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Les manifestants qui, en 2012, ont fait résonner leurs casseroles un peu partout au Québec, ont, sans le savoir, participé à une sorte de charivari. Même si certains médias ont alors fait remonter cette pratique au Chili des années 1970, pour René Hardy, elle est plutôt issue d’une très vieille tradition de culture et de justice populaires. C’est à la découverte de cette pratique culturelle qu’il nous convie dans son plus récent ouvrage. Il inscrit l’analyse du phénomène dans la longue durée, soit de son apparition en Nouvelle-France jusqu’à son déclin à la fin du 19e siècle et à sa quasi-disparition de la mémoire collective dans les années 1960. La richesse de cet essai repose notamment sur la variété des sources. Nul n’a besoin de convaincre René Hardy de la valeur des archives judiciaires pour étudier des phénomènes socioculturels; ici encore il les analyse avec minutie. Les archives religieuses, mandements des évêques et rapports des paroisses, ont aussi été mises à profit de même que les journaux et, pour une période plus récente, une enquête orale a été menée.

L’ouvrage s’ouvre sur une nécessaire discussion sur les concepts de culture populaire et de justice populaire. Les débats historiographiques sur ces concepts ont été nombreux et Hardy en témoigne avec justesse. En s’inspirant des travaux de Robert Muchembled, il souligne l’importance de l’idée de « civilisation des moeurs » et de l’apparition, au 19e siècle, de nouvelles valeurs plus sensibles à la protection de la vie privée, « deux traits caractéristiques de la culture occidentale contemporaine » (p. 16), qui ont entraîné la fin des charivaris. Une bonne partie de son argumentation repose sur cette prémisse.

Un premier chapitre retrace les origines européennes du charivari. Présent dans toutes les cultures occidentales, ses fonctions peuvent varier d’une région à l’autre et évoluent dans le temps, mais elles constituent toujours une réponse – parfois sympathique, parfois violente – aux comportements jugés contraires aux normes par les communautés. Son caractère souvent festif ne doit pas faire oublier que le charivari est d’abord un instrument de justice populaire. Ce jeu de contestation qui peut ressembler au retournement carnavalesque a aussi un rôle de gardien de la morale, surtout en matière de sexualité et de mariage. Si les autorités civiles peuvent tolérer ces démonstrations, il n’en est pas de même pour l’Église qui les condamne parce qu’elles empiètent sur ses prérogatives, le pardon ne pouvant s’obtenir que d’une seule manière.

Il est difficile de savoir exactement à quel moment le charivari a été importé en Amérique. Si beaucoup d’études attribuent des origines françaises aux charivaris en Amérique, d’autres prétendent que les premiers témoignages évoquent plutôt des racines hollandaises ou même espagnoles (p. 59). Quoi qu’il en soit, en Nouvelle-France, l’interdit de Mgr Laval de 1683 constitue la première trace de charivari relevée par l’auteur. Le portrait de cette apparition en Amérique présenté au chapitre 2 souligne toute la difficulté de retracer ces expressions d’une culture populaire qui, bien qu’ayant des objectifs normatifs, se manifeste en dehors des cadres sociaux régulés et mieux documentés. Le chapitre démontre aussi comment l’héritage européen des charivaris s’est bien implanté au Canada français.

Avant d’aborder les variantes des charivaris, Hardy propose, dans le chapitre 3, de dresser un portrait des différentes formes de justice populaire au Québec. Même si on s’éloigne un peu ici de l’objet premier du livre, il est important de montrer que la justice populaire s’est exprimée de diverses manières. De la chanson injurieuse à la destruction de maison en passant par la tonte de la crinière ou de la queue du cheval ou la coupe des cheveux, les manières pour une communauté d’exprimer sa désapprobation sont très diversifiées. Ce qui ressort principalement de ce chapitre est la brutalité de certaines de ces manifestations qui perdurent jusqu’au milieu du 19e siècle, la force régulatrice de l’État n’étant pas toujours en mesure de s’imposer, surtout en milieu rural, et les mentalités quant au respect de la vie privée et des individus progressant lentement.

Quelles ont été les formes et les usages du charivari au Québec? C’est à cette question que répondent les chapitres 4 et 5. Le rituel charivarique est bien réglé et on comprend pourquoi il se distingue des autres formes de justice populaire : annonce du charivari, dérision, intimidation, dénonciation, réclamation d’une rançon et réinsertion sociale (p. 135). Le déroulement de ce qui se veut un tribunal populaire est quasi invariable, mais l’intensité des gestes ne l’est pas. Si certains charivaris ont une allure bon enfant, d’autres ont des conséquences plus dramatiques puisque des décès sont survenus lors d’échauffourées. Mariages mal assortis, sexualité jugée déviante, difficultés conjugales, comportements répréhensibles, plusieurs raisons justifient un charivari. Chose certaine, le charivari, qui n’est pas un rituel présent exclusivement au sein des classes populaires, sanctionne généralement des gestes non conformes, mais il peut aussi mener à l’exclusion de la communauté. Agent de régulation sociale, le charivari vise à maintenir la cohésion de la communauté, mais en faisant fi des règles édictées par l’État.

Il en est tout autrement des charivaris politiques qui font l’objet du sixième chapitre. Ici Hardy se demande si les charivaris n’auraient pas évolué, surtout au 19e siècle, vers une fonction de plus en plus politique. On pense notamment aux Patriotes qui ont brûlé en effigie des dirigeants britanniques et qui ont manifesté bruyamment leur colère, ou aux mouvements de contestation durant la Guerre des éteignoirs. Hardy conclut que les charivaris politiques ont été somme toute assez rares au Québec et qu’il ne faut pas les confondre avec les réjouissances électorales – et leurs possibles débordements – rencontrées plus souvent dans les sources.

Le déclin des charivaris à partir de la fin du 19e siècle résulte d’une série de facteurs dont le plus important est certainement la capacité mieux affirmée de l’État et de l’Église de réformer des comportements jugés de plus en plus contraires à « la nouvelle culture de civilité » (p. 257). La limitation des sources empêche néanmoins l’auteur de mesurer avec exactitude le déclin d’une pratique qui se déroule souvent à petite échelle et dont les échos ne parviennent pas toujours aux oreilles des autorités, mais Hardy en est conscient et il avance prudemment dans ses conclusions.

L’historiographie canadienne et québécoise était jusqu’à ce jour très peu loquace sur les charivaris. Pour comprendre cette pratique assez répandue, mais méconnue, il fallait se tourner vers des études européennes. René Hardy comble ce vide historiographique, mais en révélant des facettes très mal connues de la culture populaire, notamment celle de la violence des communautés; il ouvre aussi des pistes de recherche sur certains héritages culturels européens un peu troubles.