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Beuveurs tresillustres et vous Verolez tresprecieux (car à vous non à aultres sont dediez mes escriptz Alcibiades ou dialoge de Platon, intitulé Le Bancquet, louant son precepteur Socrates sans controverse prince des philosophes, entre aultres parolles le dict estre semblable ès Silenes[1].

les révolutavernes
et les molsonnutionnaires
mes frères mes pareils[2]

Au fil de sa carrière, André Belleau s’est intéressé avec une grande constance aux figures de l’écrivain et de l’intellectuel, dont la représentation au sein des oeuvres littéraires constitue un des leitmotive de ses réflexions, comme en témoigne Le romancier fictif. Lui-même, d’ailleurs, s’est mis en scène dans certains de ses essais les plus connus, qui comportent une dimension narrative : « Guadeloupe ambiguë » (1977), « La feuille de tremble » (1974), « Maroc sans noms propres » (1983) et « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur » (1982)[3], dont l’anecdote du début le fait apparaître au bar d’un hôtel en compagnie de Fernand Ouellette et de Hans Robert Jauss. On constate ici que l’un des objets d’étude emblématiques de Belleau, soit la représentation de l’écrivain, se confond dans une certaine mesure avec le sujet qui l’étudie, puisque celui-ci figure parfois dans ses propres écrits. Il y a là une sorte d’invitation implicite, qu’il serait indu de refuser : examiner la posture d’essayiste « fictif » qu’emprunte André Belleau dans sa propre production littéraire, image qui s’apparente à celle du romancier fictif en même temps qu’elle s’en distingue, notamment par son statut nécessairement autoreprésentatif et son insertion dans un genre en principe non fictionnel — d’où l’usage des guillemets. Essais moins fictifs que mimétiques, donc, si l’on prête à mimesis le sens général de « représentation », en vertu de laquelle un acte de parole non fictionnel et même peut-être non mensonger, énoncé par un je « non métaphorique[4] », permet une grande latitude de création, d’artifice, de mise en scène et d’effets rhétoriques bien calculés en matière de représentation de soi. Essais tout autant idéels que narratifs, également, puisqu’ils présentent en tout ou en partie les caractéristiques minimales d’un récit, avec une présence physique et agissante de l’essayiste, une contextualisation spatiotemporelle des événements racontés, une transformation du « héros » André Belleau (qui finit toujours par comprendre quelque chose de nouveau, par exemple sur la nature du tourisme ou le climat social en Guadeloupe), et une voix essayistique qui fait office au besoin de voix narrative. C’est dans cet espace générique ambigu, entre prose d’idées et prose narrative — une distinction que Belleau qualifierait sans doute, au demeurant, de « désuète et quétaine » (« Petite essayistique », SV, 86) —, que j’aimerais situer les quelques essais mentionnés plus haut, où l’écrivain s’offre en représentation. Pour cette raison, les créations mimétiques de Belleau seront abordées dans une perspective les rapprochant du récit, selon une démarche conceptuelle qui s’est élaborée au contact d’oeuvres narratives et qui provient tant des théories de Bakhtine que du Romancier fictif.

Il s’agira, d’une façon générale, de retourner vers l’essayiste la question nodale de sa monographie, qui concerne la représentation de l’écrivain dans la littérature québécoise[5]. Mais ce programme demeurerait banal si l’une des hypothèses majeures de l’étude ne répondait directement à l’image que Belleau donne de lui-même dans ses essais mimétiques et qui relève, pour le dire rapidement, du rapport qu’entretient la figure de l’écrivain avec l’opposition des cultures savante et populaire. L’hypothèse en question stipule que la mise en scène de l’écrivain, dans le roman québécois, est largement tributaire de l’institution littéraire, qui se trouve elle-même en proie à un « conflit des codes[6] » : si son « Appareil », qui englobe « l’enseignement, la critique, les éditeurs, le marché, les prix », s’avère québécois, sa « Norme », en revanche, qui renvoie aux codes « du dire littéraire en vertu desquels un écrivain est plus ou moins reconnu comme tel » (SV, 169-170 ; l’auteur souligne), demeure pour l’essentiel française. Cette « double imposition institutionnelle » (SV, 170) concerne d’abord le statut de l’écrivain réel dans la société, mais elle détermine aussi, à un second niveau, les représentations auctoriales à l’intérieur des oeuvres. C’est ici que Belleau introduit le couple antithétique nature-culture pour rendre compte du statut souvent parcellaire de l’écrivain fictif, qui débouche habituellement sur un dédoublement de la fonction d’écrivain en deux personnages et deux séries de qualités, l’une relevant de la « nature » et l’autre, de la « culture » :

Tout se passe comme si la représentation fictionnelle de l’écrivain, de l’intellectuel, de l’artiste requérait non pas un seul personnage, mais deux personnages aux traits opposés : l’un auquel sont attribués les signes de la culture, du raffinement, de la maîtrise du langage, l’autre qui se voit doté de la force instinctive et du sens de la réalité. D’un côté le langage sans le réel, de l’autre le réel sans le langage.

« Code social et code littéraire dans le roman québécois », SV, 184

Dans l’esprit de Belleau, il est clair que ce phénomène coïncide avec le conflit des codes déjà mentionné, et que l’une des caractéristiques supposées typiques de la société québécoise joue pour beaucoup dans la balance des « codes socioculturels » impliqués : la persistance de la culture comique populaire, largement entendue au sens que lui confère Bakhtine — « à ce sujet, écrit Belleau, le grand ouvrage de Bakhtine sur Rabelais s’avère indispensable » (« Culture populaire et culture “sérieuse” dans le roman québécois », SV, 161). Cette culture proprement carnavalesque, intimement liée au rire, à la licence donnée par le monde en fête, aux bombances, à l’ivresse, au « bas » matériel et corporel, à l’aplanissement des hiérarchies sociales et au contact familier entre les hommes, figure le contrepied d’une certaine culture officielle caractérisée par son sérieux, son besoin de distinction sociale, son langage soutenu, recherché et policé, sa propension à énoncer des vérités sur le ton de celui qui sait et à incarner une certaine forme de prestige, d’autorité, de supériorité. Un ensemble d’attributs, bref, qui rendrait l’écrivain et l’intellectuel suspects, aux yeux des représentants de la culture populaire, de rester extérieurs à leur monde et de ne pas en respecter les lois. Il s’agit moins, pour Belleau, d’un climat d’« anti-intellectualisme » ou d’un « parti pris contre la culture[7] » que d’une question de régulation des langages sociaux et d’exposition des marques de savoir dans le discours. De ce point de vue, ce qui se révèle déterminant, « c’est la répartition même des signes, le fait que la culture, peu importe sa position d’ailleurs variable dans l’une ou l’autre série, se trouve constamment opposée à quelque chose » (RF, 205 ; l’auteur souligne), ce quelque chose provenant du fonds populaire qui se maintiendrait encore dans la société québécoise moderne.

Ces quelques bases, maintenant qu’elles sont posées, permettent d’éclairer la représentation de Belleau en essayiste « fictif », car elles révèlent un ensemble de préoccupations théoriques qui ne peut manquer d’entretenir une certaine parenté avec les « travaux pratiques » de mimesis que sont les quatre essais mentionnés plus haut. Si la représentation de l’écrivain s’avère conditionnée par l’institution littéraire, et que celle-ci porte les traces du « conflit des codes », la question suivante devient alors incontournable : de quelle façon l’autoportrait essayistique de Belleau négocie-t-il la double imposition des codes socioculturels québécois, d’une part, et littéraires français, d’autre part ? Ou alors, selon une approche semblable mais un peu différente : comment la représentation de l’essayiste, qui s’illustre dans un genre où l’essentiel est de discourir savamment sur la culture et d’exhiber sa maîtrise du langage, compose-t-elle avec les impératifs de la culture populaire, qu’on peut d’ailleurs soupçonner Belleau de ressentir avec acuité ?

Il convient ici de rappeler, comme première piste de réflexion, que le dédoublement fréquemment observé chez le personnage écrivain inquiétait Belleau, qui y voyait le symptôme d’une difficulté, éprouvée par l’intellectuel québécois, à trouver un statut social véritablement adapté à sa fonction. Même s’il dit s’abstenir « de commenter les implications proprement idéologiques d’une attitude qui consiste à éloigner la culture aux fins d’exalter une sorte d’état de nature québécois et populaire » (RF, 207), on comprend très bien, ici par prétérition, et dans le passage suivant par le propos ouvertement développé, quel serait son idéal en matière de représentation de l’écrivain :

Ce qui est significatif pour nous, il convient de ne pas le perdre de vue, c’est une dissociation liée étroitement à la représentation même de l’écrivain et de la littérature, et opérant de ce fait sur des signes autoréférentiels (le statut du discours littéraire et plus généralement de la culture). La conséquence apparaît nettement. L’écrivain possible, disons complet, simplement productif, raisonnablement apte à surmonter les inhibitions et les obstacles, ne s’obtient que par la synthèse des vis-à-vis dans la double série […]. Pourquoi l’intuition et la sensibilité, une certaine liberté intérieure, la verve, le sens du concret, l’énergie physique et créatrice, l’amour de l’art, la maîtrise du langage et pour finir la culture ne se trouveraient-ils pas parfois du même côté ? Qu’est-ce donc qui exige que Thomas et Mireille [dans D’Amour, P. Q.] soient toujours séparés ?

RF, 205-206 ; l’auteur souligne

Qu’est-ce qui l’exige, en effet ? S’il avait pu disposer du recul lui permettant de lire ses propres textes comme ceux d’un autre, Belleau aurait peut-être découvert qu’il se réfutait lui-même par sa propre pratique de l’essai. Car chez lui, l’habituel clivage entre le populaire et le savant, entre le « naturel » et le « culturel » se résorbe dans une seule figure, mais sans pourtant disparaître complètement. Les deux pôles subsistent et se côtoient dans un être unifié mais supporté par une représentation duelle, ambiguë, où les signes de la culture s’exposent librement grâce à une contrepartie populaire ouvertement mise en scène. Cet essayiste de papier figure ainsi la « synthèse des vis-à-vis dans la double série » et incarne l’écrivain « complet » qu’appelait implicitement Le romancier fictif.

Mais la synthèse, ne l’oublions pas, n’opère pas jusqu’au bout, puisqu’elle donne naissance à un être hybride, fait de l’union des contraires auparavant dissociés — et c’est ici toute la question du silène, qui nous amène résolument sur le terrain du carnavalesque et de l’esthétique grotesque. En réalité, si Belleau arrive à résoudre par ses autoreprésentations essayistiques le problème de la dissociation du personnage-écrivain qui s’imposait à ses réflexions dans Le romancier fictif, c’est grâce aux emprunts qu’il effectue à une longue tradition d’origine populaire, et qu’il connaît en profondeur pour y avoir consacré de nombreux travaux : le carnavalesque. Et il se trouve, justement, que la littérature carnavalesque compte parmi son répertoire de personnages une divinité bien connue, issue de la mythologie grecque et portant le nom de Silène, qui personnifie tant physiquement qu’intellectuellement la réunion antagoniste de la nature et de la culture, du comique populaire et du savoir le plus haut. Créature au corps mi-humain et mi-animal, Silène est un vieux satyre bedonnant dont l’illustre intelligence se dissimule sous une apparence grotesque. Belleau, qui le connaît bien, le présente en ces termes : « Père de Bacchus, Silène était traditionnellement représenté sous les traits d’un vieillard ivre, obèse et obscène. Il avait néanmoins enseigné à Bacchus la sagesse… La sagesse divine[8]. » C’est dans la mesure où cet antagonisme recoupe celui de l’extériorité (repoussante) et de l’intériorité (attrayante) que le nom commun silène en est venu à désigner, outre un satyre devenu vieux, de petites boîtes ayant l’allure de figurines ; d’après Érasme, « fermées elles ne présentaient qu’une apparence risible et déformée de joueur de flûte, mais ouvertes elles montraient soudain une divinité[9] ». Ces petites boîtes jouent un rôle notoire dans le prologue de Gargantua, lors du passage qui recommande d’interpréter le livre « à plus hault sens », de façon à « rompre l’os » de la bouffonnerie pour en « sugcer la sustantificque mouelle[10] », selon un même principe opposant l’apparence et le contenu réel. Il semble ainsi que la figure du silène, à laquelle le Belleau des essais mimétiques s’apparente — au point de partager avec lui, comme on le verra bientôt, ivresse, obésité et obscénité —, permette de rassembler en un tout cohérent plusieurs des intérêts majeurs de l’essayiste, allant du statut de l’intellectuel-écrivain abordé dans Le romancier fictif à la carnavalisation de la littérature explorée dans Notre Rabelais.

En tant que principe d’autoreprésentation, le silène induit chez Belleau une image de soi où l’appartenance au monde savant ainsi que le trop-plein de signes culturels en viennent à être relativisés par l’adjonction d’un ensemble d’éléments dont la cohérence provient de l’univers carnavalesque, sur lequel d’ailleurs se concentrera l’essentiel de l’analyse à venir. Il en résulte un portrait global avoisinant, dans ses grandes lignes, celui que dresse « La feuille de tremble » (SV, 29-32) : un intellectuel à cheval entre le sérieux et le comique, avec une Molson près d’une main, un crayon dans l’autre et les formes bien arrondies de son ventre au milieu, qui met tout le poids de sa culture à contribution en vue d’écrire un essai. Bref, une sorte de créature composite — un curieux spécimen de silène à lunettes, dont les particularités tant physiologiques qu’éthologiques seront examinées sous trois angles principaux : description physique, contextualisation dans l’environnement spatial, comportement et actions accomplies en tant que « héros » des essais mimétiques de Surprendre les voix.

Prenons encore « La feuille de tremble » pour point de départ, cette fois dans l’intention d’aborder les modalités selon lesquelles le corps de l’essayiste est représenté. On y trouve, à ma connaissance, les deux seules mentions physiques autoréférentielles existantes chez Belleau : « Tout est immobile. On dirait qu’il n’y a que moi, fébrile, suant, qui bouge un peu, cherchant à caler mes deux cents plus x livres dans une chaise trop étroite… » ; « Je me lève avec peine pour aller chercher la bière. » (SV, 31 ; je souligne.) Ces quelques lignes, placées sous le signe de l’autodérision, contribuent à une mise en scène de l’humilité et à un joyeux rabaissement de l’essayiste, qui construit de cette façon une posture où le propos savant peut difficilement être associé à la recherche du pouvoir, à une aura de prestige ou à la prétention de détenir la vérité. Cette position, que Belleau aurait sans doute volontiers qualifiée de québécoise, ne correspond en rien, est-il besoin de le dire, à celle de l’intellectuel français type. Elle rappelle au contraire « l’utopie de la libre circulation des langages » dont a souvent parlé Belleau, qui « requiert en effet que les écarts (par exemple, les signes propres de la culture) soient non pas abolis, mais négociés, ou plutôt compensés par le contexte discursif » (RF, 209), à cette nuance près que la négociation opère ici au moyen d’une fonction du discours relevant du caractère proprement mimétique de l’essai.

L’autoportrait physique de l’essayiste « fictif », avec ses « deux cents plus x livres », nous introduit également dans le monde carnavalesque par l’entremise du corps grotesque, principe qui s’oppose chez Bakhtine à celui du canon classique en matière de plastique corporelle. Au contraire du canon classique, dont l’archétype consisterait en une sculpture d’éphèbe au corps bien lisse, aux membres harmonieusement proportionnés et aux organes sexuels relativement discrets, cachés au besoin par une feuille de vigne, le corps grotesque, qui « n’est pas enfermé, achevé ni tout prêt, mais […] franchit ses propres limites », représente avec insistance tout ce par quoi le corps déborde à l’extérieur de lui-même : « bouche bée, organes génitaux, seins, phallus, gros ventre, nez[11] ». Il en résulte un être fait de renflements et de replis, où dominent tout particulièrement, d’une part, les fonctions sexuelles, associées tant aux corps pénétrés et pénétrants qu’au renouvellement de la collectivité, et, d’autre part, les fonctions digestives, grâce auxquelles l’homme, dans une interaction constante avec son environnement extérieur, l’ingère et l’évacue. On retrouve, dans cet idéal théorique qui condense en une figure exemplaire l’ensemble des traits potentiellement observables, plusieurs points de rapprochement avec la représentation de l’essayiste, qui relèvent de l’obésité ainsi que, comme on le verra bientôt, du boire et de la sexualité, en rapport avec deux parties bien précises de l’anatomie féminine.

Dans le système d’images carnavalesque, l’esthétique grotesque se double d’une autre notion qui touche à la mise en texte du corps et que Bakhtine appelle le principe du « bas » matériel et corporel : « Le trait marquant du réalisme grotesque, écrit Bakhtine, est le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité. » (OeFR, 29 ; l’auteur souligne.) Plus précisément, toujours en rapport avec cette constellation d’images gravitant autour de la sexualité, de la fécondité et de la licence festive, le « bas » corporel, « c’est les organes génitaux, le ventre et le derrière. C’est avec ces significations absolues que fonctionne le réalisme grotesque » (OeFR, 27). De ces trois éléments, le ventre, celui de Belleau, a déjà fait son apparition dans l’essai, où il compensait les excès de culture par l’aveu comique d’un travers physique. Les deux autres émergent à la fin de « La feuille de tremble », dans une chute qui convoque la part animale du vieux satyre (une créature que les récits mythologiques, il faut bien l’avouer, n’ont jamais représentée comme un parangon de la pensée féministe) : « En bas, sur la petite route en bordure du lac, des baigneuses vont lentement à la plage. Les maillots leur font le derrière en forme de coeur. Je m’arrête un instant, imaginant au centre l’unique coquillage… » (SV, 31-32 ; je souligne.) Au ventre s’ajoutent le derrière et les organes génitaux ; la série relative au « bas » corporel est donc complète. La haute voltige intellectuelle propre à l’activité essayistique se pourvoit ainsi d’un contrepoids populaire qui campe le portrait auctorial dans un cadre faisant bonne place au matériel, au charnel et aux rabaissements comiques.

Cette posture d’écrivain n’est pas sans rappeler celle de François Rabelais lui-même. Véritable figure tutélaire chez Belleau, l’auteur de Gargantua se faufile partout, jusque dans l’autoreprésentation même de l’essayiste. Il existe en effet un parallèle frappant entre le portrait ventripotent dressé par « La feuille de tremble » et l’apparence physique du maître telle que la décrit son disciple : « La plupart des humanistes ont fini dans l’ascèse. Pic de la Mirandole a suivi Savonarole. Érasme me fait penser à Kant ; sur ses portraits, il a les lèvres minces de l’ascète, de l’amaigri. Tout le contraire du voluptueux. De ce point de vue, Rabelais se démarque d’un Érasme, d’un Thomas More et même des Évangéliques. » (NR, 73 ; je souligne.) À l’instar de Rabelais, Belleau se situe du côté des voluptueux ; ses chairs épanouies le préservent des maigreurs de l’esprit et de toute austérité dans le domaine de la pensée. Cette opposition entre le gras et le maigre, qui rejoue sur le plan corporel celle du populaire et du sérieux, du festif et de l’ascétique, se manifeste de façon exemplaire dans le traditionnel combat de Carnaval et de Carême, figurant notamment sur la célèbre toile du même nom peinte par Brueghel l’Ancien[12]. À cet égard, impossible de passer sous silence la similitude entre notre essayiste « fictif » et deux personnifications du carnaval appartenant à « l’antique lignage » de Gargantua et Pantagruel : « sainct Pansart et Mardygras[13] ». Ils furent du nombre de ceux qui, parmi les ancêtres des bons géants, « enfloyent par le ventre » ; « et le ventre leur devenoit, continue Rabelais, bossu comme une grosse tonne, desquelz est escript “Ventrem omnipotentem”, lesquelz furent tous gens de bien et bons raillars[14] ».

L’esprit de fête propre au carnaval s’infiltre, sous une forme atténuée, dans la représentation de l’essayiste. En effet, fidèle en cela aux enseignements de Rabelais, Belleau ne manque jamais une occasion de se mettre en scène dans un contexte de festivité ou de récréation. Le « bas » corporel glisse à partir d’ici vers un autre pan de l’imagerie carnavalesque, qui implique la bonne chère, l’ivresse, la licence et la liberté de parole propres à l’ambiance du banquet. Pratiquant lui aussi la figuration de soi dans ses divers prologues, où il s’exprime au je, Rabelais mentionne qu’il n’écrit jamais à d’autres moments que ceux où il mange ou boit, comme le faisaient du reste d’après lui plusieurs grands auteurs de l’Antiquité :

Car à la composition de ce livre seigneurial, je ne perdiz ne emploiay oncques plus ny aultre temps, que celluy qui estoit estably à prendre ma refection corporelle, scavoir est beuvant et mangeant[15].

Attendez un peu que je hume quelque traict de ceste bouteille : c’ets mon vray et seul Helicon, c’est ma fontaine Caballine, c’est mon unicque Enthusiasme. Icy beuvant, je delibere, je discours, je resoulz et concluds. Après l’epilogue, je riz, j’escriptz, je compose, je boy. Ennius beuvant escrivoit, escrivant beuvoit. Aeschylus (si à Plutarche foy avez in Symposiacis) beuvoit composant, beuvant composoit. Homere jamais n’escrivit à jeun. Caton jamais n’escrivit que après boyre[16].

Belleau avait visiblement bien compris le principe, lui qui, selon « La feuille de tremble », beuvoit escrivant, et se représentoit beuvant. Dans ce texte, qui consiste en la mise en scène de sa propre création et s’ouvre par « J’écris ces lignes à la campagne » (SV, 29), la bière assiste en effet l’écrivain dans la rédaction de son essai. À l’extrait cité plus haut — « Je me lève avec peine pour aller chercher la bière » (SV, 31) —, où la boisson figurait déjà en bonne place, s’ajoute un second passage éthylique : « Des livres attendent sur la table. Je bâille. Plusieurs gouttes de la Molson pas assez froide que je me verse viennent mouiller Pierre Barbéris et France Vernier. Je pense tout à coup que c’est la dernière bouteille et qu’il faudra aller en chercher à Eastman. » (SV, 30)

Contrairement à Rabelais, qui a toujours le vin aux lèvres, Belleau, en bon Québécois, boit de la bière. Ce détail n’est pas fortuit. Il s’agit, de toute évidence, d’une nouvelle tactique pour se fondre dans le populaire tout en continuant à parler de Marx, Kierkegaard et Lukács. Dans le contexte où écrivait Rabelais, le vin était une boisson démocratique, universellement répandue, mais chez nous il demeure toujours obscurément associé à une certaine forme de noblesse et de distinction sociale. Ce n’est pas, pour ainsi dire, ce qu’on boit dans les tavernes. À l’inverse, et c’est le moins qu’on puisse affirmer, une Molson s’avère impropre à signaler l’adhésion au monde de la culture savante. Comme attribut à insérer dans le portrait d’un intellectuel cherchant à se désigner comme tel, il n’est guère difficile de trouver plus adéquat. La synthèse des deux pôles opposés du « conflit des codes » opère une fois de plus dans la représentation, et se rejoue même dans l’environnement des objets posés sur la table, qui devient de ce fait le lieu de rencontre entre deux mondes en principe hétérogènes : la culture populaire, représentée par Molson, et la culture savante, représentée par les critiques littéraires Pierre Barbéris et France Vernier. Ces deux mondes, si on y porte bien attention, ne sont pas simplement contigus, mais se mélangent véritablement : « Plusieurs gouttes de la Molson […] viennent mouiller Pierre Barbéris et France Vernier. » (SV, 30 ; je souligne.) Autre forme de rabaissement d’ascendance carnavalesque — par aspersion de bière, cette fois —, qui vise à relativiser le statut de la culture savante : ni rejetée, ni tout à fait dénigrée, elle ne s’avère cependant pas la seule à avoir droit à l’existence, à la parole, au privilège de prendre place au sein de l’essai.

On comprendra mieux, à la lumière de ce qui précède, pourquoi le bar est souvent au centre des textes mimétiques de Surprendre les voix. « Guadeloupe ambiguë » se déroule « au bar-paillote près de Gosier, à une dizaine de kilomètres de Pointe-à-Pitre » (SV, 27), deux toponymes présentant d’ailleurs des consonances carnavalesques. Après avoir commandé un freepunch, Belleau lève son verre et prononce un toast qui fait aussi figure de « blague » : « Vive le punch libre ! » (SV, 27) Ce microrécit comique placé en ouverture de l’essai prépare le terrain, selon le schème habituel, pour l’arrivée des propos sérieux, qui consistent en un commentaire sur le statut néocolonial de la Guadeloupe développant le même genre d’oppositions : la culture officielle, dominante, prestigieuse des békés, « créole[s] de race blanche » (SV, 27), contre la culture populaire, dominée, inférieure des « Guadeloupéens » (SV, 27), que Belleau s’efforcera de défendre. « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur » s’ouvre également sur un bref récit humoristique présenté comme une « anecdote » (SV, 39). L’essayiste y apparaît aux côtés de Hans Robert Jauss et de Fernand Ouellette, à Constance, « en train de bavarder au bar » du Stergenbergen Insel, « une abbaye médiévale transformée en hôtel » (SV, 39). En filigrane du propos sur la culture allemande, l’anecdote dépeint d’emblée l’écrivain comme imparfait et en proie à l’erreur : il n’avait pas du tout compris, dans son amour aveugle pour la littérature allemande, que « Hölderlin, Novalis, Kleist, Brentano », représentants de son « anti-classicisme » et de son « anti-tradition » (SV, 39-40), participaient du classique des classiques dans la perspective de Jauss. Une fois la bévue avouée avec humour et la posture d’humilité mise en place, la conversation de bar peut s’effacer devant le discours savant.

Dans la même catégorie des débits de boissons, une place de choix revient à ce lieu métaphorique, mais considéré comme « quasi physique » (SV, 21) par Belleau, que constitue à ses yeux la revue Liberté, à laquelle demeure intimement liée son activité d’intellectuel[17]. Le « quelque chose de festif » qui présidait aux réunions du comité éditorial, doublé du rejet presque hostile de « l’esprit de sérieux » (SV, 23), amène Belleau à comparer la revue à une taverne : « Or, imaginons, un moment, que Liberté est une taverne qui a été ouverte à Montréal en 1958… » (SV, 24) Liberté, selon Belleau, constitue le lieu par excellence de « l’OUVERT » (SV, 22) — et ce malgré le fait, des plus satyriques, que certaines tavernes, véritables « bastions de la discrimination sexuelle[18] », soient demeurées interdites d’accès aux femmes jusqu’en 1986… La revue se présente ainsi comme un prolongement moderne, en plus privé, de la place publique en fête, où doit régner selon le principe carnavalesque la liberté de parole, l’absence de hiérarchie, la franchise typique des relations familières, la joyeuse convergence des classes sociales et des perspectives d’interprétation. Cette description de Liberté, dont la dimension utopique se revendique d’un parallèle avec celle de la « pantagruéline navigation » (SV, 23), se situe dans la filiation directe des images de banquet dont parle Bakhtine dans son Rabelais : « Le banquet, en tant qu’encadrement essentiel de la sage parole, des sages propos, de la joyeuse vérité, revêt une importance particulière. Un lien éternel a toujours relié la parole et le banquet. » (OeFR, 282 ; l’auteur souligne.) Belleau s’était aussi lui-même penché, dans Le romancier fictif, sur la signification romanesque de lieux tels que le bar, le cabaret ou le café, auxquels il accolait les deux termes clés « multiplicité » et « hétérogénéité », en plus de les définir comme des endroits « de rencontre hors-classe » et de « commensalité émancipatrice de la parole » (RF, 175-176). Ressurgissent ici les connotations associées à la bonne chère, aux agapes et au ventre de l’essayiste, qui montrent bien en quoi la description de Liberté (même si elle ne provient pas d’un des quatre essais mimétiques déjà mentionnés) reconduit une imagerie analogue à celle des autoreprésentations.

C’est selon une logique similaire que ces quatre essais de Surprendre les voix exploitent une atmosphère de loisir, de divertissement, de nonchalance : repos au chalet, tourisme au Maroc, voyage en Guadeloupe, conversation au bar d’un hôtel allemand. Dans tous ses autoportraits essayistiques, Belleau se présente sous les traits du vacancier. Cette constante se révèle des plus significatives, car elle coïncide avec l’un des traits marquants de la « morosophie » carnavalesque que Belleau nomme « le monde en vacances[19] » : « Silène, Socrate, Panurge sont des fous sages. Ils nous disent — et c’est, à mon avis, une des découvertes de la Renaissance : le monde en vacances, le monde en fête renferme autant de vérité que le monde au travail, le monde sérieux. » (NR, 60) Appartenant à l’envers de la vie normale, réglée et prévisible qui est notre lot quotidien, le motif littéraire de la folie carnavalesque offre un point de vue interprétatif situé en marge de la doxa et des idéologies dominantes. Il incarne la sagesse paradoxale de ceux qui mesurent toute la folie de l’opinion commune. Chez Belleau, la figure du fou, coupée en bonne partie des racines qui la lient au « monde en fête », se transforme en celle du vacancier, dont l’environnement devient tout naturellement le « monde en vacances », au sens littéral cette fois. C’est le touriste qui, en Guadeloupe ou au Maroc, observe de l’extérieur les sociétés où il est de passage ; le professeur en congé qui rêvasse en contemplant le tremblé des feuilles au vent ; le voyageur qui, en Allemagne, expérimente la relativité du statut de classique en matière d’oeuvres littéraires. Dans ces quelques essais, le loisir devient un mode de connaissance à part entière, aussi valable que le travail, car le savoir y procède d’une expérience rendue possible par la participation au « monde en vacances ».

Le regard à partir duquel se construisent les essais mimétiques de Belleau comporte ainsi un parti pris pour l’envers de la réalité normative et hiérarchique imposée par les classes dirigeantes, se situant en cela dans la lointaine filiation des oeuvres où s’exprime sous un mode festif la culture comique populaire. Les deux récits de voyage essayistiques que sont « Maroc sans noms propres » et « Guadeloupe ambiguë » accordent une attention toute particulière à la dynamique sociale des pays visités, qui conduit immanquablement à diverses formes de dominations. La perspective adoptée par Belleau consiste chaque fois à observer, puis à démonter les mécanismes par lesquels s’établit un tel étagement des cultures. Les nombreuses interventions de l’essayiste allant en ce sens obéissent à un principe fondamental, du point de vue idéologique aussi bien qu’esthétique : celui qui maîtrise le langage doit prendre la parole afin de rectifier les abus engendrés au moyen du langage, et par là rétablir l’équilibre des discours sociaux rompu par la suprématie d’une classe ou d’une ethnie sur une autre. C’est ce qui fait en sorte que l’essayiste « fictif » se positionne immanquablement du côté des groupes minoritaires et de ceux qui sont asservis au sein d’un système culturel donné ; il devient la voix de ceux qui n’en ont pas. Les motivations les plus profondes de cette position semblent moins liées à des valeurs directement politiques qu’à une certaine conception de l’art et de l’esthétique. Au sujet de l’indépendance du Québec, Belleau affirme :

Les grands possédants, les grands intérêts, les hommes de pouvoir, les multinationales sont CONTRE. Esthétiquement, on ne peut être que CONTRE ce CONTRE. Il s’agit d’une espèce de plausibilité structurale du mythe. Qui prendrait le parti de Goliath contre David, qui souhaiterait l’échec final d’Oliver Twist ?

SV, 99-100

Une telle conception des valeurs sous-jacentes à « l’esthétique » induit un code moral qu’il incombe à l’écrivain de respecter. Elle rappelle, d’une part, l’importance accordée à la parole par plusieurs artistes québécois de la génération de Belleau : Pierre Perrault, Gaston Miron, Jacques Brault ou Roland Giguère, dont le titre du recueil L’âge de la parole résume à lui seul l’un des enjeux fondamentaux de leurs oeuvres. Cette vision de l’esthétique, d’autre part, s’apparente à l’idéal démocratique exprimé par Bakhtine dans ses travaux portant sur l’hétérologie romanesque, c’est-à-dire la façon dont les multiples (hétéro-) discours (-logie) présents au sein d’un texte sont représentés et distribués. Belleau se situe dans la foulée du théoricien russe lorsqu’il développe son propos sur « la régulation ou encore la distribution narratologique des langages », qui consiste à substituer « à l’hégémonie sociale de certains discours l’échange romanesque des énoncés », ou à reproduire « les langages sociaux dans le roman tout en annulant leur caractère dominant » (NR, 166-167).

Ces préoccupations à la fois théoriques, morales et esthétiques trouvent leur contrepartie pratique dans « Maroc sans noms propres », où c’est d’abord l’observation des moyens de transport locaux qui capte l’intérêt de l’essayiste : « Au Maroc, j’exagère à peine, il y a ou bien des ânes ou bien des Mercedes. » (SV, 49) Première façon de schématiser l’opposition entre riches et pauvres, citadins et ruraux, vie moderne et vie traditionnelle, qui prendra rapidement, au fil des déambulations dans les rues sinueuses de Marrakech, le visage de la discrimination que les Marocains font subir aux Berbères. « Quelle tension sociale, quelle exclusion font signe ? » (SV, 52) se demande alors Belleau, énonçant par le fait même une question à la résolution de laquelle sera consacrée une bonne partie du récit de voyage. Après la période d’observation et de réflexion vient enfin le moment d’agir et de redresser, ne serait-ce que par l’équilibre des discours prenant place à l’intérieur du texte, l’inégalité flagrante dont sont victimes les Berbères. Le touriste passe alors aux actes par l’intermédiaire de la parole, une arme qui transforme le témoin passif en véritable héros de l’essai. Tout d’abord, il délègue l’énonciation à un vieux Berbère (SV, 52) dans ce qui demeure sans doute la plus longue parole rapportée en discours direct de Surprendre les voix, indice révélateur quant à la manière dont l’essayiste « fictif » construit par ses actes (de langage) une posture valorisant les cultures minoritaires[20]. Enfin, à un autre Berbère qui affirme que sa langue, contrairement à l’arabe, « n’est qu’un patois » (SV, 54) sans grammaire, Belleau répond valeureusement : « Une langue supérieure ou inférieure, ça n’existe tout simplement pas. Et pourquoi parler de patois ? Une langue, c’est un patois qui s’est fait aider par plusieurs divisions de cavalerie. » (SV, 54) Conformément à ce que veut la régulation narratologique des langages, l’inégalité foncière des discours sociaux trouve réparation dans le cadre de l’essai, qui procède à une répartition plus équitable de leurs équivalents intratextuels grâce aux interventions de l’essayiste à l’intérieur du récit.

Dans « Guadeloupe ambiguë », c’est la disparité frappante entre békés et Guadeloupéens qui appelle un redressement. À l’épisode déjà mentionné du bar-paillote, où Belleau porte un toast humoristique au « punch libre » (SV, 27), ajoutons qu’un béké se trouvait à ses côtés, et qu’à ses oreilles la formule semble résolument subversive. D’un « air soupçonneux et courroucé » (SV, 27) qui tranche avec la bonne humeur de l’essayiste en vacances, il dit : « Que voulez-vous dire ? — Rien de bien précis », répond Belleau, « c’était une blague, comme ça… — Car n’allez surtout pas vous imaginer, reprend-il, que la Guadeloupe gagnerait quelque chose à être indépendante… » (SV, 27) Ce dialogue introduit, sous la variante de la rencontre entre l’esprit comique et l’esprit de sérieux, une opposition qui structurera la suite de l’essai, où le touriste guilleret se transformera en un redoutable détracteur du discours servant à asseoir le pouvoir des mieux nantis. Analysant les pages du France-Antilles, un journal local à grand tirage, Belleau relève, selon un scénario déjà croisé dans « Maroc sans noms propres », la différence entre la « langue française » et le « parler créole (plus loin, il s’agit de patois) » (SV, 28 ; l’auteur souligne). En bon redresseur d’inégalités discursives, il mentionne également l’abondante couverture sportive servant à masquer le « silence pudique sur le chômage et le marasme économique » (SV, 28), en plus de noter, dans la revue Guadeloupe 2000, l’influence de Charles Maurras et le portrait démagogique brossé de « l’Union de la gauche (“ce grouillement obscène de crabes en délire”) » (SV, 28 ; l’auteur souligne). Enfin, en rapportant les annonceurs de la publication, « la Banque des Antilles françaises, la Chase Manhattan Bank, Shell, le Crédit guadeloupéen » (SV, 28), Belleau demeure fidèle à l’« esthétique élémentaire de l’existence » qui l’intimait d’écrire contre « les grands possédants, les grands intérêts, les hommes de pouvoir, les multinationales » (SV, 99). Porté par la licence du « monde en vacances », l’essayiste a mis sa plume au service des opprimés en neutralisant, dans les limites imparties à son texte, le caractère hégémonique du discours médiatique qui les asservit.

Ainsi, grâce à la figure du silène qui, comme le dit Belleau lui-même, a la vertu de « maintenir les oppositions et de résorber la dualité » (NR, 23), on comprend mieux comment l’essayiste a réussi à concilier dans ses autoreprésentations la double exigence du savant et du populaire qui caractérise le conflit des codes typique de notre institution littéraire. La construction d’une image de soi redevable aux principes de la tradition carnavalesque permet de procéder à un rabaissement qui fait contrepoids aux envolées intellectuelles de l’essayiste, inévitablement entraîné par les règles du genre à une certaine hauteur de propos et de langage. Le maintien de cette fragile harmonie joue sans doute pour beaucoup dans le fait que Belleau passe souvent, du moins dans le milieu des études littéraires, pour une figure emblématique de l’intellectuel québécois. Son exemple particulier semble d’ailleurs receler le secret d’une formule plus générale qui, de Félix Leclerc, Gaston Miron et Gérald Godin à Richard Desjardins et Fred Pellerin, en passant par Pierre Foglia et Victor-Lévy Beaulieu, constitue probablement l’une des composantes d’un grand nombre de personnalités québécoises évoluant dans le milieu de la culture lettrée. Il reste malgré tout que Belleau est un cas assez unique. En authentique silène, s’il a su maintenir un équilibre aussi précaire sans jamais sacrifier l’intelligence ou verser dans le populisme, c’est parce que chez lui la panse va de pair avec la pensée, la nourrit et donne véritablement corps à l’écriture.