarchique » selon l’expression empruntée à Bob Jessop (1998). Cette dernière déclinaison de la gouvernance met l’accent sur des formes de coordination horizontale uniquement et s’éloigne des formes de coordination hiérarchique plus traditionnelles. La gouvernance hétérarchique se caractérise notamment par sa capacité à innover et à apprendre dans un environnement changeant. En effet, les théoriciens de la gouvernance (Kooiman, 1993 ; Rhodes, 1996 ; Stoker, 1998) mettent l’accent sur une certaine décentration de l’État – c’est-à-dire sur un rôle moins central joué par le gouvernement – et sur la place de plus en plus importante des secteurs privé et associatif dans l’action publique. La gouvernance est également définie en termes d’échange de savoir et de connaissance, de circulation de l’information, de rationalité communicative et intersubjective (Dryzek, 1987), et non plus selon le modèle du « command and control », dominant dans l’après-guerre (Sinclair, 1997). L’intérêt croissant des sciences sociales pour la gouvernance découlerait du fait que les sociétés contemporaines sont de plus en plus fragmentées et par conséquent difficilement gouvernables, du moins à partir des formes traditionnelles de pouvoir centrées sur le monopole de l’État (le « gouvernement »). La gouvernance, puisqu’elle s’appuie sur un pouvoir partagé entre des acteurs provenant d’horizons divers, serait une réponse adaptée à cette « ingouvernabilité » des sociétés (Kooiman, 1993).

De façon pertinente pour nous, cette hypothèse voulant que les formes de pouvoir des sociétés contemporaines soient plus diffuses trouve un écho dans plusieurs travaux qui portent sur les territoires. Dans un article souvent cité, Patrick Le Galès propose que l’étude de la « gouvernance urbaine » soit considérée comme une façon différente du « gouvernement urbain » d’appréhender le pouvoir. Dans ses mots :

Si l’on veut conceptualiser la gouvernance urbaine on s’aperçoit d’abord que le concept de gouvernement urbain n’est pas satisfaisant. D’une part, le mot « gouvernement local » est associé à une forme organisée, rationnelle, cohérente où l’autorité locale est le lien naturel et légitime du pouvoir local et des politiques. D’autre part, le terme suggère une lecture institutionnelle. L’accent est mis par nature sur l’étude des élus et de la bureaucratie locale en lien avec le gouvernement central.

1995 : 58-59

Plus loin, il précise qu’à l’opposé du concept de gouvernement local, celui de gouvernance urbaine « permet de reconnaître la fragmentation, l’incohérence et suggère de mettre l’accent sur les formes de coordination verticale et horizontale de l’action publique. Il permet de mieux prendre en compte la capacité stratégique des acteurs, la diversité des processus de légitimation, la dynamique de négociations entre les acteurs. » (Ibid. : 60)

Ce passage du gouvernement à la gouvernance urbaine a été observé non seulement dans les villes françaises et britanniques qu’étudie Le Galès, mais aussi en Amérique du Nord (Andrew et Goldsmith, 1998) et ailleurs dans les grandes villes européennes (Leresche, 2001). Cette littérature définit les caractéristiques de la gouvernance de façon relativement précise qui sont à l’opposé de celles qui étaient habituellement associées au « gouvernement local ». Ainsi, la gouvernance urbaine (ou locale) renvoie à un ensemble de « pratiques horizontales » (Bakvis et Juillet, 2004) et verticales, tels le « partenariat » (Bourque, 2008), la participation, le brouillage de frontières entre le public, le privé et l’associatif (partenariat et concertation), et la collaboration verticale qui s’éloigne des rapports hiérarchiques caractéristiques du « gouvernement ».

La littérature sur la gouvernance urbaine considère donc que les villes sont des lieux propices à des formes de pouvoir plus diffuses et moins hiérarchiques autant d’un point de vue horizontal (les rapports entre les élus et la société civile locale) que vertical (les rapports entre les villes et les gouvernements centraux). Le renforcement contemporain du pouvoir des villes dans un contexte de mondialisation (Saez et al., 1997) ouvrirait la porte à une telle reconfiguration horizontale et verticale qui justifie le recours au concept de gouvernance urbaine plutôt qu’à celui de gouvernement local.

Nous reprenons ici cette hypothèse d’un passage du gouvernement local à la gouvernance urbaine, mais dans le contexte particulier des institutions régionales québécoises. Il s’agira donc de voir dans quelle mesure les CRÉ sont un lieu propice pour l’émergence d’une gouvernance régionale (hétérarchique) des forêts publiques. Afin de mettre à l’épreuve cette hypothèse, nous retiendrons les trois dimensions typiquement utilisées pour parler de gouvernance : le brouillage des frontières, la participation et la collaboration verticale.

La notion de brouillage des frontières fait valoir les interactions entre l’État, le marché et la société civile (Le Galès, 1998). Elle signifie le partage des responsabilités, de l’information, de l’expertise et du pouvoir entre différents acteurs et se traduit notamment par le partenariat (expression de la coopération recherchée entre différents acteurs et intérêts) en plus de la concertation. La participation (Lévesque, 2004 ; Blondiaux, 2008) renvoie aux formes de pratiques horizontales, c’est-à-dire à des mécanismes formels ou informels (consultation, espaces de débat public, capacité de mobilisation, fréquence de rencontres, poids des acteurs, modalités de prise de décision [par consensus unanime, sans vote], degré de participation des acteurs, etc.). Enfin, la collaboration verticale tente de rendre compte de la nature des relations existant entre les différents paliers gouvernementaux. L’examen porte sur la grande autonomie des antennes régionales de l’État et la capacité de prendre des positions régionales concertées face à l’État. C’est toute la question de « congruence » entre les échelles ou les niveaux, ou encore de « coopération verticale » (coordination de plusieurs échelons territoriaux différents) (comme le soutiennent Saez et al., 1997) ; d’« interdépendances entre niveaux de gouvernement » (Vion et Le Galès, 1998) ; de « réagencement des échelles » (Le Galès, 2003) ; ou de changements d’échelles (Brenner, 2003). Il s’agit plus précisément des nouveaux rapports de pouvoir au sens de nouvelles interactions moins hiérarchiques et plus négociées entre différents niveaux de gouvernement.

La CRÉO et la décentralisation dans le secteur forestier

Le secteur forestier au Québec a longtemps été dominé par des acteurs (le ministère responsable des Ressources naturelles et les industriels titulaires de permis d’exploitation) et une logique sectorielle qui laissera peu de place aux acteurs territoriaux (Blais et Chiasson, 2005 ; Chiasson, Andrew et Perron, 2006). Cependant, à compter des années 1990 et à plus forte raison dans les années 2000, des changements apportés au régime forestier dans un contexte de crise forestière permettront d’expérimenter certaines modalités de gestion des forêts où les acteurs territoriaux peuvent jouer un rôle un peu plus visible (Bouthillier, 2001 ; Blais et Chiasson, 2005). La publication du rapport de la commission Coulombe en 2004 fut « un des éléments déclencheurs majeurs » de plusieurs de ces transformations dans le secteur forestier. Une des recommandations de la commission requérait de « décentraliser la gestion forestière dans la transparence, l’information et la participation » (Coulombe, 2004). Pour donner suite à ces recommandations, une première série de commissions forestières régionales seront créées dans un nombre limité de régions. Un peu plus tard, en 2006, le mandat de ces commissions forestières sera élargi pour inclure l’ensemble des ressources du territoire public et elles seront généralisées à toutes les régions sous le nom de Commission régionale sur les ressources naturelles et du territoire (CRRNT). Ces CRRNT sont sous l’autorité des CRÉ et leur mandat tel que défini par la loi est, selon le ministère (2015), de « planifier, concerter et promouvoir le développement des régions dans le domaine des ressources naturelles et du territoire ; réaliser les PRDIRT [plans régionaux de développement intégré des ressources naturelles et du territoire] et collaborer à leur mise en oeuvre ». Le PRDIRT est un plan d’activités et de priorités qui définit une vision concertée et intégrée du développement des ressources naturelles et du territoire régional (Desrosiers et al., 2010).

En plus des CRRNT, la Loi sur l’aménagement durable des territoires forestiers prévoit un autre mécanisme pour territorialiser la gestion des forêts publiques, soit les TLGIRT. Celles-ci seront impliquées dans la planification des travaux d’aménagement forestier à l’échelle des unités d’aménagement forestier (UAF)[3]. Plus précisément, le bureau régional du ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF)[4] est responsable de la réalisation du plan d’aménagement forestier intégré (PAFI) qui est censé guider les travaux d’aménagement à court et à moyen termes. Dans l’esprit de la loi, les TLGIRT, où sont regroupés les divers utilisateurs et parties prenantes du territoire de l’UAF, doivent être consultées dans la réalisation de ces plans (Desrosiers et al., 2010). Un site Web du ministère précise que les TLGIRT sont des lieux « où les intérêts et préoccupations des personnes et des organismes concernés par les activités d’aménagement forestier sont entendus et pris en compte. Le Ministère participe aux travaux de la Table en vue d’inclure dans les plans d’aménagements forestiers intégrés, les objectifs locaux d’aménagement durable des forêts. » (MFFP, n.d.) Les TLGIRT sont sous l’autorité des CRRNT et ultimement sous celle des CRÉ et donc participent pleinement à l’effort de régionalisation de la gestion des forêts publiques amorcé au milieu des années 2000.

En Outaouais la forêt a longtemps occupé une place centrale dans l’économie régionale (Gaffield, 1994). À compter du dix-neuvième siècle, les massifs de grands pins vont alimenter une industrie de bois équarri largement exporté à l’extérieur de la région sur des radeaux, alors qu’au vingtième siècle l’industrie forestière régionale va se convertir aux pâtes et papiers. Les années 1970 vont amorcer une diminution très significative de la place des activités forestières dans l’économie régionale qui s’explique par l’effet combiné du recul des pâtes et papiers et la montée en flèche des emplois de la fonction publique fédérale sur la portion urbaine de l’Outaouais (Beaucage, 1994). Par contre, si les activités manufacturières forestières ont perdu de l’importance pour l’économie régionale dans son ensemble, elles restent un élément primordial pour les territoires ruraux où l’activité du gouvernement fédéral est moins présente (Chiasson, 2005 ; Doucet et al., 2007). Cela fait en sorte que la forêt reste un enjeu central pour les acteurs régionaux, en particulier la mise en valeur du grand potentiel de forêts feuillues, considéré par plusieurs comme un levier essentiel de développement régional[5].

La mise en place de la Commission régionale sur les ressources naturelles et le territoire public de l’Outaouais (CRRNTO) et un peu plus tard en 2010 celle des trois TLGIRT[6] permettaient de donner davantage d’ampleur à certaines initiatives de concertation multisectorielle qui avaient été expérimentées avec plus ou moins de succès dans la région depuis les années 1990 (Andrew et Leclerc, 2013). Ces forums régionaux et locaux vont ouvrir la porte à la participation d’acteurs qui étaient peu considérés par le modèle de prise de décision sectorielle qui a dominé le secteur forestier régional dans le passé (Chiasson, Blais et Boucher, 2006). Dans le cas de la CRRNTO, les élus locaux, souvent les mêmes qui siègent au conseil d’administration de la CRÉO, vont occuper une partie importante des sièges et ainsi participer à l’exercice d’élaboration du PRDIRT qui sera finalement déposé pour acceptation à la Conférence régionale en février 2011 (Leclerc, 2013). À l’échelle des UAF, les usagers non industriels (pourvoyeurs, écologistes, associations de chasse et pêche, etc.) ont pu être consultés sur les PAFI qui vont guider les travaux forestiers.

Cette brève description des réformes apportées au régime forestier et à la gestion forestière en Outaouais montre bien que la CRÉO est partie prenante d’un exercice de régionalisation de la planification forestière, mais également qu’elle est le pivot d’une volonté affichée de désectorialiser la gestion des forêts publiques en l’ouvrant à une participation accrue des élus locaux et des publics intéressés. C’est donc dans la perspective de mieux comprendre les conditions d’exercice réelles de ces nouveaux pouvoirs (fonctionnement de la CRRNTO, élaboration du PRDIRT, mise sur pied des TLGIRT) et de vérifier s’ils s’inscrivent dans une logique de passage du « gouvernement » de la forêt à la « gouvernance » des territoires forestiers que nous avons interrogé nos répondants.

Précisions méthodologiques

Les données utilisées dans cette étude ont été recueillies par le biais de neuf entrevues semi-dirigées conduites durant l’automne 2012 et l’hiver 2013[7]. La population visée est constituée de membres des différentes structures relevant de l’autorité de la CRÉO et appelés à intervenir dans la planification forestière : la CRRNT, les trois TLGIRT, en plus des acteurs de la CRÉO elle-même. Une des caractéristiques importantes de ces structures est le fait qu’elles ouvrent la porte à la représentation d’une pluralité de groupes sociaux, dont plusieurs étaient absents des mécanismes sectoriels de prise de décision forestière. Notons à ce sujet que la Loi sur l’aménagement durable des territoires forestiers oblige à réserver des sièges pour des représentants autochtones, et la CRRNTO s’est dotée de balises en vue d’assurer une représentation des divers groupes d’intérêts et territoires des MRC de la région (Leclerc, 2013). Nous avons donc voulu constituer un échantillon non probabiliste qui reflète le mieux possible cette volonté d’intégrer les groupes actifs dans ces instances tout en ayant un souci de rejoindre des gens impliqués à l’échelle régionale (CRÉO et CRRNTO) et d’autres à l’échelle locale (TLGIRT). Ainsi, nous avons rencontré un professionnel permanent de la CRRNTO, tout comme trois élus locaux qui à ce titre siègent à la fois à la Commission régionale et à la CRÉ, le représentant d’un industriel forestier qui siège à la CRRNTO et aux tables locales. À cela s’ajoutent quatre représentants d’autres secteurs de la société civile qui font usage de la forêt. Deux de ces acteurs étaient présents aux deux échelles (locale et régionale), alors que les deux autres étaient surtout actifs à l’échelle locale. Finalement, nous avons interviewé un chercheur, représentant du secteur « connaissance », qui a principalement participé aux travaux de la CRRNTO.

Décentralisation et transformation du pouvoir forestier en Outaouais

Rappelons que pour les théories de la gouvernance à l’échelle des territoires, celle-ci peut s’observer dans une reconfiguration des rapports de pouvoir verticaux autant qu’horizontaux. Pour opérationnaliser ces deux facettes du passage à la gouvernance, nous faisons appel à trois dimensions du concept : le brouillage des frontières entre le public, le privé et l’associatif, la participation des acteurs de la société civile et finalement la collaboration verticale.

Le brouillage des frontières

La notion de brouillage des frontières fait valoir l’accroissement des interactions entre l’État, le marché et la société civile. Elle signifie que l’État n’est plus le seul acteur dans le processus de prise de décision concernant l’action publique (Wright et Cassese, 1996 ; Lévesque, 2002). Concrètement, la concertation et le partenariat peuvent être retenus comme des indicateurs concrets pour mesurer le dépassement de la frontière. Pour Denis Bourque (2008 : 94), « la présence persistante des partenariats est un indice de maturité de la concertation et les réalisations partagées sont la mesure de son efficacité ». Cet auteur explique également que la concertation est un processus de coordination qui repose sur « l’engagement volontaire des acteurs à participer à une démarche collective fondée sur une vision commune, des intérêts communs » (ibid. : 6). Elle véhicule l’idée de partage de l’information, de l’expertise, mais aussi la capacité de mobilisation collective en vue de l’élaboration d’objectifs communs (Le Galès, 1998 ; Bourque, 2008). Plus encore, elle implique une liberté de l’acteur qui peut choisir de s’en retirer à sa guise. Il en va tout autrement du partenariat. Bien qu’étant un engagement volontaire à l’instar de la concertation, le partenariat est beaucoup plus formel et suppose « un engagement contractuel à partager les responsabilités, à mettre en commun des ressources et à se diviser des tâches suite à une entente négociée » ; en somme, la concertation renvoie surtout à une recherche de « cohérence dans les activités des acteurs », une « articulation des compétences des acteurs » (Bourque, 2008 : 66), tandis que le partenariat va au-delà. Il comporte un caractère d’obligation. Il n’y aurait donc plus un unique centre de concentration du pouvoir disposant seul ou presque des principales ressources nécessaires à l’élaboration et à la mise en oeuvre de la planification forestière et d’autres ressources naturelles (Le Galès, 1998).

Ces propos issus de la littérature sur le partenariat sont souvent repris par les répondants lorsqu’ils parlent de leurs propres pratiques. Déjà, la CRRNTO est souvent perçue par ceux-ci comme un organe rassembleur face à une multiplicité d’intervenants et d’acteurs provenant de divers champs d’activités. « La commission, c’est l’ensemble des représentants des utilisateurs de la forêt. » (E4) La composition même de la CRRNTO (voir tableau 1) serait un premier élément qui irait dans le sens de dépasser les frontières ; de surcroît, la diversité des acteurs présents semble un facteur contributif au succès du partenariat et de la concertation.

Tableau 1

Table des commissaires

Table des commissaires
Tableau constitué à partir de CRÉO, 2006, Règlement de la Commission régionale sur les ressources naturelles et le territoire public de l’Outaouais, consulté sur Internet (https://www.mern.gouv.qc.ca/publications/commissions-regionales/cr_outaouais_07_reglement.pdf) le 15 juin 2014

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En outre, dans son fonctionnement, la commission s’est dotée de différents comités consultatifs. C’est le cas du Comité consultatif en matière d’aménagement (CCMA). « C’est le comité le plus important de la commission qui implique l’ensemble des partenaires. » (E4) La commission est en quelque sorte une plateforme où devront se discuter « des enjeux, des orientations et des stratégies qui s’avèrent les plus appropriés pour la région de l’Outaouais dans l’utilisation des ressources naturelles et du territoire public » (CRRNTO, 2009 : 6). En intégrant les comités, la commission se veut davantage intersectorielle. Tous les projets de mise en oeuvre dans le secteur forestier et autres passent par ce comité d’aménagement pour obtenir des recommandations favorables avant d’être acheminés vers la Table des commissaires et ensuite la CRÉO. La table recommande au conseil d’administration d’autoriser le financement des projets soumis. Tout comme à la table, la représentation au sein des comités se résume en une multiplicité d’acteurs sociaux (représentants de MRC, des organismes, des industries forestières, du forestier en chef) et des scientifiques (voir le tableau 2).

Tableau 2

Comité consultatif en matière d’aménagement

Comité consultatif en matière d’aménagement
Source : Site Internet de la CRRNTO (consulté 12 octobre 2013). Depuis la disparition de l’organisme, le site de la CRRNTO n’est plus en ligne

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La prise de décision sectorielle dominée par l’État et l’industrie forestière semble faire place à une mosaïque de parties prenantes. Cette composition s’inscrit dans la logique suivant laquelle aucun acteur, public ou privé, n’a seul la capacité de connaissance ou les ressources pour résoudre les problèmes (Kooiman, 1993). Même s’il y a divergence d’opinions, un bon nombre de répondants considèrent la CRÉ, et de surcroît sa commission, comme étant le symbole d’un lieu d’échange et l’expression d’une volonté de bâtir une action commune. Le partage d’information, la poursuite d’une vision commune et la recherche d’une cohésion entre les acteurs y sont bien présents. « [S]i vous regardez la Commission de ressources naturelles aussi, la CRRNTO, dans laquelle je suis, les travaux se font en commun. Il y a un partage d’expertise, un partage d’opinions, un partage d’objectifs qu’on veut atteindre ensemble. » (E3)

Toutefois, les prises de position sur la concertation peuvent varier entre répondants et qui plus est chez un même répondant. Un répondant estime que la concertation n’a effectivement pas lieu au sein de la CRRNTO. « C’est plutôt des comités qui travaillent tandis que les commissaires en restent à l’étape de l’approbation. » (E9) Cependant, au-delà de divergences, la commission apparaît comme un lieu pertinent pour résoudre des problèmes entre différents acteurs sans nécessairement remonter jusqu’au ministère.

La nature des partenaires et des partenariats aussi est variable. Si elle travaille avec des partenaires internes, des acteurs qui participent en principe à la prise de décision, la CRRNTO a pareillement recours à des « consultants externes » (firmes spécialisées, organisations de recherche, etc.). Dans son sens spécifique, le partenariat indique une relation structurée et formalisée (contrat ou entente par écrit) (Bourque, 2008). Dans le cas de la CRÉO, la très grande majorité des répondants s’accordent pour reconnaître que la CRÉ – dont la commission est l’appendice –, à qui les recommandations de la CRRNT sont adressées, signe de nombreuses ententes. Il s’agit d’ententes administratives spécifiques[8], avec en priorité différents ministères, mais aussi d’ententes ou de contrats avec de nombreux organismes, des commissions scolaires, des universités, des MRC. L’octroi des contrats se fait par appel d’offres.

La possibilité de conclure des ententes et des contrats est généralement incluse dans les règlements de la CRÉO et de la CRRNTO. Cette logique du partenariat est aussi présente à la CRRNTO, car la CRÉO délègue à cette dernière ses responsabilités forestières (CRÉO, 2011).

On fonctionne par le biais de protocoles d’ententes. L’exception, c’est lorsqu’on donne un contrat de service à une firme. Avec le ministère des Ressources naturelles entre autres, on a une entente de partenariat qui est en vigueur. On a signé des collaborations qui s’échelonnent, disons, sur une durée indéterminée. Puis, on a aussi des ententes administratives pour faire certains projets avec le ministère.

E1

C’est surtout dans la concrétisation des projets que l’importance du partenariat est visible. Pour alimenter la confection du PRDIRT, la CRRNTO a élaboré différents types de projets portant aussi bien sur la recherche appliquée que celle de nature plus historique. Dans cette perspective, certains projets ont été portés principalement par les ressources à l’interne (l’équipe de professionnels payés par la commission), alors que dans d’autres, le travail a été fait en collaboration formalisée avec d’autres acteurs. Nombreux sont les projets qui en sont de recherche, notamment celui sur le portrait de la forêt à l’époque préindustrielle sur lequel la plupart des répondants sont revenus à maintes reprises. Le projet « Portrait préindustriel de la forêt outaouaise – Évaluation de la quantité de pins blanc et rouge durant le dix-neuvième siècle – Volet 1 », mené par l’Institut québécois d’aménagement de la forêt feuillue (IQAFF), a été réalisé en partenariat formalisé grâce aux contributions financières des CRÉO-PPRMVF (Programme de participation à la mise en valeur des forêts) et de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) (Doyon et al., 2010). L’étude trace le portrait de l’importance du pin blanc en Outaouais avant le début de son exploitation à grande échelle au dix-neuvième siècle.

Un autre projet parmi tant d’autres cités par les répondants a porté sur l’éducation en forêt et la sensibilisation des populations au sujet de la régénérescence de la forêt. « La formation des professeurs aux pratiques de la forêt », par exemple, est un projet dont l’objectif est le perfectionnement des enseignants du secondaire et du primaire pour la transmission d’une image plus réaliste et positive de la foresterie (CRRNTO, 2011 : 6). L’activité a consisté en la participation à des ateliers lors des camps forestiers. Son financement a nécessité la collaboration de plusieurs partenaires, dont le Réseau des entreprises du secteur du bois de l’Outaouais (RESBO), mais aussi des contributions non monétaires, notamment le temps pour l’animation des ateliers.

Les TLGIRT aussi constituent une illustration de cette volonté du partenariat et de la concertation au niveau des structures régionales. Les travaux de Caroline Andrew et Édith Leclerc (2013 : 136) sur une première génération de tables de gestion intégrée des ressources avaient déjà fait valoir qu’elles « réunissent des acteurs qui, historiquement, ont des intérêts opposés. Pour cette raison, elles n’ont pas la tâche facile dans la définition d’un projet commun. » Les tables sont donc considérées comme des lieux de concertation pour l’harmonisation des usages dans l’objectif de traduire les visées communes dans les plans d’aménagement de la forêt. Il faut se rappeler par contre que les TLGIRT telles que définies par la législation ont un rôle consultatif, alors que c’est le bureau régional du MRNF qui a le dernier mot sur les PAFI et donc qui est responsable à terme de la nature des travaux réalisés sur le territoire. Si la CRRNTO et les TLGIRT peuvent être considérées comme des lieux de concertation au-delà des frontières sectorielles, il reste à déterminer dans quelle mesure elles réussissent à réellement désenclaver la prise de décision et à favoriser une participation significative de la population.

La participation

S’il y a un mécanisme par lequel la CRRNTO favorise la participation, c’est bien la consultation. En effet, la majorité des répondants y voient un réel effort de la commission pour récolter les avis des acteurs concernés et des citoyens en vue d’une gestion intégrée du territoire et des ressources naturelles. Dans la pratique, des consultations publiques ou forums publics ont été organisés à un rythme biannuel en vue de produire un avis sur la stratégie d’aménagement durable des forêts dans le cadre de la préparation du PRDIRT. « Oui, il y a des choses qui sont mises en place pour que les gens en général aient une entrée sur les décisions forestières, au moins sur les orientations, mais pas sur les décisions elles-mêmes. » (E9) Ces consultations publiques comprennent des séances publiques d’information et d’autres de présentation des mémoires. C’est le cas, par exemple, des consultations publiques sur les aires protégées tenues, à l’automne 2012, à Thurso, à Maniwaki, à Bristol et à Gatineau, donc une dans quatre des cinq MRC de la région (Laflamme, 2012). Au cours de ces séances d’information, la population a été invitée à donner son opinion sur les propositions de territoires d’intérêt considérés. Les personnes et les organismes intéressés ont pu transmettre leurs commentaires ou préoccupations sous forme de mémoire, par la poste ou par courriel.

Figure 1

Étapes des consultations publiques régionales en Outaouais menant à l’Avis régional

Étapes des consultations publiques régionales en Outaouais menant à l’Avis régional
Source : CRÉO, 2013, Avis régional 2012-2013, consulté sur Internet (http://crrnto.ca/images/documents/creo_avisregional_airesprotegees_20130617.pdf) le 12 octobre 2013

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Outre les consultations publiques, la CRRNTO organise annuellement des forums régionaux. La commission promeut également de façon informelle des activités comme les soirées-débats, à l’exemple de celle sur les mythes et réalités entourant la foresterie outaouaise. Ce genre d’activité est souvent ouvert au public. Il y a lieu pareillement de signaler la participation du public aux réunions de la CRRNTO.

Les discours de la plupart des répondants révèlent un faible taux de participation des citoyens aux rencontres publiques portant sur la question forestière. Le nombre de participants y est jugé « très variable et jusqu’à présent peu satisfaisant. On s’attendrait à plus. » (E1) Ce faible taux de participation résulterait pour certains du peu d’intérêt que le citoyen ordinaire porte à la question forestière en général. Certains des sujets paraissent trop abstraits et assez éloignés des préoccupations existentielles des citoyens. « Les gens ne voient pas le lien avec leur vie, avec les retombées que ça peut avoir. » (E1) Par contre, certaines problématiques spécifiques, à l’instar de celles qui affectent leur environnement immédiat comme l’aménagement des aires protégées, suscitent parfois de l’intérêt[9]. Ici, l’angle d’analyse retenu est, comme l’expliquent Andrew et Leclerc (2013 : 134), « de prendre l’acteur comme une personne qui détient une part dans l’avenir du projet collectif et une partie de la vérité nécessaire au bon déroulement de la négociation ».

La fréquence des rencontres de la commission est de plus ou moins six fois par an, tandis que les TLGIRT se rencontrent presque chaque mois. « On dénombre plus ou moins huit rencontres par an », selon un répondant (E3). Quant au degré de participation, cela varie d’une table à l’autre. Mais les répondants dénotent un bon taux de participation des acteurs.

Les exercices de « débats publics » ou « débats publics locaux » (Gaudin, 2007 ; Blondiaux, 2008) font partie des mécanismes de participation. Les témoignages recueillis montrent une divergence des points de vue des répondants quant à l’existence d’un véritable débat sur les sujets apportés à la Table des commissaires. Certains estiment qu’il y a des discussions et qu’elles se déroulent selon les règles démocratiques. D’autres affichent un certain scepticisme quant à l’existence même d’un espace de débat et donc de consensus ; ils considèrent que les dossiers sont ficelés à l’avance et que les commissaires ne font que donner leur consentement.

À la CRRNTO quand on parle de dialogue, de débat, beaucoup nous disent « il faut faire attention à ce qu’on dit ». On ne veut pas trop froisser l’autre. On marche sur des oeufs. À la CRRNT là, on marche sur des oeufs. Quand on parle, on marche sur des oeufs. On parle, mais on marche sur les oeufs. C’est un peu paradoxal […] Je dirai que c’est un lieu de mise en réseau plutôt qu’un espace décisionnel où on fait des choix. Quant aux grandes orientations, oui on va les adopter, tout ça, mais ce n’est pas choisi là. Ce n’est pas là où on va faire le choix de ces grandes orientations.

E9

La prise de décision demeure une dimension importante de la participation. Dans le cas de la CRRNTO comme dans le contexte de toute commission, le processus de prise de décision finale autour d’un projet ou d’un dossier relève d’une autre instance. En Outaouais, le rôle de la commission consiste généralement à faire des recommandations, le pouvoir de décision finale revenant à la CRÉO. Plusieurs sentent par contre que les choix importants sont faits au niveau des comités, en particulier le comité d’aménagement, alors que la commission dans son ensemble a plutôt comme rôle de valider les choix faits en comité restreint.

La modalité la plus courante de la prise de décision reste le vote à main levée. Au niveau des TLGIRT, par exemple, la recherche de l’intérêt commun se fait en tentant d’obtenir le plus grand consensus possible. Pour permettre une harmonisation d’usages entre les différents intervenants, les représentants des divers groupes promeuvent la discussion et l’explication pour atteindre le consensus. Le cas le plus illustratif parmi tant d’autres relevés par de nombreux répondants reste le consensus dégagé au sujet de la période de la chasse à l’orignal en Outaouais. Source de conflit entre divers acteurs aux intérêts différents, la saison de chasse a dû faire l’objet d’un compromis. La TLGIRT a ainsi décidé que les activités d’aménagement forestier devraient être suspendues pendant la période de la chasse à l’orignal.

Dans le cadre des débats, il se pose bel et bien une question de ce que Bourque (2008) qualifie de « rapports de force » dans des instances de concertation. Il existe des inégalités de pouvoir et même de compétence à la CRRNTO comme dans les TLGIRT qui suscitent la crainte de voir la possibilité de développer un projet collectif remise en question. Le problème du poids des acteurs se pose encore avec acuité dans le contexte de la décentralisation. La réduction du pôle d’influence de certains acteurs dans le secteur forestier (un gros moteur économique pour les régions rurales de l’Outaouais) a suscité des mécontentements. C’est le cas d’un représentant de compagnie forestière qui s’indigne du fait que les industriels aient la même représentativité à la table que des représentants des ornithologues (E6). Ce rapport de force entre les acteurs peut perpétuer des inégalités en matière d’utilisation (Leclerc, 2008). Des répondants ont par ailleurs mis en relief le déséquilibre dans les discussions entre experts et citoyens.

[L]es interventions qu’ils [les membres] ont à la table sont toujours en fonction de l’expérience de chacun. Si les industriels forestiers sont des ingénieurs forestiers, gradués de l’Université de Laval, ils ont probablement plusieurs années d’expérience dans le domaine. Là ils font les interventions à la table. Ils sont très bien outillés. Au contraire, de l’autre côté de la table, c’est le citoyen […] il n’est pas nécessairement gradué du domaine forestier, donc ses interventions sont minimales.

E3

En somme, tout cela soulève la question de la qualité du débat (qualité des participants). Et cette question reste cruciale dans ce que des auteurs ont toujours caractérisé comme « la confiscation du débat par une minorité de participants » (Blondiaux, 2008 : 40) dans un débat démocratique. Comme le notent des auteurs (Paquet, 2001 ; Blondiaux, 2008), l’apprentissage ou la « formation d’une citoyenneté active et informée » est un « enjeu principal de la participation ». Cet enjeu de la confiscation du débat est bien réel dans le cas de la CRRNTO. En effet, si cette dernière a initié plusieurs activités visant la participation de la société civile et du public (consultations publiques, Forums régionaux, Journées d’information, etc.), une majorité de répondants considèrent que la participation de la population à ces activités va rester assez faible. En ce qui concerne le Forum régional, cette grande activité publique organisée annuellement, le bilan s’avère assez contrasté, car il y a d’une part une participation jugée satisfaisante des experts et de l’autre une faible participation du citoyen ordinaire. Les répondants ont beaucoup insisté sur cet aspect.

La collaboration verticale

Des auteurs (par exemple Brenner, 2003) ont mis en exergue des nouveaux rapports de pouvoir au sens d’interaction et de coopération entre différents niveaux de gouvernement. Dans ses grandes lignes, l’existence de niveaux multiples soulève souvent la question de la décision et celles du rôle et du poids de l’État dans les processus décisionnels ou encore de la responsabilité, du contrôle et de la légitimité des décisions (Benz et Papadopoulos, 2006).

Les réformes instaurées dans la gestion de la forêt publique depuis la commission Coulombe ont édifié des paliers de concertation (en particulier le palier régional) et des institutions qui n’existaient pas vraiment auparavant dans le secteur forestier. Ces institutions ont ainsi eu à construire un mode de fonctionnement propre et à s’insérer dans une dynamique verticale avec le MRNF. La cohabitation des TLGIRT, de la CRÉO avec sa commission, ainsi que la direction régionale du ministère (MRNF) induit un jeu d’acteurs complexes avec une multiplicité d’échelles.

La relation entre les TLGIRT et la commission est souvent décrite en des termes mitigés. Dans le contexte du nouveau régime forestier, la CRRNTO a reçu du ministère le mandat d’animer des TLGIRT. La commission joue donc le rôle de coordination et d’animation et non celui de direction. « [L]e coordonnateur […] est là simplement pour animer […] les rencontres et s’assurer que le travail avance » (E1). La perception de certains répondants (E2, 3, 5, 9) semble quelque peu différente. Ils y voient plutôt une relation de type top-down ou encore une relation de type « bureaucratique » ou « administratif ». Le caractère hiérarchique se manifesterait sur les plans de la prise de décision, du choix des membres et des matières à débattre [10]. « [L]es autres ont le contrôle sur les sujets discutés » (E3). Cette remarque rejoint la préoccupation de certains auteurs (notamment Booth, 2010) pour qui les modes de participation du public auraient tendance à consolider l’ordre politique en confirmant le pouvoir des élus locaux et des acteurs économiques plutôt que de renforcer celui des autres acteurs.

Vue comme un « appendice » (E9) de la CRÉO, la CRRNTO demeure « une mise en réseau ». Dans l’ensemble, les liens CRÉ–CRRNTO sont souvent présentés sous la forme symbolique de « courroie de transmission » entre la filière forêt et la CRÉ. Contournant la dichotomie « collaboration mutuelle ou rapport de type hiérarchique », des répondants qualifient plutôt la relation « d’aller-retour », d’une « sorte d’engrenage » (E1, 2, 4, 9). Il y a en somme une quasi-inexistence de tensions en raison de la nature des acteurs qui sont les mêmes et de la manière de penser. La citation suivante est encore plus explicite :

On est une constituante à part entière de la CRÉO à cet égard-là […] Le CA [conseil d’administration] de la CRÉO a une très grande confiance en l’instance qu’est la Table des commissaires. Il n’a jamais remis en question depuis son existence une décision ou une recommandation qui a été faite par la Table des commissaires. À cet égard-là, c’est une relation qui est très fluide.

E1

De nombreux acteurs considèrent également que la relation entre la CRRNTO-DGR (Direction générale régionale du MRNF) est elle aussi plutôt exempte de conflit. La relation entre ces deux structures est décrite en termes d’harmonie, de « relation stimulante », ou encore de « symbiose » (E1). La force des liens entre le bureau régional du ministère et la commission est soulignée par presque tous les répondants. D’une manière générale, il s’observe une complicité assez forte entre la DGR et la CRRNTO (voir la figure 2). Ainsi, la commission participe à peu près à tous les comités de planification de la direction régionale du ministère et, inversement, le ministère participe en envoyant des représentants à chacun des comités de la commission. La proximité de la commission avec le ministère permet de pallier l’« insuffisance des ressources » (Juillet et Andrew, 1999). Au niveau des tables, l’élaboration des plans d’aménagement forestier intégré (PAFI) tactiques et opérationnels de mise en valeur des ressources des forêts du domaine de l’État (forêts publiques) se fait en collaboration avec la Direction générale du MRNF. Ici se dégage la place de l’intégration verticale ou de la négociation dans le processus de prise de décision.

L’étude proposée par Philippe Leresche (2001) souligne bien que l’émergence des échelles nouvelles au niveau régional n’a pas supplanté le plan hiérarchique dans les faits. Cette collaboration verticale n’enraye pas la dimension hiérarchique, mais la hiérarchie se négocie. Il y a donc une certaine collaboration entre le ministère et les tables dans la mesure où le premier reste quelque peu lié au consensus qui se dégage de dernières. Même si, en principe, le ministère est le dernier responsable de la planification des UAF, certains font remarquer que « ce qui donne un rôle très important à la TLGIRT, c’est lorsque le consensus émerge de là, le ministère se sent un peu lié, puisque c’est un consensus » (E4).

Figure 2

Rapport entre les structures

Rapport entre les structures
Source : Réalisation des auteurs à partir des analyses et des publications de divers organismes

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Les propos des répondants laissent aussi entendre qu’il n’y a pas encore lieu d’envisager les liens en termes d’autonomie absolue, ce qui serait de toute façon contraire au principe de la gouvernance. Finalement, la question de savoir si le bureau régional a les coudées franches pour voir à la réalisation d’une planification décentralisée en concertation avec la Commission des ressources naturelles, avec la CRÉO et avec les MRC reste pendante. L’insuffisance financière pourrait constituer un obstacle de poids. Pour l’instant, il est davantage question d’une bonne volonté au niveau du bureau régional. La capacité de prendre des positions régionales concertées face à l’État est bien présente mais, de l’avis des répondants, mérite d’être renforcée.

Conclusion

Cet article a voulu voir la « décentralisation en action » en s’interrogeant sur la responsabilité forestière assurée par la Conférence régionale des élus de l’Outaouais. L’hypothèse de départ était que cette prise en charge régionale de la planification forestière permet le passage du gouvernement du secteur forestier à la gouvernance des territoires forestiers. Nous avons pu voir que bien des éléments de ce passage à la gouvernance sont réunis dans le cas de l’Outaouais. Les réformes entreprises par le gouvernement ont en effet permis de s’éloigner d’un modèle sectoriel de gestion forestière dominée par l’État et les industriels forestiers en mettant en place des institutions locales et régionales plus ouvertes à la concertation entre des acteurs provenant de divers horizons. Comme notre étude l’a montré, bien que ces réformes aient été pilotées par le gouvernement québécois, elles ont permis d’instaurer, à l’échelle des territoires de l’Outaouais, des institutions qui avaient comme mandat de décentrer la responsabilité forestière au-delà des acteurs sectoriels. Si la mise en place de ces institutions va dans le sens de notre hypothèse, les résultats de nos entrevues nous amènent à nuancer quelque peu cette dernière.

La CRRNTO offre par sa composition une mixité d’acteurs. Outre la Table des commissaires, elle comporte plusieurs comités où siègent des acteurs provenant également de divers secteurs. Des formes d’interaction entre le privé, le public et l’association comme la concertation et le partenariat font fréquemment partie des habitudes de travail de la CRRNTO en vue de la réalisation de projets. L’analyse a révélé l’existence de plusieurs dispositifs participatifs qui sont utilisés fréquemment par la commission. Si certains de ces mécanismes sont obligatoires, d’autres sont venus de l’initiative même de la commission. Ces mécanismes ont ouvert des espaces permettant aux citoyens ou aux groupes intéressés de s’exprimer sur l’évolution des forêts. Nos analyses ont également permis de révéler que la CRÉ et sa commission semblent avoir développé des affinités importantes avec le MRNF, ou plus précisément le bureau régional de ce ministère. Ces relations semblent s’éloigner de la relation hiérarchique entre le centre et la périphérie dans le modèle du « gouvernement ».

Par contre, des limites intrinsèques à cette logique de « gouvernance des territoires forestiers » sont ressorties de nos entrevues. Plusieurs acteurs interrogés ont ainsi déploré une certaine « confiscation du débat », risque des processus participatifs identifiés par Loïc Blondiaux (2008). Par contre, dans ce cas-ci ce ne sont pas tant les élus locaux (dont l’intégration à la prise de décision forestière est récente) qui sont susceptibles de confisquer le débat, mais plutôt les professionnels et les acteurs porteurs d’une expertise dans le secteur. Pour certains (dont Leclerc, 2013), la bureaucratisation de ces institutions dans le sens où la prise de décision effective est assurée par les professionnels tend à diminuer la portée réelle des mécanismes de participation et contraint l’émergence d’un espace totalement pluriel. Le faible taux de participation de la population aux discussions sur la forêt soulève la question de la distinction entre le citoyen « ordinaire » et le citoyen « expert ». Dans un même ordre d’idées, si en Outaouais la création d’organes de planification a permis de niveler les relations entre les acteurs régionaux et le bureau régional du ministère, c’est moins certain que les rapports hiérarchiques avec les instances centrales du ministère gardent un caractère hiérarchique.

Ces résultats en Outaouais plaident pour une réponse prudente à la question des liens entre décentralisation « en action » et gouvernance. La décentralisation (au sens de délégation de responsabilités à des institutions infrarégionales) semble bel et bien avoir ouvert la porte à de la gouvernance (le partage du pouvoir entre des acteurs d’horizons différents). Avant que le gouvernement Couillard n’élimine le palier régional (et par le fait même les CRRNT) à l’automne 2014, les acteurs de l’Outaouais ont expérimenté des formes de pouvoir un peu plus diffuses, que ce soit sous le modèle de la concertation ou encore celui du partenariat et de la collaboration verticale. Toutefois, l’expérimentation de ces formes est restée relativement peu poussée, montrant que le passage du gouvernement à la gouvernance ne peut se faire de façon instantanée.

À la lumière de ces résultats sur le cas de l’Outaouais, on peut se demander si les dernières réformes du gouvernement Couillard n’ont pas, selon l’expression consacrée, « jeté le bébé avec l’eau du bain ». Certes, la régionalisation de la planification forestière n’a pas répondu à tous les espoirs en matière de partage de pouvoir et de gouvernance. Cependant, il faut se rappeler qu’il s’agit d’une très jeune expérience, de surcroît dans un secteur, la forêt, où la gestion est traditionnellement très cloisonnée, du moins dans le contexte canadien (Chiasson et Leclerc, 2013). En abolissant les CRÉ, le gouvernement ferme en quelque sorte la porte sur les efforts (parfois timides) de construire un espace de gouvernance régionale de la forêt et surtout, en l’absence de clarification à ce niveau, le gouvernement alimente l’incertitude sur le palier auquel les mécanismes permettant une gouvernance (un tant soit peu) partagée de la forêt pourront se raccrocher.