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Après la Deuxième Guerre mondiale, le Québec connaît une période de changements économiques, sociaux et intellectuels accélérés. Sur le plan politique, face à un pouvoir fédéral qui cherche de plus en plus à construire son État providence—et donc à accroître ses pouvoirs aux dépens des provinces—le régime de Duplessis résiste farouchement, sans toutefois prendre de réelles initiatives qui auraient effectivement entraîné la modernisation de l’État québécois. Duplessis met quand même sur pied la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, mieux connue sous le nom de Commission Tremblay, qui canalise l’insatisfaction de ceux épousant le courant de pensée néonationaliste en lutte à la fois contre les velléités fédérales et contre l’inaction de l’Union nationale. Les conclusions du rapport de la commission, dévoilées en 1956, vont tout à fait dans le sens du néonationalisme en articulant la vision d’un fédéralisme canadien plus décentralisé et d’un État du Québec comme garant de l’ensemble de la nation canadienne-française [1]. Il s’agit sans conteste d’un important changement dans la culture politique québécoise puisque le Parti libéral du Québec élabore alors un programme politique aux accents néonationalistes qui sera mis en application dès son retour au pouvoir en 1960 et qui donne le coup d’envoi à la Révolution tranquille [2].

Un important volet de l’action du gouvernement québécois après 1960 est relatif à l’essor des relations internationales de la province. Il est important de souligner le rôle que la France a joué à cet égard en étant un partenaire de premier plan dans l’établissement des premières relations bilatérales du Québec, mais aussi en l’accompagnant et en facilitant son entrée sur la scène de la Francophonie naissante, à la consternation des politiciens et fonctionnaires fédéraux [3]. Cette importance de la France trouve son écho dans l’historiographie sur les relations internationales, où des auteurs comme Frédéric Bastien [4], Claude Morin [5] et Renée Lescop [6] lui donnent un rôle central, même lorsque l’ensemble de la Francophonie est impliqué.

L’objectif de cet essai n’est pas de remettre en cause l’importance du rapport France-Québec, mais de porter le regard ailleurs, particulièrement vers les pays du tiers-monde dans le contexte des premières tentatives d’institutionnalisation de la Francophonie. Nous cherchons avant tout à explorer le rapport des responsables politiques québécois à ces pays afin de découvrir les tenants et aboutissants du rapport à l’Autre africain. Si les échanges diplomatiques entre le Québec, le Canada et l’Afrique francophone ont été détaillés, particulièrement par Robin Gendron, la question raciale reste toujours invisible [7].

Nous croyons que cette zone d’ombre historiographique trouve son écho dans la conception populaire de l’histoire contemporaine canadienne, obnubilée par le récit des deux solitudes d’Hugh MacLennan [8]. Différentes études en histoire de la culture politique montrent bien comment cette version des rapports raciaux au Canada est forte chez les acteurs sociaux et politiques dans le Canada de l’après-guerre. José Igartua met en évidence à quel point les représentations du Québec dans la presse canadienne sont parfois énoncées en des termes racialisés [9]. À cette époque, l’Autre des anglophones semble donc être le Canadien français. Nous pouvons également affirmer que l’inverse est vrai, si l’on considère les débats parlementaires portant sur la question constitutionnelle [10]. Ainsi, la polarisation entre les deux groupes majoritaires occulterait le racisme envers les autres groupes ethniques [11] à l’intérieur comme à l’extérieur du Québec, permettant ainsi à une idéologie de racelessness de suivre son libre cours. Nous entendons par cela la tendance selon laquelle le problème du racisme est évacué du discours public canadien [12], ce qui rend encore aujourd’hui la dialectique de la race assez pernicieuse, du moins dans la sphère publique [13].

Parmi les symptômes de cette racelessness, David Austin souligne que les nationalistes québécois des années 1960, convaincus d’être eux-mêmes victimes du colonialisme anglo-saxon, étaient généralement plus paternalistes qu’hostiles envers les minorités visibles [14]. De la même manière, Martin Pâquet nous informe qu’au cours de la Révolution tranquille, une nouvelle représentation instrumentale de l’immigrant apparaît, celle d’un outil de développement national et économique [15]. Dans le même ordre d’idées, un thème récurrent des discours de Daniel Johnson au cours des années 1960 est la répudiation du concept de race pour comprendre le phénomène de la nation [16]. Nous allons donc considérer les relations internationales du Québec avec l’Afrique francophone en tentant de lever le voile sur cette idéologie de racelessness.

Nous allons donc analyser les débats parlementaires québécois [17] pour la période entre 1967, année qui voit à la fois le ministère des Affaires fédérales-provinciales se transformer en celui des Affaires intergouvernementales et le début d’une crise diplomatique entourant la participation du Québec aux forums francophones internationaux, et 1971, où le Québec obtient un statut de gouvernement participant à l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). Nous prêterons l’oreille aux discussions sur les relations internationales du Québec avec l’Afrique et avec la Francophonie pour trouver des représentations [18] de l’Afrique et de ses populations afin de découvrir comment la racelessness s’incarne à l’égard de l’Afrique noire. Nous mettrons en relief des attitudes qui laissent croire que les relations menées avec les pays du tiers-monde sont surtout menées dans l’optique qu’elles sont utiles pour les revendications constitutionnelles du Québec et qu’elles ont finalement plus à voir avec le conflit entre Québec et Ottawa qu’autre chose.

Mais avant d’aborder l’année 1967, nous allons, en première partie, décrire l’essor des relations internationales du Québec de 1960 à 1966 et prêter une attention particulière aux contacts Québec-Afrique. Cette mise en contexte nous servira à mieux cerner la nature exacte des échanges entre le Québec et l’Afrique. La seconde partie exposera les idées véhiculées dans l’enceinte parlementaire en ce qui concerne les relations avec l’Afrique et rappellera les principaux événements de l’époque.

Le contexte historique de l’institutionnalisation des relations internationales du Québec (1960-1966)

En 1960, le gouvernement fédéral représente de facto le seul visage de la présence canadienne à l’étranger, que ce soit en Angleterre, en France ou en Afrique francophone. Dans ce dernier cas, la présence canadienne est minime, voire inexistante en regard de l’attention portée aux pays membres du Commonwealth du continent. Le budget fédéral alloué à l’aide aux pays d’Afrique française stagne en effet à 300 000 $ par année au début des années 1960, et la présence diplomatique est presque nulle [19]. Or, pour des penseurs néonationalistes, les échanges culturels avec les autres peuples francophones du monde constituent une clé fondamentale pour l’épanouissement de la nation canadienne-française, ce qui ne constitue manifestement pas une priorité pour le gouvernement fédéral [20].

Cette façon de penser est reprise par les responsables politiques libéraux dès leur arrivée au pouvoir. C’est du côté de la France que s’établissent les premiers contacts : de l’ouverture de la maison du Québec à Paris (qui deviendra plus tard la délégation générale) [21] à diverses ententes dans les domaines de l’éducation et de la culture [22], il s’établit entre Paris et Québec une relation particulière qui inquiète de plus en plus Ottawa [23]. Les protestations émanant alors du Département des Affaires extérieures du Canada mènent le ministre de l’Éducation Paul Gérin-Lajoie à formuler un discours à saveur nationaliste devant le corps consulaire de Montréal, dans lequel il affirme que le Québec doit mener lui-même ses relations internationales dans les champs d’activités relevant de ses compétences. Ces événements mènent progressivement Ottawa à durcir le ton envers Québec et à chercher à combler les lacunes en termes de relations avec l’Afrique que déplorent les nationalistes québécois [24].

Les résultats des premiers contacts avec les pays d’Afrique ne sont toutefois pas aussi éclatants que ceux avec la France. De 1961 à 1963, les responsables québécois approchent le Maroc, l’Algérie et la Tunisie pour discuter des possibilités d’échanges éducationnels, mais se heurtent à un manque d’intérêt de leur part [25]. En contrepartie, certaines initiatives non gouvernementales ont eu du succès et ont engendré des échanges culturels multilatéraux au sein de la Francophonie et permis, entre autres, l’établissement de l’Association des universités entièrement ou partiellement de langue française [26].

Dans la foulée de la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie et des ententes signées avec la France, Québec continue à mener ses propres affaires sur la scène africaine. En janvier 1965, le Service de la coopération avec l’extérieur est créé au sein du ministère de l’Éducation et en 1966, une somme de 300 000 $ lui est allouée pour conduire des ententes avec les pays en développement, des initiatives face auxquelles Ottawa réagit toujours fortement [27].

En somme, si le Québec a les moyens de mener à terme ses ambitions internationales quand il traite avec la France, ce n’est pas le cas pour ce qui est de l’Afrique, où la volonté est moins présente. De plus, à la suite des premiers gestes du Québec, le gouvernement fédéral commence à s’engager beaucoup plus activement dans l’aide étrangère en Afrique francophone et dispose de moyens financiers que la province ne possède pas [28]. Le dossier prend progressivement un tournant constitutionnel avec la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie, où le partage des pouvoirs est invoqué pour justifier leur extension à l’extérieur du Canada. Or, nous le verrons, les tensions nationalistes ne font que commencer. La suite des choses donne lieu à des affrontements beaucoup plus musclés.

Les responsables politiques et les relations avec l’Afrique (1967-1971)

L’année 1967 constitue un véritable point tournant dans le dossier des relations internationales du Québec. Le 13 avril, l’Assemblée législative approuve la Loi modifiant la Loi du ministère des Affaires fédérales-provinciales : le nouveau ministère s’occupe désormais des Affaires intergouvernementales, qui incluent aussi l’international [29]. La visite du général de Gaulle à Montréal en juillet 1967, et son fameux « Vive le Québec libre » depuis le balcon de l’hôtel de ville, déclenche une intensification certaine des rapports bilatéraux entre la France et le Québec [30]. Cette situation mène à la multiplication des contacts entre le Québec et l’Afrique lors de forums multilatéraux qui mèneront à la création de l’ACCT en 1970 [31]. Nous cherchons donc à comprendre les attitudes des responsables politiques québécois face à l’Afrique au fur et à mesure que ces événements se produisent. Nous ferons cela en deux temps, d’abord en inspectant la période allant de l’institution du ministère des Affaires intergouvernementales jusqu’à l’affaire du Gabon en 1968, puis en étudiant la suite des péripéties qui mènent à la mise sur pied de l’ACCT.

De Québec à Libreville

Au moment de la création du ministère des Affaires intergouvernementales, les responsables politiques sont déjà conscients du fait que l’ouverture du Québec sur le reste du monde francophone est liée au développement des relations bilatérales avec la France. Si Daniel Johnson situe l’initiative de son gouvernement « dans le contexte du fédéralisme canadien actuel et dans celui de l’évolution éventuelle que le Québec s’applique à lui donner », il profite de l’occasion pour livrer un vibrant hommage à l’amitié entre les deux nations [32]. Du côté des libéraux, Jean Lesage fait de même en déclarant que le gouvernement devrait développer ses relations « avec les pays francophones d’Afrique si, comme je le crois, il lui est possible d’activer ces relations avec les pays francophones d’Afrique à partir de Paris » [33]. Paul Gérin-Lajoie parle quant à lui de la nécessité d’« établir une délégation générale en Afrique francophone pour promouvoir une plus grande coopération culturelle, économique et technique entre le Québec et cette partie du monde […] et pour assurer toute l’assistance requise aux nombreux Québécois qui sont en séjour de travail dans ces pays » [34].

L’occasion va bientôt se présenter : à la fin de l’année 1967, Paris et Québec entreprennent des démarches pour que la province soit invitée à la conférence sur l’éducation des pays francophones, qui doit se tenir le 5 février suivant à Libreville au Gabon. Conformément à la doctrine Gérin-Lajoie, le Québec cherche à prioriser une participation comme membre à part entière. Ainsi, la France fait pression sur le pays africain pour que ce dernier envoie une invitation au Québec seulement et qu’Ottawa soit exclu [35]. Les autorités fédérales sont dépassées par les événements, mais le sont encore plus lorsqu’elles apprennent que le fleurdelisé a flotté sans l’unifolié à Libreville, oblitérant ainsi toute trace de représentation canadienne [36]. Il s’agit sans conteste d’une grande victoire pour le Québec, qui se mesure par la réaction d’Ottawa qui rompt tout lien diplomatique avec le Gabon [37]. À Québec, bien qu’heureux de ce développement, on s’inquiète des répercussions qu’il pourrait avoir sur la phase de négociations constitutionnelles qui commence alors [38].

Au Parlement, la réalité est différente : l’épisode controversé y est exploité quotidiennement par les députés d’opposition pour ridiculiser le gouvernement unioniste. En effet, les libéraux y voient le résultat d’un désir vaniteux de la part des membres du gouvernement et comme un exemple de leur incompétence à s’occuper des proverbiales « vraies affaires ». Par exemple, en mai, le député Claude Wagner se fait le porte-parole des médias : « On invitait les gouvernants à se préoccuper davantage de la sécurité de nos gens que de se préoccuper de partir pour la gloire vers des pays inconnus et d’arborer le drapeau fleurdelisé au Gabon, au Maroc ou ailleurs » [39]. Le mot Gabon est même utilisé et déformé dans tous les contextes. Les paroles prononcées par Gérard Cadieux, « [d]e toute façon j’aime mieux être cabotin, présentement, qu’être “gabonin” comme vous autres » [40] et le « Ils vont “gaboniser” l’agriculture » [41] de Pierre Laporte figurent comme des exemples emblématiques de ces « gabonneries ». Au final, le premier ministre fait, en rétrospective, une bonne synthèse en affirmant que « Comme bouillabaisse, cela en est une bonne, M. le Président. On a mêlé le Gabon, l’Afrique française, la Chine, le nationalisme, les programmes conjoints, le prix du lait, tout ça dans la même marmite » [42].

D’autres remettent en question le bien-fondé de ces guerres de drapeaux outremer. René Lévesque, alors député indépendant, livrait une critique plutôt indépendantiste de toute l’affaire en disant que :

[…] c’est évident qu’un groupe culturel […] a besoin de communiquer, le plus librement possible, sans passer par des intermédiaires souvent mal foutus, avec ceux qui sont sur la même longueur d’onde spirituelle dans le monde. À ce moment-là, on se demande […] si après l’escapade du Gabon, on va maintenant nous fabriquer une autre escapade [43].

La tension atteint son comble lorsque le 2 mai, Alcide Courcy s’aventure sur le terrain des relations avec l’Afrique en dénonçant le fait que le Québec envoie de jeunes agronomes au Maroc alors qu’il est aux prises avec ses propres problèmes d’agriculture [44]. Un échange apparemment chaotique et acrimonieux s’ensuit, qui donne lieu notamment à l’intervention susmentionnée de Pierre Laporte, au cours de laquelle Johnson en vient à dire ceci :

Évidemment, il y a plusieurs jeunes techniciens qui pourront éventuellement, par cette trouée, offrir leurs services, oeuvrer en Afrique, car il s’en trouve beaucoup chez nos jeunes du Québec, des laïcs, qui ont un immense désir d’aller travailler dans les pays d’Afrique, dans les pays francophones. Il y a un mouvement universitaire, au cas où le député d’Abitibi-Ouest ne le saurait pas. La xénophobie dont il fait preuve... [45]

Plusieurs choses ressortent de ce que nous venons de relever. D’abord, il est clair que le discours émanant des responsables politiques québécois en ce qui a trait aux relations internationales en général dégage d’abord et avant tout la volonté de coopérer avec les autres peuples et les bons sentiments à leurs égards. Il est cependant clair que ces sentiments sont plus vifs à l’égard de la France que pour l’Afrique francophone. Tout ceci survient, rappelons-le, dans le contexte des années 1960, où il faut rappeler que les Noirs à Montréal vivent dans des situations socio-économiques généralement peu enviables, qui vont même jusqu’à l’exclusion de lieux publics comme les bars ou cafés [46]. L’affaire Sir Georges Williams agit comme un projecteur faisant la lumière sur ces problèmes de racisme dévoilé [47]. On constate que l’idéologie de racelessness semble bien ancrée au sein de la classe politique québécoise tant dans les politiques mises de l’avant que dans la plupart de leurs déclarations.

L’épisode des « gabonneries » est à notre avis un moment où les masques tombent. Ces échanges se situent bien sûr dans le cadre du débat parlementaire où l’opposition cherche à faire valoir ses alternatives aux projets du gouvernement, mais il est permis de se demander si celle-ci—qui autrefois préconisait l’extension des pouvoirs domestiques du Québec sur la scène internationale—saisit bien la portée de la conférence de Libreville. Dans la mesure où l’on considère la Francophonie embryonnaire comme un espace culturel imaginé [48], il semblerait que l’opportunité de discréditer l’initiative du gouvernement unioniste soit suffisante pour que les responsables politiques libéraux laissent tomber la rectitude politique et recourent à une rhétorique qui en vient essentiellement à exclure symboliquement un pays entier d’une communauté internationale. Cela est fait tant en utilisant un vocabulaire ridiculisant le Gabon qu’en remettant en question la pertinence des relations avec ce dernier.

De Libreville à Niamey

Les choses continuent sur la même lancée l’année suivante. Entre-temps, la suite de la conférence de Libreville a eu lieu à Paris en avril 1967 : le Québec y est encore invité seul [49]. Le gouvernement du Canada, maintenant sous la gouverne de Pierre Trudeau, n’a cependant pas dit son dernier mot et réussit à couper court à cette suite de précédents qui, si elle se poursuit, pourrait miner sa souveraineté sur les affaires internationales. La conférence sur l’éducation suivante a lieu à Kinshasa, au Zaïre. Ottawa réussit à s’y faire inviter et force ainsi Québec à accepter un compromis : il n’y aura qu’une délégation canadienne, que le Québec présidera, mais qui sera composée de membres de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick  [50]. Il faut noter que le succès d’Ottawa n’est pas étranger à son entrée dans le grand jeu néo-impérialiste qui se déroule en Afrique francophone : en effet, l’Agence canadienne pour le développement international vient de voir son budget pour cette région bondir de 300 000 $ à 14 000 000 $. Ces moyens financiers supplémentaires se traduisent naturellement par un gain d’influence important [51]. Devant l’intransigeance d’Ottawa, la France engage des sommes considérables pour que le Québec soit invité sous les mêmes termes qu’à Kinshasa à la conférence de Niamey, qui discutera des modalités de la mise sur pied de l’ACCT [52].

De retour au parlement du Québec, les « gabonneries » persistent en 1969 dès que l’occasion se présente. Ainsi, pendant l’étude des crédits du ministère des Affaires intergouvernementales, Lesage lui-même affirme que le gouvernement unioniste a « gaboné » au cours de la dernière année et ironise sur les retombées d’un programme de 400 000 $ en demandant « [c]ombien fait-on venir de petits Gabonais avec cela ? » [53] On relève aussi une contestation différente de ces « escapades » par les libéraux relative au fait que le gouvernement semble prioriser les francophones d’Afrique plutôt que ceux du reste du Canada. Yves Michaud est plutôt sournois dans son questionnement : « Je voudrais simplement lui demander ceci : est-ce que, dans l’esprit du ministre, l’attachement aux minorités francophones en dehors de Québec devrait être prioritaire pour ce qui concerne les francophones sur le territoire américain ou bien sur le territoire africain ou européen ? » [54] Pierre Laporte est plus tranché dans sa déclaration, qui mérite d’être reproduite intégralement :

Je demande au ministre, sans vouloir condamner pour l’instant les enjambées transatlantiques et transcontinentales que le gouvernement a faites pour aller se quereller avec le gouvernement fédéral au Gabon, à Niamey, pour aller nous conduire à Paris comme de véritables petits rois nègres, heureux d’être reçus avec apparat, je demande au ministre, au-delà de ce que son ministère à lui, dans les relations culturelles, a fait et entend faire pour la promotion de la culture française, de nous dire quel est son passé et quelles sont ses intentions quant à la francophonie la plus proche de chez nous, c’est-à-dire au Canada même [55].

Il faut comprendre ces déclarations dans le contexte de la tenue alors récente des États généraux du Canada français, où la rupture entre Québec et les autres communautés francophones du Canada a été consommée sur la place publique [56]. Dans tous les cas, nous constatons que le phénomène que nous avons décrit pour la période précédente s’applique ici également. Le faux dilemme que les élus libéraux présentent—choisir de s’impliquer auprès des Canadiens français hors Québec ou de la francophonie internationale—représente le même processus de délimitation et d’exclusion d’un espace culturel commun. Autrement dit, on remet en question l’utilité des relations avec l’Afrique lorsque l’on juge qu’elles ne sont pas utiles pour régler les problèmes domestiques.

Les choses évoluent quelque peu jusqu’à la deuxième conférence de Niamey, le 17 mars 1970. En somme, Ottawa gagne progressivement de l’influence en Afrique francophone et parvient à rallier certains pays, dont le Niger, à sa position. Ce n’est qu’in extremis que le Québec et le Canada, suite à la menace d’un boycottage de la conférence par la France, parviennent à s’entendre sur la participation québécoise [57]. Au cours de ces événements, les députés libéraux posent à plusieurs reprises des questions aux responsables gouvernementaux sur l’état des négociations avec Ottawa [58]. La présence du Québec semble maintenant un enjeu important, ce qui est assez étonnant considérant comment ce genre d’événements a été tourné en ridicule par les libéraux seulement quelques mois auparavant. Il s’agit sans doute d’un symptôme de ce que Jean-Louis Roy appelle la « généralisation du débat constitutionnel au Canada » [59]. Plusieurs auteurs entremêlent d’ailleurs les péripéties sur les fronts constitutionnel et international dans leurs analyses des péripéties diplomatiques de cette époque, un bon indicateur de la nature fondamentalement constitutionnelle du contentieux [60]. Les négociations constitutionnelles étant plus diffuses et plus fréquentes, il n’est guère étonnant que les libéraux aient pris la pleine conscience des enjeux et de la pertinence de la doctrine Gérin-Lajoie comme élément fondamental de leur position à l’égard des relations internationales.

Après l’élection générale de 1970, la question constitutionnelle va s’inviter de plus en plus dans les discussions entourant les relations avec l’Afrique et la Francophonie en général. L’arrivée du Parti québécois à l’Assemblée nationale n’est pas étrangère à ce fait, la première intervention de Claude Charron à cet égard étant éloquente :

Le Parti québécois, là-dessus, s’il parlait d’exagération en matière de relations internationales, c’est tout à fait dans les positions contraires ; c’est qu’il les trouvait exagérées, dans le sens qu’elles étaient doubles. Nous préférions voir le Québec avoir sa propre personnalité internationale, plutôt que d’avoir, comme c’est le cas actuellement, une représentation double, à deux têtes, avec querelles de drapeaux au coeur de l’Afrique francophone [61].

Après la conférence de Niamey, il a été convenu que la prochaine rencontre de l’ACCT se tiendrait à Montréal en octobre 1971. Or, le gouvernement fédéral est revenu sur sa décision de permettre au Québec d’avoir le statut « d’État membre » au sein de l’agence [62]. Ainsi, les négociations reprennent de manière bilatérale entre les gouvernements pour être ensuite intégrées aux négociations sur la charte de Victoria. Finalement, le statut de « gouvernement participant » sera accordé au Québec.

C’est donc sans surprise que lors de l’étude des crédits du ministère des Affaires intergouvernementales en juin 1971, les responsables de tous les partis d’opposition se demandent à juste titre quand l’affaire sera réglée [63]. Il est aussi intéressant de constater que tous les députés voient les relations internationales du Québec au travers du prisme constitutionnel. À cet égard, l’unioniste Jean-Guy Cardinal est éloquent :

[…] je me demande ce que le gouvernement du Québec entend faire pour, comme je viens de le dire, démontrer sa primauté sinon sa priorité dans le domaine du français au Canada même sur le plan des relations internationales tout particulièrement dans les domaines qui lui sont exclusifs […] [64].

La question constitutionnelle obnubile les responsables politiques lorsqu’ils traitent des relations internationales du Québec. Un parallèle avec la question de l’immigration, qui est aussi un enjeu à saveur constitutionnelle, semble s’imposer [65]. L’historiographie décrit généralement la période suivant la Deuxième Guerre mondiale comme une période où le rapport du Québécois avec l’immigrant passe de l’ethnocentrisme propre à l’idéologie de la survivance, à l’acceptation d’un pluralisme ethnique dont l’ensemble des composantes doivent rester unies par l’utilisation du français comme langue commune [66].

Posé dans ces termes, le dossier de l’immigration s’apparente à celui des relations internationales au sens où les deux sont en quelque sorte le reflet de « l’ouverture du Québec sur le monde », pour reprendre la formule populaire [67]. Cependant, comme nous l’avons mentionné en introduction, Martin Pâquet nous informe qu’au cours des années 1960, la représentation de l’immigrant qui prime est celle de l’outil de développement national et économique [68]. À la lumière des citations que nous avons relevées jusqu’ici, il y a lieu de croire que ceux qui les énoncent ont une conception analogue du rôle des relations avec l’Afrique francophone, et donc de ses populations. Soulignons aussi qu’elles sont énoncées alors que l’ensemble du dossier est de plus en plus lié à la question constitutionnelle. Pour les responsables politiques québécois, le débat est intrinsèquement lié à une conception dualiste du Canada, celle de ses deux peuples fondateurs anglais et français [69]. Comme le souligne judicieusement David Austin, une telle conception de la nation revient essentiellement à affirmer que les seules personnes qui comptent dans la vie politique canadienne sont celles qui appartiennent à l’une de ces deux communautés. Les autres, ici les ressortissants des pays africains, voient leur humanité être niée lorsqu’ils sont considérés au mieux comme des outils [70].

Pour finir, il convient de schématiser les différents éléments qui nous permettent de croire que notre hypothèse, soit que les relations entre le Québec et l’Afrique francophone sont vues par les responsables politiques québécois d’abord comme un outil de développement national, est valide. Le premier élément est relatif au bas niveau éthique que constitue l’épisode des « gabonneries », qui à notre avis est révélateur de l’estime pour les populations noires chez les parlementaires québécois. On imagine mal un épisode analogue qui impliquerait le travestissement grammatical du mot « France ». Pour nous, cet épisode en est un où l’idéologie de racelessness est démasquée et où l’on découvre que l’inclusion de l’Afrique dans l’espace francophone international est, au mieux, conditionnelle.

En second lieu, nous avons démontré que la question constitutionnelle, un enjeu on ne peut plus domestique, est omniprésente au sein du dossier des relations internationales. La formulation en 1965 de la doctrine Gérin-Lajoie en est un exemple éclatant, et on peut comprendre l’ensemble des événements dont nous avons fait la chronique comme la tentative par le gouvernement du Québec d’appliquer cette doctrine et de se construire une personnalité internationale distincte. On ne peut que constater que sous le masque de la racelessness, les populations africaines sont considérées par les responsables politiques québécois comme un outil à être utilisé dans la lutte de leur communauté politique contre l’Autre mythologique, les Anglo-Canadiens.

Il faut cependant reconnaître les limites de cette étude. Les plus importantes relèvent sans doute des sources employées. Le cantonnement aux débats parlementaires ne nous permet que de considérer le point de vue des responsables politiques québécois. Il serait intéressant dans une étude ultérieure de rechercher le rôle du champ politique dans la définition de l’idéologie de racelessness dans la société québécoise en général et d’en étudier les tenants et aboutissants. On peut anticiper qu’avec les résultats de la recherche que nous avons conduite ici, ces ramifications seraient plus faciles à dénicher qu’autrement.