Corps de l’article

1. Introduction et problématique

1.1 Des mesures pour repousser l’âge de la retraite des enseignants

Par rapport à d’autres secteurs, les départs précoces à la retraite sont nombreux dans l’enseignement (MacKenzie et Dryburgh, 2003). La situation des enseignants, qui cotisent au Régime de retraite des employés du gouvernement et des organismes publics (RREGOP) et bénéficient d’une rente de retraite, garantie à vie contrairement aux salariés du privé, apparaît avantageuse. De façon générale, les enseignants peuvent percevoir une rente immédiate sans réduction s’ils ont au moins 60 ans (peu importe le nombre d’années de cotisation) ou s’ils comptent au moins 35 années de service reconnues (quel que soit leur âge). À notre connaissance, en l’absence de références plus récentes, des données désormais anciennes indiquent que l’âge moyen de départ à la retraite se situe entre 56 et 58 ans et qu’il varie légèrement selon les ordres d’enseignement (Gauthier et Mellouki, 2003). Or, si les années 1990 ont été caractérisées par une vague de départs à la retraite anticipés, la décennie 2010 se distingue à l’inverse par des mesures pour repousser l’âge de la retraite. Les besoins de main-d’oeuvre dans les années à venir seront forts, dans les ordres primaire et préscolaire surtout, selon des prévisions démographiques fournies par Emploi-Avenir Québec – Service Canada, des incitations au maintien en emploi ont été convenues entre les organisations syndicales et le gouvernement du Québec, comme la possibilité d’accumuler jusqu’à 38 ans de service plutôt que 35, et de parvenir ainsi à une rente de retraite de 76 % plutôt que 70 % (Centrale des syndicats du Québec (CSQ), 2014; Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ), 2011).

Dans le même temps, les conditions de travail dans l’enseignement se sont détériorées (Mukamurera et Balleux, 2013 ; Tardif et Levasseur, 2010). Les nombreuses mutations du secteur de l’éducation québécois depuis le milieu des années 1990 ont déstabilisé les conditions de travail, réduit la flexibilité des emplois du temps et rendu la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle souvent plus difficile (Riel et Messing, 2011). En outre, l’exercice du métier d’enseignant présente des difficultés particulières à un âge avancé (Cau-Bareille, 2014). Celles-ci peuvent être accentuées par le fait que le vieillissement s’est chargé d’enjeux nouveaux au cours des dernières décennies, reliés aux les transformations sociologiques de la famille (naissances plus tardives, divorces et recomposition des familles, allongement du temps de présence des enfants au domicile des parents), ainsi qu’à l’élévation de la durée de la vie et au soutien à la famille élargie (Guillemard, 2010).

1.2 Question de recherche

La recherche décrite dans cet article se donnait pour objectif d’étudier les pratiques et les représentations des enseignants québécois concernant la retraite. Plus spécifiquement, nous souhaitions mieux comprendre dans quelle mesure les enseignants pourraient être sensibles aux incitations visant à prolonger leur activité professionnelle.

Si la retraite est devenue désirable dans la seconde moitié du XXe siècle, elle constitue désormais une étape dans nombre de parcours de vie (Guillemard, 2010). Le troisième âge, souvent associé aux premières années de la retraite, représente une nouvelle jeunesse au cours de laquelle il s’agit d’avoir des projets (Chamahian, 2013). Devenir retraité peut alors être considéré comme une transition professionnelle extérieure au sujet (Balleux et Pérez-Roux, 2013, p. 102), marquée par l’acquisition d’un nouveau statut, mais aussi comme une transition plus identitaire. Pourtant, entre activité et inactivité, les frontières sont de plus en plus brouillées. Selon Caradec (2009), il importe de distinguer la dimension financière de la retraite, qui renvoie au fait de percevoir une rente à partir d’un âge donné ou après avoir suffisamment cotisé, et la dimension statutaire, qui correspond au fait de changer de position par rapport au marché du travail. Or, sur la période récente, le travail se prolonge en raison de l’allongement de la durée de cotisation requise pour percevoir une pleine rente, mais aussi en raison d’autres vecteurs tels que le cumul emploi-retraite (Bridenne et Mette, 2012).

Ces évolutions pourraient remettre en question les représentations du cycle de vie professionnelle des enseignants. Suivant une perspective développementaliste, l’évolution de carrière est en effet constituée de plusieurs phases, ou séquences types, jusqu’à une étape marquée par le déclin et le retrait graduel de la sphère occupationnelle (Super, 1957 : cité par Huberman, 1989). Selon Huberman (1989), parmi les tendances centrales (p. 8) qui dépassent les particularités des trajectoires professionnelles de chaque enseignant, figure, dans les phases ultimes de la carrière, le désengagement par rapport à la vie de l’école (p. 5). Celui-ci peut être serein ou amer.

La distinction plus floue entre activité et inactivité pourrait en revanche conforter une représentation horizontale de la carrière, selon laquelle il s’agit de tenir compte des caractéristiques variables des conditions de travail qui se déclinent, pourrait-on dire à l’infini, selon les contextes de travail (publics d’élèves, parents, collègues, encadrement hiérarchique…). Ainsi, la carrière d’un enseignant peut s’entendre comme un processus continu d’ajustement visant à rechercher des conditions de travail plus satisfaisantes (Becker, 1952, p. 472). Le départ à la retraite ne représenterait alors pas seulement la fin d’un cycle de vie professionnelle, mais aussi un nouvel ajustement dans la continuation d’un processus engagé de longue date.

Notre analyse s’appuie sur une recherche de dix mois réalisée en 2012-2013. Tout d’abord, nous présentons certains apports des écrits scientifiques sur le travail des enseignants en lien avec l’avancée en âge. Après la description de la méthodologie, les résultats d’enquête sont exposés et discutés. Les données recueillies nous permettent de mettre en avant le refus des enseignants de travailler plus longtemps dans les mêmes conditions et de distinguer quatre façons d’envisager la retraite.

2. Contexte théorique

Les écrits scientifiques permettent de circonscrire un certain nombre d’enjeux que soulève le départ à la retraite des enseignants. Ces enjeux concernent les difficultés liées à l’avancée en âge, les transformations récentes du travail enseignant ainsi que l’articulation entre les temps sociaux qui façonnent les trajectoires professionnelles.

2.1 Le travail des enseignants avec l’avancée en âge

Les problèmes que pose le travail enseignant avec l’avancée en âge et les difficultés à conserver sa motivation lorsque les perspectives d’évolution sont peu présentes (Huberman, 1989) ont été soulignés. Plusieurs travaux ont mis en évidence l’importance de la mobilité professionnelle horizontale. Les mutations d’un établissement à l’autre et les changements de classe peuvent faire office de promotions et permettent de supporter les routines de l’activité (Barrère, 2002), tout comme l’investissement dans de nouvelles activités ou projets. Montandon (2004) a réalisé des entretiens auprès d’enseignants du secondaire ayant en commun d’avoir cherché à expérimenter des pistes nouvelles au cours de leur vie professionnelle. Ces enseignants de France s’approprient les dispositifs innovants que leur ministère de l’Éducation leur propose : ils s’insèrent dans des réseaux, travaillent en lien avec des chercheurs, des partenaires institutionnels... Ils sont parfois détachés à mi-temps pour faire de la recherche, de la formation, accueillir des stagiaires, ou encore monter des partenariats avec des parents. L’auteure explique que leur stratégie de renouvellement incessant est une stratégie indispensable de survie pour éviter routine et usure (p. 191).

Avec l’avancée en âge, les difficultés physiques et mentales s’accroissent. Cau-Bareille (2014) s’est intéressée aux ressources et ajustements que demande le travail enseignant dans une perspective ergonomique. Ayant enquêté auprès de cinquante enseignants quinquagénaires français du premier et du second degré, l’auteure montre que les problèmes de santé sont plus présents et plus gênants, la tension nerveuse s’accroît, accompagnée d’une diminution de la patience et d’une moindre tolérance au bruit. Les enseignants expriment des difficultés de récupération et élaborent des stratégies de contournement pour limiter la charge de travail ou sa pénibilité (choix du niveau de classe, désengagement des projets collectifs…). Ils procèdent également à des aménagements dans leur espace privé.

Lorsque se profile le départ à la retraite, l’interpénétration des sphères de vie se présente comme un enjeu déterminant. À ce sujet, Hansez, Bertrand, De Keyser et Pérée (2005) ont recueilli des données dans la ville de Liège, en Belgique, auprès de 255 enseignants âgés de 55 à 72 ans, encore en activité ou déjà partis. Ils ont interrogé les enseignants sur leurs motivations à rester, leurs motifs de départ et les aménagements souhaités (éventuellement de façon rétrospective). Parmi les principaux résultats de l’enquête, les auteurs soulignent que les facteurs personnels et familiaux arrivent en tête des motifs de départ précoce, et notent que ces facteurs interviennent d’autant plus dans les décisions de départ des femmes. Ainsi, les enseignants aspirent à d’autres activités et au repos ou encore à être plus disponibles pour leur famille Hansez, Bertrand, De Keyser et Pérée (2005, p. 216).

Pour le Québec, Houlfort et Sauvé (2010) ont réalisé une étude sur l’état de santé psychologique des enseignants affiliés à la Fédération autonome de l’enseignement (Montréal) ainsi qu’au Syndicat de l’enseignement de la région de Laval. Environ 2400 enseignants de tous niveaux : primaire (1er-3e cycle, adaptation, multi-niveaux), secondaire (1-5, adaptation, multi-niveaux), formation professionnelle, éducation aux adultes. Parmi ces enseignants, une majorité de femmes (n = 1787), ont répondu à un questionnaire mettant l’accent sur la santé et la détresse psychologique. L’enquête montre que les enseignants québécois de plus de 50 ans vivent moins d’irritabilité que leurs collègues plus jeunes, se sentent plus compétents, rapportent moins de conflits entre vie personnelle et vie professionnelle ainsi qu’un niveau de satisfaction au travail plus élevé.

Si les enseignants les plus âgés semblent plus sereins, cela peut être lié à une plus grande sécurité statutaire. L’entrée dans la profession enseignante est en effet marquée par la précarité des postes et les statuts d’emploi hiérarchisent de plus en plus la profession entre les enseignants réguliers et les précaires (Mukamurera et Balleux, 2013 ; Mukamurera et Martineau, 2009). Les enseignants permanents disposent d’avantages sociaux assez importants. Ils bénéficient des aménagements des conditions de travail mis en place au Québec (Fourzly et Gervais, 2002). À partir de 55 ans, ils peuvent, par exemple, conclure avec leur employeur une entente de départ progressif. Toutefois, l’étude de Houlfort et Sauvé (2010) montre que si les enseignants les plus âgés connaissent une expérience professionnelle plus apaisée que les enseignants trentenaires et quadragénaires, ils évaluent leur santé mentale plus faiblement. De plus, environ 20 % des répondants à cette enquête prévoyaient de prendre leur retraite d’ici cinq ans ou moins et, pour ces répondants, la décision de départ était souvent (16 %) liée aux effets de la réforme scolaire sur leur travail.

2.2 Frustration professionnelle et accroissement des prescriptions

Le travail des enseignants québécois s’est complexifié sous l’effet de plusieurs facteurs. Dans un article de synthèse, Tardif (2012) rappelle que le travail des enseignants se transforme sous l’effet de changements sociaux plus généraux, tels que l’expansion des connaissances, le développement des technologies de la communication ou les mutations du marché de l’emploi. De plus, les publics scolaires sont plus hétérogènes du point de vue des milieux sociaux d’origine, et les enseignants doivent gérer cette diversité. Plus fondamentalement, Tardif (2012) souligne à quel point l’éducation est devenue, dans la seconde moitié du XXe siècle, un instrument au service de l’économie, un investissement qui doit être rentabilisé et devenir producteur de valeurs, et ce, au moindre coût possible (p. 6). Dans ce contexte, les enseignants sont confrontés à des indicateurs de rendement qui mettent la profession sous pression.

En 1997, une importante réforme a été lancée avec l’ambition de transformer en profondeur l’éducation au Québec dans ses structures, ses programmes et son fonctionnement, de façon à atteindre l’objectif d’une réussite pour tous (ministère de l’Éducation du Québec, 1996). La réforme a été implantée au primaire à partir de l’automne 2000, alors que des écoles secondaires ont commencé à la mettre en place en 2005. Afin de comprendre la façon dont les enseignants ont vécu cette réforme, Cardin, Falardeau et Bidjang (2012) ont soumis un questionnaire en ligne à des enseignants des ordres primaire et secondaire (n = 427). Ils montrent que si les enseignants sont plutôt favorables sur le fond aux méthodes promues par la réforme, ils ne les appliquent pas forcément et jugent sévèrement leurs effets sur leur travail ainsi que sur les résultats des élèves. Les auteurs soulignent que les enseignants du primaire accueillent la réforme plus favorablement que les enseignants du secondaire. De manière générale, les femmes valorisent davantage la réforme que les hommes. La réforme apparaît comme un stress, voire un traumatisme inutile (p. 21) qui a durablement marqué les enseignants en poste au moment de sa mise en place et qui ont eu à adapter leurs représentations et leurs pratiques.

Certaines obligations nouvelles, comme l’enseignement en dehors de son champ de formation ou l’intégration des problématiques spécifiques aux élèves présentant des handicaps, constituent une difficulté pour les enseignants. Il s’agit d’un des résultats d’une enquête conduite par Mukamurera et Balleux (2013) dans l’objectif de connaître la façon dont les enseignants vivent leur travail au quotidien ainsi que les conditions d’exercice du métier. Cette enquête a été menée auprès d’un échantillon de 467 enseignants québécois des ordres préscolaire, primaire et secondaire. Les résultats révèlent que plusieurs aspects de la fonction font l’objet d’une évaluation positive. Toutefois, les enseignants expriment aussi une forte frustration : les conditions d’enseignement sont jugées insatisfaisantes en raison de la surcharge du travail et de la complexité de la tâche à réaliser, du manque de moyens matériels et des comportements des élèves qui posent des problèmes de discipline. La précarité des conditions d’emploi est également à l’origine de tensions, de même que les conditions d’avancement, fondées sur l’ancienneté. L’absence de soutien de la part des directions d’école est fréquemment mentionnée. D’une façon générale, les enseignants regrettent le manque de considération et de reconnaissance de la part des autres acteurs de l’école, de la société et du gouvernement du Québec. Ces conditions de travail insatisfaisantes, dont on sait qu’elles sont liées à un fort taux d’abandon durant les premières années d’activité, peuvent aussi prédisposer à une retraite anticipée (Aouici, Carillon et Mette, 2008 ; Institut de la statistique du Québec (ISQ), 2012).

Les tâches prescrites aux enseignants ont évolué parallèlement au processus de professionnalisation. Selon Tardif et Levasseur (2010), les enseignants sont désormais soumis à une double contrainte. D’une part, ils doivent jouer un rôle grandissant dans l’intégration des élèves en difficulté d’apprentissage et la prévention de l’échec scolaire. Cela se fait notamment en collaborant avec les autres agents éducatifs en dehors du temps de la classe. D’autre part, les enseignants sont appelés à se concentrer sur leur mission d’instruction des élèves. Les trois missions que doivent remplir les enseignants (socialisation, instruction, qualification) ne sont pas en elles-mêmes contradictoires, mais elles entrent en tension dans le contexte contemporain de restriction budgétaire et sont à l’origine d’une intensification du travail. Les compétences requises pour enseigner se sont étendues (adaptation, coopération, collaboration, interdisciplinarité, etc.) et la réalisation de l’ensemble des tâches attendues apparaît de plus en plus difficile. Les enseignants en retirent un sentiment de dispersion et de tension (Tardif, 2012).

De plus, le travail enseignant est traditionnellement décrit comme doté d’une organisation flexible, la préparation des cours et les corrections pouvant se faire de façon assez libre, pas nécessairement dans les locaux de l’école (Tardif et Lessard, 1999). Or, les changements du travail prescrit ont des conséquences sur le travail réel. Les conventions collectives ont récemment introduit l’obligation de passer 300 minutes par semaine (5 heures) dans l’établissement pour des activités non directement éducatives. La semaine de travail des enseignants au Québec comporte 32 heures, réparties sur 5 jours, et la tâche globale de l’enseignant se divise en trois parties : la tâche éducative, la tâche complémentaire (activités pédagogiques, travail collectif, rencontres…) et le travail de nature personnelle : préparation des cours, correction des travaux des élèves, documentation personnelle etc. Selon la convention collective, l’enseignant doit demander à sa hiérarchie pour effectuer le travail de nature personnelle ailleurs qu’à l’école (Comité patronal de négociation pour les commissions scolaires francophones, 2011).

Ces changements ont des effets directs sur les modalités d’articulation des différentes sphères de vie. Riel et Messing (2011) ont interrogé quinze enseignants du secondaire de la région de Montréal de sexe, âge, ancienneté, niveau et discipline variés. Les auteures se sont particulièrement penchées sur les conséquences de l’introduction du minutage sur le travail des enseignants. Leurs répondants ont souligné certains avantages à ce système, en termes de reconnaissance officielle des différentes tâches, mais en ont tous souhaité la suppression. D’une part, le minutage induit un contrôle beaucoup plus présent de la part de la direction de l’école; d’autre part, cela allonge le temps de travail total. En effet, les minutes à passer dans l’école sont plus nombreuses, mais les enseignants n’ont pas les conditions de travail requises (environnement bruyant, ordinateurs collectifs…) et continuent à faire l’essentiel du travail de nature personnelle à domicile, ce qui alourdit automatiquement les journées de travail. Dès lors, l’équilibre entre les différentes sphères de vie pose davantage de problèmes à la suite de l’introduction de ce nouveau système. Si hommes et femmes y sont également confrontés, les secondes en souffrent davantage et en parlent plus souvent en entretien.

2.3 Les parcours professionnels des femmes et des hommes dans l’enseignement

La différenciation sexuée des emplois du temps est liée à la différenciation des parcours professionnels. Pour la France, Jarty (2009) a très précisément interrogé sur leurs pratiques journalières quarante enseignants du secondaire, hommes et femmes, d’âge, de grade et de discipline variés. Elle s’est notamment concentrée sur la façon dont les ambitions professionnelles des hommes et des femmes s’insèrent dans les temporalités quotidiennes. Par exemple, l’auteure s’intéresse aux enseignants qui préparent le concours pour accéder au corps des agrégés (concours de l’agrégation), facilitant l’accès aux niveaux de classes les plus élevés, permettant de recevoir un meilleur salaire et de diminuer le nombre d’heures hebdomadaires d’enseignement. Dans ce cas, les hommes se déchargent des responsabilités familiales, contrairement aux femmes qui continuent à soutenir la vie quotidienne familiale et comptent davantage sur un aménagement de leur emploi du temps, voire une réduction de leur temps de travail. En outre, les enseignantes mères de famille reportent souvent à plus tard leurs ambitions professionnelles, tandis que les enseignants soulignent le soutien de leur conjointe dans leur réussite.

Au Québec, les inégalités professionnelles entre hommes et femmes dans l’enseignement ont été peu documentées. Le salaire horaire moyen des enseignantes est moins élevé que celui des enseignants des ordres secondaire, primaire et préscolaire, bien que le secteur de l’enseignement soit un peu plus égalitaire par rapport à l’ensemble des employés à temps plein (Institut de la statistique du Québec, 2012). On sait par ailleurs que la mobilité professionnelle vers d’autres professions de l’éducation est plus difficile pour les femmes que pour les hommes. Baudoux (1994) a étudié les conditions d’accès des enseignants québécois aux postes de direction d’établissement. L’auteure montre que les femmes postulent autant que les hommes, mais qu’elles sont victimes d’une discrimination systémique aux étapes de présélection et de sélection, qui se fait selon des critères masculins. Les femmes sont exclues des réseaux informels d’information et doivent exercer des responsabilités dans divers types d’associations pour compenser.

Les difficultés liées à l’interpénétration des sphères de vie ne s’arrêtent pas avec l’avancée en âge, comme nous l’avons vu pour le cas des enseignants en Belgique ou en France (Cau-Bareille, 2014 ; Hansez et al., 2005). Les mesures d’aménagement du temps de travail dans les dernières années de la vie active apparaissent décisives dès lors que le maintien en emploi devient un enjeu de société (Tremblay et Larivière, 2009). Les politiques publiques visant à faciliter l’articulation des temps sociaux ont permis la participation plus active des femmes au marché du travail ainsi que la réduction progressive, au fil des générations, des écarts entre hommes et femmes du double point de vue des parcours professionnels et des rémunérations. Toutefois, parmi les travailleurs les plus âgés, l’activité des femmes reste moindre que celle des hommes. En effet, les premières connaissent davantage d’interruptions professionnelles et travaillent plus souvent à temps partiel, y compris dans les dernières années de leur vie active (Andrieux et Chantel, 2012 ; Cloutier, 2007 ; Institut de la statistique du Québec, 2012).

Nous pouvons désormais synthétiser brièvement ces apports. Le vécu des dernières années d’activité professionnelle apparaît particulièrement sensible aux conditions de travail et d’enseignement, qui sont peu compatibles avec le vieillissement, ainsi qu’aux réformes éducatives récentes, qui ont eu pour effet d’intensifier le travail. De plus, nous avons vu que les inégalités entre les parcours professionnels sont liées à la façon dont est organisée la partie non prescrite du travail enseignant, ainsi qu’à la charge que représentent, pour un individu, les responsabilités familiales et domestiques.

Nous souhaitons considérer la façon dont s’articulent, dans les représentations et les pratiques par rapport à la retraite, des enjeux de court et de long terme, ainsi que des enjeux professionnels et non professionnels. Nous formulons l’hypothèse que les enseignants ne souhaitent pas travailler plus longtemps dans l’enseignement, mais que des arguments financiers peuvent les obliger à rester en emploi. Nous posons également comme hypothèse que si certains enseignants acceptent de prolonger de quelques années leur activité, ceux-ci bénéficient de contextes de travail favorables. Il est aussi possible que les enseignants qui ont connu des adaptations, des changements professionnels, ou qui ont pu s’impliquer dans des projets ou dans une formation, envisagent plus volontiers un report de leur départ à la retraite. Cette troisième hypothèse en suppose une quatrième. On peut en effet penser que la difficulté à libérer du temps tout au long du parcours professionnel contribue à dessiner les projets envisagés pour la retraite.

3. Méthodologie

3.1 Participants

Cette recherche s’appuie sur 24 entretiens réalisés avec 7 enseignants et 17 enseignantes de commissions scolaires francophones du Québec âgés de 50 ans et plus. Nous avons retenu un critère d’âge, car nous avons souhaité rencontrer des enquêtés pouvant avoir connu des parcours professionnels contrastés et ne pas comptabiliser le même nombre d’années de service au même âge. De plus, certains sujets ont pu rejoindre l’enseignement après une expérience professionnelle antérieure, ce que nous souhaitions prendre en compte.

La recherche a été réalisée dans un cadre partenarial et les sujets ont été contactés par l’intermédiaire des organisations syndicales partenaires de cette recherche. Nous avons souhaité rencontrer des enseignants aux conditions de travail et d’emploi variés afin de comprendre ce qui module les expériences professionnelles à un âge avancé. C’est pourquoi notre population comprend des enseignants travaillant dans différents ordres d’enseignement. Il s’agit d’enseignants du primaire (2 hommes, 11 femmes), du secondaire du secteur des jeunes (4 hommes, 5 femmes) et des adultes (1 homme, 1 femme). Dans cet échantillon figurent quatre enseignants retraités depuis moins de quatre années (1 femme retraitée du primaire, 1 homme du secondaire du secteur des jeunes, 1 homme et 1 femme du secteur des adultes). Nous souhaitions rencontrer de jeunes retraités de façon à mieux comprendre les conditions d’un éventuel retour en emploi.

Signalons que, malgré nos sollicitations renouvelées, il n’a pas été possible de rencontrer davantage d’hommes, alors que nous souhaitions initialement constituer une population équilibrée de 12 hommes et 12 femmes. La difficulté de réunir suffisamment d’hommes a incité les partenaires syndicaux à recourir aux contacts personnels. Dès lors, plusieurs enquêtés rencontrés exerçaient des responsabilités syndicales ou étaient, par leur réseau de sociabilité, très au fait des droits des enseignants, notamment en matière de retraite, ainsi que de la nécessité de se mobiliser pour les défendre. Cela constitue un biais de sélection que nous avons pris en compte dans notre analyse.

3.2 Instrumentation

Des entretiens ont été réalisés à l’aide d’un guide comprenant huit sections : description formelle de l’activité de travail, parcours d’études, parcours professionnel, conditions de travail actuelles, projets professionnels, projets de retraite, articulation des temps sociaux et modes de vie. Ces sections ont été choisies de façon à permettre une description précise des conditions d’emploi, de travail et de vie actuelles, ainsi que l’expression d’un ressenti sur celles-ci. Le guide permettait de mettre en lien les expériences professionnelles antérieures et les souhaits pour les années à venir. Pour les jeunes retraités, les mêmes thématiques étaient mobilisées dans le guide d’entretien, mais celui-ci avait été aménagé de façon à retracer les circonstances du départ à la retraite, le déroulement du passage vers le nouveau statut, ainsi qu’à permettre l’expression des pratiques et des opinions vis-à-vis du retour éventuel en emploi.

L’entretien était présenté en ces termes, le plus souvent oralement :

La recherche porte sur les secondes moitiés de carrière des hommes et des femmes en emploi dans le secteur de l’enseignement. Par exemple, nous nous intéressons aux conditions de travail, à la formation continue, aux projets de carrière, à la façon dont vous envisagez votre transition à la retraite, si vous craignez pour votre emploi, si vous envisagez de changer de poste, de réduire votre temps de travail… Nous nous intéressons également aux projets et activités hors travail (activités sportives, familiales, bénévoles, etc.).

Notre recherche n’est pas spécifiquement axée sur l’établissement dans lequel vous travaillez, notre but est d’aller voir aussi dans d’autres contextes de travail comment cela se passe pour d’autres personnes… L’idée étant pour nous de réussir à cerner certaines problématiques et certains enjeux pour les personnes de plus de 50 ans qui sont aujourd’hui en emploi au Québec.

Les entretiens ont été conduits de façon semi-directive. Pour les enseignants actifs, ils portaient sur leur situation actuelle, puis retraçaient de façon souple leur trajectoire professionnelle, après l’ajout de précisions sur leur parcours postsecondaire. En fonction de chaque participant, les évènements familiaux pouvaient être évoqués parallèlement aux évènements professionnels ou plus tard dans l’entretien, comme un thème à part. À la suite du retour concernant leur parcours, les enseignants étaient invités à parler de la façon dont ils envisageaient les années à venir, y compris leurs intentions par rapport à la retraite. Dans ces perspectives, nous avons cherché à cerner la place du travail, de la famille, du soin aux proches à charge ainsi que celle réservée aux loisirs personnels. Avec les retraités participants, les entretiens ont été conduits de façon semblable, à cela près qu’ils étaient conviés à parler de la façon dont s’était déroulé leur passage à la retraite ainsi que de leurs activités actuelles, rémunérées ou non. Le futur était également abordé.

Pour la conduite des entrevues, nous avons utilisé la méthode de l’entretien compréhensif en sociologie (Kaufmann, 2006). Celle-ci repose sur le fait d’assumer une proximité entre enquêteur et enquêté, de façon à inviter ce dernier à se livrer autant que possible. L’entretien est considéré comme une interaction sociale particulière, et le chercheur est autorisé à adapter son déroulement en fonction de chaque sujet. Dans notre cas, la dimension compréhensive repose surtout sur le fait que les entretiens ont été menés sur un mode conversationnel, l’enquêtrice se plaçant dans l’empathie plutôt que dans la distance.

3.3 Déroulement

Les entretiens ont été réalisés entre novembre 2012 et mars 2013. Les organisations syndicales ont joué un rôle d’intermédiaires pour solliciter des enseignants volontaires, par contact direct ou par appel collectif sur Internet ou dans les journaux internes. Dans plusieurs cas, lorsque les enseignants s’étaient signalés au syndicat, nous les avons contactés par téléphone pour convenir d’un rendez-vous afin de réaliser l’entretien en dehors de leurs heures de travail. Dans d’autres cas, les syndicats n’ont pas souhaité nous communiquer les coordonnées personnelles de leurs membres et se sont occupés eux-mêmes de fixer des rendez-vous, en dégageant les sujets de l’enquête pendant leurs heures de travail pour ne pas alourdir leurs journées. La plupart des entretiens ont eu lieu dans les locaux des syndicats et ils ont duré environ 1 h 30. Les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits.

3.4 Méthode d’analyse des données

La méthode compréhensive (Kaufmann, 2006) est inspirée de la théorisation ancrée (grounded theory) (Glaser et Strauss, 1967). Sur la base de questions de départ et de premières hypothèses, les matériaux d’enquête recueillis nourrissent en continu la construction de l’objet de recherche, de sorte que le modèle théorique se stabilise lentement par les allers-retours entre théorie et empirie. La structuration retenue des résultats s’inscrit dans cette perspective, puisqu’elle présente les données telles qu’elles émergent du terrain, tout en donnant la possibilité de les comprendre en les associant à des parcours et à des représentations.

Les intentions et les pratiques effectives des enquêtés par rapport à la retraite (c’est-à-dire par rapport à la date du départ, à la rente ou aux activités envisagées) ont été comparées puis regroupées. Au sein de chaque groupe, nous avons analysé les récits individuels un à un, de façon à faire ressortir les éléments-clés permettant de comprendre les représentations de la retraite et les pratiques associées. Notre approche étant qualitative, nous avons tenu compte de tous les cas de figure, y compris des enquêtés ayant des trajectoires qui ne caractérisaient qu’eux-mêmes. Tous les sujets de notre enquête ne sont pas présentés dans la section Résultats. Nous n’avons retenu que ceux qui nous permettent le mieux de mettre en lumière les caractéristiques saillantes, de court et de long terme, associées aux diverses façons d’envisager la retraite. Dans la section Résultats, les passages en italiques font référence à des phrases ou expressions prononcées par les personnes participant à l’enquête.

3.5 Considérations éthiques

La recherche a fait l’objet d’une demande de certificat d’éthique, délivré par la Télé−Université−TÉLUQ, et respectant donc les exigences du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui finançait la recherche. Les participants ont été informés de leurs droits avant l’entrevue et les informations personnelles ont été modifiées dans le fil du texte afin d’en préserver la confidentialité. Les participants n’ont pas été individuellement tenus au courant des résultats de la recherche. Néanmoins, les résultats ont fait l’objet de présentations lors de réunions syndicales, et le rapport est facilement accessible auprès du syndicat ou du centre de recherche, ce dont les participants avaient été informés lors des entretiens. Les organisations syndicales ont relayé l’information auprès de leurs membres sous forme d’une présentation également.

4. Résultats

Dans un premier temps, nous montrons que la plupart des 24 enquêtés rencontrés n’envisagent pas de prolonger leur durée de cotisation dans l’enseignement, et préparent souvent leur départ à la retraite sur plusieurs années. Dans un second temps, nous identifions quatre façons d’envisager la retraite dans cet échantillon, qui révèlent certaines raisons des départs à l’âge normal ou de façon précoce, mais aussi certaines conditions dans lesquelles le maintien en emploi peut faire sens pour un enseignant.

4.1 Le refus de travailler plus longtemps dans les mêmes conditions

Le départ à la retraite constitue un horizon proche pour la plupart de nos enquêtés, qui expriment leur refus de travailler plus longtemps dans les conditions d’enseignement qu’ils connaissent et s’engagent dans une période de transition, souvent contractualisée, en vue de leur départ.

4.1.1. Faire valoir ses droits à la retraite dès que possible

Près de la moitié des enseignants que nous avons rencontrés ont été recrutés dans le contexte du début des années 1980 où peu d’emplois étaient offerts dans l’enseignement. Ils ont donc enseigné à contrats plusieurs années avant d’obtenir le statut d’enseignant permanent ouvrant des droits à la retraite. Cela se traduit par des cotisations moindres au régime de retraite et davantage d’insécurité personnelle et familiale à un âge avancé. De plus, qu’ils manquent ou non d’années de cotisation, plusieurs de nos enquêtés restent préoccupés par leur situation financière, car ils doivent continuer à aider leurs enfants, ou leurs parents âgés, et sont parfois seuls à subvenir aux besoins de leurs proches.

Pourtant, la plupart d’entre eux formulent le souhait de faire valoir leurs droits à la retraite dès qu’ils auront réuni les conditions légales pour percevoir leur rente sans réduction, ou pour percevoir une rente réduite, mais dans une mesure qu’ils considèrent acceptable par rapport à leurs besoins. Plusieurs raisons sont avancées par les enquêtés. Celles-ci ne sont pas exclusives et peuvent être évoquées par une même personne. En premier lieu, le métier d’enseignant est considéré comme incompatible avec l’avancée en âge pour des raisons de santé. La tolérance au bruit, la gestion des comportements des élèves, les déplacements, paraissent, par exemple, plus difficiles à endurer physiquement et peuvent constituer une source de stress. En second lieu, les enseignants considèrent parfois que le métier n’est pas adapté aux travailleurs âgés, car ils estiment qu’il leur est plus difficile d’établir une relation satisfaisante avec les élèves. Les jeunes enseignants leur paraissent plus à l’aise avec les enfants ou les adolescents et aussi plus à même de s’adapter aux nouveaux programmes et aux réformes éducatives. En effet, en troisième lieu, plus que l’activité enseignante elle-même, ce sont souvent ses évolutions récentes qui paraissent le moins tolérable à nos enquêtés. Plusieurs estiment ne plus pouvoir travailler dans l’enseignement, étant donné le travail qui leur est demandé et les conditions dans lesquelles celui-ci doit désormais s’effectuer. Selon le contexte particulier de leur commission scolaire (qui peut accorder plus ou moins facilement des aménagements d’horaire ou permettre plus ou moins souvent de bénéficier de services dans sa classe, tels que l’intervention de techniciens en éducation spécialisée) ou de leur école (qui peut, par exemple, appliquer de façon plus ou moins rigide le contrôle du temps de travail), les enseignants mettent l’accent sur un aspect plus que sur un autre.

4.1.2. Le recours aux dispositifs d’aménagement des conditions de travail

Les mesures incitatives pour rester en emploi plus longtemps sont le plus souvent connues de nos enquêtés, ce qui peut être lié à la façon dont ils ont été contactés : par voie syndicale. Toutefois, la plupart ne souhaitent pas y avoir recours. Plutôt, les enseignants rencontrés nous ont dit craindre un allongement de la durée de cotisation sans contrepartie. Le dispositif de retraite progressive, souvent mentionné dans les entretiens, constitue une garantie par rapport aux réformes possibles des politiques de retraite. Mesure spécifiquement destinée aux travailleurs à partir de 55 ans qui permet de réduire son temps de travail (et son salaire) sans diminution de la valeur de la rente, la retraite progressive s’accompagne d’un engagement à partir à la fin de la période. Elle assure donc à l’enquêté qu’il ne lui sera pas demandé de travailler plus longtemps.

Pour les sujets de l’enquête qui n’y sont pas encore admissibles, la retraite progressive peut être attendue et constituer un projet. Le recours à ce dispositif rend concrète la perspective du départ. Les répondants l’utilisent pour réduire leur charge de travail, mais aussi pour tester leur capacité à vivre avec un salaire réduit et simuler leur niveau de vie à la retraite ou pour s’engager dans d’autres activités qu’ils conserveront durant cette période. Pour des raisons semblables, les enseignants rencontrés nous ont aussi parlé à plusieurs reprises de leur intérêt pour le congé avec salaire différé, perçu comme un moyen d’organiser une pause professionnelle d’un an au maximum.

4.2 Quatre façons d’envisager la retraite

Si faire valoir ses droits à la retraite dans un horizon proche fait sens pour presque tous les sujets que nous avons rencontrés, cela ne signifie pas qu’ils envisagent nécessairement l’arrêt complet de toute activité professionnelle, y compris enseignante, une fois retraités. Quatre cas de figure peuvent être distingués.

4.2.1 Partir, une fois atteintes les 35 années requises et arrêter de travailler

Quelques répondants envisagent un arrêt de leur activité professionnelle dès qu’ils compteront les 35 années de service requises pour obtenir une rente sans réduction. Les aspects financiers ne sont alors pas en jeu, pour différentes raisons tenant à leur vie professionnelle, mais aussi à leur vie personnelle.

Certains ont eu une trajectoire professionnelle stable et ont commencé à cotiser tôt, ce qui leur permet de bénéficier d’une pleine rente de retraite avant l’âge de 60 ans. Estimant leurs revenus suffisants par rapport à leurs besoins, ils souhaitent quitter le monde du travail. Ainsi, Louis, 59 ans, retraité depuis un an et demi de l’ordre secondaire où il enseignait l’anglais, a commencé à enseigner au milieu des années 1970. Il décrit une progressive dégradation des conditions de travail dans l’enseignement qui ne l’a pas directement affecté, car il a toujours travaillé dans des milieux favorables, mais il déplore le sort de ses jeunes collègues. Sachant que le nombre d’élèves diminuait dans sa région, il a souhaité laisser la place aux jeunes. Il dit s’être préparé à la retraite quelques années avant, en s’équipant de ce dont il aurait besoin pour refaire sa maison. Par ailleurs, il est engagé dans des activités syndicales qui occupent une grande partie de son temps à la retraite. Il a quatre enfants, tous indépendants financièrement depuis plusieurs années.

Cependant, avoir eu un parcours professionnel stable n’est pas la seule condition d’un départ après 35 années de cotisation au régime des retraites : la situation familiale entre aussi en compte. Nicole, enseignante au primaire, née en 1963, a connu des débuts difficiles marqués par la difficulté à trouver un emploi stable. L’exercice du métier d’enseignant s’est compliqué encore par la suite, puisqu’elle a été en congé maladie plusieurs mois pour épuisement professionnel. Elle travaille depuis plusieurs années à temps partagé pour raisons médicales. Elle trouve qu’enseigner est plus facile que par le passé, mais aspire à la retraite pour s’investir dans d’autres activités, en particulier la peinture, qu’elle pratique activement. Ses activités personnelles et la stabilité de sa vie familiale lui permettent d’envisager une retraite sans travail rémunéré, alors qu’elle ne percevra pas une pleine rente lorsqu’elle atteindra ses 35 années de service.

4.2.2 Changer d’emploi, une fois retraité de l’enseignement

Pour d’autres enquêtés, la retraite s’accompagne de projets professionnels perçus comme tels, mais vers d’autres secteurs d’emploi. Ici, nous retrouvons des enseignants qui ont en commun d’anticiper qu’ils parviendront à l’âge de 60 ans avec une faible rente en raison du nombre insuffisant d’années cotisées. En tenant compte de leur situation familiale, ils seront obligés de travailler à la retraite. Ils ne souhaitent pas pour autant rester dans l’enseignement plus longtemps, en raison des difficultés d’exercice du métier, mais aussi parce qu’ils aspirent à travailler dans d’autres secteurs.

Dans son couple, Gisèle, enseignante au secondaire en chimie, a toujours eu les conditions de travail les plus stables. À la suite de la naissance de sa première fille, elle a interrompu des débuts de chercheuse pour avoir un salaire assuré comme enseignante, pendant que son conjoint poursuivait ses études. Plus tard, elle a pris un congé sans solde pendant deux ans afin de l’accompagner à l’étranger. Au moment de la retraite, sa rente, même incomplète, reste une garantie pour son foyer :

C’est sûr que ce serait difficile pour moi d’arrêter avant 60 ans, pis d’être pénalisée, parce que… Parce que je vais avoir le… Si je me rends donc en septembre 2018, je vais avoir le minimum, c’est-à-dire 60 % de… je vais avoir 60 ans et 60 %, 60,5 % je crois, de mon salaire actuel. Donc c’est sûr que… En parlant communément là, faut que je tienne au moins jusqu’à 60 ans. Sinon ben c’est ça, mon mari a pas mis assez d’argent de côté pour deux, et puis… et on compte vraiment sur ma retraite pour vivre au quotidien

Gisèle, 54 ans, secondaire, chimie

Gisèle ne souhaite pas rester plus longtemps enseignante, car le métier lui paraît stressant, et elle a l’impression qu’il la met en danger (j’ai déjà fait une petite attaque ). Elle aspire également à valoriser ses études de chimie dans des projets scientifiques. Plus tôt dans son parcours, elle a refusé, pour des raisons familiales, un poste de conseillère pédagogique que lui proposait la commission scolaire, mais elle aimerait qu’on le lui propose à nouveau. Sinon, elle cherchera un petit emploi, mais dans un autre domaine, sans le stress de tenir une classe d’ados, une fois retraitée de l’enseignement. Elle songe à travailler à la bibliothèque municipale, par exemple.

Plus encore que Gisèle, Danielle sera dans l’obligation de travailler à la retraite. Enseignante spécialiste en musique âgée de 52 ans, ayant obtenu sa permanence après de nombreuses années de travail à contrats, elle n’aura droit qu’à 40 % de sa rente lorsqu’elle atteindra 60 ans. Elle ne souhaite pas continuer à enseigner au-delà, car elle estime qu’elle ne pourra plus exercer avec autant de passion un travail qu’elle considère épuisant, parce qu’il faut sans cesse, dit-elle, se mobiliser pour monter des projets, organiser des spectacles, dans le but que l’école continue de proposer des enseignements musicaux d’une année sur l’autre. Danielle, qui était auteure-compositeure-interprète avant d’aller en enseignement, espère aussi qu’à la retraite la passion de la création qu’elle a mise de côté va pouvoir avoir plus d’espace. Divorcée depuis plusieurs années, ayant trois enfants indépendants, Danielle dit qu’elle n’a plus de vie privée et travaille la majeure partie de son temps. Elle a entamé une préparation pour devenir professeur de yoga, activité dont elle compte vivre à la retraite, en plus de sa rente et des revenus issus d’autres activités (avoir des élèves privés surtout). Elle va se servir d’un congé avec traitement différé pour achever sa formation en Inde.

4.2.3 Rester dans l’enseignement, mais autrement

Certains enquêtés envisagent de prendre leur retraite de leur poste sans pour autant quitter l’enseignement. Selon leurs propos rapportés ci-dessous, ils souhaitent redevenir suppléants, former les nouveaux enseignants ou encore prolonger leur temps d’enseignement dans les mêmes conditions.

4.2.3.1 Redevenir suppléant

Plusieurs enquêtés, qui souhaitent prendre leur retraite, mais doivent continuer à percevoir des revenus, considèrent la suppléance comme une solution s’offrant à eux. Ces enquêtés conservent une motivation solide pour l’enseignement, qu’ils ne souhaitent pas quitter.

Ainsi, Sophie a pris sa retraite il y a quatre ans, à la suite d’un congé maladie. Elle comptabilisait 33 ans de service, ce qui lui donnait droit à une rente insuffisante, puisqu’elle devait aider un de ses fils à subvenir à ses besoins et souhaitait financer une partie de la scolarité de sa petite-fille dans une école internationale. Toutefois, elle n’a pas souhaité prolonger son temps jusqu’à atteindre 35 années de service, ne pouvant plus tolérer ses conditions d’enseignement. Elle enseigne comme suppléante, et se dit travailleuse à temps partiel pour la commission scolaire :

Je trouvais dommage de quitter dans ces conditions là parce que… j’aime enseigner, d’ailleurs si je le fais encore c’est parce que j’aime ça, j’aime le contact avec les enfants, j’aime enseigner pis, sans fausse modestie, je vous dirais que je suis bonne à ce que je fais, je le sais que mon intervention est adéquate avec les enfants. Mais ça me met en désespoir quand le système est pas là pour nous accompagner

Sophie, 60 ans, retraitée et enseignante suppléante au primaire

Les conditions locales de travail apparaissent primordiales : les enseignants se montrent intéressés pour continuer à travailler avec des collègues qu’ils apprécient. Ils disent souhaiter recourir à la suppléance en lieu et place de leur emploi régulier, en faisant valoir leurs droits à la retraite dès que possible. Il s’agit de gagner de la souplesse par rapport à leurs conditions d’emploi et de travail. Ainsi, par crainte que son temps partagé qui lui permettait de travailler 4 jours par semaine depuis plus de 15 ans ne soit plus autorisé par la commission scolaire, Diane, enseignante au primaire de 55 ans, s’est engagée dans une retraite progressive depuis deux ans, ce qui lui permet de continuer à travailler à 80 %. Elle prévoit déjà de revenir enseigner dans les écoles de son choix une fois retraitée, pour compléter ses revenus.

4.2.3.2 Former les nouveaux enseignants

Certains sujets souhaitent rester dans l’enseignement une fois retraités, mais en y exerçant une autre fonction. Dominique, dans sa 34e année d’enseignement, dont 32 dans la même école, considère qu’elle travaille dans un milieu vraiment agréable, ce qui est très rare. Cependant, marquée par le décès de sa mère, Dominique ne souhaite pas attendre d’avoir 60 ou 65 ans pour dire : «arrête de travailler, profite !» Elle souhaite donc prendre sa retraite à partir de 35 années de service, mais, vivant seule, percevoir 70 % de son salaire lui paraît insuffisant. Dominique fait de la supervision de stage à l’Université un mois par année scolaire depuis quatre ans. Au début, elle exerçait les deux emplois en parallèle, puis, trouvant cela trop lourd, elle a opté pour une retraite progressive afin de réduire son temps comme enseignante et faire de la supervision sur le temps ainsi dégagé. La supervision constitue pour elle une promotion professionnelle lui permettant de travailler à l’université, ainsi qu’une transition vers la retraite. Elle compte conserver cet emploi à l’Université parallèlement à sa rente pour maintenir ses revenus à l’identique encore plusieurs années. Cet emploi ne lui a été accessible qu’à la condition de détenir une maîtrise qu’elle a mis six ans à obtenir tout en travaillant à temps plein. Elle met en relation son investissement temporel dans le domaine professionnel avec l’absence de conjoint :

Mais moi, j’ai eu trois enfants, je les ai élevés toute seule, et j’ai jamais eu de conjoint vraiment avec moi, à part quand mes enfants étaient jeunes, ça doit aider. Parce que j’ai pas un conjoint qui est en arrière qui me dit « Ben, t’es encore en train de corriger ! » (…) On peut bien investir du temps, on n’a personne autour qui peut être contraignant

Dominique, 55 ans, primaire
4.2.3.3 Prolonger son temps dans l’enseignement dans les mêmes conditions

Finalement, seuls trois enquêtés de notre échantillon considèrent possible de rester enseignants dans les mêmes conditions au-delà des 35 années de cotisation requises. Tous trois avancent des raisons avant tout financières. Néanmoins, s’ils estiment, contrairement à d’autres, pouvoir prolonger de quelques années leur activité à l’identique, leurs représentations du métier et de la retraite n’en sont pas pour autant interchangeables.

Marie, enseignante au secondaire en anglais, a repoussé sa retraite jusqu’à 38 années de cotisation et bénéficiera d’une rente correspondant à 76 % de son salaire. Elle prendra sa retraite à l’âge de 62 ans. Si Marie a décidé de prolonger de quelques années son départ à la retraite, c’est parce qu’elle doit aider son fils à financer ses études. Veuve depuis de nombreuses années, Marie souligne l’influence des considérations familiales sur ses conditions de travail et de vie (elle fait des petites tâches, comme de la traduction, et a pris une colocataire pour accroître ses revenus). Cependant, la nécessité financière ne semble pas être la seule raison qui permet à Marie de rester dans l’enseignement plus longtemps. Elle s’investit beaucoup dans sa profession et s’y sent importante. Elle apprécie, par exemple, d’être parmi les plus âgés de la commission scolaire, et insiste sur la dimension internationale qu’elle a donnée à sa vie professionnelle grâce à une expérience d’enseignement dans un pays étranger à l’occasion d’un congé avec traitement différé. Si Marie sent la pression des restreintes budgétaires, elle considère qu’elle a assez de colonne pour dire ce qu’elle pense.

Comme Marie, Michel, 68 ans, a prolongé de plusieurs années son activité enseignante. Il aura travaillé 40 années dans l’enseignement et souhaite prendre sa retraite à 70 ans. Il est resté enseignant aussi longtemps pour, dit-il, assurer ses revenus. Immigré, divorcé, sans famille ascendante au Québec, Michel souhaite réunir le plus de garanties possible contre la dépendance. Il a cependant toujours eu une autre activité parallèlement à l’enseignement, occupant un poste de direction dans le secteur socio-éducatif, qu’il exerce principalement les soirs et les fins de semaine. Il s’est présenté à nous comme ayant deux emplois et nous avons compris qu’il tirait davantage de valorisation personnelle de son emploi en dehors de l’enseignement. L’enseignement représente pour lui un emploi de soutien, où il s’investit peu, et pour lequel il travaille à 80 %. Depuis quelques années, le cours qu’il donnait a été supprimé, et il ne fait que des tâches de remplacement, ce qui ne le contrarie pas, la valorisation professionnelle se situant pour lui dans son autre emploi.

S’il ne réunit pas encore les conditions légales pour prendre sa retraite, Serge, enseignant au primaire âgé de 51 ans, envisage déjà de prolonger son nombre d’années de cotisation. Il est intéressé par la possibilité d’augmenter la valeur de sa rente jusqu’à 76 %. Il veut continuer à alimenter un fonds de pension au cas où le coût de la vie augmenterait. Serge apprécie son emploi : Je suis très bien où je suis, j’ai une bonne connaissance du milieu, une bonne connaissance des parents, des enfants… c’est une bonne dynamique présentement ! De plus, Serge a toujours exercé, lui aussi, un autre emploi parallèlement à l’enseignement. Depuis plus de 25 ans, il gère un club de sport qu’il a créé et qui a toujours représenté pour lui un important complément de revenus. Serge consacre plusieurs heures par semaine à ce club dans lequel il enseigne aussi. Il a pu recruter plusieurs salariés au fil des années. Initialement, Serge voulait être enseignant en éducation physique, mais la précarité des postes à l’époque dans ce milieu l’a conduit à créer son club pour s’assurer des revenus. Dans le même temps, il s’est réorienté vers l’enseignement primaire pour obtenir un poste stable plus rapidement. Son second emploi, compatible avec un emploi d’enseignant qu’il apprécie, lui permet de satisfaire l’intérêt pour le sport qu’il a toujours eu, et constitue pour lui une activité qu’il gardera à la retraite.

5. Travailler plus longtemps ? Éléments de discussion

5.1 Travailler plus longtemps, mais après la retraite plutôt qu’avant

La sensibilité des enseignants rencontrés par rapport à l’allongement de leurs années de service dans les mêmes conditions apparaît bien faible. Les données que nous avons recueillies vont dans le sens des travaux de Cau-Bareille (2014) qui mettent l’accent sur les difficultés du métier d’enseignant avec l’avancée en âge. Nos données nous permettent aussi d’aller plus loin que le constat de départs à la retraite qui se fait le plus souvent à l’âge normal ou de façon précoce dans l’enseignement (Gauthier et Mellouki, 2003). L’assurance de sécurité financière permise par la rente est décisive. Toutefois, les pratiques et représentations de nos enquêtés vis-à-vis de la retraite nous confirment que, la dimension statutaire (Caradec, 2009) semble plus incertaine, puisque la plupart des enseignants rencontrés envisagent de continuer à travailler une fois qu’ils auront fait valoir leurs droits à la retraite.

Ainsi, la première hypothèse que nous avons formulée se vérifie : tout en souhaitant quitter l’enseignement, les enseignants rencontrés souhaitent également souvent continuer à travailler. La précarité des conditions d’emploi dans les premières années comme enseignant, mais aussi les interruptions au cours de la vie professionnelle ou le travail à temps réduit, expliquent en partie ce prolongement du travail. Les conditions de vie familiale s’y ajoutent, puisqu’avoir un conjoint capable de pallier le manque de revenus à la retraite peut permettre une retraite précoce.

Nos résultats ne corroborent donc qu’en partie les travaux sur le développement de carrière des enseignants. La retraite ne constitue pas toujours un désengagement par rapport à la vie de l’école (Huberman, 1989), et il peut également s’agir d’une transition professionnelle vers une autre activité rémunérée dont les conditions d’emploi et de travail sont davantage choisies par les sujets de l’enquête. Les propos recueillis révèlent les usages stratégiques qui peuvent être faits de la rente de retraite pour aménager les conditions de travail et d’emploi en restant dans l’enseignement ou en quittant ce secteur. Les usages que font nos répondants de leur rente, ou qu’ils envisagent d’en faire, s’intègrent plus facilement dans une définition horizontale de la carrière (Becker, 1952), et ne s’arrêtent pas lorsque ces enseignants acquièrent le statut de retraités.

5.2 L’insatisfaction par rapport aux conditions de travail et d’enseignement, et les aménagements possibles

En particulier, l’intérêt que représente la possibilité d’associer leur rente à la suppléance en enseignement attire l’attention. Passage obligé dans les premières années, le statut de suppléant est par définition très précaire, puisqu’il s’agit de charges d’enseignement sur appel de la commission scolaire, payées à l’heure. Cependant, la suppléance offre un travail rémunéré, réalisé dans des conditions choisies (l’enseignant peut refuser de travailler dans une école donnée), strictement limité dans le temps (seul le travail en présence d’élèves est nécessaire, il n’y a pas de préparations, ni de corrections, ni de rencontres). Tout se passe comme si, par la suppléance, le métier d’enseignant pouvait se resserrer autour de la relation à l’élève, qui fait partie des aspects les plus satisfaisants du métier (Mukamurera et Balleux, 2013).

Plus généralement, les intentions par rapport à la retraite reflètent l’insatisfaction des enseignants par rapport à leurs conditions de travail et d’enseignement. Les données que nous avons recueillies confirment les résultats des analyses existantes sur ce sujet (Mukamurera et Balleux, 2013; Riel et Messing, 2011; Tardif et Levasseur, 2010). Ces conditions constituent donc un enjeu des départs précoces dans les dernières années d’activité, comme dans les premières (Aouici, Carillon et Mette, 2008 ; Mukamurera et Balleux, 2013). Pour autant, nous relevons que, si les enquêtés pour lesquels il est envisageable de dépasser les 35 années de service ont en commun de ne pas souffrir de leur travail, ceux-ci n’exercent pas toujours dans des contextes favorables. Notre seconde hypothèse ne se vérifie donc pas tout à fait. En effet, le ressenti des conditions de travail et d’enseignement paraît compter tout autant que les conditions elles-mêmes. Or, à la lumière des récits de nos répondants, ce ressenti peut être mis en lien avec certaines formes de mobilité professionnelle.

5.3 Différents types de mobilité professionnelle dans l’enseignement

Avoir pu changer de contexte de travail, ou encore s’investir dans des projets ou activités parfois sans lien avec l’enseignement, semble constituer une autre condition pour envisager de se maintenir en emploi quelques années de plus, ce qui confirme notre troisième hypothèse. Les récits que nous avons entendu nous permettent d’identifier trois formes de mobilité professionnelle : la mobilité professionnelle verticale, horizontale ou encore ni verticale ni horizontale. 1) La mobilité professionnelle verticale est peu présente dans l’enseignement (Huberman, 1989), mais certains de nos répondants parviennent à s’inscrire dans ce type de trajectoires, parfois au prix d’une organisation exigeante en termes d’articulation vie personnelle-vie professionnelle (Jarty, 2009). Ils se trouvent alors dans des situations plus avantageuses à la retraite du point de vue des projets et des revenus. 2) Par ailleurs, la mobilité professionnelle horizontale, par exemple un changement d’école, de niveau ou de contexte (Becker, 1952; Barrère, 2002; Montandon, 2004), est soumise à conditions. Toutefois, là encore, l’analyse des parcours de nos enquêtés nous confirme son importance, puisqu’elle permet de porter un regard plus satisfait sur son cheminement. 3) Nos données de terrain nous permettent également d’identifier un troisième type de mobilité, moins visible, mais dont l’importance se révèle lors de la transition professionnelle vers la retraite. Nous observons que plusieurs sujets ont connu une mobilité professionnelle qui n’est ni horizontale (ils n’exercent pas dans un autre contexte d’enseignement) ni véritablement verticale (ils ne connaissent pas exactement de meilleures conditions de travail et d’emploi dans cette autre activité) ; cette mobilité suppose plutôt la juxtaposition d’un emploi distinct, exercé simultanément à l’enseignement, entraînant une partition des emplois du temps, et supposant un investissement important. Ainsi, on retrouve des formes certaines de mobilité professionnelle juxtaposée, à l’intérieur d’activités rémunérées, parallèles à l’enseignement. Par le complément de revenus, la valorisation professionnelle, ou l’activité pérenne qu’ils représentent, ces seconds emplois constituent des transitions utiles vers la retraite.

5.4 Les enjeux de long terme de l’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle

En raison des conditions que cela suppose en termes d’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, avoir un second emploi, tout comme s’inscrire dans une trajectoire professionnelle ascendante, n’est pas possible pour tous, en particulier pour les femmes. Conformément à notre quatrième hypothèse, nous observons que la difficulté à dégager du temps tout au long de la vie professionnelle limite la préparation d’un projet de retraite. Cela conduit les répondants qui souhaitent quitter leur poste mais doivent continuer à travailler, à trouver des petits emplois ou à recourir à la suppléance. Il n’est pas exagéré de considérer que les perspectives d’emploi à la retraite, lorsqu’elles n’ont pu être préparées sur le long terme, peuvent s’apparenter à une forme de déclassement professionnel tardif, que les sujets de notre enquête ne semblent cependant pas subir, puisque ces perspectives leur permettront d’améliorer leurs conditions de travail.

Les dispositifs comme la retraite progressive ou le congé avec traitement différé sont vivement souhaités par les enquêtés, puisqu’ils peuvent servir à dégager du temps pour réduire sa charge de travail, mais aussi pour s’investir dans de nouvelles activités. Ils permettent de ménager une transition professionnelle bienvenue vers la retraite (Balleux et Pérez-Roux, 2013; Tremblay et Larivière, 2009). Cependant, les mesures de réduction et d’aménagement du travail peuvent aussi renforcer les inégalités liées à l’articulation des temps sociaux, puisque certains peuvent utiliser le temps ainsi dégagé pour exercer deux emplois en parallèle. Ainsi, malgré leur intérêt, ces dispositifs ne peuvent prétendre se substituer à des mesures mises en place par les commissions scolaires et spécifiquement destinées à aménager sur le long terme les parcours professionnels dans l’enseignement.

6. Conclusion

Notre recherche s’était donné pour objectif de comprendre la sensibilité des enseignants par rapport aux incitations actuelles visant le report à une date ultérieure de leur départ à la retraite en s’attachant à prendre en compte des facteurs professionnels et non professionnels susceptibles d’avoir de l’importance vers 50-60 ans, mais aussi tout au long de la vie. Une enquête par entretiens semi-directifs a été conduite auprès de 24 hommes et femmes âgés de plus de 50 ans. Les entretiens avaient pour objectif de recueillir les propos des enseignants quant à leurs conditions de travail et de vie actuelles, mais aussi sur des périodes antérieures de leur vie, ainsi que sur leurs souhaits pour les années à venir.

Nous avons montré que les enquêtés rencontrés sont peu ouverts à la perspective d’allonger la durée de leur service. Les départs à l’âge normal ou de façon précoce caractérisent le plus souvent leurs intentions. Pourtant, s’ils n’envisagent pas, pour la plupart, de rester plus longtemps à leur poste, la retraite n’est pas synonyme de fin de la vie professionnelle, puisque nombreux sont les enseignants qui envisagent de continuer à travailler. Nous avons montré que la rente de retraite, par les revenus qu’elle assure, peut servir de soutien pour aménager soi-même ses conditions de travail en recourant à la suppléance ou en se dirigeant vers un autre emploi. Néanmoins, les perspectives à la retraite sont d’autant plus favorables qu’elles ont pu être préparées en amont, lorsque les enseignants sont parvenus à réunir les conditions nécessaires en termes de temps ou de revenus. Notre enquête nous permet donc de souligner une double temporalité. D’une part, les pratiques et les représentations associées à la retraite supposent des enjeux de court terme, tels que les conditions d’enseignement et la structure de la vie familiale à un âge donné. D’autre part, des enjeux de plus long terme s’articulent aux premiers, comme le nombre d’années de cotisation et la possibilité d’investir du temps dans des activités qui pourront être utiles lors de la transition vers la retraite.

Comme l’abandon du métier dans les premières années, les départs à la retraite dans l’enseignement interpellent la société quant à l’effet de l’évolution actuelle des conditions de travail sur le vécu en emploi des travailleurs de ce secteur. De fait, cette recherche gagnerait à être complétée afin d’aller plus loin dans la détermination des facteurs propres au travail enseignant qui influent sur la transition vers la retraite. Ainsi, la comparaison entre les ordres d’enseignement n’a pas été développée. Or, il serait pertinent d’étudier plus précisément la façon dont les conditions d’emploi et d’enseignement dans le primaire, le secondaire, le secteur des jeunes, le secteur des adultes ou l’enseignement professionnel jouent sur les dernières années d’activité. Pour les mêmes raisons, la comparaison des façons d’envisager la retraite entre les personnels enseignants et non enseignants serait à mener. Ces derniers sont nombreux au Québec à la suite du processus de division du travail éducatif engagé dans les années 1990, et connaissent des conditions d’emploi et de travail différentes des enseignants (Levasseur et Tardif, 2005).

De même, la recherche pourrait permettre d’approfondir le rôle des contextes locaux de travail dans les perspectives de retraite. Il serait en effet fructueux d’analyser plus précisément le lien qu’entretiennent les décisions de départ avec certaines caractéristiques propres aux écoles, telles que les ressources, le mode de management, les relations entre les enseignants ou avec les autres personnels éducatifs. Enfin, cette recherche pourrait être complétée par une étude plus spécifiquement centrée sur les dispositifs publics d’aménagement du travail à un âge avancé. En comparant la situation des enseignants québécois âgés avec celle d’enseignants d’autres provinces canadiennes ou d’autres pays, on pourrait ainsi considérer d’un point de vue extérieur l’intérêt des mesures mises en place au Québec. Ces différentes pistes de recherche pourraient être explorées à l’aide d’une approche quantitative, complémentaire à l’analyse qualitative présentée ici, ce qui permettrait d’observer des régularités statistiques éventuelles grâce à un échantillon élargi.