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Dans la métropole d’Abidjan en Côte d’Ivoire, tout comme dans les autres centres urbains en Afrique, le poids démographique des jeunes, conjugué à la détérioration des conditions d’insertion socioéconomique, rend plus incertaines les modalités par lesquelles les jeunes générations négocient leur entrée dans la vie d’adulte. Un des effets parmi les plus significatifs de la dégradation des conditions d’emploi et des conditions de vie des ménages qui existe depuis les années 80 est le recul de l’âge de la première union et, ce faisant, l’allongement de la période de sexualité prémaritale que vivent les jeunes (Brilleau, Roubaud et Torelli 2005; Calvès, Kobiané et Martel 2007; INS et IFC 2012; INS 2015). Plusieurs travaux récents suggèrent que, dans ce contexte, l’étude des formes de l’intimité amoureuse et érotique qui se popularisent auprès des jeunes des villes est centrale pour appréhender les trajectoires d’affirmation qu’elles et ils empruntent afin de faire face à la fragilité de leur situation socioéconomique (Cole et Thomas 2009; Cole 2010; Hunter 2010; Honwana 2012; Groes-Green 2013). Au-delà d’un point de vue considérant les jeunes comme un groupe social isolé des autres générations, le prisme des relations intimes et amoureuses des jeunes constitue également un tremplin pour saisir plus largement leur rôle dans les transformations sociogénérationnelles qui s’opèrent aujourd’hui dans les dynamiques de genre (Cole et Durham 2007; Cole 2010; Gomez-Perez et LeBlanc 2012).

Dans le présent article, je suggère que la multiplicité des transactions intimes hétérosexuelles dans lesquelles s’engagent les jeunes d’Abidjan constituent un point d’observation privilégié pour appréhender la façon dont s’accomplissent les processus de « régénération sociale » dans les espaces de relégation de la métropole (Cole et Durham 2007). Basées sur des données ethnographiques tirées d’une enquête de terrain menée en 2012 et en 2016 auprès de jeunes qui résident dans un quartier d’habitat précaire d’Abidjan[2], la description et l’analyse portent sur les logiques des transactions à l’oeuvre dans leurs relations prémaritales et non maritales, ainsi que sur les façons dont les jeunes citadines se rapportent aux idéologies de l’amour et de l’attachement émotionnel qui balisaient les relations amoureuses et sexuelles entretenues par leurs aînées. La discussion se concentre en particulier sur les dynamiques interactionnelles dans leurs relations intimes hétérosexuelles pour appréhender les trajectoires d’affirmation socioéconomique des jeunes femmes précarisées ainsi que, plus largement, les changements sociogénérationnels qui ont lieu de nos jours dans les relations de genre[3]. Les jeunes Abidjanaises rencontrées étaient âgées de 16 à 30 ans et étaient très faiblement rémunérées, que ce soit comme vendeuses de rue ou employées dans des kiosques à café, des salons de coiffure, des ateliers de couture, des bars ou des centres d’entraînement sportif populaires[4]. Sur leurs lieux de travail où se presse souvent une abondante clientèle masculine ou lors de leurs déplacements quotidiens dans l’espace urbain, leurs activités journalières les plaçaient au centre d’incessantes sollicitations provenant de jeunes hommes qui leur manifestaient un intérêt à se lancer dans une aventure sentimentale avec elles. Sur la base de ces multiples rencontres quotidiennes, la plupart des jeunes femmes que je côtoyais me confiaient « compléter » les sources de revenu de leur travail peu rémunérateur par l’entretien de plusieurs relations intimes non maritales avec des soupirants.

À partir des expériences vécues par ces jeunes citadines dans le contexte de leurs engagements quotidiens dans des relations intimes lucratives avec des prétendants, je pose l’hypothèse que les formes d’intimité amoureuse et érotique popularisées aujourd’hui dans la métropole d’Abidjan pavent la voie à un processus d’affranchissement féminin des logiques d’automaticité entre échange matériel et pratique sexuelle qui ont été décrites dans la littérature sur l’émergence de la figure de la « femme libre » à l’orée des années 70 (Vidal 1977 et 1979; Le Pape et Vidal 1984), ainsi que dans celle, plus récente, qui porte sur la « sexualité transactionnelle » chez les jeunes (Hunter 2002; Newell 2009; Broqua et Deschamps 2014). Les discours et les pratiques de ces jeunes femmes avalisent et reconduisent assurément tant l’idéologie sur l’amour et l’attachement émotionnel hétérosexuels que les normes de la masculinité associée au rôle masculin de principal pourvoyeur de ressources qui jalonnaient les relations amoureuses et sexuelles de leurs aînées. La particularité de leurs modes d’action se situe dans les façons différenciées dont elles contournent à leur avantage les normes de l’engagement amoureux hétérosexuel ainsi que l’ordre genré qui le sous-tend, et ce, pour tenter de s’affirmer sur le plan socioéconomique et de vivre de façon accomplie malgré la situation de sous-emploi endémique qui règne dans ce milieu urbain. Afin d’appréhender la signification de ces formes d’agir, j’ai eu recours à une lecture non téléologique de l’agentivité féminine (Mahmood 2009) et me suis tourné vers l’étude des modalités par lesquelles ces jeunes citadines se rapportent, dans leurs pratiques et leurs discours sur les transactions intimes amoureuses, érotiques et familiales, aux normes de genre de même qu’aux idéologies sur l’amour et l’attachement émotionnel prédominantes dans leurs milieux de vie.

La suite de cet article développe cette analyse en replaçant en premier lieu la spécificité des pratiques d’accumulation féminines des jeunes Abidjanaises en regard des travaux ayant porté sur les dynamiques des relations hétérosexuelles dans cette métropole, tant dans le contexte de la croissance du célibat féminin des années 70 et 80 que dans celui de la popularisation du multipartenariat chez les jeunes au cours des dernières décennies. À partir de l’étude de cas de trois jeunes citadines qui recourent à des ruses érotiques relativement fructueuses auprès de leurs soupirants, le développement se concentre, en deuxième lieu, sur les rouages et les logiques des pratiques de contournement de l’idéologie prédominante sur l’amour hétérosexuel qui leur sont sous-jacentes. En troisième lieu, l’analyse resitue ces pratiques dans le contexte plus large des rapports intergénérationnels, des logiques de mobilité sociale féminine et des positions sociales des jeunes soupirants avec qui les jeunes Abidjanaises sont susceptibles d’entretenir ce type de relations. La discussion autour de ces dimensions culmine dans une réflexion sur la question de l’agentivité féminine dans cet environnement social. Enfin, la conclusion s’articule autour de la question du rôle des jeunes adeptes de ces trajectoires d’affirmation socioéconomique dans la régénération des dynamiques de genre hétérosexuelles qui prédominent aujourd’hui dans la métropole.

De la figure de la « femme libre » aux transactions intimes prémaritales des jeunes : vécus abidjanais en matière de rapports amoureux et érotiques

Les transactions intimes jouent depuis longtemps un rôle prépondérant dans la manière dont les ressources matérielles circulent et se distribuent au sein des relations conjugales, extramaritales et non maritales qu’entretiennent les personnes qui résident dans la métropole d’Abidjan (Vidal 1977 et 1979; Le Pape 2007). Dans le contexte des années 70 et 80, plusieurs travaux focalisaient sur les transactions matérielles dans les économies domestiques, l’émergence de nouveaux rôles féminins et sur la montée du célibat chez les femmes. Dans un article intitulé « Guerre des sexes à Abidjan. Masculin, féminin, CFA », Claudine Vidal (1977) centrait ses observations sur les rôles antagonistes joués par les femmes et les hommes mariés dans leurs rapports intimes domestiques et extramaritaux. Le rôle masculin de pourvoyeur de ressources, qui, en milieu urbain, contribuait à conférer aux hommes autorité et contrôle sur l’espace domestique, s’inscrivait alors en tension prononcée avec les revendications d’individualisation de l’usage de leurs revenus par de nombreuses femmes mariées à l’égard de leur époux. Ces dynamiques se déroulaient à un moment où, sous l’effet de la précarisation des conditions de vie en milieu urbain, les Abidjanaises devenaient de plus en plus actives dans les économies informelles et formelles (Vidal 1977 et 1979; Le Pape 1997).

En arrière-fond de ces antagonismes de genre dans les ménages abidjanais, la période des années 70 et 80 était aussi marquée par l’émergence de la figure de la « femme libre », à savoir des célibataires qui s’émancipaient de la condition de cadette sociale associée au contrôle par les personnes aînées des destinées des jeunes femmes (Vidal 1977 et 1979; Gruénais 1985). Ces femmes se trouvaient dans une position de relative autonomie par rapport à leur groupe de parenté et tentaient de s’inscrire dans des itinéraires de mobilité ascendante, au moyen de leur activité professionnelle ainsi que des prodigalités des hommes avec qui elles s’engageaient dans des relations amoureuses (Étienne et Étienne 1968; Vidal 1977 et 1979; Le Pape et Vidal 1984). La tension mise au jour à cette époque entre, d’une part, des rôles prescrits pour les femmes mariées au sein de l’espace domestique par leur conjoint qui tentait de baser son autorité sur son rôle de pourvoyeur de ressources et, d’autre part, les expériences différenciées des « femmes libres » qui choisissaient d’inscrire leurs itinéraires socioéconomiques hors de toute relation matrimoniale est importante pour resituer les voies d’affirmation empruntées à l’heure actuelle par les jeunes Abidjanaises non mariées.

Presque exclusivement confinées 40 ans plus tôt dans les rapports maritaux et extramaritaux, les transactions intimes dans les relations amoureuses hétérosexuelles des jeunes d’Abidjan se donnent toujours plus à voir, depuis les trois dernières décennies, au sein de relations prémaritales et non maritales[5]. Tandis que le mariage ou la mise en union sont de plus en plus difficilement envisageables en raison de la situation de « multi-crise[6] » qui existe dans la plupart des centres urbains africains (Comaroff et Comaroff 2004; Honwana et De Boeck 2005; Calvès, Kobiané et Martel 2007), la pratique consistant à cumuler plusieurs prétendants s’est largement popularisée, auprès des jeunes d’Abidjan, comme un moyen privilégié pour répondre plus convenablement à leurs besoins affectifs et matériels (voir aussi Cole (2009) et Hunter (2010)).

Une littérature significative a tenté de capter les linéaments des dynamiques du cumul de partenaires dans les relations intimes hétérosexuelles des jeunes à partir de la notion de « sexualité transactionnelle » (transactional sex). Cette expression devait permettre à l’origine de dépasser l’emploi inapproprié du terme « prostitution » pour signifier l’engagement des individus dans des multipartenariats, et les rapports ténus entre échange matériel et pratique sexuelle qui leur sont associés (Hunter 2002; Leclerc-Madlala 2003). En exposant que les transferts matériels dans les relations amoureuses et sexuelles sont perçus, dans divers contextes sociaux, comme une partie intégrante des obligations liées à la performance d’une forme de masculinité associée au rôle de pourvoyeur de ressources, ces études ont mis en évidence que nombre de transactions sexuelles ne sauraient être rattachées au « travail du sexe » et aux rapports sexuels tarifés « à la passe » qui leur sont souvent sous-jacents.

Dans le contexte des recherches sur la pandémie de VIH/sida, la notion de « sexualité transactionnelle » a ainsi permis de rendre compte des logiques de l’échange matériel dans les multipartenariats sexuels des jeunes, mais, ce faisant, elle a aussi largement contribué à populariser des représentations disqualifiantes qui occultent la dimension de l’attachement émotionnel et qui, plus généralement, concourent à réduire l’intimité au sexe (Cole et Thomas 2009; Tamale 2011). En privilégiant de plus une lecture de l’intime focalisant exclusivement l’attention sur une forme d’automaticité entre échange matériel et pratique sexuelle, la littérature sur la sexualité transactionnelle ne permet pas d’englober le spectre des tactiques socioéconomiques que déploient les jeunes Abidjanaises rencontrées. Au travers du recours à des ruses érotiques, ces jeunes femmes retiraient certes des gains matériels substantiels par l’entretien simultané de plusieurs relations non maritales et prémaritales avec des prétendants, mais, dans ces relations, elles ne s’engageaient pas nécessairement dans des activités sexuelles. Ces procédés d’accumulation féminins, ayant pour objectif de retirer des gains matériels en s’affranchissant des contreparties sexuelles dans le contexte de relations intimes entretenues avec des soupirants ‒ ou tout au moins, en les limitant sensiblement ‒, ne sont pas documentés dans la littérature récente sur l’intimité amoureuse et érotique des jeunes qui habitent la ville en Afrique. Ces modes d’action largement popularisés auprès des jeunes Abidjanaises sont toutefois centraux pour porter un regard sur l’espace des contraintes et des possibilités qui balise aujourd’hui leurs expériences de vie.

Afin d’appréhender ces pratiques des jeunes femmes d’Abidjan, j’ai choisi d’inscrire mon article dans la trame de travaux anthropologiques et historiques qui se sont récemment attelés à complexifier les représentations sur l’intimité amoureuse et érotique des jeunes dans divers contextes africains (voir notamment : Poulin (2007); Cole et Thomas (2009); Chant et Evans (2010); Cole (2010); Hunter (2010); Tamale (2011); Groes-Green (2013); Broqua et Deschamps (2014)). Dans le but d’éclairer la question des relations entre amour, sexualité et échange matériel qui retient l’attention de nombreux travaux, plusieurs études ont souligné à cet effet que les transferts matériels des jeunes hommes vers les jeunes femmes qui se déroulent dans des relations amoureuses hétérosexuelles sont perçus, dans différents contextes, comme une marque d’affection; leur importance signale la mesure de l’intérêt d’un jeune homme à entamer et à entretenir une idylle avec une jeune femme (Poulin 2007; Cole et Thomas 2009; Cole 2010; Hunter 2010; Chant et Evans 2010). Les cadeaux offerts, qu’ils soient monétaires ou non, expriment et signifient un sentiment amoureux, l’échange lui-même pouvant amorcer une relation amoureuse et symboliser un sentiment affectif (Poulin 2007; Cole et Thomas 2009; Cole 2010; Hunter 2010). En ce sens, les cadeaux d’un jeune homme à une jeune femme « participent du langage amoureux » (Vidal 1979 : 154), peuvent générer des sentiments amoureux auprès d’elle, et ces derniers peuvent s’estomper dès lors que les marques d’affection ne sont pas répétées dans le temps (Cornwall 2002; Haram 2004).

Pour les jeunes Abidjanais rencontrés, tout comme pour leurs aînés, manifester un attachement amoureux à une jeune femme passe de façon similaire par ce qui est communément nommé la pratique consistant à « miser sur une fille », c’est-à-dire à redistribuer, par l’entremise de cadeaux, une partie substantielle de ses revenus plutôt que de les utiliser d’une autre manière. Dans ce milieu urbain, comme ailleurs sur le continent, cette logique de l’échange matériel des hommes vers les femmes à l’occasion de relations conjugales, extramaritales, prémaritales et non maritales continue d’être perçue, depuis les temps coloniaux, comme l’expression d’une obligation masculine fondamentale envers leurs partenaires (Vidal 1977; Le Pape 2007; Cole et Thomas 2009; Newell 2009; Hunter 2010). Déjà au cours des années 20, alors qu’Abidjan n’était qu’une ville coloniale regroupant quelques milliers de personnes, les comptes rendus d’audience de divorce du tribunal faisaient référence à cette construction de la masculinité associée à la figure du pourvoyeur de ressources en milieu urbain; elle permettait aux juges de statuer sur les litiges entre conjoint et conjointe en se basant sur l’éventuelle concordance entre les actions des hommes à l’égard de leur épouse et cette construction de la masculinité (Le Pape 2007). Cette idéologie perdurable du « bon mari urbain » associée à la figure masculine du principal pourvoyeur de ressources pourrait bien relever, selon les situations et les époques que vivaient les Abidjanais et les Abidjanaises au cours du siècle passé, d’une « utopie domestique » (Vidal 1977 : 123), d’un « modèle imaginaire » ou d’une « norme effective des comportements » (Le Pape 2007 : 574).

Il reste que, dans le contexte du quartier d’habitat précaire dans lequel je conduisais cette recherche, la construction de la masculinité associée à la figure masculine du pourvoyeur de ressources est aujourd’hui normative dans le contexte des relations hétérosexuelles de jeunes générations qui expérimentent un prolongement de la période de leur sexualité prémaritale (Koenig 2014). Cet aspect s’illustre par l’omniprésence de discours qui suggèrent, de manière analogue à ce qu’Awa[7], jeune femme de 22 ans occupant un emploi de vendeuse de rue, affirmait lorsqu’elle m’expliquait ceci : « Même si une femme gagne bien sa vie et qu’elle sort avec un homme, c’est normal qu’il s’occupe bien d’elle, qu’il subvienne à ses besoins. C’est tout naturel[8]. » Les façons différenciées qu’ont les jeunes femmes rencontrées de se rapporter à cette idéologie prédominante de l’amour et de l’attachement émotionnel sont centrales pour resituer plus en avant la spécificité de leurs trajectoires d’affirmation socioéconomique fondées sur le déploiement de ruses érotiques relativement fructueuses auprès de leurs prétendants.

« Le pointeur doit payer cash! » : les ruses érotico-lucratives de jeunes Abidjanaises

Les formes que prennent les transactions intimes des jeunes Abidjanaises peuvent s’éclairer à travers le prisme des expressions qu’elles emploient pour établir une distinction entre les relations amoureuses et l’entretien de multiples relations avec des prétendants. Celui que les jeunes citadines d’Abidjan désignaient comme étant, d’une part, le titulaire, consistait en un compagnon avec qui elles entretenaient une relation amoureuse où pouvaient s’entremêler des échanges matériels, un attachement émotionnel, des activités sexuelles et diverses formes d’entraide. D’autre part, les termes employés pour qualifier plus largement les dragueurs abordant les jeunes femmes étaient le gaou (le naïf), le mougou (celui que l’on arnaque facilement), le financier (celui avec qui « on prend l’argent »). Suivant cette optique, la figure du pointeur englobait ces trois profils et correspondait plus généralement à celle d’un soupirant, en voie d’être leurré, qui manifeste à une jeune femme son intérêt à sortir avec elle. L’initiation et l’entretien, à des fins mercantilistes, de plusieurs relations intimes avec des pointeurs, par rapport à l’engagement dans une relation amoureuse avec un titulaire, constitue ainsi la principale ligne de partage qui balise la distinction que font les jeunes d’Abidjan entre, d’une part, les pratiques consistant à se jouer de la logique de l’idéologie amoureuse hétérosexuelle prédominante et à rompre avec toute forme de réciprocité dans certaines de leurs relations et, d’autre part, les relations basées sur un sentiment amoureux.

La première fois que j’ai entendu parler de ces formes de ruses féminines et de leur large population dans la métropole, c’était par l’entremise des narrations des expériences amoureuses des jeunes hommes qui habitaient le quartier dans lequel je conduisais mes recherches de terrain. L’ubiquité de ces tactiques d’accumulation féminines consistant à « blaguer les pointeurs » a ensuite été confirmée par de nombreuses jeunes femmes qui résidaient dans le même quartier d’habitation, avant que j’entreprenne d’observer les logiques de ces procédés auprès d’elles. Les types de ruses érotiques qu’avaient pu déployer auprès des jeunes hommes leurs ex-compagnes ou les jeunes femmes qu’ils avaient courtisées étaient multiformes. Au début d’une rencontre avec une jeune femme dans la rue qui débouchait sur un échange de numéros de téléphone, plusieurs de leurs conquêtes pouvaient leur avoir exposé qu’elles n’avaient pas de téléphone : ce procédé relativement courant donnait l’occasion à ces jeunes femmes de retirer une somme de 1 000 ou 2 000 francs CFA (2 ou 4 dollars canadiens) pour payer les frais de communications téléphoniques qui, bien souvent, n’auront jamais lieu. Dans certaines des relations que les jeunes hommes avaient entamées, une économie des fausses promesses pouvait s’être développée, les jeunes femmes « gérant » et « blaguant » leurs pointeurs avec des promesses d’ébats amoureux qui, sans même se concrétiser, leur permettaient de retirer, dans l’interlude, quelques gains financiers en rappelant à leurs prétendants l’obligation élémentaire qu’ils ont à subvenir à leurs besoins matériels.

D’autres tactiques féminines d’accumulation pouvaient s’être élaborées pour retirer une somme d’argent significative en prétextant l’avortement d’une grossesse, qui se révélera par la suite factice. Différentes ruses féminines relayées par ces jeunes hommes consistaient aussi à feindre la maladie d’un ou d’une membre de leur parentèle ou à invoquer la nécessité, pas toujours sincère, de payer les frais de scolarité d’une petite soeur ou d’un petit frère. Au centre des modalités de l’entretien des multiples relations des Abidjanaises avec leurs prétendants se situaient les occasions offertes par la téléphonie mobile, celle-ci leur permettant d’entretenir les relations et de feindre auprès d’eux des sentiments amoureux sans avoir à les rencontrer quotidiennement. Dans leur correspondance journalière avec plusieurs soupirants, cet outil de communication les autorisait ainsi à maintenir une nécessaire distance pour gérer le calendrier des rencontres avec leurs prétendants, afin notamment d’éviter que deux ou plusieurs d’entre eux ne se présentent, au même moment, dans le lieu où se trouve la jeune femme courtisée.

Contrairement aux relations entre échange matériel, engagement affectif et rapport sexuel qui captivent nombre de travaux sur la « sexualité transactionnelle » chez les jeunes, les ruses érotico-lucratives des jeunes Abidjanaises n’impliquent pas nécessairement d’activité sexuelle. Dans le cas de ces formes particulières de transactions dans la sphère intime, il est davantage question d’un jeu de séduction en vue de provoquer et d’entretenir un désir amoureux ou érotique chez les prétendants afin de retirer des avantages monétaires substantiels, tout en s’affranchissant des contreparties sexuelles ainsi que des formes d’entraide et de réciprocité qui jalonnent les relations amoureuses[9].

La présentation dans ce qui suit des linéaments des itinéraires socioéconomiques de trois jeunes femmes âgées respectivement de 22, de 24 et de 28 ans introduit plus en avant les tactiques d’accumulation que développent les jeunes Abidjanaises dans leurs relations intimes hétérosexuelles. Tout comme de nombreuses jeunes femmes de leur âge, elles ne sont pas mariées et s’engagent dans différentes formes de relations intimes avec des prétendants, bien que la plupart d’entre elles aient exprimé le désir de se marier dans un avenir proche. Deux d’entre elles, Safiatou et Djénéba, n’ont été que peu scolarisées et sont mères d’un enfant en bas âge. Ces deux jeunes mères célibataires exercent diverses activités lucratives faiblement rémunératrices qu’elles cumulent à des formes d’engagement différenciées dans des relations avec plusieurs compagnons. Une autre jeune femme, Prisca, a arrêté ses études à partir de la terminale (enseignement collégial au Québec). Djénéba et Prisca sont considérées par leur parentèle comme la chef de famille, c’est-à-dire qu’elles prennent en charge l’essentiel des dépenses du foyer familial, constitué pour l’une d’une famille nombreuse exclusivement composée de femmes et d’enfants, pour l’autre de son père souffrant. Safiatou, pour sa part, est orpheline et vit avec sa tante. Dans les extraits d’entretiens et de discussions informelles qui suivent transparaissent certaines techniques jalonnant la mise en oeuvre de ruses érotico-lucratives dans leurs relations intimes, qui permettent notamment à ces jeunes femmes de mettre en confiance des jeunes hommes qui manifestent un intérêt à entamer une romance avec elles, de gérer leurs façons de se présenter à eux et de retirer des avantages matériels de ces relations. À un autre niveau, ces récits accentuent les logiques sous-jacentes à la redistribution des gains matériels acquis par l’entremise de ces ruses érotiques, qui donnent l’occasion aux adeptes de ces pratiques de s’inscrire dans les réseaux d’entraide et de réciprocité qui signalent leur accession à un statut socialement valorisé.

Safiatou

Depuis sa jeune enfance, Safiatou, jeune femme de 24 ans, travaillait pour sa tante comme « petite bonne », c’est-à-dire qu’elle exécutait les corvées domestiques et l’aidait pour ses activités commerciales dans les économies informelles, dans ce cas sans rémunération ni possibilité d’être scolarisée[10]. Se sentant maltraitée, elle l’a quittée pour travailler au domicile d’une femme comme travailleuse domestique jusqu’à ses 15 ans. Alors qu’elle cumulait par la suite les petits boulots, elle est tombée enceinte à 21 ans, mais elle a rompu rapidement avec son compagnon avec qui elle projetait de se marier et est retournée chez sa tante. Non scolarisée jusqu’à ses 16 ans, elle a suivi des cours avec un « maître de maison » avec qui elle a appris à lire et à écrire. Un jour, elle me résumait sa situation : « Je suis une battante et je complète, j’attends pas qu’un homme me tende la main pour pouvoir manger[11]. » Cette expression signifiait à la fois, selon le dire de Safiatou, « faire l’argent facilement », en trouvant l’essentiel de ses revenus auprès des jeunes hommes manifestant leur intérêt à sortir avec elle, et l’exercice d’un travail d’appoint très peu rémunérateur dans un centre sportif de fortune fortement fréquenté, quinze heures par jour, cinq jours par semaine. Elle n’avait pas de titulaire depuis deux ans, mais, disait-elle, de nombreux pointeurs :

J’ai peut-être 15 à 17 pointeurs. Y’a des boss, des docteurs, des chauffeurs, des commerçants, deux policiers. Je sors même pas avec un des gars. Je les fais espérer, je dis [que] je ne fais pas confiance aux garçons, que je suis pas prête à m’engager dans une relation. Comme ils sont têtus, prêts à tout pour m’avoir, ils sont encore là. Des fois, je crée une petite palabre [dispute] pour me débarrasser d’eux. Je dis que je suis pas encore prête. Puis moi là, c’est préparer l’avenir de mon enfant que j’ai en tête. Qu’est-ce qui prouve qu’il prenne mon enfant comme le sien? Je n’ai [donc] pas encore mis ma tête sur le choix d’un mec […].

C’est vrai que j’ai des pointeurs, beaucoup, mais je n’ai pas de vrais gars. Souvent je ferme mon téléphone pendant trois jours. Je leur dis que j’ai perdu mon téléphone. Je peux récupérer cinq, six téléphones comme ça. Je prends les téléphones qu’ils me donnent et je vais les vendre. Puis, si y’a pas ton nom qui s’affiche sur mon téléphone, je décroche pas. Si j’ai besoin d’argent pour me tresser, je te demande. Puisque je suis pas prête pour eux, les hommes se retirent. D’autres viennent. Y’a toujours de nouveaux gars qui m’abordent! Y’a trois qui ont pris mon numéro avant-hier. Je les fuis seulement, ça m’intéresse pas. J’ai quatre qui donnent l’argent. Même 30 000 [60 dollars canadiens]. Mais maintenant ils sont fatigués [découragés], ils me gagnent pas [n’arrivent pas à me séduire]. [Tout ça] c’est pas une arnaque, c’est la personne qui s’est déplacée pour venir vers toi. Si tu veux quelque chose, tu es prêt à tout pour l’avoir. Si tu viens m’aborder, tu vas demander : « T’es d’accord de rester avec moi? » Je dis oui, je joue le jeu, comme si je t’aimais. Toi, au fur et à mesure tu vas te retirer, comprendre le jeu. D’autres se retirent pas, restent là, c’est des gaous […].

Tu sais là, c’est les fêtes [de la Tabaski, jour de célébration dans l’islam]. Tu appelles, ça passe pas. Tu vois des filles à la cabine qui disent à leur gars : « Allo, tu m’as blaguée, mon pantalon, mes chaussures… » Les faux rendez-vous, je n’aime pas ça. Ils te disent : « Je vais te donner 25 000 [50 dollars canadiens] » puis après tu vois les filles pleurer à la cabine. Ça m’est aussi arrivé. Je suis allée voir mon gars et arrivée chez lui, on m’a dit : « Il est parti au village » alors qu’il était chez lui. J’ai besoin d’argent, tu me donnes jour et tu me blagues [tu me donnes un rendez-vous et tu ne t’y présentes pas]? Il est revenu, a envoyé quelqu’un pour demander pardon, m’a donné 30 000 [60 dollars canadiens] et m’a invitée à manger. Depuis, je l’ai pas revu. J’ai jamais eu à coucher avec lui. Quand j’étais malade, il me donnait 1 000 francs par jour [2 dollars canadiens]. Il a commencé quand [mon enfant] avait trois mois jusqu’à ce que le petit a eu un an et huit mois. Depuis j’ai trouvé beaucoup d’autres pointeurs! Quand j’ai un petit problème, j’appelle : « J’ai besoin de 25 000, 30 000. »

Abidjan, juillet-novembre 2012

Prisca

Prisca est une jeune femme de 28 ans qui était, par manque de moyens, déscolarisée depuis son année de terminale (première année du collégial) et habitait dans une baraque en bois de 8 mètres carrés dans le quartier d’habitat précaire où je résidais. Cinq ans plus tard, son père avec qui elle vivait était tombé gravement malade. Il ne pouvait plus prendre en charge les dépenses courantes du ménage, ni les dépenses liées à ses soins de santé. Prisca avait depuis lors cumulé différents travaux de vendeuse de rue, de vendeuse dans un kiosque à café, puis d’employée dans un bar de la métropole. Depuis qu’elle était en 6e (6e année du primaire), elle n’avait, excepté son père, aucun réseau de soutien familial dans la ville. Sa mère s’était remariée et était repartie dans son pays d’origine au Togo et, bien que deux de ses deux frères résident à Abidjan, aucun d’eux « n’était prêt pour elle » [ne l’aidait (matériellement)]. Elle avait certes bien eu successivement plusieurs titulaires qui la soutenaient sur le plan financier. L’un d’entre eux pouvait, selon ses mots, avoir été « très gentil », l’avoir aidée à payer ses dépenses courantes, mais elle et lui ont rompu, car il ne supportait pas qu’elle travaille dans un bar. Un autre l’avait aussi aidée à financer ses dépenses, « mais ça ne suffisait pas, car je savais que je n’étais pas sa seule copine ». Tout comme Safiatou et la plupart des jeunes femmes adeptes des ruses érotico-lucratives qui résident dans ce quartier, ses principales sources de revenu sont basées sur l’addition d’un travail faiblement rémunéré à un engagement dans un cumul de relations avec des jeunes soupirants. Dans l’extrait de discussion qui suit, elle m’explique comment elle s’y est prise pour trouver l’argent nécessaire au financement du voyage au Togo de son père gravement malade, au paiement des frais de médicaments et de ses propres frais de transport pour aller le visiter :

J’étais obligée de donner suite aux dragues [galanteries] des garçons. Après le premier rendez-vous ou le deuxième, je réussissais à arracher 5 000 ou 10 000 [10 ou 20 dollars canadiens]. Je ne le revoyais plus, car après le troisième il demandait à coucher avec toi. Donc, c’est comme ça, les doubling, les faux rendez-vous. Tu prends l’argent, tu dis : « J’ai pas de vêtements, j’ai rien à me mettre pour sortir » et tu ne vas pas au rendez-vous. Tout ça, c’était avec les garçons, jusqu’à ce que je puisse avoir 150 000 francs [300 dollars canadiens] pour aller au Togo.

Abidjan, octobre 2012

Djénéba

Djénéba est une jeune femme de 22 ans qui est, tout comme Prisca, responsable de famille, c’est-à-dire qu’elle prend en charge l’essentiel des dépenses du foyer familial depuis que son père leur a demandé, à elle et à ses soeurs, de quitter le logement dans lequel elles vivaient, prétextant que ses filles faisaient preuve de trop de libertinage. Elle a alors loué avec ses soeurs un petit studio d’une pièce dans le quartier et sa mère les a rapidement rejointes. Onze personnes demeurent dans le logement, soit Djénéba, sa fille, ses soeurs, sa mère, et deux de ses nièces en bas âge. Les enfants sont tous scolarisés. Si Djénéba assure l’essentiel des frais du foyer, toutes contribuent du mieux qu’elles peuvent au paiement des frais courants du ménage. Scolarisée jusqu’en 6e (6e année du primaire), Djénéba a exercé plusieurs types d’activités lucratives dans les économies informelles urbaines. Comme elle l’expose dans les extraits de discussion qui suivent, c’est dans les transactions intimes avec ses compagnons qu’elle trouve l’essentiel des sources de revenus lui permettant de financer les dépenses courantes de sa famille :

Quand mangue sort [quand c’est la saison des mangues], je vends, oranges, je vends, bananes, tout ça là. Actuellement, c’est les fournitures scolaires, je vends les cahiers comme c’est la rentrée [scolaire]. Des fois quand c’est trop chaud là [qu’elle est désargentée], je vais laver des assiettes dans les maquis [restaurants]. Mais l’argent de ça là […], est-ce que ça peut suffire? Donc souvent c’est les gars-là qui m’aident un peu. La vérité, je n’ai pas un seul gars parce que ce que un va te donner, ça peut pas suffire pour résoudre tous tes problèmes. En même temps, si tu insistes trop, il va prendre drap [fuir], dire que c’est son argent [que] tu veux. Donc, tu les jongles [tu les blagues], tu prends un peu avec lui, un peu avec l’autre, et puis un peu ça devient beaucoup […] Mes plans d’attaques sont très simples. Chacun à son jour, je programme pour éviter les embouteillages. Selon les coups de fil, si ça m’arrange, je leur dis de venir, [sinon] je lui dis que je suis occupée. Je leur donne la place de la première personne, comme s’il était le seul là, comme s’il n’y avait personne. Je te fais croire que t’es titulaire, c’est-à-dire quand j’ai besoin de ce que j’ai besoin, il est là. Si je suis dans les difficultés, problème de santé ou d’argent, il est là. J’ai une fille de 5 ans, donc je me sers souvent d’elle pour soutirer de l’argent à mes gars. Soit je lui dis qu’elle est malade, ou par exemple pour cette rentrée, pour son inscription, j’ai demandé à certains d’entre eux de le faire. J’utilise ma fille comme prétexte, car je peux pas utiliser ma mère comme prétexte, car elle est là. Des fois, j’utilise les décès de grand-père, tante déjà morts pour soutirer de l’argent, car, les garçons, ils sont pas trop bons, ils sont avares. Si tu fais pas ça, tu peux pas avoir l’argent.

Abidjan, septembre-octobre 2012

Dans les récits des expériences des transactions intimes par ces trois jeunes femmes d’Abidjan, il apparaît clairement que l’entretien de plusieurs relations intimes avec des soupirants et le recours à une pluralité de ruses érotico-lucratives dans le contexte de ces relations constituent ‒ comme c’est le cas pour de nombreuses jeunes citadines ‒ le ressort prééminent de l’actualisation quotidienne de leurs trajectoires d’affirmation socioéconomique. Afin de resituer plus en avant ces pratiques féminines, je les replacerai ci-dessous dans une analyse des dynamiques des relations intergénérationnelles, des formes que prennent les redistributions matérielles des jeunes femmes vers les membres de leur entourage, des logiques d’ascension sociale féminines et des positions socioéconomiques masculines.

La matérialité des relations intimes et l’agentivité féminine

Le cas des jeunes résidentes des quartiers précaires abidjanais qui sont adeptes des ruses érotico-lucratives met en exergue des formes de redistributions matérielles qui s’établissent vers leurs milieux familiaux et, dans une moindre mesure, vers leurs groupes de paires. L’appréhension de ces dimensions est centrale pour saisir en quoi le caractère lucratif de ces procédés d’accumulation, et les formes d’entraide et de réciprocité qu’ils autorisent à développer, donne l’occasion à ces jeunes femmes de rencontrer les marqueurs qui balisent l’accès à un statut valorisé par leur entourage social. Le paradoxe apparent de ces tactiques d’accumulation, qui permettent à nombre de jeunes Abidjanaises de consolider leur statut social en accédant à une indépendance financière, est qu’elles s’inscrivent toutefois dans une dépendance en regard des ressources accumulées initialement par leurs soupirants. Ce constat pose la question des positions masculines dans ces procédés d’accumulation féminins, des marges de négociation féminines dans le contexte de leurs relations entretenues avec leurs prétendants, ainsi que, plus substantiellement, des façons de penser la question de l’agentivité féminine à partir des expériences vécues par ces jeunes citadines.

La solidarité intergénérationnelle et les logiques féminines des redistributions matérielles

En raison de leur autonomie financière ainsi que de leur capacité à s’inscrire avec leurs aînés et aînées dans des rapports de solidarité intergénérationnelle, les jeunes Abidjanaises rencontrées ont des pratiques qui ne sont pas le plus souvent l’objet de réprobations des membres de leur parentèle. Cet aspect se manifeste principalement dans la capacité qu’elles ont à répondre à la « logique de la dette » et au « contrat intergénérationnel » dans les relations de parenté qui enjoignent aux jeunes de soutenir matériellement les leurs en vertu d’un cycle continu et réciproque de dette et de solidarité intergénérationnelle (Marie 1997; Alber, Van Der Geest et Whyte 2008). Dans un contexte où les sources de revenu des parents peuvent être très fortement limitées, l’acquisition d’un certain pouvoir économique, par l’entremise de ruses érotico-lucratives relativement fructueuses, concorde avec une redéfinition des hiérarchies intergénérationnelles au sein de la parentèle de ces jeunes citadines, du fait que ce pouvoir les rend capables de participer au paiement des dépenses courantes du foyer familial. Djénéba est, par exemple, dans une position de chef de famille et finance l’essentiel des dépenses d’un populeux foyer familial, tout comme Prisca qui a adopté une position similaire en ayant financé plusieurs années durant les soins médicaux de son père souffrant, son retour dans son pays natal et les dépenses courantes du foyer familial. D’autres jeunes femmes rencontrées qui n’avaient pas encore de telles responsabilités familiales ne s’inscrivaient pas moins dans ces logiques de réciprocité intergénérationnelle. Ainsi, pour Rosalie, élève de 16 ans qui, comme la majorité des jeunes qui résident dans des espaces de relégation abidjanais, ne reçoit pas d’argent de poche, l’engagement dans des ruses érotico-lucratives lui permet de retirer des avantages financiers qu’elle emploie pour ses dépenses personnelles, mais aussi pour des redistributions de denrées luxueuses à son père et à sa mère, comme du poulet ou du vin.

Tandis que ces pratiques de solidarité intergénérationnelle sont fondamentales pour appréhender les modalités de la redistribution des gains issus des ruses érotiques des jeunes Abidjanaises originaires de milieux socioéconomiques à faible revenu, il serait illusoire d’idéaliser ces logiques d’entraide. Dans plusieurs cas, la source d’influence initiale, qui précède la décision d’une jeune femme d’user d’un certain pouvoir de séduction pour « gérer » et « blaguer » ses prétendants, provenait des incitations des personnes de sa parenté. Ainsi que l’exprimait Aïcha, jeune femme de 24 ans parmi les rares étudiantes résidant dans ce quartier :

Si c’est pas ta maman, ce sont tes tantes qui te demandent souvent de l’argent […] Quand tu réponds que tu n’as pas d’argent, elles te font des remarques du genre : « C’est quelle jeune fille qui n’a pas d’argent? Toi grande comme ça là, tu es moisie [fauchée]? » Pourtant, elles savent que tu ne travailles pas encore, que tu es étudiante. Donc l’argent là, où est-ce que tu vas le prendre? On a donc recours aux garçons qui nous donnent de l’argent.

Abidjan, juillet 2012

La valeur significative et la diversité des formes que prennent les redistributions matérielles entre les jeunes femmes et leurs parents, leurs tantes ou leurs frères et soeurs, tendent dans ce cas à tempérer l’idée selon laquelle l’argent acquis dans des multipartenariats ‒ ou, pour le cas analysé ici, dans l’accumulation de prétendants ‒ est « principalement investi dans un processus d’agencement du corps et de l’apparence » (Grange Omokaro 2014 : 167; voir aussi Leclerc-Madlala (2003)). Certes, le réinvestissement des gains dans l’entretien de son apparence physique est nécessaire pour éviter les moqueries de ses camarades du quartier ou paraître désirable auprès de ses soupirants. De la même manière que le soulignait toutefois Jennifer Cole dans son ethnographie sur les économies sexuelles dans lesquelles s’engagent les jeunes malgaches, le recours à une cumulation de relations n’est pas tant motivé par la volonté d’acquérir de jolies choses, mais plutôt d’avoir les ressources permettant d’accéder à un statut socialement valorisé (Cole 2010 : 189).

Pour les jeunes Abidjanaises précarisées, tout comme leurs homologues masculins, être considérée socialement impliquait non seulement de soigner son apparence, mais aussi, entre autres, de répondre aux demandes de soutien matériel provenant des membres de leur famille ou de leurs paires, de prendre en charge les dépenses du foyer familial, de rechercher les ressources nécessaires au financement de leurs études, de celles des membres de leur fratrie ou encore à l’établissement d’un petit commerce pour un ou une membre de leur famille. Les ressources acquises par des ruses érotico-lucratives donnent en ce sens l’occasion aux jeunes Abidjanaises d’entretenir, auprès de leur parentèle et de leurs paires, des réseaux d’entraide et de réciprocité féminins qui leur permettent à la fois de rendre plus stable leur position sociale et de rencontrer les marqueurs qui définissent l’accès à un statut socialement valorisé (voir aussi Newell (2009)).

À un autre niveau, les formes que prennent les redistributions des gains issus de ces procédés d’accumulation peuvent également s’envisager sous l’angle des possibilités qu’elles leur offrent pour préserver, voire pour consolider leur statut social auprès de leur parentèle et de leurs paires, malgré le contexte de sous-emploi endémique et de relative précarité qui touche la plupart des citadines et des citadins de la métropole. Tandis que les jeunes adeptes des ruses érotico-lucratives peuvent ainsi trouver, par ces procédés d’accumulation, les ressources qui signalent leur accès à un statut valorisé auprès de leurs paires et des membres de leur parentèle, l’étude des positions sociales des jeunes hommes avec qui elles sont susceptibles d’entretenir ces relations est tout aussi essentielle pour comprendre la signification de ces pratiques.

Les positions masculines dans les pratiques féminines de contournement des normes de la masculinité

Bien qu’elles soient socialement valorisées pour leur relative autonomie matérielle, les jeunes citadines qui s’engagent dans les tactiques d’accumulation féminines décrites ici n’en restent pas moins, tout comme c’était le cas pour leurs aînées « femmes libres », dépendantes des ressources financières initialement acquises par des (jeunes) hommes. Les positions socioéconomiques masculines sont cependant loin d’être homogènes, et il importe de se tourner vers les formes de hiérarchisation masculine intragenre pour resituer la question des inégalités entre les catégories de genre. Inscrits dans des formes d’antagonisme statutaire à l’égard des jeunes hommes possédant les ressources matérielles qui confèrent un statut socialement valorisé, de nombreux jeunes hommes précarisés étaient non seulement écartés des possibilités de s’intégrer dans des formes de réciprocité avec les membres de leur parentèle, mais également de l’éventualité d’un engagement dans une relation amoureuse durable. Ainsi, dans le cas des jeunes précarisés et souvent très peu rémunérés ‒ comme nombre de travailleurs dans les zones industrielles, de vendeurs de rue, de manutentionnaires, de ferrailleurs, d’apprentis ou de gardiens de sécurité ‒ on se trouve fréquemment dans une situation de quasi-invalidation de la logique de la domination masculine associée au rôle attendu de pourvoyeur de ressources (Broqua et Doquet 2013).

En réponse aux contraintes d’un environnement socioéconomique précaire et aux injonctions sociales à incarner cette forme de masculinité prédominante, de nombreux jeunes hommes de la métropole se sont toutefois engagés depuis les années 90 dans des économies potentiellement hautement lucratives, se situant en marge des marchés conventionnels et aux frontières de la légalité, telles que la petite criminalité, le banditisme (De Latour 2001; Newell 2009) et, plus récemment, le broutage, soit l’accumulation frauduleuse par les technologies communicationnelles d’Internet (Koenig 2014)[12]. En raison des mannes monétaires considérables qu’ont pu acquérir des jeunes hommes appartenant à des milieux socioéconomiques précarisés au cours de la dernière décennie par l’entremise de ce dernier procédé d’accumulation, les opportunités de réactiver une forme de masculinité associée à la figure du pourvoyeur de ressources ont été largement redistribuées par ces nouveaux itinéraires de mobilité ascendante masculine. Bien que de nombreux jeunes hommes puissent trouver, dans des activités informelles illicites et hors du salariat public et privé dont ils sont pour la plupart exclus, des sources de revenu substantielles qui leur permettent d’atteindre un statut socialement valorisé eu égard aux normes prédominantes de la masculinité, la plupart des jeunes hommes des milieux pauvres et populaires n’arrivent pas à répondre à cette norme de la masculinité ou ne le font que de manière ponctuelle. C’est sous l’angle de cette situation marquée par de forts antagonismes statutaires entre jeunes hommes qu’il faut saisir l’accent mis dans la littérature anthropologique récente sur le pouvoir de négociation significatif que les jeunes femmes non mariées détiennent à l’égard de la plupart des jeunes hommes n’appartenant pas aux milieux socioéconomiques aisés (Leclerc-Madlala 2003; Poulin 2007; Newell 2009; Hunter 2010). Dans les milieux socioéconomiques précarisés où j’ai mené ma recherche, ce pouvoir de négociation féminin se traduit par le fait que les jeunes femmes possèdent très souvent, en raison du caractère relativement lucratif de leurs ruses érotiques, davantage de marges de manoeuvre financières que les jeunes hommes. Ces constats sur la précarité des positions masculines et sur les marges de négociation significatives des jeunes Abidjanaises dans leurs relations hétérosexuelles suscitent la réflexion sur la question des façons de concevoir l’agentivité de ces jeunes citadines.

La matérialité de l’amour et les ruses érotico-lucratives : au-delà d’une définition téléologique de l’agentivité féminine

À partir du point d’observation que sont les dynamiques interactionnelles dans les relations intimes dans lesquelles s’engagent nombre de jeunes qui résident dans des zones de relégation urbaine d’Abidjan, on peut en définitive entrevoir la prégnance de pratiques féminines consistant, sans la contester, à se jouer de la norme de la masculinité associée au rôle masculin de principal pourvoyeur de ressources. Tandis que les jeunes d’Abidjan rencontrés ne discutent pas le fait que les jeunes hommes ont une obligation élémentaire à jouer un rôle de pourvoyeur de ressources auprès de leurs partenaires, les ruses érotico-lucratives féminines ont pour objet de détourner la logique de l’idéologie prédominante de l’amour hétérosexuel dans ce milieu métropolitain et de rompre avec toute forme de réciprocité dans les relations entretenues avec leurs différents pointeurs. À partir des expériences vécues et des aspirations de ces jeunes femmes, il transparaît qu’il n’est pas question pour elles de contester l’idéologie de l’amour prééminente et l’ordre genré qui le sous-tend et sur lequel se sont construites, et continuent de se construire, les relations sentimentales de la plupart des personnes qui habitent cette métropole. Il est davantage question pour les jeunes femmes rencontrées d’avaliser cette idéologie sur l’attachement émotionnel hétérosexuel ainsi que les constructions prévalentes de la masculinité, tout en détournant à leur avantage leurs logiques et leurs rouages, en déployant des ruses érotico-lucratives auprès de leurs prétendants. Ces modes d’action leur permettent de s’affranchir des logiques strictement sexuelles et, plus généralement, de détourner à leur avantage les logiques de réciprocité qui balisent les relations basées sur des sentiments amoureux. En ce sens, la manière dont elles se rapportent aux normes de genre dans le contexte de leurs transactions intimes ne peut se saisir sous l’angle d’une volonté de « résister » devant une domination masculine qui serait induite par le pouvoir, le prestige ou l’autorité que peut conférer, à ceux qui bénéficient des ressources nécessaires, le rôle masculin de principal pourvoyeur de ressources.

Pour appréhender la signification des formes d’agentivité féminine décrites ici, je voudrais plutôt suggérer que les pratiques de détournement ‒ avec cautionnement et sans remise en question ‒ des normes de la masculinité et de l’attachement émotionnel prédominantes dans l’espace urbain abidjanais impliquent d’adopter une perspective analytique qui s’écarte de la définition téléologique de l’agentivité basée sur la capacité de résistance des individus. Plutôt que d’envisager les normes dominantes de la masculinité exclusivement sous l’angle d’un cadre dualiste, dans lequel les normes sont définies sur le modèle de leur construction/déconstruction et de leur consolidation/subversion (Abu-Lughod 1990; Butler 2006), les processus d’affirmation socioéconomiques dans lesquelles s’engagent les jeunes Abidjanaises rencontrées mettent en exergue l’importance de considérer, dans la trame ouverte par les travaux de Saba Mahmood (2009 : 32 et 44), que « la capacité d’agir se trouve non seulement dans les actes de résistance aux normes mais aussi dans les multiples façons […] dont [elles] sont vécues et habitées, désirées, atteintes et accomplies ». Cette approche est porteuse pour resituer les expériences vécues et la capacité d’agir propre aux jeunes Abidjanaises qui s’engagent dans des formes de ruses érotico-lucratives, au-delà des cadres d’analyse féministes qui la réduiraient à une « fausse conscience » en tendant à naturaliser une conception de la liberté suggérant que, « pour qu’un individu soit libre, ses actions doivent être la conséquence de sa “ propre volonté ” plutôt que de la coutume, de la tradition ou de la pression sociale » (Mahmood 2009 : 29).

En proposant de découpler la notion de capacité d’agir de celle d’autonomie, l’optique de Saba Mahmood est porteuse pour comprendre des modes d’action, comme ceux des adeptes des ruses érotico-lucratives, qui ne s’articulent pas autour d’un désir de subversion de l’ordre genré, mais d’une volonté de l’habiter et de s’y rapporter d’une manière particulière. Alors que les jeunes Abidjanaises qui recourent à ces pratiques n’expriment pas un désir de subversion des normes prédominantes de la masculinité et de l’attachement émotionnel associées à la figure masculine du principal pourvoyeur de ressources, les ruses érotico-lucratives qu’elles déploient dans leurs relations intimes ne peuvent être comprises à partir d’une conception de l’agentivité qui postule un sujet autonome, un soi individualisé et animé d’une volonté de se libérer des contraintes des normes socioculturelles. Ce cas appelle plutôt à diriger le regard ethnographique vers ce que ces jeunes citadines font dans leur quotidienneté pour accéder à un statut socialement valorisé et tenter de vivre de façon accomplie malgré leurs difficultés à s’insérer sur le plan socioéconomique, ainsi que sur les multiples façons dont ‒ notamment dans leurs relations intimes familiales, amoureuses, érotiques ou amicales ‒ elles se rapportent aux formes socioculturelles et aux codes moraux présents dans leurs milieux de vie.

Conclusion

À la suite de ces développements, je tiens à revenir sur la question de la place qu’occupent les ruses érotico-lucratives des jeunes Abidjanaises dans les changements sociogénérationnels qui se sont opérés dans les relations hétérosexuelles depuis l’émergence de la figure de la « femme libre » dans l’Abidjan des années 70. Situées hors de toute relation matrimoniale, les « femmes libres » célibataires s’inscrivaient de manière relativement inédite dans une position d’autonomie à l’égard de leur parenté et tentaient de s’engager dans des processus de mobilité ascendante par l’entremise du cumul des ressources de leur activité professionnelle et de celles qui étaient générées dans leurs relations amoureuses et sexuelles avec leur(s) partenaire(s). Sous les effets conjugués de la dépression économique qui a cours en Côte d’Ivoire depuis les années 80, de la précarisation des conditions de vie, de la montée du célibat féminin et du report de l’âge à la première mise en union, la régénération des discours et des pratiques de l’intimité amoureuse et érotique a ouvert de nouvelles marges de manoeuvre aux jeunes femmes précarisées de la métropole.

Au travers de l’analyse des formes de transactions intimes hétérosexuelles non maritales dans lesquelles s’engagent aujourd’hui des jeunes citadines d’Abidjan, je suggère que les modalités par lesquelles ces jeunes femmes se rapportent aux idéologies de l’amour et de l’attachement émotionnel qui jalonnaient les relations amoureuses et sexuelles entretenues par leurs aînées mettent en exergue de nouvelles manières d’habiter les normes de genre et de l’amour hétérosexuel dans ce milieu urbain. Tandis que les discours et les pratiques de ces jeunes femmes reconduisent les normes de la masculinité associées à la figure masculine du principal pourvoyeur de ressources ainsi que les idéologies prédominantes sur l’amour et l’attachement émotionnel, de nombreuses jeunes femmes célibataires d’Abidjan contournent ces normes et s’affranchissent des logiques strictement sexuelles qui ont été décrites dans des publications récentes sur la « sexualité transactionnelle » des jeunes et sur la montée du célibat féminin au tournant des années 70 et 80.

Par le recours à des ruses érotico-lucratives qui rompent avec toutes les formes de réciprocité qui balisent l’idéologie prééminente de l’amour dans ce milieu social, ces jeunes femmes se ménagent un accès aux ressources matérielles qui signalent, auprès de leur entourage, leur accession à un statut socialement valorisé. Cette dimension se manifeste principalement dans leur capacité financière à entretenir des réseaux d’entraide et de réciprocité auprès de leurs paires et, dans une plus large mesure, auprès des membres de leur parentèle. Du fait de leur caractère potentiellement hautement lucratif et des possibilités qu’elles offrent pour rencontrer les marqueurs balisant l’accès à un statut social valorisé dans leur milieu de vie, les tactiques d’accumulation féminines associées aux ruses érotico-lucratives constituent aujourd’hui un des principaux leviers que mobilisent de nombreuses jeunes citadines d’Abidjan pour négocier le prolongement de la période de sexualité prémaritale et tenter de contrecarrer la fragilité de leur situation socioéconomique.