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Pour certains de nos contemporains, le Moyen Âge serait le miroir dans lequel se contemple et s’invente une modernité qui en serait l’image inversée. Pour d’autres, au contraire, à la suite de Mallarmé, « le moyen âge, à jamais, reste l’incubation ainsi que commencement de monde, moderne[1] ». Entre le fantasme de la rupture absolue et l’illusion de la continuité parfaite, la modernité littéraire s’est en réalité le plus souvent inventée contre, tout contre le Moyen Âge. Mieux encore, l’usage que fait la littérature moderne et contemporaine du passé médiéval rejoint à plus d’un titre la définition que donnaient d’eux-mêmes les auteurs médiévaux, revisitant la culture antique tout en revendiquant une position distincte de celle des anciens et se présentant ainsi comme les premiers modernes.

Quand le mot modernus se répand dans l’usage latin, entre 450 et 500, il sert non seulement à signifier l’actualité (dérivé de l’adverbe modo, « à l’instant, tout de suite ») mais illustre aussi le sentiment d’une différence entre le temps des ancêtres (antiquitas) et le temps présent (saecula moderna). Ce n’est sans doute pas un hasard si cette représentation du temps gagne en importance au moment même où s’effondre l’appareil d’État du vieil Empire romain d’Occident. Une ère nouvelle (les tempora christiana d’Orose) s’ouvre pour ces modernes du tournant des ve et vie siècles. La rupture n’est cependant pas radicale ; la modernité qui marque le passage de l’Antiquité tardive vers le Haut Moyen Âge correspond, comme chez Cassiodore qui consacre son monastère du Vivarium à la transmission de l’héritage livresque ancien, à un passage de l’ancien vers un monde renouvelé par la révélation chrétienne.

Il faut attendre la fin du xviiie siècle pour que la modernité implique une mise en cause radicale du passé. Cette valorisation du présent au détriment de l’ancien s’exprime déjà très clairement chez Voltaire : « ancienne histoire, ancienne astronomie, ancienne physique, ancienne médecine (à Hippocrate près), ancienne géographie, ancienne métaphysique : tout cela n’est qu’ancienne absurdité qui doit faire sentir le bonheur d’être nés tard[2]. » La célébration du temps présent accompagnée d’un rejet radical du passé ne prend toutefois sa pleine mesure qu’avec la Révolution où est clairement affirmée la volonté de faire table rase de l’héritage médiéval avec le décret du 4 août 1789 qui « détruit entièrement le régime féodal », avant que Talleyrand assume encore plus largement la rupture avec l’Ancien Régime dans son adresse lue à l’Assemblée nationale le 11 février 1790 : « nous avons tout détruit, a-t-on dit : c’est qu’il fallait tout reconstruire[3]. » Même le calendrier est bientôt chargé de marquer ce temps nouveau instauré avec la République le 22 septembre 1792, premier jour d’une ère nouvelle et point de départ d’un nouveau comput qui rompait avec « l’ère vulgaire[4] ».

La modernité s’oppose alors au temps commun, au moment même où le caractère ordinaire, la banalité sont dépréciés par les gens de goût, thuriféraires du progrès et apôtres de la supériorité des modernes. Il est significatif que l’emploi péjoratif de « vulgaire » se trouve, à la même époque, chez Madame de Staël qui se dit consciente de recourir à un terme alors peu usité (vulgarité) « pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression[5] », dans un ouvrage où elle affirme précisément sa conviction que « les discours des modernes peuvent acquérir, par leur ensemble, une grande supériorité sur les modèles de l’antiquité[6] ». Le culte du progrès et la foi dans le constant perfectionnement de l’humanité ne définit plus les modernes d’après la Révolution comme de simples « nains sur les épaules de géants[7] », qui voyaient certes plus loin que les anciens mais restaient tributaires de la force des ancêtres, conformément à l’image médiévale, mais bien comme des hommes nouveaux, libérés de l’Ancien Régime, régénéré par la Révolution.

La culture et, plus précisément encore, la littérature médiévales sont dénigrées pour avoir été justement associées au vulgaire, à « la plus vile populace[8] », ainsi qu’est désigné le lectorat des vieux romans dans une préface à la Bibliothèque bleue « rajeunie », parue en 1787. Si elle est d’abord l’apanage du peuple et d’un lectorat féminin, la littérature médiévale conserve aussi, pendant tout l’Ancien Régime, un certain lectorat « sérieux » (masculin et lettré) à travers les travaux des érudits qui, depuis Claude Fauchet jusqu’à La Curne de Sainte-Palaye, ont transmis textes et travaux sur ces « Antiquités gauloises et françaises ». Or, qu’elle soit diffusée par des bibliothèques de colportage ou par des mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, la littérature médiévale y est présentée comme un passé toujours présent dans la culture populaire (les vieux romans) ou dans l’esprit gaulois qui fonde le Génie français[9]. Un autre discours sur la littérature (jusqu’à récemment peu relayé par l’histoire de la littérature) ne fonde pas la modernité dans une Renaissance qui mettrait un terme bienheureux à une époque médiocre, mais voit plutôt dans les lettres françaises une continuité qui mène directement des plus anciens témoignages de notre langue jusqu’aux auteurs du Grand Siècle.

Dans le contexte français, seule la Révolution opère véritablement cette rupture violente dans la conception du temps et de l’histoire qui a pour incidence d’affirmer l’altérité radicale du Moyen Âge. C’est à partir de ce point de rupture que l’étude du Moyen Âge se pose comme la science d’un objet étranger exigeant des outils singuliers[10] pour des savants qui commencent à en faire profession et qu’on nomme alors moyenâgistes[11]. Le romantisme français part de ce sentiment de rupture pour redéfinir la modernité. Chez Châteaubriand, où l’on trouve l’une des premières attestations du substantif modernité[12], le contexte dévalorise le mot au profit du gothique : « La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport contrastaient avec l’orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent[13]. » Dans un intéressant retournement, la vulgarité est ici du côté des modernes alors que le gothique s’inscrit dans un contexte où se trouvent réunis en quelques mots quelques-uns des principaux attributs du Sturm und Drang : l’orage, le son du cor et le torrent.

Avec le romantisme, la redéfinition de la modernité passe par la revitalisation de l’ancien. Le Moyen Âge, violemment refoulé par la rhétorique révolutionnaire, fait retour dans un mouvement de « représentance » du passé que l’article de Marie Blaise rapproche de cette forme particulière de mémoire que Freud associait au bloc magique et où le lien avec le passé relève autant des traces laissées par ce qui a été effacé que par la volonté de préserver ce qui risque de sombrer dans l’oubli. En lisant au plus près le Moyen Âge que reconstruisent, que re-membrent, Michelet, Hugo, Flaubert et Huysmans, Marie Blaise illustre parfaitement les modes de composition à l’oeuvre dans le dialogue entre passé et présent qui s’instaure au xixe siècle et qui fait dire à l’un des premiers professeurs à consacrer un ouvrage d’histoire littéraire à la littérature médiévale : « Tous, tant que nous sommes, peuples modernes, nous venons du Moyen Âge […]. Le Moyen Âge c’est nous[14] ».

L’article de Marie Blaise ouvre aussi au-delà du xixe siècle, sur la littérature et la culture actuelles, en s’intéressant aussi bien à Pierre Michon qu’à Game of Thrones. En cela, il rejoint la tendance la plus nette qui se dégage de ce dossier où les collaborateurs se sont surtout intéressés à la littérature d’après-guerre. Outre les Pères fondateurs du médiévalisme que sont les Romantiques[15], l’auteur le plus ancien abordé dans ce dossier est René Barjavel, à qui Isabelle Arseneau consacre une étude où elle constate que le ré-enchantement du roman, auquel Barjavel semble s’astreindre dans L’Enchanteur, ne se fait qu’au prix d’un désenchantement de la langue et du romanesque. Sous l’apparente naïveté d’un Moyen Âge au service d’un nouvel émerveillement possible reste sensible la présence d’un monde foncièrement désenchanté où, déjà en 1909 avec Apollinaire, l’enchanteur était pourrissant, et où, entre-temps, deux guerres ont mis à mal la foi que l’on peut prêter aux prophètes. De manière significative, le premier ouvrage publié par ce romancier, volontiers associé à la « science-fiction à la française », est une réécriture pour la jeunesse de la Chanson de Roland qui paraît en 1942, en pleine Occupation, dans la collection créée par Denoël intitulée « La Fleur de France » avec l’objectif avoué de faire connaître aux jeunes Français « les meilleurs hommes de leur pays[16] ».

L’oeuvre de Jacques Roubaud, à laquelle s’intéresse Baptiste Franceschini, commence aussi pendant la guerre avec la publication à Montpellier de ses Poésies juvéniles[17]. C’est cependant son association à l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo), en 1966, qui donne une nouvelle dimension à son travail poétique. À travers la combinatoire des éléments, il revisite notamment les motifs de la littérature médiévale, souvent explicitement, comme dans Graal-Théâtre ou dans le Chevalier Silence, mais aussi implicitement, par la nature même de son travail d’écriture qui rejoint des pratiques caractéristiques de la poétique médiévale. En étudiant le motif de la chambre aux images dans trois itérations d’oeuvres différentes, Baptiste Franceschini montre comment Jacques Roubaud en fait un avatar de la bibliothèque universelle, mais surtout un lieu de mémoire où l’amnésique retrouve ses souvenirs dans la remembrance d’un héritage littéraire perpétuellement reconfiguré.

Autre oeuvre contemporaine faite d’allers-retours entre passé et présent, celle que Pascal Quignard construit depuis 1976, est aussi, quoique plus discrètement que celle de Jacques Roubaud, traversée par la mémoire du Moyen Âge. Dans un article consacré à « La voix perdue », récit bref paru chez Champ Vallon en 2000, Nathalie Koble et Adriana Nicolau proposent un rapprochement avec le lai féerique de Tydorel. Là encore, la question de la mémoire, et tout particulièrement de la mémoire littéraire, est posée dans une réflexion qui conduit vers une origine fantasmée, vers un temps antérieur au passé.

L’étude du Moyen Âge est trop importante pour être laissée aux seuls médiévistes ; telle était, pour la paraphraser, la position d’un médiéviste comme Brian Stock, qui s’est interrogé à quelques occasions sur les liens entre modernité et médiévalité[18]. L’adoptant à mon tour, j’ai invité un lecteur du romancier Claude Louis-Combet, Martin Hervé, à se pencher sur la réécriture qu’il propose du Roman de Mélusine en 1986. Dans ce roman, qui est notamment celui de la filiation problématique, Claude Louis-Combet interroge une image insoutenable conduisant directement à la séparation, mais aussi — et peut-être surtout — concluant que le temps des fées est nécessairement le temps d’un retour du refoulé. Malgré la confrontation à l’irreprésentable, la mémoire vivante s’incarne dans l’écriture des fils qui persistent à poser la question des origines et alimentent ainsi une littérature qui s’écrit contre l’absence et contre l’oubli.

La présence du Moyen Âge dans la littérature contemporaine ne se limite pas aux littératures de langue française. Le plus récent roman de l’écrivain britannique d’origine japonaise Kazuo Ishiguro, paru en 2014, The Burried Giant, analysé ici par Patrick Moran, en donne une preuve très actuelle. Reprenant à nouveaux frais la réflexion des romans arthuriens sur l’impermanence, le roman de Kazuo Ishiguro est encore plus directement un roman sur la mémoire et ses failles. Dans une île frappée d’une étrange amnésie, l’oubli se présente comme une condition du pardon et le souvenir comme un prétexte à alimenter le cycle infini de la violence. La mémoire littéraire du Moyen Âge sert, une fois encore, à interroger la part de ce qui ne passe pas dans ce passé récent où l’humanité a touché à ce qu’il y avait de plus sombre en elle.

Au même titre que la Révolution a été une rupture radicale à partir de laquelle le Moyen Âge est devenue matière à réinventer le présent de la littérature depuis les Romantiques jusque dans l’esthétique fin-de-siècle, la Deuxième Guerre mondiale a obligé, avec une violence inouïe, à repenser notre lien au passé, à la mémoire et à l’oubli. Au coeur même de l’horreur absolue, Si c’est un homme de Primo Levi exposait déjà le rôle que peut tenir la mémoire littéraire du Moyen Âge pour continuer à écrire, malgré la Shoah. Alors qu’il tente d’expliquer à d’autres prisonniers, et notamment à son ami Pikolo, qui est Dante et ce qu’est la Divine comédie, l’auteur expose l’urgence qu’il ressent à faire comprendre ce que signifient les vers du poète médiéval :

Je retiens Pikolo : il est absolument nécessaire et urgent qu’il écoute, qu’il comprenne ce « come altrui piacque » avant qu’il ne soit trop tard ; demain lui ou moi nous pouvons être morts, ou ne plus jamais nous revoir ; il faut que je lui dise, que je lui parle du Moyen Âge, de cet anachronisme si humain, si nécessaire et pourtant si inattendu, et d’autre chose encore, de quelque chose de gigantesque que je viens d’entrevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui[19]

À travers cette présence du Moyen Âge dans la littérature la plus contemporaine se dit notre rapport trouble à la mémoire et à l’oubli, mais se trouve surtout une force d’écrire encore, après Auschwitz et Hiroshima. Plus que jamais, le Moyen Âge rend sensible l’anachronisme nécessaire pour réinventer en littérature une modernité supportable.