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Introduction

L’histoire du travail social a partiellement été marquée par un impératif de reconnaissance professionnelle et de légitimité pour sa contribution spécifique dans le champ de l’intervention sociale (Hugman, 2009; Larrison, 2009). L’acquisition de connaissances et de techniques basées sur les plus récentes recherches scientifiques, le développement de compétences en vue d’une intervention efficace ainsi que l’adoption de standards éthiques professionnels ont guidé la construction et l’évolution des cursus de formation en travail social (Colby et Dziegielewski, 2004; Neuman et Blundo, 2000). Pour certains enseignants, la prégnance de plus en plus forte de la perspective scientifique dans la profession, mise en évidence par la popularité grandissante de la perspective basée sur les résultats probants, a impacté substantiellement les programmes de formation, au détriment d’approches formatives postmodernes, qui seraient selon eux plus cohérentes avec les valeurs fondatrices du travail social (Gitterman, 2004; Larrison, 2009; Neuman et Blundo, 2000). Un certain nombre de formateurs misent toutefois sur le développement de la connaissance de soi chez leurs étudiants et expérimentent des dispositifs pédagogiques visant une utilisation de soi judicieuse dans la pratique. Cet article s’intéresse à ces pratiques pédagogiques qui ont émergé récemment et qui ont fait l’objet d’écrits scientifiques en travail social. Quels sont les courants pédagogiques qui guident ces pratiques formatives? Dans quelle épistémologie sont-elles ancrées? Nous proposons d’identifier d’abord les différentes conceptions de l’éducation, parfois contradictoires, qui ont forgé les pratiques pédagogiques en travail social, de même que les principaux courants pédagogiques qui ont influencé les enseignants et la formation elle-même. Nous examinerons ensuite les ancrages épistémologiques et pédagogiques de pratiques pédagogiques émergentes, orientées vers le développement de la connaissance de soi.

Aux fins de ce travail, une recension des écrits sur les conceptions philosophiques de l’éducation en travail social a permis de relever 13 textes pertinents, écrits entre 1983 et 2013, principalement aux États-Unis, mais également en Angleterre, au Canada et en Afrique du Sud. Dans une seconde recension, portant sur les pratiques pédagogiques visant le développement de la connaissance de soi, huit textes pertinents ont été recensés, publiés entre les années 2008 et 2013 en Espagne, en Angleterre, en Irlande, à Hong Kong, en Australie et aux États-Unis. Nous avons choisi d’observer des activités pédagogiques prenant place à l’extérieur du Canada puisqu’il est apparu, au fil de la recension, que peu de littérature a été produite à ce sujet au pays et encore moins dans la francophonie.

Tensions et enjeux contemporains reliés à la formation en travail social

On peut facilement penser que les défis, débats, enjeux et tensions qui traversent la profession et la discipline du travail social se prolongeront jusque dans la formation, ses modalités, sa structure et ses buts. Comme l’explique Larrison (2009, p. 29), la profession est aux prises avec des débats historiques entourant la nature de la pratique et ce qui constitue une connaissance ou un savoir valide et valable pour le travail social. Cet enjeu se reflète forcément dans la manière dont est pensée la formation, tant sur le plan du contenu que des méthodes pédagogiques appropriées :

There is little uniformity within the discipline regarding the nature of what practice content to teach and emphasize, as well as how to teach. Educational frameworks and pedagogy within social work are considerably broad-based and often relate to epistemological, ontological and methodological perspectives for developing competency.

Des tensions, souvent qualifiées de dichotomiques, ont mis la profession au défi, à travers son histoire, de tracer les contours de ce qui la définit, de tolérer l’étendue de ses bases théoriques et pratiques et de tendre vers une intégration de perspectives à première vue polarisées. On peut notamment penser au débat central concernant la perspective d’intervention micro ou macro, qui a tiraillé la profession depuis ses débuts (Hugman, 2009; Murdach, 2010). D’autres débats sont aussi à envisager, tel que celui entourant la vision de la profession comme étant une « science », qui requiert des professionnels l’usage rigoureux des meilleures pratiques, ou comme étant plutôt un « art », qui demande la mise en oeuvre de savoirs pratiques, empreints d’intuition et de sens critique (Larrison, p. 24). Enfin, les tensions à la fois historiques et axiologiques entourant le rôle du travailleur social sont aussi à considérer pour réfléchir aux enjeux qui traversent la pédagogie du travail social. À la fois agent de changement social, axé sur la prise de pouvoir des personnes et des collectivités, il endosse parfois aussi un rôle de contrôleur social, axé sur la normativité sociale (Mayer, 2002; Reamer, 2006). Ces tiraillements ou « conflits idéologiques » (Carniol, 1984), qui sont à la racine même de l’identité de la profession, nous mettent au défi lorsque vient le temps d’envisager les cadres de références éducatifs pour la formation de futurs travailleurs sociaux (Larrison, 2009).

Des enjeux importants entourant la légitimité de la profession doivent également être considérés pour comprendre les différentes orientations qu’a prises la formation en travail social. Selon Hugman (2009, p. 1140), qui s’appuie ici sur un texte de Flexner (1915), la quête de professionnalisation est au coeur de l’évolution de l’identité du travail social :

Ever since the early social workers reacted to an initial negative assessment to their capacity to professionalize, there has been a preoccupation with finding the combination of skills and knowledge, which would make social work “truly” a profession.

Ce besoin de professionnalisation aurait influencé les cursus de formation à valoriser les savoirs orientés vers la validité scientifique et l’efficacité de l’intervention, dans une perspective d’obtention de résultats probants, en s’éloignant d’une compréhension plus holistique et interactionnelle des phénomènes (Larrison, 2009). Pour certains enseignants, la quête de professionnalité est dépassée car largement accomplie (Neuman et Blundo, 2000, p. 20). En ce sens, il convient selon eux de repenser une pédagogie qui soit plus en phase avec le modèle écologique qui fonde la profession : « the overarching ‘scientific’ or modernist curricular philosophy that typically characterizes higher education potentially prevents the social work students from realizing the full range of possibilities of learning within the context of the ecological, person-in-environment model ».

Pour d’autres, une des préoccupations qui devrait être au coeur de la formation est d’aider les étudiants à consolider leur sentiment de compétence professionnelle tout en leur permettant de s’adapter et de se développer avec souplesse dans un environnement changeant qui les pousse constamment à redéfinir leurs rôles (Dempsey, Halton et Murphy, 2001). Pour d’autres encore, l’essentiel est de « former des praticiens réflexifs capables de répondre avec créativité aux défis que nous pose un monde de plus en plus chaotique, incertain et fragmenté [traduction libre] (Cohen, Phillips et Hanson, 2009, p. 103) ».

Conceptions philosophiques de l’éducation en travail social

Les formateurs en travail social sont donc soucieux d’offrir une formation qui soit en phase avec les exigences de la profession, autant en ce qui concerne la rigueur professionnelle, que la créativité et la flexibilité nécessaires pour s’adapter aux nouvelles réalités. Quelles sont les compétences qui doivent être développées pour être un bon travailleur social? Quelles connaissances, quels savoirs-faire et savoirs-être doit-il maîtriser? Il est évident que la position du formateur et de l’école de formation quant aux débats et tensions exposés plus haut auront une incidence notable sur les réponses à ces questions. Qui plus est, la conception philosophique de l’éducation dans laquelle ces derniers sont inscrits aura également un impact sur les choix pédagogiques, tant sur les plans du contenu de la formation, que de la manière d’enseigner, d’accompagner et de transmettre.

Les conceptions philosophiques de l’éducation en travail social peuvent être entendues comme les paradigmes ou métaperspectives qui établissent ce qui fonde le but, la structure et les contenus des programmes de formation (Neuman et Blundo, 2000). Dans les écrits consultés pour le présent article, on dénombre trois principales conceptions philosophiques de l’éducation distinctes dans la pédagogie du travail social : le positivisme logique, le constructivisme et le socioconstructivisme. Celles-ci apparaissent parfois comme divergentes, mais peuvent être présentes simultanément dans les mêmes cursus de formation (Larrison, 2009).

Positivisme logique

Selon l’approche scientifique ou moderne, enracinée dans les traditions de l’empirisme logique et du positivisme, il existe une vérité et une réalité objectives qui peuvent être découvertes par l’application universelle d’une méthode scientifique, principalement inspirée des sciences physiques (Neuman et Blundo, 2000, p. 22). Sa finalité ultime est l’avancement de la science et de la connaissance du monde, dans une perspective de prédiction, de généralisation et de contrôle. En pédagogie, cette approche se traduit par une conception de l’apprentissage au sein de laquelle l’étudiant doit assimiler une connaissance objective transmise par l’enseignant expert : « (…) knowledge is divided into discrete subject matter components, each accepted as a ‘truth’ that is essential to building more general educational outcomes » (Neuman et Blundo, 2000, p. 22). Il doit de plus adopter des comportements observables et prescrits, considérés comme adéquats pour sa profession (Gitterman, 2004). Certains risques seraient associés à cette philosophie de l’éducation en général et en travail social en particulier, notamment la survalorisation de la rationalité technique, au détriment d’approches plus subjectives qui tiennent compte des variations individuelles ou disciplinaires dans la compréhension du monde (Neuman et Blundo, 2000). De plus, le positivisme logique nous empêcherait d’adopter une position critique face au rôle de l’éducation dans le maintien de l’ordre social, par la production d’étudiants dociles, passifs et dépendants (Gitterman, 2004) et évacuerait les questions du pouvoir des éducateurs, de la connaissance et du statut professionnel dans la reproduction des inégalités (Sallebey et Scanlon, 2006, cité par Larrison, 2009). Enfin, cette approche, qui promeut les savoirs généralisables et transférables, aurait une tendance simplificatrice à l’égard du comportement humain, notamment par la valorisation de méthodes normatives (Neuman et Blundo, 2000).

Constructivisme et socioconstructivisme

Selon les tenants de conceptions postmodernes de l’éducation, telles que le constructivisme et le socioconstructivisme, l’apprentissage est un phénomène hautement subjectif au sein duquel l’individu, par un contact direct et sensible avec le monde, crée des significations et des connaissances pour lui-même. Le constructivisme reconnaît le rôle de l’individu dans la construction de sa pensée et de sa connaissance de la réalité. La création des savoirs se situe précisément dans l’interaction de la personne avec le monde (Larrison, 2009; Neuman et Blundo, 2000). Les socioconstructivistes s’intéressent plus précisément aux aspects sociaux qui interviennent dans les phénomènes de l’apprentissage et de la compréhension du monde, tels que les traditions, les héritages culturels, les valeurs dominantes, les dynamiques de pouvoir et particulièrement le langage (Neuman et Blundo, 2000). De leur côté, les constructivistes s’intéressent davantage aux processus internes (cognitifs, psychologiques et affectifs) impliqués dans la construction des connaissances chez l’individu, dans son rapport au monde. Selon eux, l’individu interprète le monde à partir de ses schèmes personnels, qui sont largement déterminés par son inscription sociohistorique (Neuman et Blundo, 2000). Ces conceptions de l’éducation se situent d’emblée en opposition au modèle traditionnel, empiriste ou positiviste, qui a été décrit par Freire (1974) comme un modèle d’éducation « bancaire » au sein duquel l’étudiant est vu comme un récipient vide destiné à être « rempli » par les savoirs de son enseignant (Larrison, 2009, p. 35). Les approches postmodernes de l’éducation se traduisent par une pédagogie davantage orientée vers le savoir pratique et la participation active de l’apprenant, plutôt que vers l’acquisition d’un savoir universel généralisable, assimilable par un étudiant réceptif et passif.

Courants pédagogiques influents

Plusieurs courants pédagogiques ayant influencé la pédagogie en travail social ont été repérés dans les écrits recensés. La prochaine section présente une brève description de chacun des neuf courants relevés, en les rattachant à leur perspective épistémologique, que celle-ci soit moderne (positivisme logique) ou postmoderne (constructiviste ou socioconstructiviste).

Dans la perspective moderne, deux courants principaux ont été recensés, l’éducation centrée sur la matière (subject-centered education) et l’éducation centrée sur la perspective basée sur les résultats probants.

L’éducation centrée sur la matière est surtout introduite comme jalon de départ pour proposer une autre et nouvelle perspective éducative, celle-ci centrée sur le problème, tel que la préconisera le modèle andragogique de Knowles (1973), que nous traiterons plus loin. Dans son article sur l’andragogie interactive comme modèle éducatif pour le travail social, Alex Gitterman (2004) avance que l’éducation centrée sur la matière à l’étude prône un environnement éducatif centré sur la soumission des étudiants et leur dépendance à l’égard des professeurs : « Heavy emphasis is placed on classroom management and teaching students by rote repetition to be docile and obedient rather than active and inquisitive » (Gitterman, 2004, p. 97). Dans ce modèle, ce sont les experts-enseignants qui déterminent les éléments à étudier et l’on attend des étudiants qu’ils s’adaptent passivement aux exigences de la formation. Pour Gitterman, l’éducation centrée sur la matière, orientée vers l’atteinte d’objectifs précis et de résultats prévisibles, serait celle qui prévaut dans l’éducation contemporaine.

Les tenants de la perspective basée sur les résultats probants dans la formation en travail social font la promotion d’interventions plus efficaces en encourageant l’utilisation judicieuse et explicite des meilleures connaissances scientifiques disponibles dans la prise de décision professionnelle (Larrison, 2009, p. 33). Cette perspective peut être définie comme une méthode d’agrégation des savoirs et comme une « modalité continue de production et de révisions de lignes directrices pour la conduite des pratiques professionnelles » (Couturier, Gagnon et Carrier, 2009). Son intention est d’établir des orientations cliniques rigoureuses basées sur des résultats de recherche standardisés et elle s’inscrit dans une perspective d’efficacité. Cette approche gagne énormément en popularité dans les milieux de formation depuis les 30 dernières années, au détriment d’approches pédagogiques valorisant les savoirs pratiques par une meilleure connaissance et conscience de soi (Larrison, 2009, p. 27). Selon cette auteure, cette popularité grandissante est entre autres reliée à la quête de légitimité de la profession qui se traduit dans la formation. Pour d’autres, elle serait reliée à un déplacement de l’idéal de la profession vers une plus grande efficacité et responsabilité professionnelle : « The social work profession’s ideals of social justice and public welfare may well increasingly become subordinate to ideals that have more to do with the effective delivery of specific services in an accountable way » (Reid et Edwards, 2006, p. 478). Cette approche tendrait à dévaloriser les savoirs pratiques et intuitifs en les qualifiant de moins rigoureux pour la pratique du travail social. Certains éducateurs qui promeuvent cette approche dans la formation en travail social se défendent des critiques selon lesquelles cette perspective serait trop instrumentale. Ils prétendent plutôt que celle-ci requiert l’usage d’un fort sens critique de la part des étudiants et des professionnels, afin qu’ils apprennent à appréhender et évaluer les connaissances scientifiques mises à leur disposition (Larrison, 2009, p. 34). Des efforts ont aussi été faits afin de réconcilier cette approche avec une vision plus « artistique » ou intuitive du travail social, afin de sortir d’une vision dichotomique de la pratique et de la formation (Larrison, 2009; Shdaimah et McCoyd, 2012).

Trois courants pédagogiques influents ont été recensés comme étant inscrits dans une perspective constructiviste, même s’il est difficile de déterminer de façon tranchée leur distinction d’avec les approches dites socioconstructivistes. Il s’agit de l’apprentissage expérientiel (Dewey, 1968; Kolb, 1984), de la pratique réflexive (Schön, 1983) et de l’andragogie (Knowles, 1973).

Deux auteurs importants ont contribué à l’émergence des théories et pratiques éducatives orientées vers l’apprentissage expérientiel. Pour John Dewey, c’est au coeur de l’expérience et de l’interaction que l’apprentissage prend place (Gitterman, 2004, p. 99). Afin d’apprendre, l’étudiant doit pouvoir faire des allers-retours constants entre les notions abstraites et son expérience personnelle du monde. Le rôle du formateur est donc de créer des conditions pour que l’apprenant puisse interagir avec le sujet à l’étude et expérimenter personnellement la notion abstraite : « Ce qui caractérise le plus la pensée de Dewey est son refus de séparer la pensée de l’action. Selon ce dernier, la connaissance trouve sa source dans l’action et non dans la spéculation » (Gauthier, Chevrier, Savoie Zajc et Dolbec, 2009). Selon le modèle de Kolb, inspiré des travaux de Dewey, de Lewin et de Piaget (Itin, 1997), l’apprentissage efficace a lieu quand un étudiant peut successivement expérimenter concrètement un phénomène, puis s’engager dans une réflexion sur celui-ci en vue d’en dégager des connaissances à réinvestir dans des situations subséquentes, dans une « boucle réflexive » (Dempsey et coll., 2001; Pallisera, Fullana, Palaudarias et Badosa, 2013). En s’investissant activement dans son processus d’apprentissage, l’étudiant peut intégrer les dimensions affective, imaginaire, conceptuelle et pratique dans un même mouvement (Gitterman, 2004). On retrouve des exemples de mise en application de ce courant pédagogique dans des activités telles que les jeux de rôles et les mises en situation à partir desquelles une réflexion est initiée.

Dans la même lignée, les travaux de Schön sur la pratique réflexive et le praticien réflexif ont aussi influencé la formation en travail social (Dempsey et coll., 2001; Larrison, 2009; Ruch, 2000, 2002). Sa principale contribution tient dans un renversement épistémologique selon lequel les connaissances ne sont pas seulement acquises « du haut vers le bas », par une assimilation théorique, mais bien aussi « du bas vers le haut », au coeur de l’action (Ruch, 2000, p. 101). Le praticien réflexif tel qu’entendu par Schön est un praticien qui interroge constamment sa pratique en tant qu’espace de « connaissances en action », souvent tacites, qui peuvent être mises en lumière par une pratique du dialogue entre les étudiants (Dempsey et coll., 2001). Plusieurs formateurs associent son approche aux dimensions de la conscience de soi chez les professionnels et à l’utilisation de soi comme dimensions essentielles à une pratique efficace (Larrison, 2009).

Le courant andragogique tel que mis de l’avant par Knowles a sensiblement influencé la pédagogie en travail social (Burstow, 1991; Gitterman, 2004; Hughes, 2013; Humphries, 1988). Son modèle sur l’adulte apprenant a été adopté dans une visée d’impliquer davantage les étudiants en travail social dans la conduite de leurs projets d’apprentissages, de leur donner plus de pouvoir et d’être moins passifs. Ses travaux sur l’apprentissage centré sur le problème présentent quatre prémisses sur l’adulte apprenant : contrairement à l’enfant, l’adulte est autonome et indépendant et a besoin d’être perçu comme tel; il a cumulé un réservoir d’expériences de vie significatives qui sont des sources importantes d’apprentissage; il est prêt à apprendre pour pouvoir remplir ses rôles sociaux et il souhaite appliquer immédiatement ce qu’il apprend (Gitterman, 2004). En ce sens, plusieurs enseignants ont plaidé pour une implication plus significative des étudiants adultes dans leur parcours éducatif en travail social, notamment en valorisant leur expérience de vie. Certaines critiques ont été adressées au modèle andragogique de Knowles. Ainsi, pour Humphries (1988), ce modèle ne met pas assez l’accent sur les expériences personnelles des étudiants, notamment les expériences d’oppression et de marginalisation, qui peuvent être de puissantes sources d’apprentissage. De plus, il omettrait d’aborder la très grande difficulté que peut représenter l’effort, pour les étudiants, de réévaluer leur expérience passée à la lumière de nouvelles connaissances. À cet égard, les tenants des approches ancrées dans une perspective socioconstructiviste apportent des propositions intéressantes.

Cinq courants pédagogiques inscrits dans une épistémologie socioconstructiviste ont été relevés dans la littérature : la pédagogie de la conscientisation (Freire, 1974), la pédagogie critique ou radicale, l’apprentissage transformateur (Mezirow, 1991), les pratiques narratives (White et Epson, 1990) et les pratiques du groupe en formation.

Les travaux de Paolo Freire sur la pédagogie de la conscientisation auront une influence importante sur le travail social et sur la pédagogie du travail social (Burstow, 1991; Gitterman, 2004; Larrison, 2009; Sewpaul, 2004; Vodde et Gallant, 2002). Freire envisageait le savoir comme étant au service des classes dominantes et ayant une fonction principale de domination, et non d’émancipation; ceux qui apprennent « intériorisant l’image de l’oppresseur en adoptant ses codes de conduite » [traduction libre] (Vodde et Gallant, 2002, p. 446). Selon lui, dans les processus éducatifs traditionnels, ancrés dans le positivisme logique, les étudiants sont des contenants vides destinés à être remplis et récompensés s’ils reprennent correctement le savoir ingurgité (Vodde et Gallant, 2002, p. 451). Il critique sévèrement cette vision de l’éducation et prône une éducation basée sur la praxis et enracinée dans la connaissance collective et le dialogue (Burstow, 1991).

Plusieurs éducateurs ont poursuivi son oeuvre et l’ont bonifiée en élargissant la notion d’oppression, initialement de classe chez Freire, pour y inclure celles de genre, d’orientation sexuelle, de race et de religion. Les tenants de la théorie et de la pédagogie critiques ou radicales, dont l’application à la pratique et à la formation en travail social a gagné en popularité dans la littérature au cours des dix dernières années (Larrison, 2009), tiennent à développer « un cadre de référence pour la pratique et l’enseignement qui soient cohérents avec les valeurs fondatrices de la profession, telles que la justice sociale et l’empowerment » [traduction libre] (Larrison, 2009, p. 37). Leur apport essentiel est de permettre une interrogation des dynamiques de pouvoir à travers une observation critique des situations et des différentes manifestations d’oppression. On réfère également à la pédagogie critique lorsqu’on parle de pédagogie « anti-oppressive » ou « antidiscriminatoire », associée notamment au développement de compétences culturelles ainsi que de compétences relationnelles et critiques (Campbell, 2003; Dempsey et coll., 2001; Hughes, 2013; Humphries, 1988; Ruch, 2002; Sewpaul, 2004).

Un certain intérêt a été recensé dans la littérature autour du travail de Mezirow et de son concept d’apprentissage transformateur (Gitterman, 2004; Hughes, 2013; Humphries, 1988), qui peut être entendu comme la réflexion critique autour des présuppositions sur lesquelles s’appuient nos valeurs et codes internes de conduite. Selon son modèle, l’apprentissage devient transformateur lorsqu’un adulte apprend à penser par lui-même plutôt que d’agir à partir de croyances, sentiments et jugements assimilés, mais appartenant aux autres ou aux normes sociales dominantes (Mezirow, 2003, cité par Hughes, 2013). C’est un travail réflexif non seulement autour de l’action du praticien, mais également autour des cadres de références et paradigmes sur lesquels elle s’appuie.

Le travail pédagogique inspiré des pratiques narratives est également présent dans la littérature (Kondrat, 1999; Neuman et Blundo, 2000; Pallisera et coll., 2013; Sewpaul, 2004; Vodde et Gallant, 2002). Ce courant est parfois présenté comme une inspiration issue des travaux de White et Epson (1990) sur la thérapie narrative, dont certains des concepts et outils peuvent être adaptés à la pédagogie en travail social (Vodde et Gallant, 2002). Selon eux, la réalité est un construit social tissé à même les histoires (ou récits) qu’on se raconte à propos de nos expériences de vie et le sens qu’on leur attribue. Le changement significatif, ou l’apprentissage, passe par une déconstruction des histoires racontées et un renouvellement du sens accordé à l’expérience. Dans leur travail sur les narrations, White et Epson s’intéressent également aux relations de pouvoir et aux forces sociales qui sont à l’oeuvre dans les récits individuels.

On retrouve aussi dans les textes certaines références au courant narratif à travers l’insistance d’auteurs et d’éducateurs autour de la place des récits et du langage en général dans la construction du rapport à la réalité et donc dans le développement de l’étudiant : « Thus, our way of seeing things, understanding the world, shaped by our experiences, is reflected in our narratives, which means that we can use them to work on both our identity and our personal and professional development » (Pallisera et coll., 2013).

Finalement, on peut noter dans les écrits recensés la présence de références majoritairement implicites, mais fréquentes à l’intervention de groupe et l’on peut donc considérer que son influence sur la pédagogie du travail social est importante. Le groupe est mentionné comme lieu d’excellence pour permettre l’apprentissage expérientiel et interactionnel des étudiants (Itin, 1997). Dans les textes, le groupe classe est présenté comme un espace d’intégration des apprentissages (Gitterman, 2004; Hughes, 2013), de réflexions sur les structures sociales et les dynamiques de pouvoir (Burstow, 1991; Larrison, 2009), comme espace de confrontation pour aller plus loin dans les apprentissages et enfin comme espace sécurisant pouvant contenir les processus de réflexion critique parfois exigeants (Cohen et coll., 2009; Dempsey et coll., 2001; Ward, 2008). Certains auteurs mentionnent également le travail en petits groupes ou comités pour faciliter les échanges et le soutien mutuel des étudiants à travers leur démarche formative (Harrison, 2009; Neuman et Blundo, 2000).

En conclusion à cette partie, il est intéressant de mentionner que les textes étudiés ont tous en commun de proposer une intégration plus grande des pratiques pédagogiques postmodernes dans la formation en travail social. En ce sens, ils mettent l’accent sur ces courants éducatifs alors que le courant didactique traditionnel est peu mentionné dans la littérature, même s’il reste probablement dominant dans l’ensemble des cursus de formation :

(…) le paradigme éducatif traditionnel qui organise, pilote et contrôle la formation du point de vue de ‘ceux qui savent’ (parents, enseignants, experts, dirigeants) pour éduquer ‘ceux qui ne savent pas’ (enfants, élèves, praticiens, etc.) est toujours dominant, quoi qu’en disent les systèmes pédagogiques qui prétendent mettre l’apprenant au centre du dispositif.

Galvani, 2014

Le concept de soi et d’utilisation de soi en travail social

Nous aimerions aborder brièvement les notions de soi et d’utilisation de soi en travail social. Kondrat (1999) a revisité en profondeur les différentes manières de penser le ‘soi’ et de l’articuler avec la notion de conscience de soi dans la littérature en travail social. Elle identifie différents courants épistémologiques qui précèdent aux variations des définitions du concept de soi et donc de conscience de soi et réfléchit à leurs implications pour la pratique et la formation. Elle dénombre trois manières de penser la conscience de soi : la conscience de soi simple; la conscience de soi réfléchie et la conscience de soi réflexive. Elle les analyse et relève les problèmes ou limites que chacune présente. S’appuyant sur la théorie de la structuration d’Anthony Giddens, elle propose un concept intégrateur de la conscience de soi : la réflexivité critique, qui présente les avantages de réconcilier les perspectives micro et macro dans la pratique du travail social et de proposer une vision de l’individu comme agent acteur capable de transformation non seulement de lui-même, mais aussi de la société :

Within Gidden’s structuration theory, we find the possibility for a more “actor-oriented” social work, one in which the individual is conceptualized not as simply the passive object of society’s forces or the passive recipient of society’s dictates but as intrinsically implicated in society – acting, conforming, resisting, challenging, and modifying.

Kondrat, 1999, p. 471

La pratique de la réflexivité critique permet de débusquer les manières souvent insidieuses et tacites à travers lesquelles nous sommes à notre insu les agents de la reproduction sociale (des inégalités), et ainsi de faire de toute réflexion sur soi une réflexion sur la société, et vice versa (Kondrat, 1999, p. 465).

De son côté, Larrison propose, dans sa thèse doctorale sur la pertinence de l’utilisation de soi dans la formation en travail social, que le concept d’utilisation de soi puisse être compris comme un espace d’intégration et de manifestation des savoirs théoriques, des connaissances pratiques, de la sensibilité individuelle et du sens professionnel de chaque praticien (Larrison, 2009). En ce sens, il convient selon cette auteure d’accorder une attention toute particulière au développement de l’identité personnelle et professionnelle des étudiants en cours de formation, afin de faciliter cette intégration.

Dans un livre collectif canadien sur l’utilisation de soi et l’identité professionnelle des travailleurs sociaux (Mandell, 2007), Amy Rossiter (2007) propose de repenser la notion d’utilisation de soi à la lumière des perspectives libérale humaniste et postmoderne, et nous invite à adopter une conception du ‘soi’ postmoderne, entendue comme subjectivité socialement construite et intriquée dans des relations de pouvoir. Par le fait même, elle critique la vision traditionnelle du soi en travail social qui est principalement associée aux notions psychanalytiques de transfert et de contretransfert. En citant Weedon (1987, p. 84), elle nous met en garde contre l’adoption d’une vision libérale humaniste dans notre conception du soi, et donc de l’utilisation de soi : « The liberal-humanist assumption that the individual subject is the source of self-knowledge and knowledge of the world can easily serve as a guarantee and justification of existing social relations » (Rossiter, 2007, p. 28) L’auteure souligne combien penser le soi dans cette perspective empêche d’adresser les questions de pouvoir qui sont inhérentes aux relations avec la clientèle et donc de remettre en question la contribution du praticien dans le maintien de situations d’oppression et de marginalisation.

Les concepts de connaissance de soi et d’utilisation de soi dans la pratique et la formation en travail social n’ont donc pas à être associés exclusivement aux visions plus cliniques de la profession ni aux tenants d’approches plus intuitives. L’attention portée à la personne du praticien dans toutes ses dimensions doit être envisagée comme une des conditions pédagogiques à déployer pour permettre l’incarnation et la manifestation des savoirs, savoirs-faire et savoirs-être attendus de lui. La personne du praticien en action est aussi là où se joue la reproduction des inégalités ou l’initiation d’un véritable changement social.

Pratiques pédagogiques émergentes, axées sur le développement de la connaissance de soi : quels courants pédagogiques et conceptions de l’éducation?

L’importance de développer une connaissance et une conscience de soi pour un travailleur social a d’ores et déjà été reconnue comme incontournable pour la profession :

The notion that social workers should be aware of the “self” in practice situations has been advocated as a practice principle for almost as long as social work has been a profession. Professional self-awareness is widely considered a necessary condition for competent social work practice.

Kondrat, 1999, p. 451

Il est admis que celles-ci ont une incidence sur les compétences relationnelles de l’intervenant ainsi que sur sa capacité à départager ce qui concerne ses clients de ce qui le concerne personnellement (Chapman, Oppenheim, Shibusawa et Jackson, 2003; Negi, Bender, Furman et Fowler, 2010). Les notions de conscience et de connaissance de soi sont aussi associées au développement d’une pensée critique et réflexive (Harrison, 2009). Enfin, elles sont rattachées aux compétences culturelles chez les praticiens en travail social (Negi et coll., 2010; Pallisera et coll., 2013). Toutefois, il existe peu d’indications pédagogiques dans la littérature qui proposent des méthodes, outils et protocoles pour enseigner l’utilisation de soi et la connaissance de soi aux étudiants en travail social (Cohen et coll., 2009; Negi et coll., 2010; Pallisera et coll., 2013; Ward, 2008).

Dans cette partie, nous présenterons une description d’expérimentations pédagogiques orientées vers le développement de la connaissance de soi, à l’aide de tableaux synthèses. Elles ont en commun de présenter une analyse de pratique ou une réflexion à partir de l’expérience terrain de formateurs universitaires en travail social, qui décrivent des manières concrètes et pratiques d’aborder le développement de la connaissance de soi dans un contexte pédagogique. Elles se déroulent parfois en formation initiale, en formation de second cycle ou en formation continue. Nous préciserons les influences pédagogiques qui y sont mentionnées de façon explicite ou implicite ainsi que les conceptions de l’éducation dans lesquelles elles s’inscrivent, dans l’objectif d’en dégager les inscriptions épistémologique et pédagogique.

« The ethnic roots assignment » (le devoir sur les racines ethniques), (Negi et coll., 2010)

« The ethnic roots assignment » (le devoir sur les racines ethniques), (Negi et coll., 2010)

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Analyse réflexive et travail narratif dans la formation initiale en travail social (Pallisera et coll., 2013)

Analyse réflexive et travail narratif dans la formation initiale en travail social (Pallisera et coll., 2013)

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La création de masques pour une meilleure utilisation de soi dans la pratique (Cohen et coll., 2009)

La création de masques pour une meilleure utilisation de soi dans la pratique (Cohen et coll., 2009)

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Dans les autres pratiques pédagogiques axées sur la connaissance de soi recensées dans la littérature en travail social, on dénombre les initiatives suivantes : un programme de sept semaines intensives, aux États-Unis, destiné à aider les étudiants à faire face aux questions difficiles reliées à l’usage de soi dans la pratique à travers une exploration de leur histoire de vie (Chapman et coll., 2003); un cours de 12 semaines sur le développement de la réflexivité, destinées à des étudiants de première année de formation initiale à Hong Kong, articulé en trois modules sur le rapport à soi, le rapport à l’autre et le rapport au monde (Chow, Lam, Leung, Wong et Chan, 2011); un assemblage d’ateliers et d’outils offerts à différentes étapes de la formation professionnelle de second cycle, dans une université irlandaise, centré sur l’utilisation de soi et la pratique réflexive par des jeux de rôles, des ateliers pratiques et vidéos et la tenue d’un portfolio d’intégration (Dempsey et coll., 2001); une méthode d’utilisation des récits de soi et des récits de pratique dans un groupe tutoriel d’intégration des apprentissages dans la formation professionnelle d’étudiants de second cycle d’une université anglaise (Harrison, 2009); un cadre pédagogique axé sur les résultats probants, l’apprentissage transformateur et le développement d’une réflexivité critique auprès d’étudiants en stage d’intervention en première année de formation initiale (Hughes, 2013) et enfin une réflexion critique ainsi qu’un guide pédagogique pouvant soutenir les formateurs qui souhaitent aborder les notions d’utilisation de soi, de connaissance de soi et de dévoilement de soi dans la pratique du travail social, à partir de l’expérience d’une formatrice australienne (Reupert, 2009).

L’ensemble de ces propositions pédagogiques s’inscrit dans une perspective postmoderne de l’éducation, sans pour autant se positionner nécessairement en opposition aux conceptions modernes. Les textes plus récents démontrent effectivement un intérêt pour un jumelage des courants pédagogiques axés sur les résultats probants avec ceux qui offrent une perspective plus postmoderne et axés notamment sur le développement d’une pensée critique et réflexive (Hughes, 2013; Larrison, 2009; Shdaimah et McCoyd, 2012). Nous pensons en effet que la pédagogie du travail social aurait intérêt à sortir d’une vision dichotomique et puiser à même l’ensemble des ressources pertinentes disponibles pour offrir aux étudiants la formation la plus riche et variée possible. Nous remarquons toutefois, à l’instar de Larrison (2009), qu’une place de plus en plus restreinte, voire inexistante, est accordée, dans les cursus de formation, aux approches centrées sur le développement de la conscience de soi et de la connaissance de soi, et plaidons pour leur réintégration dans les programmes, et ce, dès la formation initiale. Plusieurs raisons concourent selon nous à cet argument, notamment le développement de compétences relationnelles, l’adoption d’une pensée et d’une pratique critiques et antidiscriminatoires, l’acquisition de compétences culturelles et le développement de l’identité personnelle et professionnelle du travailleur social.

Conclusion

Cet article se voulait une exploration des pratiques pédagogiques émergentes, centrées sur le développement de la connaissance de soi des étudiants. Il cherchait également à comprendre quelles étaient les différentes conceptions de l’éducation ayant forgé les programmes de formation en travail social. Enfin, nous souhaitions découvrir quels courants pédagogiques avaient influencé les formateurs en travail social. Le positivisme logique, le constructivisme et le socioconstructivisme ont été identifiés comme principales conceptions philosophiques de l’éducation en travail social. Nous avons également dénombré neuf courants pédagogiques ayant eu un impact significatif sur les méthodes éducatives en travail social. Cette exploration nous a permis de comprendre que les orientations des pratiques pédagogiques visant le développement de la connaissance de soi et de l’utilisation de soi dans la formation en travail social sont principalement postmodernes. Toutefois, nous avons constaté que les travaux récents tentent une intégration des différentes conceptions de l’éducation afin d’offrir une formation complète et variée, permettant aux étudiants de déployer un ensemble de compétences essentielles à la profession. Enfin, nous avons découvert que l’importance accordée au développement d’une meilleure connaissance de soi chez les étudiants ne peut pas être attribuée seulement aux courants cliniques, individuels ou plus artistiques de la profession. La perspective critique et antidiscriminatoire, notamment, nous permet d’aborder la connaissance de soi comme dimension incontournable afin que les travailleurs sociaux de demain incarnent les valeurs fondatrices du travail social que sont la justice sociale, la dignité de la personne et l’empowerment.