Corps de l’article

Introduction

La seconde moitié du XXe siècle a fait apparaître une nouvelle physionomie sociale du suicide dans les sociétés contemporaines, caractérisée par « la naissance du suicide des jeunes dans tous les pays occidentaux à la même période » (Dagenais, 2011 : 72). Sans être spécifique au contexte québécois, ce phénomène s’y est toutefois manifesté de façon plus marquée qu’ailleurs, comme l’a révélé la hausse significative du taux des suicides des jeunes hommes entre 15 et 24 ans, un des plus élevés du monde industrialisé à la fin des années 1990 (Clain, 2001). Même si, après un sommet atteint en 1999, les taux de décès par suicide ont diminué au début des années 2000, notamment pour les adolescents et les jeunes adultes (Gagné et St-Laurent, 2008), le suicide demeure un problème de santé publique important au Québec, et le fait qu’il affecte les jeunes hommes a suscité, outre une mobilisation des pouvoirs publics et des interventions en santé publique visant à faire diminuer les taux de suicide, l’intérêt croissant, bien que tardif, des sociologues soucieux de mieux comprendre cette « invention extraordinaire »[1] que constitue le suicide des jeunes.

Toutefois, au Québec comme au Canada, les taux de suicide sont considérablement plus élevés chez les Autochtones que dans le reste de la population. Bien qu’extrêmement variable d’une communauté à l’autre, le taux global de suicide chez les populations des Premières nations est deux fois plus important que celui de la population canadienne en général. Dans certaines communautés, le taux de suicide peut être plus de dix fois supérieur à celui de la population générale. Dans les communautés affectées, c’est chez les jeunes qu’on trouve les taux de suicide les plus élevés, ceux-ci ayant cinq à six fois plus de risques de se suicider entre 10 et 19 ans que leurs homologues au sein de la population générale ; dans plus d’un cas sur trois, la mort d’un jeune vivant dans une réserve est attribuable au suicide (Kirmayer et al., 2007).

Ces quelques données indiquent l’ampleur du phénomène. Le suicide jeune a pu être analysé comme une pathologie du passage à l’âge adulte ou la manifestation d’une rupture de la continuité de l’ordre symbolique nécessaire à la reproduction de la société (Dagenais, 2011). Envisagé comme tel, il ébranle les fondements de la vie sociale et de la transmission intergénérationnelle et concerne directement le collectif en ce qu’il apparaît comme une menace envers les conditions réelles et symboliques de la reproduction sociale. S’intéressant déjà aux suicides d’adolescents à la fin des années 1960, Haim énonçait cet aphorisme : « un mort, c’est un drame, cinq morts c’est un évènement, cent morts c’est une statistique » (1969 : 146). Les tragédies individuelles tendent ainsi à disparaître dès lors qu’on cherche à appréhender le phénomène dans sa globalité, de même que se délite le sens que revêt le suicide dans un contexte donné et pour une humanité particulière lorsqu’on s’attache à identifier quantitativement les facteurs qui caractérisent ledit phénomène. Mais si les statistiques ne laissent au mieux apparaître qu’une catastrophe « en miettes », elles peuvent favoriser la prise de conscience, susciter l’action et, par l’adoption de programmes de santé publique, transformer le suicide en un risque collectif que les collectivités concernées vont tenter de « gérer » et de réduire, à défaut de pouvoir l’éradiquer (Terra, 2005). Cependant, l’appréhension du suicide en termes de risque conduit davantage à focaliser les énergies sur sa gestion plutôt qu’à s’interroger sur les diverses modalités par lesquelles se manifeste la vulnérabilité croissante des individus dans les sociétés contemporaines, qui en conduit tant à envisager le suicide comme une solution (Grandazzi, 2007 [2003]).

Si les suicides de jeunes, au regard des questions et des enjeux qu’ils soulèvent, interpellent davantage le collectif que les suicides de personnes âgées par exemple (Campéon, 2012), un autre phénomène contribue à transformer ces drames individuels en évènement susceptible de perturber ou déstabiliser une communauté. Ce phénomène tient à l’existence de « grappes localisées » ou de « séries » de suicides qui, lorsqu’elles surviennent, interrogent quant à la nature épidémique du risque de passage à l’acte et peuvent provoquer un sentiment chronique de peur et de confusion. Comme d’autres évènements perturbateurs de l’ordre social, cette manifestation de la violence « sous l’aspect d’une épidémie, d’un désordre contagieux et difficilement cantonnable, d’une maladie du social, tient l’individu, et, par extension, la collectivité, en état d’insécurité » (Balandier, 1988 : 197). Ce phénomène se rapproche de certains risques collectifs en ce sens qu’il peut donner lieu à des situations de crise et avoir des conséquences importantes sur les collectivités concernées. En revanche, bien qu’il ne touche pas directement et nécessairement la majorité des membres d’une population, son origine est plus difficilement attribuable à des facteurs extérieurs à la communauté que lorsqu’il s’agit d’autres types de risques collectifs. Mais, de la même façon que la quantification des dommages ne constitue pas à elle seule un critère suffisant pour caractériser un évènement catastrophique, d’origine naturelle ou anthropique, l’objectivation d’une série de suicides dans un temps et un lieu donnés ne suffit pas à qualifier le phénomène, qui renvoie à une réalité à la fois physique et sociale. En effet, l’évènement n’existe pas en tant que tel mais du fait du processus de construction sociale dont il fait l’objet, par la mobilisation d’acteurs (professionnels de la santé, médias, etc.) qui vont contribuer à transformer plusieurs tragédies individuelles et familiales en enjeu collectif qui concerne et interpelle l’ensemble de la communauté affectée. Au sens fort, une catastrophe est une menace radicale contre l’ordre culturel et social, à la fois dans son existence et sa signification, qui agit dans le même temps comme un évènement fédérateur (effet de stigmatisation, solidarité face à la menace) et comme une rupture (entre le passé et le futur, entre les générations), rupture que la gestion de la crise vise essentiellement à suturer dans la perspective d’une normalisation de la situation.

Dans ce contexte, le concept de résilience, et plus particulièrement dans ses acceptions récentes qui le rapportent à une dimension collective, communautaire ou culturelle, apparaît pertinent pour rendre compte de la façon dont les communautés affectées par des séries de suicide s’engagent, ou non, dans un processus de socialisation ou de collectivisation de la souffrance vécue par certains de leurs membres. En reprenant les termes du sociologue Wright Mills (1997 [1959]), on peut dire également qu’il s’agit de comprendre comment des « épreuves personnelles de milieu » vécues par des individus isolés vont être le cas échéant transformées en « enjeu collectif de structure sociale » autour duquel les communautés sont susceptibles de se mobiliser. Ainsi, alors qu’au sein des sociétés modernes le discours gestionnaire tend d’un côté à naturaliser les risques, de l’autre à psychiatriser la souffrance sociale, la résilience sociale renvoie à la capacité d’une communauté à collectiviser la souffrance personnelle, à ériger des remparts contre la menace de rupture dont est porteur tout évènement catastrophique, en favorisant les liens entre les générations et la capacité à se réconcilier avec le passé (Tousignant, 2004).

À partir d’une vingtaine d’entretiens réalisés dans deux localités, l’une québécoise et l’autre autochtone, touchées par des « grappes localisées » de suicides de jeunes, cet article analyse les répercussions de ces évènements, les représentations du suicide ainsi que les modalités individuelles et collectives de la résilience. Celle-ci renvoie à la capacité à resituer ces phénomènes dans un contexte socio-historique et dans une perspective où leurs causes ne sont pas recherchées exclusivement dans le psychisme individuel, mais dans le social – non pas considéré comme un environnement extérieur aux individus, mais comme l’expression instituée et instituante (productrice de significations) des relations qu’ils nouent les uns avec les autres (Dupont, 1998).

Contexte et terrain de la recherche

L’existence de séries ou de grappes de suicides (suicide clusters) est discutée depuis longtemps dans la littérature scientifique sur le suicide. Ward et Fox (1977) ont forgé cette expression dans un article décrivant une série de suicides s’étant produits sur une courte période dans une réserve amérindienne au Canada. Dans les décennies suivantes, des dizaines d’articles ont décrit des grappes de suicides dans de nombreux contextes. La définition assez générale, communément adoptée par les chercheurs, est celle des Centers for Disease Control and Prevention aux États-Unis : « a suicide cluster may be defined as a group of suicides or suicide attempts, or both, that occur closer together in time and space than would normally be expected in a given community » (O’Carroll et al., 1989 : 1). Parmi les grappes de suicides, Joiner (1999) invite à distinguer les « grappes de masse » des « grappes localisées ». Les premières renvoient à ce que le sociologue David Phillips a nommé l’effet Werther en référence à l’impact qu’aurait eu la publication du roman de Goethe sur le nombre de suicides par revolver en Europe à la fin du XVIIIe siècle. Dans son article, Phillips (1974) a voulu mettre en évidence l’existence d’une corrélation entre la médiatisation d’un cas de suicide et l’augmentation des suicides dans les jours suivants. Un phénomène d’imitation, de contagion ou de suggestion est ainsi pointé, phénomène que redoutent régulièrement les organisations du monde de la suicidologie et de la prévention du suicide. Contrairement à ces grappes de masse, susceptibles de se produire à l’échelle d’un pays, les secondes caractérisent « des suicides qui surviennent au sein d’un groupe de personnes dans une période et dans un espace restreints. Les exemples typiques de ce type de grappes sont les séries de suicides qui surviennent à l’intérieur d’une même école ou d’une petite collectivité » (Pouliot et Tousignant, 2010 : 121).

C’est donc des grappes localisées, et qui concernent plus particulièrement les suicides de jeunes individus, dont il sera question dans cet article, à partir de deux exemples survenus au Québec depuis la fin des années 1990. L’enjeu n’est pas de démontrer la réalité de l’existence de ces séries de suicides à partir des exemples étudiés ni de nourrir le débat relatif à l’objectivation possible ou non de ces grappes localisées. En effet, à l’issue de leur revue de la littérature sur les grappes de suicides afin de statuer sur la validité du phénomène, Pouliot et Tousignant (2010) ne parviennent pas à trancher quant à la réalité de ce phénomène psychosocial et à exclure l’hypothèse de l’aberration statistique.

Dans une revue de la littérature plus récente sur les facteurs de risque et les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans les grappes de suicides, Haw et al. (2013) soulignent, pour leur part, le manque de rigueur méthodologique de la majorité des études. Dans la perspective adoptée ici, la question n’est pas de savoir si l’on a bien affaire à des grappes localisées qui seraient statistiquement significatives et non à des « aberrations ». O’Carroll et Mercy (1990) remarquaient d’ailleurs que la vérification statistique visant à objectiver une série de suicides ne constitue nullement l’enjeu principal lorsque celle-ci se produit. C’est plutôt la perception par une communauté que survient en son sein une série de suicides, et « l’atmosphère émotionnellement très chargée » associée à cette perception, qu’il convient de prendre en compte en priorité selon ces auteurs, dans la mesure où celle-ci peut amplifier le caractère potentiellement « contagieux » du suicide. Le sentiment éprouvé par les membres d’une petite collectivité que des suicides survenus sont liés entre eux et inaugurent peut-être une série qui fera d’autres victimes, constituerait alors un facteur de risque en lui-même, qui distingue le suicide de toute autre menace ou maladie de nature épidémique susceptible d’affecter la santé d’une communauté ou la survie de ses membres. Il s’agit alors d’être attentif aux représentations du phénomène dans la population concernée plutôt que de s’évertuer à déterminer son objectivité statistique dans des contextes où les données sont souvent manquantes et peu fiables, et où quelques cas de suicides dans un laps de temps réduit peuvent faire fluctuer énormément les taux de suicide locaux en raison de la petite taille des collectivités, comme le notent Kirmayer et al. (2007), qui évoquent pour leur part l’idée de « transmission d’une suicidabilité ».

Au sein de petites collectivités, autochtones ou non, de nombreuses personnes sont touchées quand survient un suicide – et a fortiori lorsque se produisent plusieurs suicides sur une courte période. Ces expériences subjectives participent de la construction d’un savoir pratique ou social sur le suicide, par opposition aux savoirs experts dont les études épidémiologiques, sociologiques ou psychiatriques constituent autant d’exemples. Ces savoirs sociaux sont constitutifs des représentations sociales du phénomène. En effet, celles-ci font référence à « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989 : 31). Participant d’un processus d’appropriation symbolique d’une réalité, les représentations sociales apparaissent donc comme des filtres par rapport à l’information et visent la compréhension et la maîtrise d’un phénomène susceptible de perturber l’ordre social. Constituées d’informations, d’opinions, de croyances, de normes, de valeurs, d’attitudes, elles comportent différentes dimensions – factuelle, évaluative et comportementale – et « circulent dans les discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images médiatiques, cristallisées dans les conduites » (ibid. : 27). Alors que les travaux sociologiques ne constituent déjà qu’une infime partie des articles universitaires publiés sur le suicide (Scourfield et al., 2012), les études qualitatives portant sur les représentations du suicide sont particulièrement rares, notamment en France et au Québec (Grandazzi, 2002 ; Papet et Lepinçon, 2005 ; Côté, 2006 ; Pronovost et al., 2010 ; Vitenti, 2011).

Sans souscrire à l’idée selon laquelle la construction sociale du phénomène des séries de suicides – via les représentations collectives – amplifierait sa dimension épidémique, il nous a semblé toutefois pertinent d’étudier ces représentations et le retentissement des grappes localisées sur les populations concernées. L’objet de l’investigation a été de faire émerger les représentations des acteurs en situant celles attachées au suicide dans un ensemble plus large de perceptions relatives aux rapports sociaux à un double niveau, celui de la collectivité locale d’une part, celui de la société globale de l’autre. Les travaux de différents auteurs ayant étudié le suicide des jeunes au Québec et en milieu autochtone ont également été mobilisés afin d’éclairer l’analyse et la compréhension des propos recueillis et de faire dialoguer savoirs profanes et experts sur l’objet étudié. Le terrain de cette recherche est constitué de deux localités au Québec, dont une communauté atikamekw, dans lesquelles plusieurs suicides d’adolescents ou de jeunes adultes se sont produits dans un temps limité. Les informations recueillies auprès du Bureau du coroner ont permis d’identifier les cas de suicides et d’en induire l’existence potentielle de grappes localisées dans ces localités, à partir de quelques critères retenus : au moins trois suicides survenus, moins de douze mois entre deux suicides, existence de liens interpersonnels entre deux suicides, contiguïté géographique[2]. Pour éviter des effets de stigmatisation, nous préservons dans cet article l’anonymat des collectivités concernées en leur donnant d’autres noms, bien que cela ne facilite pas la nécessaire contextualisation des données et des propos recueillis dans le cadre d’une approche socio-anthropologique. L’Île-aux-Outardes désignera le premier lieu en population québécoise, Grande-Baie sera le nom donné à la communauté des Premières nations[3]. Onze entretiens ont été réalisés dans le premier cas, neuf dans le second, auprès de différents types de personnes : membres des services sociaux ou de santé, de la municipalité et de la Sûreté du Québec, proches et familles de victimes, jeunes et aînés. Dans les deux cas, le recrutement des personnes interrogées a été réalisé par la technique d’échantillonnage en boule de neige. Dix femmes et un homme de 18 à 65 ans ont été interviewés à l’Île-aux-Outardes ; quatre femmes et cinq hommes de 25 à 75 ans à Grande-Baie, dont deux personnes non autochtones travaillant dans la communauté. Tous les entretiens se sont déroulés en français, sauf un à Grande-Baie (avec la personne de 75 ans, qui parlait dans sa langue natale) qui a été réalisé avec un traducteur local. Différents thèmes ont été abordés lors des entrevues semi-dirigées auprès de ces participants, dont les représentations relatives au suicide, aux séries de suicides et aux conditions de vie locales. La durée de ces entretiens a varié de quarante-cinq minutes à deux heures trente. Les entretiens se sont déroulés à l’endroit et au moment choisis par les personnes interrogées, dans le cadre d’un séjour de plusieurs jours sur ces différents terrains. Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et analysés avec le logiciel NVivo par les méthodes usuelles d’analyse de contenu (Bardin, 1996).

Imaginaire et traitement social de la contagion

D’une manière générale, lorsqu’on mène des entretiens sur le suicide, les interlocuteurs se réfèrent systématiquement à des cas dont ils ont eu connaissance ou auxquels ils ont été professionnellement ou personnellement confrontés. Ces informations et ces expériences subjectives leur permettent d’étayer un discours sur le phénomène lui-même, rarement abordé en dehors de toute incarnation dans des cas concrets. Dans le cas des séries de suicides, le travail de remémoration, de reconstitution et d’interprétation de la série réalisé lors des entretiens conduit d’abord à déterminer le suicide qui marque a posteriori le début de la série et qui fait, en ce sens, évènement. Cependant, tous ne se livrent pas à une « mise en série » des suicides survenus, ne voient pas nécessairement de liens et préfèrent « les voir cas par cas. Ce sont tous des problématiques différentes » (femme, IO[4]).

Pour répondre à votre question de savoir si nous on interprète ça comme une série, pas nécessairement parce que je vous dirais, souvent ce qu’on remarque dans [nom de la région], peu importe où survient un suicide, c’est rare qu’il en arrive un tout seul. Ça arrive souvent qu’il arrive un suicide, et dans l’espace de plus ou moins un mois, il va y en avoir un autre. Et l’impact que ça a dans la communauté, à l’île particulièrement mais dans toute la région, c’est qu’à chaque fois, s’il y a le malheur d’en avoir deux relativement proches, la machine à rumeurs part… (femme, IO)

De la même façon, chacun ne circonscrit pas la série de la même façon. À l’Île-aux-Outardes, les uns intègrent les sept suicides survenus sur l’île entre 1994 et 2003 dans une même longue série, d’autres considèrent qu’elle n’a duré que six ans, n’incluant pas tous les cas dans la série ou ne se remémorant pas bien les dates, d’autres encore identifient deux séries différentes dans le même laps de temps, en prenant davantage en compte la proximité temporelle entre les différents cas. Ce qui fait évènement, c’est également l’irruption brutale du suicide jeune dans la communauté, jusqu’alors préservée de ce phénomène, avec la mort d’un jeune homme de 16 ans. Bien qu’isolé, ce premier suicide d’un adolescent est perçu comme étant à l’origine de la série qui se poursuivra quatre ans plus tard par quatre suicides de jeunes hommes (âgés de 19 à 31 ans) en moins de six semaines, puis à nouveau trois ans plus tard par la mort par pendaison, à un mois d’intervalle, de deux jeunes adultes d’une vingtaine d’années, dont une femme. C’est le recul par rapport aux évènements qui permet alors de déterminer le suicide qui clôt la ou les séries. En l’occurrence, la jeune femme « était perçue vraiment comme une jeune en difficulté et puis c’était la fin logique de toute la série, c’est comme ça que ça a été perçu » (femme, IO). Ainsi, le suicide ultérieur d’un homme plus âgé ne sera pas intégré dans la série, seuls les jeunes y étant inclus pour l’ensemble des personnes interrogées.

À Grande-Baie, communauté autochtone, la situation concernant le suicide est bien différente. De 2000 à 2006, ce sont 19 suicides qui ont été commis, dont 16 concernaient des adolescents ou des jeunes adultes âgés de 11 à 24 ans. Sur la période considérée, on dénombre de un à cinq suicides par an[5], sans compter les tentatives de suicide, incomparablement plus nombreuses, survenues dans la même période[6]. Dans ce contexte, la fréquence et la banalisation du phénomène du suicide des jeunes ne conduisent pas à inscrire tous ces cas dans une même série.

Justement il y a quelques semaines on se disait « on a eu juste un suicide cette année-là, on bat un record ! » Cette année, on est en octobre, on en a déjà eu trois ! C’est beaucoup ! On avait fait le calcul et depuis 2000, on était arrivés à vingt, si ma mémoire est bonne. Moi, à un moment donné, j’ai comme été… je ne bougeais plus, je restais là… (femme, GB)

La proximité temporelle entre les cas amène nos interlocuteurs à identifier une série de quatre suicides survenus en moins de deux mois. Si l’âge des victimes ou la temporalité interviennent dans la construction sociale d’une série de suicides, et peuvent suffire à la faire exister dans les représentations des uns ou des autres, les liens établis entre les victimes jouent également un rôle prépondérant. Ces liens – familiaux, amicaux, affectifs, etc. – peuvent être existants et connus au préalable, mais sont aussi parfois découverts ou révélés à la suite des passages à l’acte dans le cadre de ce qu’on pourrait qualifier d’autopsies psychologiques profanes[7]. Ainsi, on apprendra par exemple qu’une adolescente était agressée sexuellement par son beau-frère, lequel s’est également ôté la vie dans les quinze jours suivants, de même qu’un autre jeune qui avait découvert le corps de l’adolescente. Ces « liens » permettent de donner du sens à une propagation épidémique qui, sans cela, pourrait sembler incohérente et incontrôlable. Toutefois, le régime d’interconnaissance qui prévaut dans des villages de moins de 2000 habitants, où les jeunes fréquentent les mêmes établissements scolaires, apparaît comme un facteur de risque en lui-même (Groupe consultatif sur la prévention du suicide, 2003) dans la mesure où les relations sociales se vivent essentiellement sur le registre de la socialité primaire et où les liens interpersonnels irriguent toute la communauté, amenant certains à pointer du doigt « un phénomène de gangs ». Dans la mesure où « tout le monde se connaît », les personnes affectées par un suicide sont nombreuses, et ce, d’autant plus qu’il en survient plusieurs en peu de temps. Ainsi, aucune famille ne peut s’estimer prémunie lorsqu’une « vague de suicides », selon l’expression souvent entendue dans les deux communautés, se produit, chacun se demandant « qui sera le prochain ? » et si ce ne sera pas son propre enfant, dans un climat de « grosse angoisse » ou de « terreur collective ». La métaphore du « nuage gris » ou de la « vague » utilisée dans les discours, alors que les notions de série, d’épidémie ou de grappe sont très rarement employées, permet sans doute de signifier à la fois l’indétermination de la prochaine victime qui se fera « emporter » et le caractère temporaire du phénomène, mais aussi d’attribuer sa cause à des facteurs extérieurs à la communauté. À Grande-Baie, il arrive que des aînés prédisent combien de victimes seront à déplorer, donnant un « côté mystique qui alimente l’angoisse communautaire » (femme, GB).

À Grande-Baie, comme l’a repéré également Vitenti (2011) dans sa recherche chez les Atikamekw, on voit apparaître lors d’un décès par suicide de nouveaux rituels de deuil souvent considérés comme problématiques. Les amis du défunt accompagnent le cercueil à l’église, assis ou debout à côté du corps placé dans un pick-up, affichent la lettre laissée par le défunt, prennent des photos de la personne suicidée dans son cercueil, écrivent des messages ou déclament des poèmes ambigus et valorisant ou glorifiant l’acte suicidaire. Cet hommage fait au défunt quand il s’agit d’un suicidé pose problème, notamment aux professionnels et aux aînés, qui y voient le risque d’encourager d’autres passages à l’acte et de favoriser ainsi la contagion du suicide[8]. Selon Hanus et Sourkes, l’apparente contagiosité du suicide auprès des endeuillés s’explique par « la conjonction entre l’identification ambivalente au suicidé et la poussée de puissants sentiments de culpabilité » (1998 : 373). De la même façon, les aînés ne sont pas favorables à l’expression publique du chagrin, qui ne permet pas à l’esprit du suicidé de partir en paix, mais qui au contraire l’incite à rester auprès des gens, à « rôder dans les maisons », exerçant un pouvoir négatif sur les proches.

Produisant du désordre, questionnant chacun sur sa propre responsabilité, remettant en cause les relations humaines fondamentales et la reproduction de la société, le suicide jeune impose un traitement social. Des comités de prévention se mettent en place et des protocoles d’intervention sont rédigés, des groupes de postvention[9] sont réunis, des « sentinelles »[10] sont formées, des maisons de jeunes proposant des activités sont créées, des rencontres sont organisées dans les écoles, des thérapies en milieu naturel sont proposées (au sein de la communauté autochtone), etc. La situation de crise mobilise les énergies, renforce les solidarités, nécessite la recherche de parades pour endiguer le phénomène et neutraliser l’ennemi invisible qui menace la communauté. Mais la mobilisation ne dure qu’un temps, et au bout de quelques semaines ou quelques mois, la situation se normalisant, le discours porté par les acteurs de prévention est de moins en moins entendu, voire remis en question, soit parce qu’il est considéré comme inefficace ou, pire encore, comme participant de la contagion du suicide : « Tu veux promouvoir le suicide, parle du suicide ! Au contraire, il faut se préparer à avoir des réactions en chaîne des fois. Ici il y a des gens qui sont tannés d’entendre parler du suicide » (homme, GB). Et les intervenants eux-mêmes finissent par s’interroger, l’une d’entre eux disant : « je me pose des questions. Quand je parle trop de ça [du suicide], on dirait que ça augmente… » Ainsi, une fois la crise passée, le problème est plus ou moins rapidement « étouffé » ou « gelé, tassé dans le fond », et le silence, le déni ou « l’omerta » s’installent à nouveau. Comme l’avait relevé Haim, « s’intéresser aux risques de suicide serait se sentir concerné par une mort que chacun porte en soi et […] réveiller une angoisse que l’on a tant de peine à contenir. En étant indifférent au problème, on espère ainsi y rester étranger » (1969 : 145).

Les professionnels responsables de la prévention ou qui sont amenés à intervenir en cas de suicide sont dans tous les cas dans une position inconfortable, soit parce qu’ils sont « étrangers » à la communauté (non originaires de l’île ou non autochtones), soit au contraire précisément parce qu’ils en font partie. Dans le premier cas, il leur faut vaincre la méfiance des habitants à leur égard, accepter d’être regardés « du coin de l’œil », voire considérés comme une menace, comme c’est le cas à Grande-Baie pour les policiers, presque tous Québécois et souvent amenés à intervenir dans les familles et à interpeler les parents pour des situations de violence. Leur bonne volonté est mise à mal par la résistance qu’ils sentent dans la population et le sentiment d’exclusion qu’ils éprouvent. Dans le second cas, l’intégration préalable au tissu local, si elle peut être un atout pour avoir plus facilement accès aux personnes en difficulté et leur venir en aide, peut également être problématique, les personnes considérées comme ressources au sein de la communauté pouvant être sollicitées en dehors du cadre de leur activité professionnelle dans une confusion des registres relationnels. L’exposition permanente au regard et au jugement des autres, propre aux petites collectivités, ne facilite pas non plus l’utilisation des services disponibles, par peur du qu’en-dira-t-on. Par ailleurs, les intervenants, même lorsqu’ils n’entretiennent pas eux-mêmes de liens familiaux ou amicaux avec les personnes ayant commis un suicide ou une tentative, sont quand même affectés par l’impact de ces évènements sur la collectivité dont ils sont membres, ce qui rend difficile, voire impossible le travail de distanciation nécessaire à toute prise en charge de nature psychologique ou psychiatrique. À Grande-Baie, certains intervenants étaient également membres du conseil de bande, ce qui posait problème dans un contexte politique très conflictuel. De plus, même quand ils sont originaires du lieu, ces acteurs locaux se sont pour beaucoup éloignés culturellement et symboliquement de leur communauté, souvent parce qu’ils sont partis pendant plusieurs années pour faire des études, qu’ils ont fait l’expérience d’une mobilité sociale ascendante, qu’ils ont une vie et des relations « à l’extérieur », et qu’ils ont le sentiment de ne plus partager la même vision du monde, d’être « clivés » entre deux réalités, voire rejetés par les leurs[11].

Rendre raison du suicide jeune : du trouble psychiatrique à la question politique

Sans qu’il soit nécessaire de les y inviter, les personnes interviewées s’engagent dans la recherche d’éléments susceptibles d’expliquer les suicides survenus, mais aussi plus largement le phénomène du suicide des jeunes qui frappe leurs communautés. Donner du sens aux évènements, qu’il s’agisse de cas isolés ou qui se produisent en série, est une condition nécessaire à la réassurance et permet d’intégrer symboliquement l’inacceptable. En l’occurrence, l’impact d’un suicide sur la communauté est d’autant plus important qu’aucune explication simple ne permet d’en rendre compte et que la victime n’était pas identifiée comme un « jeune à problèmes » vivant dans ce que les psychologues nomment une « famille dysfonctionnelle »[12], renvoyant alors chacun à sa propre vulnérabilité, même en l’absence de facteurs de risques identifiés et connus. Dans ce cas, l’incompréhension et la peur conduisent parfois les endeuillés, surtout les parents, à être frappés d’ostracisme, au moins pendant un temps, la mise à distance réelle de la personne (qu’on évite et à qui on ne parle plus) permettant une mise à distance symbolique du problème et témoignant d’une difficulté à collectiviser la souffrance (Tousignant, 2004).

Dans de nombreux cas, une ou des raisons qui satisfont aux exigences de rationalisation sont trouvées : antécédents psychiatriques, tentatives de suicide antérieures, épisodes dépressifs, fragilité psychique, ruptures amoureuses, disputes, dettes, problèmes familiaux, violences, abus sexuels, alcoolisme, toxicomanie, etc. Lorsqu’ils sont connus (ou parfois découverts à l’issue du suicide), ces problèmes – qu’on les considère comme des facteurs de risque ou comme des vulnérabilités préexistantes – constituent des explications toutes trouvées au passage à l’acte, qui ne constitue alors pas nécessairement une surprise. Le désordre provoqué est moindre lorsque le « coupable » est clairement identifié. Dans les deux lieux étudiés ici, la consommation d’alcool et de drogues – cannabis, cocaïne ou drogues de synthèse – est largement mise en avant pour expliquer certains suicides, au moins en tant que facteur précipitant, et désignée comme l’agent extérieur à l’origine du problème, qu’il faut combattre. Alors qu’à l’Île-aux-Outardes, selon une intervenante, « il semblerait que la drogue rentre à pleines pochetées », sa collègue de Grande-Baie indique que sont distribuées dans la réserve plus de seringues que dans toute la région. Pour un aîné interrogé, le lien entre suicide, alcoolisme et toxicomanie est évident : c’est avec la construction du chemin qui relie la communauté au reste du pays dans les années 1970 que ces deux fléaux sont selon lui apparus, du fait d’un approvisionnement devenu plus facile. Ces propos rejoignent ceux entendus par Tousignant (2005) auprès d’aînés de cette même nation amérindienne, selon lesquels la violence qui provenait autrefois essentiellement de l’extérieur, des Blancs, s’observe aujourd’hui principalement à l’intérieur des familles et des villages.

Parmi les raisons invoquées pour expliquer le suicide des jeunes, d’autres que celles déjà nommées sont communes aux deux terrains d’enquête, malgré les différences importantes dont il convient de tenir compte, relatives notamment au contexte socio-historique, aux conditions de vie locales, à l’environnement physique, à la culture et à d’autres aspects sur lesquels nous reviendrons et qu’il ne s’agit pas ici de négliger dans le cadre d’un comparatisme qui ferait fi de tous ces éléments. Mais si l’on reste attaché à mieux saisir le sens que revêt le suicide dans un contexte donné et pour une humanité particulière, il n’en demeure pas moins qu’on peut relever des similitudes ou des représentations sociales communes d’une communauté à l’autre, quand bien même sont-elles très différentes et renvoient-elles a priori à des réalités incommensurables.

Ainsi, dans les deux contextes, nos interlocuteurs ont relevé un manque de communication au sein des familles, de grandes difficultés à reconnaître la souffrance psychique et, pour les victimes, à la verbaliser, et enfin à solliciter les ressources du territoire[13]. La responsabilité parentale est également pointée, mais pour des raisons extrêmement différentes. C’est l’abondance matérielle et la « surprotection » des enfants de l’île, auxquels leurs parents n’ont pas appris à surmonter les problèmes, qui sont principalement critiquées dans un cas, tandis que ce sont l’absence d’autorité, les carences éducatives, les dépendances et la négligence de nombreux parents autochtones qui sont jugées particulièrement problématiques dans l’autre[14]. Dans les deux situations est signifié un manque d’activités pour les jeunes qui n’ont « rien à faire » et qui sont livrés à eux-mêmes, parfois très jeunes à Grande-Baie[15]. Ce manque d’activités, associé à un manque de perspectives d’avenir (du fait d’économies locales peu développées et peu attractives, reposant principalement sur le tourisme d’un côté, sur la coupe du bois de l’autre), amènerait les jeunes à éprouver des sentiments contradictoires envers l’endroit où ils vivent, « un rapport amour-haine » où s’expriment à la fois leur attachement au territoire, leur enracinement en un lieu qui témoigne de leur appartenance à une humanité particulière et qui est le substrat de leur identité, mais aussi l’impression d’en être « prisonniers », sans ouverture sur l’extérieur et sans épanouissement personnel possible. Dans ces conditions, certains parents s’interrogent sur ce qu’ils doivent souhaiter pour leurs enfants ; ils sont tiraillés entre le désir de les voir grandir et vivre en un lieu qui symbolise la continuité et la transmission intergénérationnelles, d’une part, et la volonté de leur donner toutes les chances pour qu’ils s’épanouissent personnellement et professionnellement, au risque du déracinement, d’autre part[16].

Au-delà de ces rapprochements que l’on peut faire, il reste que le village québécois et la réserve amérindienne sont deux mondes très différents et que leurs habitants y sont confrontés à des problématiques bien distinctes. L’ampleur prise par le phénomène du suicide jeune au sein de la communauté atikamekw, « condensé métaphorique de ce qui menace la culture des Premières nations, de l’intérieur comme de l’extérieur » (Tousignant et al., 2008 : 118), invite à porter une attention particulière aux propos recueillis auprès de nos interlocuteurs à ce sujet. On pourrait insister sur les multiples problèmes sociaux et sanitaires qui sévissent dans la réserve et qui s’entremêlent à celui du suicide : dépendances (alcool, drogues, jeux), chômage, pauvreté, surpeuplement des maisons, négligence parentale, familles dysfonctionnelles, incestes, grossesses adolescentes, abus sexuels, prostitution, violences de toutes sortes, absentéisme et échecs scolaires, prévalence des troubles psychiatriques, maladies infectieuses, délinquance, homicides, etc. Chacune des personnes interrogées en mentionne quelques-uns, mettant l’accent sur ceux qui lui semblent les plus importants ou insistant sur leurs interactions, l’une d’elles nous confiant que la plupart des habitants de la réserve ont vécu des évènements et été confrontés à des situations que le commun des mortels ne connaîtra jamais. Ce qui devrait relever de l’exception – viols, agressions armées, tentatives de suicide – relève pour les membres de certaines communautés de la quotidienneté (Roy, 2005) et se trouve toléré et banalisé, même par les personnes extérieures qui viennent travailler dans la réserve.

Ainsi, si les participants aux entrevues réalisées cherchent parfois à rendre raison du suicide des jeunes en invoquant des explications parcellaires ou qui se focalisent sur des questions de santé mentale, ils inscrivent souvent leur réflexion dans une perspective plus large et font le lien entre les conduites suicidaires et des problématiques relatives aux conditions de vie, au contexte socio-historique, à la transmission intergénérationnelle, aux enjeux identitaires et culturels – bref envisagent des relations entre les dimensions personnelles et sociales de la vulnérabilité. Sans doute l’enjeu majeur de la compréhension du suicide réside-t-il, plus encore que dans la complémentarité des approches psychiatriques et sociologiques (Kirmayer et al., 2007), dans la recherche d’une troisième voie : dans le dépassement de l’impasse stérile à laquelle mène l’opposition entre les approches privilégiant l’individu ou le collectif. C’est tout le mérite du travail de Chandler et Lalonde qui, avec leur équipe (Chandler et Lalonde, 1998 ; Chandler et al., 2010 [2003]), ont renouvelé ce vieux débat en proposant une appréhension du phénomène suicidaire et un cadre conceptuel qui visent « la compréhension des individus et des sociétés, non comme deux réalités de niveaux ontologiques différents, mais comme des façons alternatives de décrire ce qui correspond à la même chose – des visions aux textures différentes d’une seule réalité » (Chandler et al., 2010 [2003] : 145). Partageant cette idée, que soutient l’approche socio-anthropologique (Dupont et al., 2007 [2003]), selon laquelle individu et société ne se comprennent qu’ensemble, et que la mort n’est pas un phénomène individuel (Noël et Bibeau, 2005), il convient de se pencher dans une dernière partie sur les questions de l’identité et de la résilience, dans leurs modalités individuelles et collectives.

Identité, continuité et résilience

Nos observations et entrevues sur le terrain montrent, à l’instar d’autres recherches en milieu autochtone (Tassé, 1995 ; Rocher et al., 2005 ; Wexler, 2006 ; Walls et al., 2014), les liens entre état de santé et conditions de vie, et l’importance des rapports pratiques et symboliques au territoire en tant que fondements de l’identité. Certes, c’est davantage à Grande-Baie qu’à l’Île-aux-Outardes que ces aspects sont développés dans les discours recueillis. Pour autant, les questions relatives à l’articulation des niveaux individuel, familial, communautaire et sociétal, aux relations entre les générations, aux enjeux identitaires propres à l’adolescence, ne sont jamais totalement éludées, même quand elles se posent avec moins d’acuité. S’il est possible, sur l’île, de parler – de façon conjuratoire – au passé du problème du suicide des jeunes et de l’inscrire dans « une période noire » de l’histoire récente, et de considérer – de façon métaphorique – que « le nuage s’est défait tranquillement pour faire place au soleil », c’est l’actualité alarmante du phénomène qui prévaut dans la communauté atikamekw où chaque année, un ou plusieurs jeunes se donnent la mort[17], et qui impose la recherche de causes plus profondes et davantage enracinées dans le social.

Dagenais (2007b, 2011), à partir des recherches qu’il a menées au Québec, a proposé des hypothèses intéressantes pour améliorer notre compréhension du suicide, notamment chez les jeunes. Voulant appréhender le suicide dans ses dimensions individuelle et collective, il le considère comme une pathologie sociale, et le suicide des jeunes plus précisément, comme une pathologie du devenir adulte, partant de l’idée que « le suicide prend comme cible l’identité ». À partir de l’analyse d’une trentaine de cas, il distingue trois types de suicides, ou trois groupes de jeunes, selon qu’ils poursuivent une identité masculine obsolète, qu’ils témoignent d’un refus de devenir adulte, ou enfin qu’ils ont peur de devenir adultes. Sans pouvoir rentrer ici dans le détail de l’analyse convaincante qu’il fait de ces différents types identifiés, les propos recueillis lors de nos entretiens suggèrent la vertu heuristique de sa typologie, ce que toutefois seul un travail comparable à partir des cas évoqués dans cet article aurait pu confirmer. L’intérêt de cette approche réside indéniablement dans la volonté de comprendre le suicide comme un acte qui déborde la singularité de l’individu et qui concerne une dimension de l’identité que l’auteur qualifie de transpersonnelle, chaque cas révélant à sa manière l’objectivité sociale du phénomène, pour peu qu’on cherche dans l’analyse à relier l’individu au collectif.

Chandler et al. (2010 [2003]) relient également le suicide des jeunes à la problématique identitaire et à l’effondrement de la continuité personnelle et culturelle, dans un même souci de penser ensemble les dimensions personnelles et collectives du phénomène chez les Premières nations. Ils montrent dans leurs travaux réalisés en Colombie-Britannique qu’individus et communautés sont confrontés au même problème d’assurer leur propre continuité, et que ces deux dimensions ne peuvent être pensées séparément. « Ni les concepts de soi ou de la personne, ni les notions de culture et de peuples persistants ne sont intelligibles sans que l’on présume que les deux sont constitués de leurs liens avec un passé personnel ou collectif et un avenir continu ou partagé » (ibid. : 145). Ainsi, les jeunes qui se suicident ou commettent des tentatives ont de grandes difficultés à se projeter dans l’avenir et à penser leur continuité personnelle et leur biographie, et dans le même temps ce sont les communautés qui ont réussi à lier leur passé traditionnel à la construction d’un avenir collectif – assurant ainsi une certaine continuité culturelle – qui sont à peu près exemptes de suicides. L’identité, appréhendée comme la continuité de soi, leur apparaît alors comme une notion fondamentale pour comprendre aussi bien le suicide en tant que drame individuel que la dimension collective du phénomène, et les auteurs ont identifié un certain nombre d’indicateurs qui leur ont permis de « mesurer » auprès des jeunes leur degré de continuité personnelle et auprès des communautés leur degré de continuité culturelle, et de montrer le lien robuste qui unit ces marqueurs de continuité culturelle au suicide.

Les hypothèses formulées et testées dans ces recherches sur le suicide en milieu autochtone reposent sur le constat des traumatismes vécus par les Premières nations au Canada depuis l’époque de la colonisation et sur la volonté de montrer que leurs conséquences se manifestent dans le même temps aux échelles individuelle et communautaire. Le gouvernement du Canada a officiellement reconnu en 1996 (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996) que cette entreprise coloniale qui s’est déroulée sur plusieurs siècles visait à éliminer les nations autochtones, miner leur culture et anéantir leur identité, bref qu’il s’agissait d’un projet national explicite d’ethnocide. Elle a en outre mis à mal la cohésion sociale au sein des communautés et durablement sapé la confiance des Autochtones envers les non-Autochtones, comme nous l’explique crûment un Québécois qui travaille à Grande-Baie : « pourquoi ils auraient confiance ? Ça fait 400 ans qu’ils vivent avec les Blancs et 400 ans qu’ils se font fourrer ! » Ce qui distingue en effet l’expérience traumatique vécue par les Autochtones de celle vécue par d’autres populations, notamment par les survivants de la Shoah et leurs familles, c’est qu’elle s’est déroulée de façon continue et qu’elle n’appartient pas au passé, mais est constitutive de l’expérience commune, façonnant de façon subtile les vies et le futur des individus, des familles et des communautés (Elias et al., 2012), car « les Premières nations ont maintenant intériorisé l’oppression, le bouleversement et l’impuissance imposés jadis par la colonisation, ce qui perturbe à bien des égards les relations interpersonnelles » (Groupe consultatif sur la prévention du suicide, 2003 : 44).

La plupart des adolescents et des jeunes adultes autochtones ont des parents ou des grands-parents qui ont été contraints de fréquenter des pensionnats où ils ont souvent vécu de la négligence ainsi que des abus physiques et sexuels. Pendant tout le XXe siècle, ce sont des dizaines de milliers d’enfants des Premières nations qui ont ainsi été arrachés à leurs familles et qui ont perdu leur culture, leur langue, leurs valeurs traditionnelles, en un mot leur identité. Ce passage en force des sociétés traditionnelles dans la modernité via le régime des pensionnats a délégitimé la culture autochtone et destitué la famille de ses prérogatives traditionnelles, en lui substituant une institution totale, au sens goffmanien du terme, « destinée à “régler” une fois pour toutes la question autochtone. La fonction éducative cachait une fonction policière évidente dont l’objectif était de faire disparaître non seulement les habitudes indiennes, mais aussi d’éradiquer la mémoire que les Amérindiens pouvaient en avoir » (Noël et Bibeau, 2005 : 192). Or la famille était, pour les Premières nations, l’unité première de la vie sociale, une institution à la fois politique et économique garante de la cohésion sociale et de la transmission intergénérationnelle du patrimoine culturel, en somme un concept presque coextensif de celui de communauté (Rocher et al., 2005 ; Tousignant et Sioui, 2009). Même si les générations qui ont fréquenté les pensionnats ne sont pas celles qui se suicident le plus, de nombreux chercheurs estiment qu’elles n’ont pas pu, n’ayant pas été éduquées au sein de leurs familles dans leurs communautés, développer suffisamment de « compétences parentales », raison pour laquelle tant de familles autochtones seraient « dysfonctionnelles », problème souvent évoqué lors des entretiens. L’une des hypothèses avancées pour expliquer le suicide des jeunes est que ces générations déculturées auraient transmis leur expérience traumatique à leurs enfants et petits-enfants, et de façon indirecte à l’ensemble de la communauté (Stout et Kipling, 2003 ; Elias et al., 2012).

Toutefois, selon certains de nos interlocuteurs atikamekw, « le syndrome du pensionnat » n’épuise pas à lui seul la problématique identitaire, voire est rejeté du fait du processus de victimisation qu’il engendre. Ainsi, une femme qui a connu l’époque des pensionnats, dont le père était alcoolique, qui travaille pour les services de santé et qui est considérée comme un modèle dans la communauté, nous dit qu’elle est « saturée d’entendre dire que c’est la faute des pensionnats et que c’est pour ça qu’on a perdu des responsabilités familiales. Ce n’est pas vrai ! » Elle souligne que c’est un discours difficile à tenir au sein de la communauté et qu’elle ne veut pas « se faire lapider » en apparaissant trop comme une donneuse de leçons. Un homme rappelle quant à lui que le problème est antérieur à l’époque des pensionnats tout en insistant sur l’importance de l’enjeu identitaire dans la compréhension du suicide des jeunes autochtones.

On parle souvent du syndrome du pensionnat, mais l’identité ce sont les aînés qui l’ont, mais les aînés ont le syndrome du missionnaire, ils ont été éduqués à rejeter leur propre identité et à enseigner à leurs enfants à rejeter leur identité, et nous dans les années cinquante on est partis au pensionnat et nos parents n’ont pas pu nous enseigner comment rejeter notre identité, mais on était éduqués à avoir des pensées non autochtones, on nous a interdit notre langue, et quand on arrivait ici, on parlait le français. Où est l’identité là-dedans ? Quelqu’un qui se suicide, c’est parce qu’il y a l’absence totale de l’identité, il n’y a plus rien. Et quand on regarde au niveau des jeunes, comment veux-tu qu’ils se sentent bien ? Car c’est l’identité qui va déterminer comment tu te sens. Tu as beau faire des projets qui vont coûter un milliard de dollars, si tu n’as pas parlé de l’identité, tu es à côté de la plaque, parce que l’identité c’est la raison d’être de l’être humain. Il y a sa culture, ses traditions, ses croyances et sa spiritualité dans son identité, d’où l’importance du nom spirituel, car c’est dans sa culture qu’il va trouver son nom. Tant que le jeune ne reconnaîtra pas son identité, il ne sera jamais capable d’admettre qu’il est un Atikamekw, ou il va admettre qu’il est un Atikamekw mais il ne l’acceptera jamais, c’est toute la philosophie de vie qui a été bouleversée, la spiritualité, la conscience des gens. Quand tu regardes le problème du suicide chez les jeunes, c’est vraiment l’absence des valeurs. Quand ils vont reconnaître et accepter qu’ils sont des Autochtones, ça va les amener à la conquête de leur identité.

Comme d’autres victimes de catastrophes, les jeunes autochtones, qui connaissent la vie dans les réserves depuis leur naissance, vivent l’expérience d’un déracinement sans déplacement (Ackerman et al., 2006 [2004]), c’est-à-dire un état d’isolement ou de désolation, au sens où la philosophe Hannah Arendt emploie ces termes. Ils sont privés de sol, déracinés, « sans liens qui les rattachent au monde des humains, dans un état de relations personnelles et sociales qui n’ont plus de sens pour la personne ; pas suffisamment de sens pour continuer d’aller de l’avant » (Pelège, 2005 : 129). Certains auteurs ont d’ailleurs comparé les réserves amérindiennes à des camps de réfugiés, du fait de certaines caractéristiques communes : déplacements forcés de groupes hétérogènes dans de petits territoires, absence de moyens de subsistance, dépendance envers une autorité centralisée, taux très faible de propriétaires de leur logement (Tousignant et Sioui, 2009).

Si l’institution familiale traditionnelle a été mise à mal par le régime des pensionnats, elle a été bouleversée, de façon plus générale, par la sédentarisation et autres conséquences liées au processus de colonisation. Il résulte notamment de ce bouleversement une transformation profonde de la place et du rôle de chacune des générations dans la gouvernance familiale et communautaire, souvent vécue par chacune d’elles comme une forme de marginalisation, de façon différenciée selon le genre[18], et un délitement des relations intergénérationnelles. On observe alors « un nouveau découpage social dans lequel la vie des personnes – les jeunes surtout – se déroule largement au sein de groupes d’âge relativement homogènes » (Rocher et al., 2005 : 186). En outre, avec la perte des valeurs traditionnelles, les rituels qui permettaient de franchir les étapes de la naissance à la mort ont plus ou moins disparu. Or, dans la philosophie atikamekw, il y avait des cycles de vie distinguant les états de bébé, enfant, adulte et aîné, et la notion d’adolescence n’existait pas. « Il y avait des rituels pour devenir adultes, mais aujourd’hui il y a des adultes qui sont encore bébé-enfant », nous dit un membre de la communauté, d’où une confusion dans l’ordre symbolique des générations qui brouille la transmission. La disparition des rites de passage, qui avaient pour fonction de donner un sens à l’existence et à la mort, de symboliser un changement et de marquer le passage d’un statut à un autre, rend plus difficile l’abandon de l’enfance, l’angoisse liée au changement n’étant pas prise en charge socialement et symboliquement – ce qui est loin d’être spécifique au contexte autochtone (Le Breton, 2000).

Se manifestant au travers des prises de risques adolescentes et des conduites suicidaires, de façon plus ou moins marquée selon les contextes et les cultures, le mal-être associé à ce passage vers l’âge adulte de jeunes surinvestis et surprotégés par leurs parents ou au contraire négligés et livrés à eux-mêmes, sans modèles auxquels ils peuvent s’identifier ou se raccrochant à des modèles obsolètes, traduit la difficulté, voire l’échec de la formation d’un sentiment d’identité stable, « de similitude avec lui-même et de sa continuité existentielle dans le temps et dans l’espace, et la perception du fait que les autres reconnaissent cette similitude et cette continuité » (Erikson, 1972 : 45). Malgré ces difficultés ou les conditions « suicidogènes » auxquelles ils sont confrontés, la plupart des jeunes, fort heureusement, ne se suicident pas et parviennent tant bien que mal à passer ce cap difficile, à Grande-Baie comme ailleurs, même si, comme le rappellent Chandler et al., « mieux vaut ne pas être Finlandais, adolescent et surtout faire partie de quelque peuple autochtone dont la culture a été martyrisée, méprisée ou ridiculisée – sinon vos chances de survie chutent comme une pierre » (2010 [2003] : 123).

Dans le domaine du suicide, mais pas seulement, la recherche s’est longtemps focalisée sur les notions de risque, puis de vulnérabilité (Dupont et al., 2007 [2003]). Plus récemment, l’intérêt s’est porté sur la notion de résilience à partir de travaux déjà anciens qui, sans nécessairement mobiliser ni définir la notion, se sont intéressés à l’expérience d’individus qui ont eu à affronter l’adversité, voire faire face à des traumatismes ou des situations extrêmes. Articulée à d’autres concepts comme ceux de coping, de sentiment de cohérence, d’empowerment ou encore de deuil (Hanus, 2010 ; Michallet, 2010), et malgré l’intérêt porté aux dimensions sociales de la résilience, elle est souvent considérée comme un attribut purement individuel, comme en témoignent les nombreuses échelles de résilience développées depuis une vingtaine d’années (Fleming et Ledogar, 2008a). Cependant, dans de nombreux domaines de la recherche en sciences humaines, la résilience est de plus en plus considérée comme une caractéristique pouvant s’appliquer à des familles (Genest et Gratton, 2010), des territoires, des organisations, des communautés ou des cultures. Ainsi la notion de résilience culturelle ou communautaire est-elle fréquemment utilisée pour signifier l’importance que le collectif ou la culture peuvent avoir en tant que ressources favorisant la résilience individuelle. Healy en donne la définition suivante, reprise par Fleming et Ledogar : « community or cultural resilience is the capacity of a distinct community or cultural system to absorb disturbance and reorganize while undergoing change so as to retain key elements of structure and identity that preserve its distinctness » (2008a : 9). Si Chandler et ses collègues n’ont pas utilisé le concept de résilience culturelle pendant longtemps, sans doute pour ne pas stigmatiser les communautés qui seraient moins résilientes, Lalonde (2005) a soutenu il y a quelques années que ce qu’ils avaient nommé continuité culturelle n’était en rien différent. Les liens entre résilience et spiritualité autochtone ont également fait l’objet d’une revue de littérature, dont il ressort que la dimension spirituelle des traditions autochtones constitue vraisemblablement un élément prépondérant de la résilience individuelle et communautaire, et davantage qu’un antidote aux pathologies sociales telles que le suicide (Fleming et Ledogar, 2008b).

La destruction des cultures des Premières nations, en instaurant de la discontinuité, a sapé les fondements à partir desquels se forme le sentiment d’identité et d’appartenance à un monde commun, et la capacité à se projeter dans l’avenir à partir d’un héritage transmis de génération en génération. En même temps qu’elle constitue un traumatisme, elle prive les individus et les communautés des croyances, des rituels et des institutions traditionnelles qui constituent autant de conditions de la résilience culturelle. Toutefois, au regard des difficultés rencontrées pour définir le concept au niveau individuel, son usage métaphorique au niveau collectif doit inciter à la prudence, même si la vertu heuristique du concept participe certainement à sa notoriété récente. Contrairement au concept de vulnérabilité, celui de résilience met l’accent sur les atouts et les capacités des individus et des communautés à faire face à l’adversité, à renouer des liens entre leur passé, leur présent et leur avenir, et relève en ce sens d’une rhétorique de l’espoir (Tousignant et Sioui, 2009). Mais comme le souligne une Québécoise travaillant à Grande-Baie, faisant le constat d’une « communauté en survie », les conséquences de plusieurs siècles de colonisation ne seront pas éradiquées par quelques programmes, même bien conçus, de prévention du suicide et d’autres problèmes sanitaires ou sociaux, mais nécessiteront l’engagement et les efforts de plusieurs générations en vue de leur résolution.

Moi je pense que ça va prendre plusieurs générations avant que la communauté aille mieux. Il peut se passer deux choses : soit la communauté va se rétablir, les gens vont décider de retrouver leurs racines, de fonctionner un peu avec le modèle ancestral mais aussi en étant dans la modernité et en avançant, soit ils vont rester constamment dans le passé, dans la « victimite », et ça va régresser ou faire du sur place. Les femmes consomment même des drogues injectables pendant leur grossesse, donc il va y avoir de plus en plus de diagnostics d’enfants qui ne seront pas complètement sains, l’hépatite C double chaque année, donc la communauté va quelque part s’éteindre par elle-même ou elle va se rétablir mais je pense que ça prendre quelques générations pour qu’elle se rétablisse. Moi c’est ma vision des choses, c’est soit l’un soit l’autre, mais présentement c’est du sur place. Il faut aussi qu’ils prennent des décisions communautaires de vouloir intégrer les éléments de la modernité et les éléments de leurs racines, de matcher ça, de trouver le meilleur des deux et d’avancer, de ne pas rester continuellement dans le passé. Les femmes en ont peut-être plus conscience, pour leurs enfants et petits-enfants, et il faut que les décisions soient communautaires, ce ne sont pas les gens de l’extérieur qui vont arriver avec des programmes…

Conclusion

Les travaux de Le Breton (2000) sur les prises de risque à l’adolescence permettent, entre autres, de faire le lien entre les contextes autochtone et non autochtone au regard du suicide des jeunes et invitent à considérer celui-ci, effectivement, comme une pathologie du devenir adulte qui entretient un lien profond avec la problématique identitaire. Comment ne pas évoquer également les travaux de l’anthropologue Margaret Mead (1971 [1970]) sur l’adolescence, dans lesquels elle a montré à quel point l’identité constituait un problème, ou une question, pour la jeunesse des années cinquante. Distinguant les cultures selon les places et les rôles respectifs de chacune des générations et leurs relations, elle s’est attachée à montrer l’impact des rapports intergénérationnels sur la continuité ou la discontinuité de la transmission culturelle. Aux cultures postfiguratives qui donnaient une place importante aux aînés dans la transmission des valeurs et de l’identité, elle a opposé les cultures préfiguratives où l’homme devient un « immigré dans le temps » et dans le village planétaire, où les parents et les grands-parents ne sont plus des guides capables de donner un sens et une valeur à l’existence et de rassurer les jeunes sur l’avenir qui les attend, où enfin s’exprime le fossé des générations. Devant trouver eux-mêmes, sans boussole, une réponse à leur quête identitaire, un sens à leur vie et à leurs conduites, les jeunes doivent faire face seuls à l’incertitude qui les attend – d’où la peur ou le refus de devenir adulte dont on trouve des manifestations tant chez les jeunes des Premières nations que chez les non-Autochtones, au Québec et ailleurs. Or, « une signification donnée à l’existence, des valeurs pour orienter l’action, une conduite à suivre, ce sont les antidotes les plus sûrs contre la mort » (Le Breton, 2000 : 99).

Davantage que leur survenue en série ou en grappes localisées, les suicides interpellent surtout, dans les communautés concernées, parce qu’ils sont commis par des jeunes dont le geste, souvent incompris, peut signifier la difficulté du passage à l’âge adulte. Or, devenir adulte, c’est accepter de recevoir et de prendre en charge l’héritage sans testament transmis par les générations antérieures, selon l’aphorisme de René Char, aphorisme qu’Hannah Arendt commente ainsi :

le testament, qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir. Sans testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradition – qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur – il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui le cycle biologique des êtres vivants (1972 [1961] : 14).

L’acceptation de cet héritage par les jeunes peut être lu comme un contre-don de ce don initial que constitue leur venue au monde, mais c’est également le cas de son refus, qui les amène parfois à se donner la mort. Cettour remarque que l’expression est d’ailleurs mal choisie, car là encore il ne s’agit pas d’un don mais d’un contre-don : « le drame du suicidant est assurément là : il rend plus, il rend à en mourir, il se rend complètement en tuant la totalité de son être » (2005 : 45). Dans cette perspective, l’existence du suicide jeune témoigne de l’échec ou des insuffisances de l’éducation, au sens où celle-ci est

le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun (Arendt, 1972 [1961] : 252).

L’éducation n’est pas seulement la responsabilité des enseignants ou des éducateurs, mais l’affaire de tous, et elle a vocation à séparer temporairement les enfants des adultes, sans pour autant les isoler de la communauté. C’est précisément le propre de l’institution qui, en créant une distance entre les hommes et en faisant advenir la loi, paradoxalement, les rapproche et favorise non seulement l’autonomie, c’est-à-dire l’intériorisation en soi de la norme et de la loi symbolique et sociale du monde, mais aussi l’émergence d’un monde commun, humanisé car devenu objet de dialogue.