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Lors du Festival d’Avignon de 2010, le metteur en scène Ludovic Lagarde a présenté Un mage en été, un solo écrit par Olivier Cadiot, artiste associé à cette 64e édition, et interprété par l’acteur Laurent Poitrenaux[1]. Dernière collaboration en date des trois artistes, ce spectacle se présente à la fois comme une synthèse et un dépassement de leur compagnonnage. Métaphore de l’artiste, le mage fusionne les figures de l’écrivain, du metteur en scène et du comédien, cristallise la rencontre de la littérature et du théâtre, de la scène et de la salle. Le motif de la réincarnation et de la métamorphose qui parcourt le texte est à la fois une définition du phénomène théâtral selon Friedrich Nietzsche, par ailleurs convoqué dans le texte, mais également une métaphore des différents états du texte de Cadiot qui témoignent du processus de transposition du livre au plateau. Seul en scène, le mage n’en est pas moins le vecteur d’une polyphonie qui interroge constamment l’identité du « je ».

La collaboration de Cadiot, Lagarde et Poitrenaux autour de l’adaptation scénique de textes de fiction débute par un solo en 1997 : Le colonel des zouaves[2]. S’ensuivent deux spectacles interprétés par le même trio d’acteurs, Laurent Poitrenaux, Valérie Dashwood et Philippe Duquesne : Retour définitif et durable de l’être aimé en 2002 et Fairy Queen en 2004; puis un spectacle pour neuf comédiens, Un nid pour quoi faire, en 2009. Treize ans après l’expérience fondatrice du Colonel, alors que le Festival d’Avignon invite l’écrivain à déployer son travail artistique, Cadiot, Lagarde et Poitrenaux font à nouveau le choix du solo avec Un mage en été. S’il n’est pas question de tirer ici des conclusions générales sur les régimes fictionnels et scéniques du solo contemporain à partir de l’étude d’un cas singulier, celle-ci révèle néanmoins la place fondamentale qu’occupe cette forme dans l’histoire du compagnonnage de Cadiot, Lagarde et Poitrenaux. Le colonel des zouaves a connu une fortune internationale : le texte a été traduit en anglais en 2006 (Cadiot, 2006) et le spectacle a tourné en Grèce, en Suisse, en Amérique du Sud, en Allemagne et aux États-Unis, ainsi qu’au Québec, à l’Espace Go de Montréal du 25 au 28 octobre 2000. Ce succès ne s’est pas démenti avec le temps puisque Le colonel des zouaves était encore joué à la Comédie de Reims en octobre 2009, quelques mois seulement avant la création du Mage au Festival d’Avignon. Ainsi, le Mage est appelé par maints aspects à dialoguer avec Le colonel des zouaves, dont il s’avère pourtant très différent.

Si Cadiot, Lagarde et Poitrenaux diversifient les expériences collaboratives, la forme du solo jalonne leur travail, qu’elle synthétise et condense sans le simplifier puisque, au contraire, elle l’interroge et en pointe les stratégies et les enjeux. Au-delà de l’oeuvre singulière du Mage s’ouvrent de nouveaux espaces de collaboration au sein de l’équipe artistique et avec le public. Le solo se caractérise donc par un effet de relance. Si Le colonel des zouaves ouvrait une voie nouvelle, Un mage en été n’a pas de vocation testamentaire, ainsi qu’en témoigne la non-clôture du texte et de sa représentation. L’oeuvre ne vise pas tant à poser les principes de la collaboration artistique qu’à mettre en évidence les tensions et les contradictions fécondes. Le questionnement qui en découle passe par le choix d’une esthétique baroque. Il s’agira de voir comment les synergies baroques qui se créent entre le lieu de représentation (un théâtre à l’italienne), l’écriture de Cadiot qui joue des figures contraires de la surabondance et de l’éclipse et la dramaturgie lagardienne de l’apparition et de la disparition nourrissent les dialectiques de la stabilité et de l’instabilité, du centre et du décentrement, autant de métaphores d’une pratique collaborative bien établie et pourtant toujours à réinventer.

L’on se penchera successivement sur la conjugaison baroque du lieu et de l’oeuvre; sur la figure à la fois singulière et plurielle du mage illusionniste, pivot du dispositif fictionnel et scénique; sur les processus métafictionnels et métathéâtraux qui donnent à voir la fabrique de l’illusion et font du solo une oeuvre « monstre » au sens cornélien du terme et, finalement, sur le statut original du spectateur-mage, cocréateur de la fiction, qui remet en question la forme même du solo, au risque de la définir comme illusion.

Synergies baroques : le lieu et l’oeuvre au miroir l’un de l’autre

Le choix de l’Opéra d’Avignon pour accueillir les représentations d’Un mage en été ne laisse pas de surprendre a priori, sachant en outre que ce spectacle expérimental est ensuite immédiatement programmé au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, entièrement voué à la création moderne et contemporaine. Comment négocier la rencontre d’une écriture contemporaine et d’une scénographie de l’espace vide avec un théâtre à l’italienne dont la place au Festival a longtemps été contestée?

En septembre 1947, le Festival naît, entre autres, du désir de Jean Vilar de rompre avec la tradition du théâtre à l’italienne à laquelle il substitue, avec la Cour d’honneur du Palais des papes, les modèles grec et élisabéthain. Vilar ne souhaite pas pour autant éliminer l’Opéra d’Avignon, où il monte La terrasse de midi de Maurice Clavel, l’un des trois spectacles de la semaine d’Art en Avignon, édition inaugurale du festival. Ce lieu contraignant reste valable à ses yeux pourvu qu’on le réserve à certains répertoires (Jacquot, 1960 : 223). Après 1947, Bernard Dort indique néanmoins : « le festival l’ignora pendant de longues années. Ou peut-être se refusa-t-il à lui. En juillet, il demeurait clos, comme un reproche, devant le déferlement des festivaliers sur la place » (Dort, 1987 : 17). En revanche, « il était, en saison, le lieu de rendez-vous de ceux qui ont longtemps tenu le festival en suspicion » (idem). Il faut attendre 1969 pour que le bâtiment soit réinvesti. À partir de cette date, il s’ouvre irrégulièrement au théâtre musical, à la danse et au théâtre pour jeune public. Mais la véritable reconquête de ce théâtre par le Festival remonte à 1976, lorsque Bob Wilson choisit d’y présenter Einstein on the Beach, qui révolutionne le domaine de l’opéra. Si, d’un côté, « le vieux théâtre à l’italienne est métamorphosé », selon Dort, il voit, de l’autre, réhabilitées sa structure et sa fonction de « boîte d’images magiques » (idem). Cette double interaction, qui métamorphose le lieu tout en lui restituant sa propre capacité à métamorphoser, sa faculté illusionniste, caractérise également la mise en scène du Mage, dont le titre s’avère pleinement significatif.

Ainsi, l’esthétique d’inspiration baroque du lieu théâtral éclaire le texte, agissant comme un révélateur de l’écriture de Cadiot. Inversement, la mise en scène fait un retour sur le lieu de la représentation, établissant la continuité là où la discontinuité était érigée en principe fondateur. Mais si elle joue avec la notion de frontière, elle ne nie pas pour autant la spécificité du théâtre dans lequel elle s’inscrit, convoquant les nouvelles technologies pour affirmer sa vocation de « grotte aux images » (idem) et pour garantir une circulation démocratique du son. Érigé entre 1823 et 1825, puis reconstruit à l’identique en 1847 après avoir été détruit par un incendie, l’édifice subit, en 1978, des travaux pour augmenter la jauge qui en altèrent les principes architecturaux baroques d’origine. Le partenariat de Lagarde avec l’Institut de recherche et coordination acoustique / musique (Ircam) participe de la quête des architectes pour le partage du son depuis les origines du théâtre à l’italienne (Banu, 1989 : 90-95). Un dispositif sophistiqué redéfinit le lieu comme « un théâtre de la voix » (ibid. : 90), lui restituant, en la sublimant, la dynamique acoustique qu’il avait perdue en 1978, à la suite de l’agrandissement du premier balcon sous l’avancée duquel le son va désormais s’encaisser. Sur le plan visuel, le spectacle joue de l’espace scénique comme d’une boîte noire, déployant en trois dimensions les clichés que Cadiot a pris avec son téléphone portable pour les faire dialoguer avec le texte imprimé.

Cette synergie baroque entre le texte, sa mise en scène et le lieu de la représentation est engendrée autour du mage, à la fois objet et auteur de l’illusion. Le traitement littéraire et scénique du personnage participe d’une esthétique du centre et du décentrement, de l’apparition et de la disparition, de l’unicité et de la métamorphose, de la démultiplication, de la diffraction. Évoquant Prospero dans La tempête shakespearienne (1611) ou Alcandre dans L’illusion comique (1635) de Corneille, le mage est donc ce centre tremblé autour duquel sont structurés les procédés baroques résurgents, se nouent les tensions et s’allient les contraires[3].

Le mage, figure de l’illusionniste

Campé au centre du plateau, le personnage est néanmoins soumis à des stratégies de décentrement. Il commence par décrire une photo qui représente quelqu’un au milieu d’une rivière, dont il imite la posture : « immobile comme ça, bras croisés » (Cadiot, 2010a : 9-10; je souligne), et à qui il s’identifie : « Je voudrais être à sa place » (idem). Le décor sonore, qui diffuse les clapotis d’un cours d’eau, participe de ce processus d’identification. Le spectateur se trouve immédiatement confronté au paradoxe du mage dont le « je » est un « autre », ce qui renvoie obliquement au paradoxe du comédien Poitrenaux interprétant le mage. Le texte comme sa représentation ouvrent donc sur un vertige ontologique. De manière significative, la première phrase du livre commence par une ellipse du sujet : « Vu une photo dans le journal, en couleur » (ibid. : 9). La deuxième phrase interroge l’identité sexuelle du personnage de la photo auquel s’identifie le personnage-narrateur, posant d’entrée de jeu le principe de la métamorphose : « Une femme au milieu de l’eau, une rivière, un homme? » (idem); « Une femme devenue homme, à force, ou l’inverse » (ibid. : 10); « quelqu’un, unisexe » (idem).

Les pieds bien ancrés dans le sol, Poitrenaux reste en flexion durant toute la durée de la représentation, à l’image de l’androgyne « planté » (ibid. : 9, 10, 153) au milieu de l’eau : le terme est récurrent, comme pour mieux convaincre de la stabilité du personnage, « point fixe » (ibid. : 9), « pile à l’équilibre » (ibid. : 10), qui résiste tel un « bloc » (ibid. : 12), « une statue » (ibid. : 10), un « barrage » (ibid. : 9), aux « lignes ondulantes du courant » (ibid. : 13), à « la dynamique des fluides » (idem), à « la vibration de l’air » (idem), à « la matière [...] en forme de fouets, de lassos, de filaments » (ibid. : 15). Contredit par de multiples procédés littéraires et scéniques, cet ancrage solide et stable semble néanmoins illusoire. La créatrice des costumes, Fanny Brouste, a imaginé pour Poitrenaux des souliers sombres, couleur café, qui se fondent dans le miroir noir du linoléum couvrant une scène légèrement bombée et donnent l’impression d’un mage en suspension au-dessus du plateau. L’écriture scénique traduit la tendance, dans l’écriture de Cadiot, à gommer les charnières, les pivots et les articulations par un style elliptique et par la pratique de la parataxe : « Saint Sébastien, tranquille, avant les flèches » (ibid. : 10). Alors que pour interpréter Le colonel des zouaves, premier solo écrit par Cadiot pour Poitrenaux et mis en scène par Lagarde en 1997, le comédien s’était entraîné physiquement à rester en prise avec le sol, enchaînant les courses à pied sur place, il fait pour le Mage, avec la danseuse Stéfany Ganachaud, un travail corporel diamétralement opposé. Sans pour autant lui dicter une chorégraphie, Ganachaud l’aide à se détacher de la gestuelle du Colonel des zouaves intégrée par son corps au fil des reprises et des tournées du spectacle depuis plus de treize ans. C’est en travaillant les enroulés, les déroulés, les torsions, les vrilles et les spirales, à la limite permanente du déséquilibre, que Poitrenaux apprend à faire advenir les gestes sur scène comme par magie, sans qu’on en perçoive l’origine ni la fin. Il se glisse dans la pensée de son personnage qui déclare : « Je suis la volute qui s’entrelace, je la suis par ici, non, par là. Par ici » (ibid. : 116). La phrase imprimée tente en vain de fixer le mouvement, tout comme la photo qui la double et dont elle devient la légende. Le tissu fluide du costume grège de l’acteur accentue encore la dynamique tantôt aérienne, tantôt aquatique du mage qui répète tel un leitmotiv « je nage » (ibid. : 150, 152, 156, etc.) et qui dit « Je suis plastique » (ibid. : 14) ainsi que « Je suis vivant et en déformation permanente, je suis plissé et pliable » (idem). De manière intéressante, le comédien tâche de compenser verbalement l’inconfort physique de ce jeu permanent avec son centre de gravité, de ce défi constant des lois de la pesanteur. Il rétablit ainsi la symétrie syntaxique que Cadiot s’efforce de rompre. Par exemple, « elle a une moitié du corps au soleil, moitié au frais » (ibid. : 9) devient, sur la scène, « elle a une moitié du corps au soleil, une moitié au frais[4] » ( je souligne).

Poitrenaux a beau se positionner au milieu de l’aire de jeu, le mage n’en continue pas moins de chercher sa place, fusionnant une fois de plus, dans une référence métathéâtrale, les fonctions respectives du comédien et du personnage : « Il faudrait une autre croix pour dire où je suis placé dans la scène » (ibid. : 13). Cette croix est une manière de convoquer le « X » qui parcourt le texte, désignant à la fois personne et n’importe qui, métaphore alphabétique de la quête identitaire du mage[5]. Au centre et pourtant toujours décentré, le mage cristallise la tension qui fonde l’esthétique baroque et définit l’homme renaissant dont les certitudes sont ébranlées lorsqu’il découvre qu’il n’occupe pas de position privilégiée dans le système cosmique[6].

Le mage s’avère aussi insaisissable que l’élément liquide qui lui est associé. Le scénographe de Lagarde, Antoine Vasseur, a conçu un plateau très étroit qui projette le corps de l’acteur en avant. Mais le comédien travaille dans un cadre, celui de la boîte scénique du théâtre à l’italienne, qui crée une frontière et induit une certaine retenue vis-à-vis du public. Les phénomènes d’apparition et de disparition du mage mettent en scène ce « clignotement d’une présence » (Baudrillard, 1979 : 118). Au moment où le spectateur a l’impression de pouvoir presque toucher l’acteur, il se dérobe systématiquement, soudain absorbé par un noir total[7].

Le mage compense ces éclipses intermittentes par des procédés de démultiplication et de diffraction. Si le comédien est campé au centre de la scène, le mage, lui, a le don d’ubiquité : « j’ai le don du transport » (Cadiot, 2010a : 49); « je la suis par ici, non, par là. Par ici » (ibid. : 116). En partenariat avec l’Ircam, Lagarde spatialise le son et fait voyager la voix de Poitrenaux pour qu’elle enveloppe littéralement le spectateur. À cet effet, 24 enceintes sont disposées dans la salle et au-dessus de la scène. Un dispositif conçu par un ingénieur de l’Ircam, Grégory Beller, neutralise le temps que le son met à circuler pour synchroniser le moment de l’émission et celui de la réception. Il en résulte une désolidarisation du corps et de la voix de l’acteur, une contradiction entre la perception visuelle, distanciée, et la perception sonore, immersive : le spectateur voit le mage de l’autre côté de la rampe et pourtant, ce dernier lui parle à l’oreille.

Les travaux menés par l’Ircam dans le domaine du traitement de la voix servent ici les métamorphoses du mage. C’est bien Poitrenaux qui prononce le texte de Cadiot, mais on entend successivement le grain, la couleur et les fréquences des voix respectives d’Adorno, de son valet de pied et de Nietzsche. L’imitation devient métamorphose, réincarnation[8]. Alors que le solo est hanté par des revenants, le monologue se fait polyphonique : « À force de me projeter, je me diffracte » (ibid. : 13).

Si le mage « se multiplie » (ibid. : 12), jouant des possibilités infinies de la technique, il fait également l’objet d’un dédoublement structurel de ses fonctions de personnage et de narrateur. Au coeur de la trame narrative, il est aussi celui qui la tisse : « C’est mon histoire dite par moi, avec l’intérieur et l’extérieur, il n’y a plus cette ligne qui me coupe en deux » (ibid. : 154). Entre immersion et distanciation, le mage est affecté d’un strabisme : « J’ai un oeil qui entre sous l’eau quand on plonge, un oeil à la bonne distance » (ibid. : 14). Telle une « caméra embarquée[9] », pour reprendre une métaphore de Cadiot, il explore, observe et commente l’univers dans lequel il est immergé. Comparable en cela au colonel des zouaves dont il est, par ailleurs, l’antithèse, il se définit comme une variation littéraire du Robinson qui traverse tous les romans de Cadiot, un personnage palimpseste. Le mage affirme sa filiation : « Je suis un vrai Robinson » (ibid. : 67), tandis que Poitrenaux convoque le colonel sur scène. Prononçant la phrase « Comme on répète à l’infini un geste » (ibid. : 14), il imite le mouvement caractéristique du majordome qui porte son plateau, se glissant en un clin d’oeil dans le rôle qu’il a joué quelque huit cents fois au cours des treize dernières années.

Menacé de fragmentation, de dissémination, à l’image de la balle de golf qu’il frappe et qui explose en plein vol, le mage n’en est pas moins une figure de la synthèse et de la condensation. Entre profusion et concentration des effets, il se trouve pris dans un double mouvement contradictoire, centrifuge et centripète.

Un solo « monstre »

Dans la dédicace de L’illusion comique à mademoiselle M.F.D.R., Corneille qualifie sa pièce d’« étrange monstre » (Corneille, 1971 : 627), se référant à son hybridité générique et à la diversité des traditions qui l’inspirent, bref, à son irrégularité baroque[10]. L’expression pourrait se rapporter à plus d’un titre au Mage, dont L’illusion cornélienne est l’un des nombreux sous-textes. Résistant à toute tentative de classification générique, le texte de Cadiot convoque des influences et des matériaux multiples, de la figure de Nietzsche à celle d’Adorno, en passant par les arts plastiques[11]. Mais le Mage est également une oeuvre « monstre » au sens étymologique du terme, car elle montre, dans une démarche autoréflexive, les processus fictionnels et scéniques qui sous-tendent la création.

Tout à la fois figure de l’écrivain, du metteur en scène et du comédien, le mage est une métaphore de la création et cristallise la rencontre de la littérature et du théâtre. Ses métamorphoses successives suggèrent les différents états du texte lors de son adaptation de la page au plateau. Le mage met en scène le processus de mise en pièce(s) conduit par Lagarde, Poitrenaux et la dramaturge Marion Stoufflet qui coupent dans le texte, déplacent des passages, réagencent la structure générale, sortant d’une logique de construction par chapitres pour adopter la grammaire du théâtre et répondre aux nécessités du plateau. Le leitmotiv « Je coupe » (Cadiot, 2010a : 108-109) fait écho au parcours littéraire de Cadiot qui débute par la poésie et qui, comme le mage, pratique le cut-up. Mais il inscrit également sur la page le travail de suture à venir, intégrant la possibilité d’un devenir scénique dans le processus même de composition littéraire. Ce phénomène de genèse est déployé sur la scène grâce à un dispositif du concepteur d’images, Cédric Scandella, qui joue de l’apparition et de la disparition des caractères et des mots, d’une écriture réversible, à double sens, dont les phrases s’étirent indifféremment vers la droite ou la gauche. Le mage établit un lien organique entre l’écriture et l’oralité, le texte littéraire et la possibilité qu’il prenne corps : « Bon, ça ne marche pas. Il faudrait une voix pour que ça fonctionne. Le texte tout seul, on dirait qu’il est tout triste, oh le pauvre texte sans voix. Avec toutes ces petites choses abandonnées. Ces histoires perdues, ces petits poèmes orphelins » (ibid. : 111).

Laurent Poitrenaux dans Un mage en été. Une mise en scène de Ludovic Lagarde créée pour le Festival d’Avignon en 2010.

Photographie de Christophe Raynaud de Lage

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La dernière phrase du texte, « Vous n’imaginez pas ce que peut un corps » (ibid. : 156), est à la fois un hommage et une ouverture de la littérature aux arts de la scène, au spectacle vivant. Pour la première fois dans l’histoire de la collaboration de Cadiot et Lagarde, la publication du livre coïncide avec la création théâtrale au lieu de l’anticiper. Le titre Un mage en été contient la promesse du Festival d’Avignon pour lequel le texte a été composé. La réflexion du mage, « Et moi qui voulais prendre des vacances » (ibid. : 111), en fait ironiquement une persona de l’auteur, artiste associé à cette 64e édition de juillet 2010.

Même si l’écriture de Cadiot ne s’adresse pas directement à la scène, elle n’en présente pas moins des vecteurs de théâtralité qui rendent possible la transposition vers le plateau. Par exemple, dans Le colonel des zouaves comme dans Un mage en été, le personnage s’exprime à la première personne, utilisant un présent performatif. Il dit « je », s’adressant à un public potentiel, et énonce ce qu’il fait en même temps qu’il le fait. Si le texte appelle le théâtre, il lui résiste paradoxalement. La saturation d’images qui caractérise l’écriture hallucinogène de Cadiot comme les visions baroques de son personnage induit en creux une dramaturgie de l’espace vide. Loin d’être établi une fois pour toutes, le protocole d’adaptation des textes de Cadiot est en évolution constante. Lagarde explique :

La rencontre du théâtre et de la littérature est [...] compliquée, car elle se heurte à la frontière qui existe entre le livre et la scène. Chaque fois, le théâtre doit d’une nouvelle manière convaincre l’écrivain de sa nécessité puisqu’il pourrait s’arrêter à la nécessité première du livre. Il s’agit toujours d’un territoire à réinventer

(Lagarde et March, 2011 : 46).

La rencontre de la littérature et du théâtre n’est donc jamais acquise à l’avance. Cela transparaît, d’une part, dans les textes de Cadiot, en ce sens que le mage, figure de la création artistique toujours à la limite du déséquilibre, en arrive parfois à douter au point de dire « je ne suis pas mage » (Cadiot, 2010a : 94), « je ne suis pas mage du tout » (ibid. : 80), « je suis un ex-mage » (ibid. : 126) et, d’autre part, dans la dramaturgie de l’apparition et de la disparition cultivée par Lagarde. Passionnés par leurs arts respectifs, Cadiot et Lagarde ne se départissent jamais d’une certaine autodérision. Le mage confesse dans une mise en abyme de l’aventure artistique : « ça ne marche pas », « [o]n arrête. C’est trop compliqué cette histoire de mage. La littérature aussi. Pitié » (ibid. : 111). L’histoire du mage et de ses métamorphoses est une parabole du phénomène théâtral, de l’illusion scénique. Pour Nietzsche, que le mage en vient ironiquement à incarner, la métamorphose est en effet la condition préalable à tout art dramatique[12]. Toutes les références au théâtre inscrites dans le texte prennent une dimension métathéâtrale dès lors qu’il est transposé sur le plateau. Ce processus permanent de distanciation, jeu de miroirs baroque qui « ouvre des boîtes à l’infini » (ibid. : 12), appelle la réflexion – dans tous les sens du terme – et témoigne de la volonté des artistes d’interroger et de ré-interroger sans relâche leurs objets de recherche pour les faire évoluer.

Le spectateur-mage

Si le mage condense les figures de l’auteur, de l’acteur et du metteur en scène, il agit également comme un médiateur vis-à-vis de la salle. Comme pour résoudre la dialectique de sa position centrale et pourtant toujours décentrée, le mage propose, dans une nouvelle allusion métathéâtrale, de « met[tre] le spectateur au centre » (ibid. : 46). Antéposant une phrase du premier chapitre du livre de Cadiot, les tout premiers mots du spectacle fonctionnent comme un prologue miniature, une formule magique au seuil de la fiction, un pacte conclu entre la scène et la salle alors plongées dans une demi-obscurité : « Allez, fermons les yeux » (ibid. : 10). L’injonction ne laisse pas de surprendre a priori. Demander au spectateur de fermer les yeux, alors même que le terme signifie étymologiquement « regarder », revient à interroger son statut et sa fonction. C’est également poser la question du spectacle qui donne à voir. L’adresse à la première personne du pluriel inclut le spectateur dans le processus de création, rend hommage à sa puissance d’imagination, affirmant qu’au final, le spectacle a lieu dans sa tête, dans son « théâtre du dedans » (Ionesco, 1966 : 300). Ce questionnement est repris par le procédé du noir total qui gomme la frontière lumineuse pour englober scène et salle dans un même espace commun. Surpris par cette redéfinition des codes conventionnels, des spectateurs interprètent systématiquement le premier noir comme la fin de la représentation et applaudissent.

Pris lui aussi d’un vertige existentiel, le spectateur cherche sa place. De même que sur les scènes baroques la mise en abyme théâtrale a pour effet de remettre en question la position du spectateur qui se trouve soudain dédoublé, à la fois dans la salle et sur le plateau, la réflexion menée par Cadiot et Lagarde par l’intermédiaire du mage interroge le sens du regard : « Je ferme les yeux pour voir les choses, car on ne voit pas de la même façon les yeux ouverts » (Cadiot, 2010a : 17). Selon la philosophe Marie-José Mondzain, « voir ensemble ce n’est pas partager une vision car jamais personne ne verra ce que l’autre voit » (Mondzain, 2003 : 140), mais plutôt construire ensemble un regard critique. C’est donc le régime de visibilité plus que la vision elle-même qui fonde la communauté spectatorielle. La rupture visuelle avec la scène introduit une distanciation par rapport au spectacle, autrement suggérée par l’image en trois dimensions de cette paire de lunettes au-dessus desquelles on peut lire « vision express » (Cadiot, 2010a : 51), qui s’exhibe et se dérobe dans un mouvement tournant.

Cette mise en évidence du processus de construction du public remet en question la tendance actuelle à parler des publics au pluriel, à les catégoriser au risque de réduire les spectateurs à de simples consommateurs, à les définir en dehors de leur relation à l’oeuvre alors même que c’est dans la relation théâtrale que le public prend corps – une idée chère à Lagarde[13].

Laurent Poitrenaux dans Un mage en été. Une mise en scène de Ludovic Lagarde créée pour le Festival d’Avignon en 2010.

Photographie de Christophe Raynaud de Lage

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Pris dans le même espace sonore et visuel que le personnage qui défie la frontalité de la scène à l’italienne, les spectateurs, cocréateurs de l’illusion, sont tous un peu des mages. C’est donc à une communauté spectatorielle émancipée, au sens où l’entend Jacques Rancière, à savoir « une communauté de conteurs et de traducteurs » (Rancière, 2008 : 29), que la dernière collaboration de Cadiot, Lagarde et Poitrenaux rend hommage en célébrant la rencontre de la littérature et du théâtre.

Le baroque, révélateur des tensions structurelles du solo

Le solo Un mage en été est l’occasion pour Cadiot, Lagarde et Poitrenaux de faire retour sur leur compagnonnage pour pouvoir aller encore plus loin. En ce sens, la dernière phrase du texte dans le livre comme dans le spectacle, soit « Vous n’imaginez pas ce que peut un corps » (Cadiot, 2010a : 156), agit comme une promesse. L’oeuvre reste inachevée, tel le théâtre à l’italienne qui l’accueille, écrin de velours rouge dont l’architecture ne trouve son plein accomplissement que lors de sa rencontre avec le public. Elle s’ouvre à l’infini, un mot qui jalonne régulièrement le texte[14], un concept dont la figuration ultime passe par le corps du comédien et du spectateur. Fondée de manière essentielle sur ses tentatives de figuration de l’infini, l’esthétique baroque qui sous-tend Un mage en été resurgit jusque dans sa conclusion[15]. Comme un refus de la fin, le corps continue d’affirmer la dynamique qui l’anime, défiant jusqu’au bout le centre du plateau, la frontière entre la scène et la salle : « je bouge » (ibid. : 155), « je nage » (idem), « je me spirale » (ibid. : 156).

Au-delà de la représentation du Mage, solo baroque qui gravite autour d’un centre tremblé, rêvé, fantasmé, se profile l’idée que se fait Cadiot du théâtre : « le théâtre est tout ce qui gravite autour d’un centre qui n’existe pas » (Cadiot, 2010b). Cette définition rend compte de son compagnonnage avec Lagarde, de leur expérience commune du théâtre comme un espace où la littérature trouve librement sa place et devient un langage théâtral sans pour autant perdre son autonomie, comme un lieu d’accueil interdisciplinaire, un carrefour des arts, un laboratoire de création. Treize ans après avoir initié cette rencontre de la littérature et du théâtre par un solo, Le colonel des zouaves, Cadiot et Lagarde reviennent à cette forme fondatrice qu’ils interrogent et à travers laquelle ils interrogent leur travail collectif. Au-delà du projet artistique singulier qu’il informe, le solo apparaît comme le creuset où s’élaborent les différentes modalités de la pratique collaborative de Cadiot, Lagarde et Poitrenaux, où ils cristallisent leur vision du théâtre autant qu’ils la questionnent. Le solo Un mage en été se présente donc comme un concentré de leur expérience théâtrale, qu’il appelle d’ailleurs à dépasser.

La place de ce spectacle dans l’histoire de leur compagnonnage lui donne une importance toute particulière. En ce sens, l’étude de ce cas permet d’esquisser une poétique de l’écriture textuelle de Cadiot, de l’écriture de plateau de Lagarde et de leur pratique collaborative complexe. Solo « monstre » au sens étymologique du terme, le Mage donne à voir le geste créateur et démonte les mécanismes de l’illusion. Alors que le soliste trompe la solitude en multipliant les métamorphoses et les réincarnations, il fait l’éloge de l’illusionnisme tout en remettant en question le principe même du solo, au risque de faire passer cette forme pour illusion. À moins que le traitement baroque du solo n’en éclaire précisément les contradictions structurantes, qui jouent de la singularité dans le pluriel et du métissage du même et de l’autre. Mais si elle a ici une fonction de révélateur de la structure paradoxale du solo, l’esthétique baroque, qui donne le primat à l’invention contre l’imitation, exalte la variation, la dissymétrie et l’irrégularité (Pelegrin, 2000 : 440), et semble en même temps suggérer la résistance de cette forme à toute tentative de classification. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Cadiot et Lagarde la privilégient.