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Autrefois valorisé en Amérique latine comme symbole d’identités nationales inclusives et égalitaires, le métissage est aujourd’hui souvent considéré comme un mythe, comme l’imposition d’un récit national harmonieux ne parvenant plus à cacher la permanence de hiérarchies socioraciales, héritées de la colonie et reproduites avec les indépendances. Dans un pays comme le Mexique, au lendemain de la Révolution, le métissage est appréhendé comme une idéologie visant à « faire la nation », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Manuel Gamio (1982 [1916]). Les « politiques de métissage » produisent le « mestizo », comme incarnation de la rencontre entre l’indien et l’Espagnol, mais aussi comme synonyme de nationalité et de citoyenneté. Un courant intellectuel qualifié de « métissophilie » (mestizofilia) atteint une ampleur renouvelée avec Andrés Molina Enríquez avant d’alimenter l’idéologie postrévolutionnaire et le « nationalisme métis » mexicain (Basave Benítez 2002) puis les politiques indigénistes qui visent à intégrer les indiens à la nation. Mais la fabrique de cette homologie entre nation, métissage et mexicanité est contestée à partir des années 1970, années qui signent le divorce entre l’État et la nation, entre mexicanité et métissage, mais aussi entre le politique et le scientifique (et plus particulièrement la discipline anthropologique ; voir Lomnitz 2014). Certains auteurs ont ainsi parlé de racisme d’État (Urías Horcasitas 2007) pour qualifier le projet d’homogénéisation et de régénération socioraciale du corps national né de la Révolution.

Mon objectif, dans cet article, est de revenir sur les logiques d’inclusion et d’exclusion propres au métissage dans le Mexique postrévolutionnaire, en proposant un double décalage : étudier la place des populations noires plus que celle des indiens ; se centrer sur l’immigration plus que sur l’autochtonie. Il s’agira ainsi d’introduire une altérité non indienne dans les réflexions sur la nation, le métissage et la race, à partir du cas de l’étranger noir, à la fois doublement altérisé (noir et étranger) et non reconnu comme un « autre » à intégrer à la nation. Je me centrerai en particulier sur le cas du Territoire du Quintana Roo, au sud du Mexique, dans les années 1920-1930. Cette période, qui fait suite à la Révolution de 1910, est marquée par un nationalisme d’État extrêmement fort, qui s’exprime notamment par une idéologie du métissage. Dans ce contexte, le Quintana Roo, région frontière de l’Amérique centrale et de la Caraïbe, est une marge à intégrer à la nation.

Porfirio Díaz[1] est généralement associé à une politique migratoire visant à favoriser l’arrivée d’Européens blancs ; il a pourtant également largement contribué à l’émergence d’une migration de travailleurs manuels noirs venus des États-Unis, de la Caraïbe et de l’Amérique centrale pour développer l’agriculture, travailler dans les mines, participer à la construction des chemins de fer ou contribuer à l’exploitation forestière. En raison de sa situation géographique, le Mexique s’inscrit dans une double dynamique migratoire liée à la diaspora noire post-esclavagiste au tournant des XIXe et XXe siècles : d’une part, les populations étatsuniennes, qui viennent s’établir ou cherchent un emploi au sud de la frontière, parfois dans d’ambitieux projets de colonisation ; d’autre part, les populations caribéennes et centraméricaines en quête d’opportunités économiques. La frontière entre le Mexique et les États-Unis a fait l’objet de plusieurs recherches, notamment sur les alliances entre révolutionnaires mexicains et populations noires du sud des États-Unis (Brown 1993) ; sur les tentatives d’implantations de colonies noires au Mexique (Rippy 1921 ; Vincent 1997 ; De la Serna 2011) ; sur les migrations afro-étatsuniennes du début du XXe siècle (González Navarro 1960 ; Saade Granados 2009a, 2009b). La frontière sud du Mexique est, quant à elle, très peu connue. Pourtant, des migrations d’esclaves ou de libres entre le Belize et le Yucatán y sont enregistrées dès le XVIIIe siècle (Restall 2014).

Cet article vise à replacer le Mexique dans les migrations post-esclavagistes caribéennes et centraméricaines des XIXe et XXe siècles (voir notamment Chomsky 1996 et Harpelle 2000, pour le Costa Rica ; Chambers 2010, pour le Honduras ; O’Reggio 2006, pour le Panama ; Opie 2009, pour le Guatemala ; et Putnam 2010, 2013 pour un panorama général). Je déplacerai donc le regard vers le sud-est du Mexique, à la frontière avec le Honduras Britannique (ou Belize), dans le Territoire du Quintana Roo. Celui-ci naît en 1902 afin de mettre un terme à la Guerre des Castes (conflit opposant depuis 1848 les indiens Maya au gouvernement) et de contrôler la frontière. Son développement est fortement lié à l’extraction forestière, du bois puis du chicle (latex dont est tiré la gomme à mâcher), depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle. Le Territoire étant très peu peuplé, cette économie attire une main d’oeuvre étrangère, principalement afro-bélizienne, mais venant également de l’ensemble de l’Amérique centrale et de la Caraïbe (Cunin 2014). Son statut de Territoire le place dans une situation intermédiaire, entre autonomie administrative et contrôle du gouvernement depuis México. Il devient, en 1974, l’État du Quintana Roo.

Cet article repose principalement sur l’étude de plusieurs fonds d’archives mexicains entre 1924 et 1940 : les Archives historiques de l’Institut national de migration (Archivo histórico del Instituto nacional de migración – AHINM) à México, qui rassemblent notamment les archives du département de Migration créé en 1926 ; les Archives générales agraires (Archivo general agrario) à México et Chetumal ; les Archives historiques de l’État de Quintana Roo (Archivo histórico del Estado de Quintana Roo) à Chetumal[2]. Trois principes ont guidé ma méthodologie d’enquête : combiner archives migratoires et agraires pour confronter les politiques migratoires et agraires (convergence, contradiction, ignorance) concernant les « étrangers noirs » ; étudier simultanément des documents produits à México et à Chetumal, afin de saisir les négociations, désaccords, incompréhensions entre le centre et la périphérie ; multiplier les sources administratives (migration, agriculture, affaires étrangères, intérieur, développement économique, douanes, armée) pour rendre compte de l’hétérogénéité propre à l’État mexicain. Je me suis principalement centrée sur les informations concernant la ville de Chetumal (capitale du Territoire de Quintana Roo à partir de 1915) et les villages situés le long du Río Hondo, rivière marquant la frontière entre Mexique et Honduras britannique (Alvaro Obregón, Pucté, Palmar, Cocoyol, Botes, Sabidos, etc.).

Ces fonds d’archives ne sont pas inédits : ils ont été largement étudiés, notamment par les chercheurs de l’Universidad de Quintana Roo à Chetumal et du CIESAS Peninsular à Mérida. Ces travaux, marqués par un certain « nationalisme méthodologique » (Beck 2014), se sont avant tout intéressés à la place des populations indiennes, à l’émergence du Territoire puis de l’État de Quintana Roo. L’« étranger noir » n’apparaissait pas alors comme un objet scientifique pertinent et légitime. Pourtant, il introduit un décalage heuristique permettant de relire les documents d’archives avec un nouveau regard. Par ailleurs, ma démarche, même si elle fait un détour par l’histoire, s’inscrit dans un questionnement anthropologique suscité par l’absence de mémoire et d’histoire sur les migrations afro-caribéennes du début du siècle, sur les logiques d’oubli, de contournement, voire de tension autour de la « question noire » à Chetumal aujourd’hui. Le poids du métissage mexicain rendait en effet impossible une ethnographie qui ne passait pas, d’abord, par un dévoilement de logiques sociales d’absorption, de dissimulation et d’exclusion de la différence. Je reprendrai ainsi la notion d’« anachronisme contrôlé » de Nicole Loraux comme une « méthode qui consiste à aller vers le passé avec les questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé » (Loraux 2005 : 179).

De l’idéologie à la politique, le métissage en acte signifie-t-il l’éviction de certaines composantes de la société, en particulier les étrangers noirs ? Je reviendrai tout d’abord sur la place des populations noires dans le métissage mexicain. Si la nation se construit autour du problème indien et de sa résolution dans le métissage, la prise en compte des populations noires apporte une analyse renouvelée sur les liens entre nation et différence. Je m’intéresserai ensuite à la racialisation des politiques d’immigration dans les années 1920-1930, qui vise à interdire l’entrée sur le territoire national de migrants noirs. Le métissage apparaît comme une politique de définition de la « population souhaitable » et de rejet des « indésirables ». Je me centrerai alors sur l’application de cette politique dans le cas du Territoire de Quintana Roo afin de mettre en lumière la coexistence de dynamiques d’exclusion et d’inclusion, de stigmatisation et d’absorption. Enfin, avec l’étude de la mise en oeuvre d’une politique postrévolutionnaire de nationalisation de la frontière, je questionnerai la fabrique d’une « mexicanité » qui présuppose une commune appartenance au statut de métis. L’hypothèse qui guide cet article est double : l’administration mexicaine a exclu l’« étranger noir » du métissage et de la nation en le renvoyant à son non assimilabilité et à son extranéité ; dans le même temps, en le rendant « invisible » ou « identique », l’administration l’a fait « disparaître » en tant que problème mais pas en tant que composante de la population.

Les populations noires dans le métissage au Mexique

L’idéologie du métissage se construit dans le rapport aux populations indiennes : la marginalisation des noirs signifie-t-elle qu’ils ne font pas partie du projet national ? Ou que, déjà intégrés, ils ne posent pas problème et n’entrent pas dans la réflexion sur le « nous » national ? Ou bien leur absence est-elle révélatrice de la logique excluante inhérente au métissage lui-même ? Je distinguerai ici quatre approches qui ont apporté des éléments de réponse à ces questions : l’intégration des populations noires au métissage ; l’affirmation de leur différence liée à l’origine, à la culture, etc. ; l’appréhension d’un « autre métissage » distinct des populations indiennes ; l’exclusion de l’idéologie du métissage.

La première tendance est représentée par Gonzalo Aguirre Beltrán, considéré comme le pionnier des études afro-américaines au Mexique. Son approche s’inscrit parfaitement dans l’idéologie nationaliste du métissage et dans la logique des politiques indigénistes dont il faut un des acteurs. Au même titre que les populations indiennes, les populations noires, arrivées avec la colonisation, doivent s’intégrer au métissage et à la nation. Les travaux de Gonzalo Aguirre Beltrán concluent à l’acceptation et l’élimination simultanées de la différence. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’utilisation du terme « afro-métis » (afromestizo) qui incorpore l’« afro » dans le métissage plus qu’il n’est une rupture avec le métissage. L’intention d’Aguirre Beltrán est de mettre en lumière une partie de la société mexicaine qui a contribué « à la formation de la nationalité mexicaine » (Aguirre Beltrán 1989 [1946] : 9). L’étude des afro-descendants apparaît comme un enrichissement ou une appréhension plus exacte, précise du métissage.

À chaque fois que l’on parle de métissage au Mexique, les auteurs font exclusivement référence au mélange de la population blanche dominante avec la population américaine vaincue. Personne ne prend la peine de considérer le rôle des noirs dans la formation d’une culture mexicaine.

Aguirre Beltrán 1989 [1946] : 9[3]

Quelques années plus tard, lors de sa recherche plus ethnographique sur le village de Cuajinicuilapa (État du Guerrero), il offre une logique du raisonnement identique (Aguirre Beltrán 1974 [1958]). Même les individus isolés qu’il étudie sont « en réalité » des métis, produits du mélange biologique et de l’acculturation. Ainsi, Aguirre Beltrán se situe dans une perspective d’ethnohistoire où seules les cultures africaines et les archives de la traite informent des spécificités culturelles d’individus désormais mexicanisés et, à ce titre, partie prenante de la dynamique de métissage. Aguirre Beltrán demeure principalement attaché à l’indigénisme ; son positionnement sur les populations noires ne contredit en rien l’idéologie postrévolutionnaire dominante d’instauration d’une société homogène.

Cette « invisibilité » des descendants d’Africains ne devient problématique que dans un deuxième temps, dans les années 1980, avec le « virage multiculturel » qui touche l’ensemble du continent. Les programmes « Notre troisième racine » et « Mexique, Nation multiculturelle », au sein desquels la même personne, Luz María Martínez Montiel (1994), a joué un rôle central, visent à reconnaître l’apport des populations noires à l’histoire nationale. Il s’agit ainsi de mettre en lumière des « racines africaines » et une culture spécifique dans une logique qui tend parfois à décontextualiser les pratiques sociales et à faire du métissage un processus de dilution, voire de négation des différences. On retrouve une telle approche sous la plume de chercheurs étatsuniens spécialistes du Mexique, dans leur confrontation entre métissage et blackness, en quête de catégories – tant analytiques que pratiques – fixes et rigides. Alors qu’il tente d’adopter un « regard mexicain » (ojos mexicanos), Bobby Vaughn, auteur de nombreux travaux historiques sur les populations noires au Mexique, ne s’intéresse pas moins à la « blackness », à la « negritud », à l’« African diaspora » qui seraient en train d’émerger de « deux siècles d’obscurité » (Vaughn 2005 : 55) dans la Costa Chica. Il dessine une opposition entre « blackness », dans un sens de « pureté » raciale (ibid.), et métissage, « mélange » produit par l’idéologie nationale. Alors que le Mexique tend à préférer les catégories intermédiaires (mestizo, moreno), le chercheur part à la quête du « noir », authentique, préservé. Le métissage, vu comme un leurre, un voile, qui empêcherait la reconnaissance de différences, est synonyme de négation et d’occultation.

Un troisième axe d’analyse vise à ne pas opposer blackness et métissage mais à appréhender les logiques de reconnaissance de la différence dans le métissage, à ne pas faire du métissage un mythe mais à en comprendre les mécanismes d’inclusion et d’exclusion, d’absorption et d’élimination. Comme le suggèrent Odile Hoffmann et María Elisa Velázquez, il s’agit de prendre le métissage comme un objet d’étude, et non de le condamner analytiquement et moralement. « Il faut commencer par réviser et reprendre le contenu de ce terme [le métissage] à partir d’une approche plus inclusive » (Hoffmann et Velázquez 2007 : 66). Ces auteures parlent alors d’un « autre métissage » :

[L]a capacité de se reconnaître sous de multiples « identités » et croisement d’identités, éventuellement de façon simultanée, sans mépriser les options identitaires pour l’instant non mobilisées mais auxquelles on pourra recourir un jour ou l’autre.

Hoffmann et al. 2011 : 13[4]

Loin de l’appareil d’État qui fait du métissage un objectif et un outil, l’intérêt porté aux populations noires permet de comprendre que le métissage n’est pas un dépassement de la différence mais une forme de gestion des différences. Au-delà des métarécits nationalistes, au-delà des oppositions binaires (noir contre blanc, métissage contre multiculturalisme, inclusion contre exclusion, etc.), cet « autre métissage » invite à privilégier la mise en contexte (le métissage dans la région de Veracruz n’est pas le même que dans la Costa Chica), l’analyse de l’émergence, de la transformation et de la superposition des catégories d’appartenance, l’articulation entre ressources identitaires locales et globales.

Une dernière tendance, enfin, s’intéresse à la question de la migration de populations noires, principalement des États-Unis vers le Mexique. Le travail de Marta Saade Granados (2009a, 2009b) interroge l’idéologie du métissage à travers, notamment, l’évolution des politiques migratoires destinées aux populations noires.

Dans le cadre de la définition de la politique de peuplement, s’intéresser à l’immigration afro-américaine vers le Mexique pendant la période postrévolutionnaire revient à questionner le métissage, en particulier en termes de reconnaissance des Afromexicains en tant que membres constitutifs de la nation.

Saade Granados 2009b : 232-233

Le contrôle migratoire rend compte de la traduction de l’idéologie du métissage en une racialisation des pratiques administratives afin de former la « population nationale ». De l’idéologie à la politique, le métissage en acte entraîne l’exclusion de certaines composantes de la société : « le métis n’est pas de couleur » (el mestizo no es de color) (Saade Granados 2009a). Mes recherches se situent dans la continuité de ces travaux sur les politiques d’immigration, en particulier sur les dynamiques d’inclusion/exclusion de l’« étranger noir ». Au croisement des travaux sur le métissage et sur l’immigration, il s’agit ainsi de comprendre quelle place le projet national mexicain, généralement mis en relation avec la figure de l’indien, a accordée à l’étranger noir[5].

« Étranger noir » et racialisation des politiques migratoires : logiques d’exclusion du métissage

Moisés González Navarro (1988) met en lumière un certain nombre de réactions anti migrants noirs à la fin du XIXe et au début du XXe siècle à partir d’une révision de la presse mexicaine de l’époque, impliquant des journalistes mais aussi des élus politiques. Les uns vantent les qualités physiques des populations noires et leur capacité d’adaptation aux climats tropicaux, d’autres au contraire dénoncent leur paresse et leur indocilité. Alors que le Mexique n’arrive pas à attirer une immigration soutenue, certains journalistes et politiciens font de la migration de descendants d’Africains un « moindre mal », au même titre que les Chinois, les Indiens ou les Japonais.

Les observations de González Navarro sont confirmées par le discours prononcé par Alberto M. Carreño, le 28 avril 1910, devant la Sociedad mexicana de geografía y estadística (Société mexicaine de géographie et statistique)[6], intitulé « El peligro negro » (« Le danger noir »). Historien et écrivain ayant occupé de nombreuses responsabilités institutionnelles, Alberto M. Carreño est un intellectuel influent du début du XXe siècle, membre de l’Academia mexicana de la lengua (Académie mexicaine de la langue), président de la Sociedad mexicana de geografía y estadística (Société mexicaine de géographie et statistique) et directeur de la Academia mexicana de la historia (Académie mexicaine d’histoire). Il ouvre sa conférence en se proposant d’aborder un « problème d’un intérêt palpitant et d’une importance capitale », celui de l’immigration d’individus « de couleur » souhaitant s’installer au Mexique. En s’appuyant sur les exemples voisins des États-Unis et de Cuba, il interroge notamment la marginalité socioéconomique des populations noires pour savoir si elle est liée à des circonstances historiques (en particulier l’esclavage) ou à leur « infériorité raciale ». Sa démonstration aboutit à une conclusion sans appel : les populations noires appartiennent à une « race inférieure » et leur immigration n’est pas souhaitable pour le Mexique. Le texte met en avant trois préoccupations principales. Tout d’abord, la crainte de l’importation d’une « guerre des races » des États-Unis. Les relations entre populations blanches et noires y sont décrites comme violentes, conflictuelles, et reposant sur une « séparation complète » des deux groupes. Ensuite, le Mexique a déjà suffisamment à faire avec son « problème indien » pour le « compliquer davantage avec la pire des complications ». Et ce d’autant plus que l’indien, « martyr et impassible comme peu d’êtres humains », serait la « première victime » du noir qui reproduirait sur lui les mauvais traitements dont il est l’objet. En ce sens, au lieu d’éloigner l’indien de la « dégénération dans laquelle il se trouve », la présence du noir contribuerait « à ce qu’il se dégrade et s’avilisse davantage ». Enfin, un dernier élément est rapidement énoncé : les moyens destinés à favoriser l’immigration des populations noires et, plus généralement, des étrangers, devraient être destinés aux populations indiennes, dans une logique explicite de mise en compétition des groupes ethniques.

Ce texte pose la « question noire » comme liée à l’immigration d’individus doublement altérisés, en tant que noirs et en tant qu’étrangers, dans un processus d’exogénéisation de l’altérité. Si l’« afro-mestizo » est intégré dans le métissage, ce n’est pas le cas de l’« étranger noir », marqué par son « infériorité raciale » et porteur de non assimilabilité.

Le noir pose problème lorsqu’il renvoie aux travailleurs étrangers immigrants qui apparaissent comme une menace pour le processus d’homogénéisation propre au métissage. Cette idéologie annonce les politiques migratoires qui vont se mettre en place au lendemain de la Révolution de 1910. Le Mexique est alors considéré comme un pays pauvre économiquement, alors que ses ressources naturelles sont entre les mains des étrangers ; en outre, l’hétérogénéité de la population est perçue comme un obstacle à la conformation d’une « société nationale ». Des mesures fondées sur des critères de nationalité et de race sont adoptées. D’une part, l’article 27 de la Constitution de 1917 limite l’acquisition de terres aux Mexicains ; dans cette logique, le code agraire de 1934 (article 44) impose d’être Mexicain pour devenir sujet du droit agraire et recevoir une parcelle agricole dans un ejido (Departamento agrario 1934 : 36). D’autre part, une politique sélective, restrictive et discrétionnaire concernant l’entrée des étrangers est instaurée avec la mise en place de deux lois de migration (1926, 1930), d’une loi de population (1936) et de nombreuses circulaires secrètes (Saade Granados 2009a, 2009b ; Yankelevich 2009, 2011 ; Scott FitzGerald et Cook-Martín 2010 ; Cunin 2014 ; Scott FitzGerald et Cook-Martín 2014). Alors que le Mexique n’est pas un pays d’immigration, il adopte dans les années 1920-1930 plusieurs mesures visant à restreindre l’immigration qui combinent des critères économiques, nationalistes et racistes. On observe à partir de 1924 une législation spécifique ciblant, notamment, les populations noires, mais aussi d’autres groupes de population en fonction de leur nationalité, race ou religion (voir notamment Ôta Mishima 1997 ; Palma Mora 2006 ; Rodríguez Chávez 2010 ; Gleizer 2011).

Avec la loi de migration du 13 mars 1926, les autorités doivent désormais être en mesure de sélectionner les immigrants qui,

[E]n raison de leur moralité, de leur nature, de leur éducation, de leurs coutumes et d’autres traits personnels, ne sont pas des éléments désirables ou constituent un danger de dégénération physique pour notre race, de dépression morale pour notre peuple ou de dissolution de nos institutions politiques.[7]

La loi s’ancre explicitement dans un projet de nation qui s’appuie sur l’émergence d’un corps social et l’affirmation d’un « nous » dont la définition est racialisée. Néanmoins cette racialisation est ambiguë : elle renvoie à la polysémie du terme « race », qui ne doit pas être entendu comme une catégorie biologique excluante mais plutôt comme une catégorie d’appartenance extensive, susceptible d’intégrer des caractères disparates (communauté, culture, morale, éducation, etc.). Cette législation raciale, avec ses ambiguïtés, marque les politiques migratoires jusque dans les années 1940.

Le métissage en actes dans le Territoire du Quintana Roo

Avant même l’adoption officielle de la loi de 1926, l’agent de migration de Payo Obispo, nom donné à Chetumal jusqu’en 1937, informe ses supérieurs que son application n’est pas envisageable dans le Quintana Roo. Il adresse un courrier au département de Migration à México sous le titre « Rapport concernant l’immigration de la race noire ». L’immigration de travailleurs noirs, immédiatement mise en relation avec les « intérêts de la Fédération » (les impôts tirés de l’extraction et de l’exportation des produits forestiers), est jugée « indispensable ». Elle ne se substitue pas aux travailleurs nationaux qui refusent de se rendre dans le Territoire, même lorsqu’ils n’ont pas de travail dans leur région d’origine. Pour défendre son point de vue, l’agent de migration s’appuie sur les avis des plus hautes autorités locales : le gouverneur, le chef des opérations militaires et le Commandant de la Flotilla y de los servicios navales (Marine). Tous demandent un traitement d’exception pour le Quintana Roo. Pour le gouverneur,

[D]ans ce Territoire, en raison de sa situation particulière, il n’est pas possible d’appliquer certains des règlements élaborés pour l’ensemble du pays. Si on interdit l’immigration de noirs, il faudra arrêter l’abattage du bois car personne ne pourra les remplacer.[8]

Le statut d’exception accordé au Quintana Roo fait apparaître trois éléments d’analyse sur la relation entre idéologie du métissage, politiques postrévolutionnaires et reconnaissance de la différence. Premièrement, cette immigration doit se faire dans des conditions bien précises, qui tendent à associer l’« étranger noir » à un statut de suspect, presque d’illégal, comme un « mal nécessaire » par définition transitoire et inopportun. L’agent de migration poursuit son argumentaire. « Le risque qu’ils puissent mélanger leur race avec la nôtre » est désamorcé par l’éloignement des travailleurs béliziens, cantonnés aux campements forestiers. Le responsable du département de Migration cède : le 1er mars 1926, il autorise l’immigration d’individus noirs dans le Territoire du Quintana Roo. Néanmoins, il rappelle immédiatement que cette mesure est accordée à titre exceptionnel, en raison de la spécificité de la région ; de fait, le cas des travailleurs béliziens ne constitue pas une « véritable immigration » et ne remet ainsi pas en cause le cadre normatif national. Le séjour des travailleurs afro-béliziens devra se plier à de nombreuses conditions : fixer le nombre de travailleurs noirs et la durée de leur séjour, définir le lieu où ils travailleront, fournir un passeport pour un séjour de plus de six mois, passer un examen individuel auprès des délégués du département de Salubrité, établir des contrats de travail avec les compagnies, déposer une garantie à la douane de Payo Obispo, enregistrer les entrées et sorties.

Ce type de discussions sur l’immigration de travailleurs noirs se poursuit jusqu’au début des années 1940. Elles montrent comment les populations noires ont été construites comme « indésirables » en application de la législation migratoire nationale. Le contexte particulier du Territoire de Quintana Roo (faiblement peuplé, disposant de vastes étendues forestières, frontalier du Honduras Britannique) a également conduit, pour justifier la non application des lois, à renforcer la stigmatisation et la mise à l’écart des immigrants noirs. Acceptés sur le sol national par nécessité économique, ils sont renvoyés à une altérité radicale et placés sous contrôle afin de garantir leur non intégration au métissage et à la nation.

Deuxièmement, les négociations entre les différentes administrations montrent l’ambiguïté de la catégorie « noir » : alors que les textes législatifs migratoires tentent de la définir dans une logique raciale pseudo-scientifique s’appuyant sur l’anthropologie physique, le personnel administratif combine, dans sa pratique, critères raciaux, nationaux, sociaux et culturels. Ainsi, par exemple, le 12 juin 1929, le délégué de migration de Payo Obispo informe ses supérieurs qu’il n’a pas accordé de permis d’entrée sur le territoire mexicain à Miguel Augusto Memhart (également orthographié Menhaud) « car il est de race noire et ne satisfait pas aux conditions de la loi de migration ». Le lendemain, la Secretaría de educación pública à México envoie un télégramme au Secretario de gobernación à Payo Obispo lui demandant d’autoriser, de manière exceptionnelle, l’immigration du « professeur de race noire », spécialiste d’agriculture tropicale. Près d’un mois plus tard, un télégramme de la Secretaría de gobernación de México ordonne à l’agent de migration de Payo Obispo de laisser entrer Memhart, et l’exonère même de payer les impôts d’immigration[9].

Dans la même logique, le consul du Mexique à La Havane s’inquiète, dans une lettre datée du 8 décembre 1926, des conséquences de la mise en oeuvre de la législation migratoire. Les individus noirs, dont le nombre est important à Cuba, sont considérés comme des « citoyens en plein exercice de leurs droits civiques » et font même partie du gouvernement : comment exiger de leur part, sans risque de conflit diplomatique, les documents migratoires nécessaires pour se rendre au Mexique ? Le département de Migration précise alors que les mesures restrictives ne s’appliquent qu’aux travailleurs, afin de protéger la main d’oeuvre nationale[10]. On voit ainsi que la législation est modulable au cas par cas et que la catégorie « noir », si elle repose bien sur une logique raciale, intègre également des critères de classe, de nationalité, de statut, etc., et s’adapte à des enjeux contextuels (relations diplomatiques, besoin de personnel qualifié, marché du travail, etc.).

Troisièmement, le fonctionnement administratif lui-même tend à rendre invisible la catégorie d’« étranger noir ». L’examen des « Recensement généraux, agricoles et de pêche » (Censos generales y agropecuarios) qui précèdent la création des ejidos[11] ainsi que des listes d’ayants-droit à ejidos au moment de la dotation des terres révèle la « disparition » des étrangers noirs des catégories administratives. Ils ne sont dès lors plus un « problème » pour les autorités tout en restant sur le sol mexicain. Certains recensements ne remplissent pas la colonne « nationalité » des formulaires. D’autres indiquent systématiquement une nationalité mexicaine, mais des précisions supplémentaires dans la colonne « observation » montrent qu’un grand-nombre d’individus sont nés au Belize. L’origine nationale des parents est alors mentionnée et laisse entrevoir plusieurs cas de figure : parents nés au Belize, père né au Mexique et mère au Belize, parents de nationalité inconnue. Au total, des individus nés au Belize, de parents béliziens ou dont la nationalité n’a pas pu être prouvée apparaissent dans les recensements comme des Mexicains.

D’une manière générale, la réglementation est loin d’être parfaitement respectée. C’est le cas notamment pour Enrique Padilla, mulâtre, âgé de 35 ans, résidant depuis deux ans à Alvaro Obregón, originaire du Honduras, agriculteur et chiclero. Dans le recensement de 1941, sa maison est enregistrée mais il n’a pas droit à une parcelle ejidale. Or, il apparaît bien dans la liste définitive des signataires de l’ejido établie en 1942[12]. On trouve également, dans certains recensements, des indications concernant la race. Le recensement d’Alvaro Obregón[13], publié le 7 juin 1941, répertorie 173 personnes, dont 137 Mayas, 9 Huastecos, 2 Mestizos, 1 Tarahumara, etc. Il classe également 7 individus noirs et 5 mulâtres. Panfilo Castellanos, noir, âgé de 32 ans, habitant depuis 23 ans la localité, né au Guatemala, agriculteur et chiclero, est marié à Maria Santos Cárdenas, noire, âgée de 25 ans, résidente depuis 18 ans, née au Belize. Ils ont quatre enfants de 1, 2, 7 et 9 ans, également identifiés comme noirs et vivent avec Nicolasa Castellanos, noire, 50 ans, née au Guatemala. Panfilo Castellanos n’a pas accès à une parcelle ejidale ; néanmoins, il possède une maison. Par ailleurs, la présence de femmes noires ou mulâtresses originaires du Belize et d’Amérique centrale en général, mariées à des Mexicains, témoigne de la permanence d’une population afro-descendante d’origine étrangère. Ainsi par exemple, Isabel Morales, 27 ans, mulâtresse, née au Honduras, habitant depuis un an à Alvaro Obregón, est mariée avec Tomas Benito de Tuxpan (Mexique), qui obtient un droit définitif à une parcelle ejidale. Il est aussi intéressant de noter la classification raciale des enfants de familles mixtes. Ainsi les enfants de Julio Betancourt, mulâtre, résidant à Alvaro Obregón depuis 7 ans, agriculteur et chiclero, et de Francisca García, Maya, sont eux-mêmes classés comme Mayas. Cette identification laisse entrevoir une logique de disparition progressive de la catégorie « noir », qui n’est pas synonyme d’absence d’individus descendants d’Africains. Finalement, la non application de la législation agraire a entraîné la disparition de la qualification raciale et nationale de certains individus et leur maintien sur le territoire mexicain.

Nationalisme à la frontière : devenir mexicain… et mestizo

Le mandat du président Lázaro Cárdenas (décembre 1934-novembre 1940) marque l’intégration définitive du Territoire de Quintana Roo à la nation[14]. Rafael Melgar, principal artisan de la Campaña nacionalista (Campagne nationaliste) au début des années 1930, visant à mobiliser tous les secteurs de la société autour de la modernisation du pays, est nommé gouverneur du Territoire. Il y met en oeuvre ce nationalisme postrévolutionnaire, en développant les moyens de communication, en améliorant les infrastructures, en créant les coopératives, en favorisant l’installation de colons mexicains, etc. La Campaña nacionalista a aussi initié un patriotisme populaire autour de la célébration d’événements historiques, de traits culturels mais aussi de l’acquisition de certains droits (éducation, santé). Parfois critiquée pour ses dérives xénophobes, cette politique, théorisée par des intellectuels comme Gilberto Loyo, met notamment l’accent sur la mise en place de formations destinées à l’assimilation culturelle des étrangers (Loyo 1935 : 27). Dans le Territoire du Quintana Roo, cette politique est particulièrement dynamique et médiatisée, en raison de la prégnance des enjeux en termes de peuplement, développement et intégration nationale. Dans ce cadre, l’étranger noir est amené à se « mexicaniser », tant en termes d’adhésion au patriotisme culturel que d’accession à la société de consommation, aux services de santé, aux écoles, etc. Cette capacité d’absorption du nationalisme mexicain rend insignifiante la référence à la race ou à la couleur « noir ». Le migrant noir devient « comme » les Mexicains ; donc mestizo, même s’il est également noir, caractérisation qui devient secondaire.

Pour Rafael Melgar, gouverneur du Quintana Roo, il s’agit de nationaliser et de mexicaniser cette région encore périphérique et sauvage. Sont mis en place les « samedis socialistes » et des programmes d’éducation civique, qui visent à « améliorer la culture » des habitants de la région. Les premiers récits sur l’histoire locale émergent, dont les plus marquants sont ceux de Gabriel Menéndez (1936) et Luis Rosado Vega (1940), le premier étant l’auteur de l’Album monográfico, première synthèse historique et journalistique sur le Territoire. C’est également à cette époque que certains noms de lieux sont transformés pour être « mexicanisés » : Payo Obispo devient Chetumal ; Santa Cruz Chico, Pedro A. Santos ; Campamento Mengel, Alvaro Obregón ; la Bahía de la Ascensión, la Bahía Emiliano Zapata, etc. Puis le gouverneur Guevara instaure les « jeudis culturels » et motive la célébration des fêtes patriotiques « afin d’intégrer spirituellement le Territoire de Quintana Roo au reste du pays, en le liant fermement à sa nationalité »[15]. Un département d’Éducation physique est créé afin de « rendre plus vigoureuse notre race », alors qu’un service d’information doit rendre compte des nouvelles nationales et oeuvre ainsi à l’insertion du Territoire dans la vie nationale.

Le Periódico oficial del Territorio de Quintana Roo (Journal officiel du Territoire de Quintana Roo), créé en 1936, est un instrument extrêmement utile pour suivre les mesures prises à Chetumal et dans le sud du Quintana Roo en général. On observe ainsi la mise en place des infrastructures urbaines : centrale électrique à Chetumal, réservoirs d’eau dans les villages, construction de l’école Belisario Domínguez et de plusieurs hôpitaux, mais aussi modalités de paiement des impôts, dispositions du règlement sanitaire, lancement de campagnes d’éducation socialiste, d’alphabétisation, de lutte contre l’alcoolisme, valorisation des droits du travailleur, concours de la meilleure école rurale, élargissement des compétences des périmètres libres, etc. Le Periódico oficial rend compte du nationalisme dominant : ainsi le 1er septembre 1937, il diffuse un message du président Cárdenas intitulé « C’est comme cela qu’on fait la patrie ! » (tome II, no 38), ou le 15 octobre 1939, il fixe les dates des fêtes patriotiques (anniversaire de la Constitution, indépendance, bataille du 5 mai, etc.) en rappelant que leur célébration est particulièrement importante dans cette région de frontière (tome IV, no 19).

Le journal En Marcha est l’organe officiel de la Fédération de coopératives ; ces dernières font l’objet d’une glorification constante, qui met notamment en avant le contraste entre l’« avant » (insalubrité, pauvreté, danger) et l’« après » (progrès, bien être, démocratie) gouvernement Melgar. Il est dirigé par Gustavo Durán Vilchis, qui est en même temps Secretario general de Gobierno (Secrétaire général du gouvernement de Quintana Roo), témoignant ainsi de son rôle de propagande de la politique officielle du régime en place. On trouve régulièrement dans ses pages des messages appelant à « faire patrie ». Des brigades culturelles sont envoyées dans tout le Territoire, des campagnes d’alphabétisation sont lancées et les enseignants deviennent les hérauts d’un patriotisme populaire. Une Assemblée patriotique (Junta patriótica) de Chetumal et le titre de Miss Liberté (Señorita Libertad) sont créés ; les célébrations nationales sont particulièrement mises de l’avant : anniversaire de l’indépendance et de la révolution, « jour de la mère », « jour de la race » en hommage à « notre race fondamentale » et aux races indiennes, etc. Un « monument au drapeau » apparaît sur l’esplanade du même nom, au centre de Chetumal, adaptation locale d’initiatives présentes dans l’ensemble du pays afin de consolider l’État national postrévolutionnaire. Le système des coopératives est régulièrement loué pour avoir apporté la prospérité économique au Territoire et un statut renouvelé aux travailleurs : rémunération, accès aux services de santé et d’éducation, liberté professionnelle, etc.

En définitive, le Quintana Roo est désormais mexicain. Et cette mexicanité se définit en termes d’accès aux droits, d’éducation patriotique, de nationalisme populaire. La question raciale est résolue puisque le « mexicain » ne peut être que mestizo.

Conclusion

L’élimination de la « question noire » passe avant tout par la transformation de la composition de la population au travers des politiques migratoires et agraires. Les populations noires sont réduites à un statut de migrants illégaux ou d’étrangers sous contrôle. Elles renvoient à une période prérévolutionnaire d’exploitation des travailleurs, de domination des entreprises étrangères alors que la région était une lointaine périphérie, non civilisée et non intégrée à la nation. Luis Rosado Vega, historien officiel du Territoire sous Cárdenas, véhicule dans ses nombreux écrits l’image d’une nature cruelle, inhumaine, hostile, évoquant « ses jungles et rivières semi-africaines » :

La jungle insatiable et vorace, l’énorme forêt du Territoire de Quintana Roo, si étendue qu’elle couvre tout, jungle sauvage et frénétique, folie d’arbres enfiévrés de sève débordante, folie de végétation exubérante.

Rosado Vega 1938 : 220

Le « noir » est associé à un statut de chiclero exploité par les entreprises étrangères qui doit disparaître dans la société postrévolutionnaire.

Mais la résolution du « problème noir » renvoie aussi à la force d’homogénéisation, voire d’absorption, de l’État mexicain. On devient bénéficiaire de droits mexicains, donc mestizo – la citoyenneté définissant la race – même si on est également noir, caractérisation qui se dissout dans la citoyenneté et le métissage pour devenir, si ce n’est insignifiante, au moins secondaire. C’est ainsi par exemple que Jesús Martínez Ross, premier gouverneur élu de l’État du Quintana Roo, en 1974, est le fils de Pedro Manuel Martínez Arzú, né à Trujillo, sur la côte caraïbe du Honduras, noir, Garifuna, arrivé en 1919 à Payo Obispo comme muletier[16]. Dans un ouvrage où il revient sur son mandat, il se livre à une réflexion sur l’histoire et la culture de l’État dans lesquelles son propre parcours disparaît au profit du discours national mexicain. Il le qualifie de « coin de mexicanité ardente » (Martínez Ross 1986 : 13), glorifie « l’héritage de la grande culture maya » (ibid. : 19). De même, dans son ouvrage monumental en deux volumes Parece que fue ayer… Álbum de familia, la journaliste Cecilia Lavalle (2004) présente les histoires de plusieurs familles de Chetumal considérées comme traditionnelles. Les photographies donnent à voir des individus noirs comme des représentants parmi d’autres de ces familles, sans jamais les identifier racialement. Ces trajectoires montrent bien qu’un descendant de migrant afro-américain peut, en toute légitimité, se définir – et être reconnu – comme mestizo et mexicain à Chetumal.

Ainsi, pour reprendre l’expression de Marta Saade Granados (2009a), « le métis n’est pas de couleur » revêt au moins deux significations : elle renvoie à une exclusion des étrangers noirs du métissage et, au-delà, de l’appartenance nationale ; mais elle consacre aussi l’inclusion et la disparition de l’étranger noir dans le métissage. Le « noir » a été construit, de façon simultanée et complémentaire, en une altérité exogène, en termes raciaux et nationaux, et en une « mismité », non problématique et non saillante. Il est à la fois « l’autre » et « le même ». Dans les deux cas, la conclusion est identique : le terme « Mexicain noir » apparaît comme un oxymore, soit parce que le noir disparaît, en étant ramené à son extranéité, soit parce qu’il devient citoyen et donc mestizo. Finalement, il n’y a plus de « problème noir », comme l’affirmait Gonzalo Aguirre Beltrán : l’étranger noir a bien été inclus dans la nation et dans le métissage. Mais, ce que Gonzalo Aguirre Beltrán n’a pas vu, c’est qu’il a aussi été exclu, renvoyé à son altérité et à sa non assimilabilité.