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 On dit que Chrisyppe est mort

 de rire en voyant un âne

 manger des figues. Génération

 feinte avec humour

 et précision.

Emmanuel Hocquard, L’invention du verre[1]

Dans un panorama de la poésie française depuis 1945, Jean-Michel Maulpoix remarque qu’Emmanuel Hocquard

pratique une écriture que l’on pourrait dire minimaliste. S’il intitule Les élégies (1990) l’un de ses recueils, il s’agit d’une élégie neutre et sans melos, d’où tout sentiment directement exprimé est banni[2].

Jean-Michel Maulpoix explique par ailleurs que la visée principale de la « modernité négative », dont Hocquard a été un des initiateurs, se définissait par l’atteinte de la littéralité relative au « désir ultime » de « parvenir à une écriture froide, mate et feutrée qui mettrait la poésie en état d’hibernation et qui la poserait comme un pur travail logique sur le langage[3] ».

Bien qu’Hocquard ait en effet plaidé pour une « poésie sans accent poétique, aussi sèche qu’une biscotte sans beurre[4] », et pour la « littéralité qui est le contraire de la littérature » (MH, 28), son oeuvre est bien loin d’être synonyme d’ascétisme, de réductionnisme ou de désoeuvrement et d’être exempte de sentiments ou d’affects. Au contraire, elle procède d’une « activité [qui] est essentiellement ludique, ce qui ne veut pas dire nécessairement comique » (MH, 480), précise l’auteur. Ce type d’attitude, qui procède d’une attention portée à l’endroit de l’imprévisibilité des circonstances de notre vie est amplement informé de la pensée des « jeux de langage » développée par Ludwig Wittgenstein où « l’humour n’est pas une humeur, [mais] une vision du monde[5] ». En effet, c’est l’entreprise de démythification de la nature des rapports entre le langage et le monde menée par le philosophe qui trouve une place dans la pensée d’Hocquard. Suivant cet esprit, ce dernier propose une grammaire des manières possibles de se conduire avec le langage « à condition d’ouvrir la notion de grammaire à autre chose qu’un simple code de règles fixes […] qui régissent notre langage et donc notre pensée » (MH, 231, Hocquard souligne).

En voulant changer la perspective habituelle que l’on a sur la notion de grammaire, Hocquard veut montrer que « celle-ci devrait être un jeu d’inventions perpétuelles » (MH, 232), où les règles ne précèdent pas les inventions et s’appliquent de manière interne à celles-ci, au fil de la pratique. On ne fait pas que subir causalement les prétendues lois du langage et du monde, laisse entendre Hocquard. On peut aussi inventer des protocoles qui sont en relation interne avec les usages qu’ils impliquent. Or, contrairement à ce que suggère Maulpoix, les sentiments chez Hocquard ne peuvent être exprimés que directement et de manière immédiate à la conduite langagière. Dès lors, l’indétermination de la grammaire devient à ce titre solidaire d’une intention ludique et pratique, qui est susceptible de provoquer ce qu’Hocquard nomme une « joie sans dommage » (MH, 481). Ce type d’émotion, modeste certes, mais qui montre une méfiance envers diverses illusions spéculatives et métaphysiques entretenues par la littérature et l’art, procède d’un esprit pragmatiste[6] et non correspondantiste selon lequel le langage ne se définit pas par une relation ostensive au réel, mais par sa capacité active à modeler ce dernier. Lorsqu’Hocquard affirme que la « poésie/ ne parle pas du monde./ Monde est un mot/ qui s’affiche pour/ le faire » (IV, 22), il rejoint, à sa manière, Nelson Goodman, selon qui

« La fabrication des faits » a l’avantage […] d’irriter ces fondamentalistes qui savent sans le moindre doute que les faits sont trouvés et non pas construits, qu’ils constituent l’unique monde réel et seulement lui, et que la connaissance consiste à croire les faits. […] Qu’on veuille bien accepter d’innombrables versions concurrentes du monde, vraies ou correctes, ne veut pas dire que tout va bien, […] qu’on ne distingue plus les vérités des faussetés, mais seulement que la vérité doit être conçue autrement que comme correspondance avec un monde déjà fait[7].

Cette manière d’envisager la signification à la lumière de l’usage consiste à attester que le langage est d’emblée dans le monde, que l’expérience sensible et les contenus ne le précèdent pas, ne le fondent pas. Il s’agit de « jouer avec les choses, alors que nous nous contentons encore trop souvent de faire des phrases sur ou contre » (MH, 406), c’est-à-dire de nommer notre expérience comme si elle était détachée du langage. Hocquard affirme en ce sens que

le jeu consiste à opérer (ou pas) des connexions imprévisibles entre les objets de langage qui se présentent, fussent-ils déjà des représentations […], qu’il traite alors comme des surfaces, car il est irréductiblement superficiel.

MH, 480

Compte tenu du fait qu’il se méfie de toutes formes de réification du sens, qu’elles proviennent des profondeurs originelles ou des hauteurs métaphysiques, Hocquard cueille les ressources qui lui sont immédiates plutôt qu’il ne creuse ou sonde l’infini pour tenter de trouver quelque précieuse pièce de langage. Cela le garde alors de vouloir élire a priori de prétendus motifs fondamentaux de la vie qui susciteraient les affects tout comme de définir ceux-ci hors de toute pratique.

L’« attorney général L. J. Wittgenstein[8] »

Explicite sur sa grande appréciation de Wittgenstein, Hocquard précise que c’est entre autres à lui qu’il « doit, pour l’essentiel, tout ce qu’[il] a appris du métier » (idem). C’est en raison de l’attitude déflationniste du philosophe envers les questions relatives à la signification, et de sa méthode de travail qui sait allier l’attention à la variété de jeux de langage possibles et l’humour qu’Hocquard éprouve une sympathie pour un acteur du champ philosophique qui, nous dit-il, lui est « totalement étranger[9] ». Par ailleurs, l’idée qui veut que les jeux de langage de l’esthétique soient reliés à l’ensemble de nos jeux de langage[10] est un autre aspect de la pensée de Wittgenstein qui semble avoir trouvé un écho chez Hocquard, lequel argue en faveur d’une conception holistique et plurielle du langage et contre une manière particulariste et « privée » de concevoir l’esthétique et le « langage de l’art ». Selon Wittgenstein, l’enjeu relatif à l’esthétique est moins de trouver ce sur quoi elle se fonde ou d’identifier les objets particuliers qui la concernent que d’examiner le réseau complexe de jeux de langage et de conduites que l’on y attache. Cette approche que l’on pourrait dire indisciplinée soutient la volonté d’Hocquard de considérer l’ensemble du langage ordinaire afin de pouvoir se mouvoir sur un terrain aux frontières mobiles qui n’appartiennent pas aux « valeurs refuges » poétiques. Ainsi, Hocquard note à propos de Wittgenstein

qu’il navigue […] entre les disciplines […] sans chercher pour autant à fonder une nouvelle discipline. Ce qui est fascinant, c’est comment il frôle, longe, […] utilise les questions de grammaire du langage ordinaire (logique non disciplinaire) dans cette langue inégalable qui est la sienne, bien plus sidérante à mes yeux que celle du plus merveilleux des écrivains. C’est ce qui fait de Wittgenstein un grand humoriste doublé d’un penseur exemplaire.

MH, 432

Solidaire d’une préoccupation pour l’ordinaire de nos manières de faire et de parler, la pensée wittgensteinienne tend à refuser tout privilège relatif à la signification, toute plus-value attribuée a priori à quelque notion que ce soit. Insistant sur cette idée de « modestie » quant à nos usages du langage, Wittgenstein plaide pour que l’on ramène le langage de ses usages métaphysiques vers ses usages ordinaires : « les mots “langage”, “expérience”, “monde”, s’ils possèdent un usage, doivent en avoir un d’aussi modeste que les mots “table”, “lampe”, “porte”[11] ». Cette remarque de Wittgenstein recoupe une exigence qu’il formule, celle de revenir au « sol raboteux[12] », dont la propension à favoriser le « frottement et la résistance de l’air[13] » nous permet d’embrayer et de donner sens à une diversité de jeux. Dans la même mesure où l’ordinaire n’est pas synonyme de dénuement, le sol raboteux n’est pas un « sol lisse », un nivellement ou une normalisation du langage où celui-ci « roulerait à vide ». Comme l’ordinaire qui est corrélatif à l’imprévisibilité, le sol raboteux accueille une pluralité de « matériaux » et permet d’envisager une panoplie d’usages des mots. Chez Wittgenstein, cette « mise à plat » des valeurs langagières permet d’éviter de faire à l’avance le tri des ressources qui pourraient nous servir dans telle ou telle circonstance. Il entend plutôt nous convaincre du potentiel d’éclaircissement que détiennent le rapprochement et la comparaison de situations ainsi que des jeux de langage que celles-ci impliquent, autant celles que l’on croit associées par nature que celles que rien ne semble lier. Il s’agit aussi de ne pas rejeter trop rapidement ce qui nous semble impertinent.

Or tout en départicularisant les conditions de signification, la volonté de Wittgenstein d’intégrer les jeux de langage esthétiques à nos jeux de langage « ordinaires » et, plus précisément, à l’ensemble des jeux qui donnent une teneur à notre « forme de vie » tend également à montrer que des considérations esthétiques ont cours et importent là où on s’y attendrait le moins. Pour Wittgenstein, il reste que « [n]os plus grandes bêtises peuvent être sages. On ne saurait croire combien un nouveau tiroir dans notre filing cabinet, s’il est bien placé, peut rendre de services[14] ». Comme le suggère Wittgenstein, attribuer de la crédibilité à ce qui paraît saugrenu nous permet d’organiser autrement ce avec quoi nous transigeons, autorise, à travers l’établissement de nouvelles connexions, à jeter une lumière différente sur les faits. Wittgenstein donne un exemple éloquent à ce titre :

Quelle similitude y a-t-il entre mon admiration pour cette personne et le fait que j’aime la glace à la vanille ? La comparaison semble presque révoltante.

Mais vous pouvez relier ces cas l’un à l’autre par des cas intermédiaires[15].

Dans un texte consacré à Hocquard, Claude Bondy laisse entendre que ce genre d’intervention relève d’une « expression minoritaire (insulaire), ou singulière […] dont l’étrangeté, l’absurdité ou le trait énigmatique étonnent, éclairent, provoquant parfois aussi un rire libérateur : une sorte de koan apte à détruire ou pulvériser l’ordre établi[16] ». Sans doute Hocquard se reconnaît-il dans cette manière qui sait habilement prendre à partie nos repères et nos façons de penser habituels tout en mettant au jour des aspects des choses qui restent, la plupart du temps, négligés et tus. Si Hocquard paraphrase Wittgenstein pour dire que le « but de la [poésie] est la clarification logique de la pensée » (MH, 22), rien ne dit a priori quel genre de considération doit faire l’objet de cette organisation, ce qui vient mettre davantage l’accent sur l’exercice de la pensée que sur l’atteinte d’une correspondance avec les valeurs-refuges de la poésie. Cela consiste à donner de l’importance à ce qui, de prime abord, ne semble pas en avoir, à revaloriser les signes supposément impertinents qui occupent notre vie, à considérer les « indices qui n’ont pas nécessairement de rapport avec l’affaire du moment » (PT, 224).

Enquêter en joker

Hocquard dit à propos d’une banlieue parisienne, Bondy-Nord, que « [c]’est un endroit d’une puissante nullité[17] », un lieu commun qu’il ne semble pas aisé de revivifier. Pourtant, Hocquard entend malgré tout « donner une chance à cette nullité. La chance d’une représentation » (LC) qui consiste à donner au lieu commun une intonation différente, à « différer [son] commencement » (idem). Autrement dit, ces indices n’incarnent pas la trace qui témoignerait de l’existence d’un tout auquel ils appartiennent et auquel il faudrait les rattacher pour qu’ils puissent prendre pleinement leur sens. Leur fonctionnement relève plutôt du « mode potentiel », qui relève lui-même d’une superposition d’éléments variés et de l’opération de connexions provisoires. Les livres d’Hocquard deviennent alors des rapports d’enquête qui font état de la nature imprévisible de sa vie dans le langage où se déroulent des affaires tentaculaires formées « des tas de petits espaces juxtaposés [qui] chantent autour des points[18] » :

7. Les événements ne s’y enchaînent pas en vue d’une démonstration convaincante, comme dans ces proses où les phrases se suivent jusqu’au C.Q.F.D. final.
8. Il n’y a rien à démontrer. Il s’agit seulement de voir quelque chose que, pour l’instant, on ne voit pas encore.
9. Le système des énoncés ne fonctionne pas non plus comme un puzzle, où les pièces sont mélangées, mais leurs connexions prédéterminées. Dans un puzzle, il s’agit simplement de faire s’emboîter les morceaux selon cet ordre préétabli.
[…]
11. Un énoncé serait plutôt cette sorte d’indice dont parle L. J. W. à propos des souvenirs et des rêves : un fragment qui nous impressionne fortement, au point que nous nous mettons en quête d’une explication ou d’un ensemble de connexions.

LC, Hocquard souligne

Selon Hocquard, il n’y a pas de domaine ou d’orientation de pensée particuliers qui nous laissent croire que l’on puisse échapper aux contingences de nos actions. Croire le contraire consisterait à se raconter des histoires. Malgré ce climat d’incertitude, Hocquard remarque tout de même qu’il demeure possible d’agir et d’organiser provisoirement sa pensée « en forçant des passages » pour établir de nouveaux relais entre les ressources symboliques :

Si quelque chose a jamais mérité de laisser

Après tant d’allées et venues

Une trace aussi persistante,

Comment se fait-il que vous ne sachiez plus

 du tout

Ce qui vous déroutait ainsi ? […]

Mais cette fois-ci il faudra résolument passer outre

Aux conseils raisonnables des professionnels de l’art,

 Et hiverner là sans savoir […],

— Même avec l’idée de forcer un matin le passage —

Et patienter jusqu’à la saison

 des grandes pluies[19].

Ainsi, selon Hocquard, en « passant outre » les frontières du cadastre dessinées par les « professionnels de l’art », on se tient à distance des valeurs-refuges artistiques, on se défait d’un modèle de pensée préconçu et on se dispose, à chaque nouvelle situation, à parcourir un nouveau chemin de pensée et à tirer parti de l’imprévisibilité. En effet, la déhiérarchisation des valeurs symboliques et l’attention prêtée à la multiplicité des rapports qui ont cours entre celles-ci mènent Hocquard à récuser le privilège dont bénéficie le langage littéraire ou poétique comparativement au langage ordinaire. Remettant en cause le bien-fondé de cette distinction et plaidant pour une littéralité des usages du langage, Hocquard émet de forts doutes envers la validité de la littérarité : « la littéralité, avance-t-il, est le contraire de la littérature » (MH, 28). Dans cette optique, Hocquard pense plutôt que la littéralité participe d’une expérience générale du langage. À l’encontre de l’idée qui veut que la littérature entretienne un rapport particulier et exclusif à la signification, la littéralité ne peut être réduite aux conditions qu’imposent la littérarité, la poéticité ou un quelconque « degré zéro ». La littéralité est plutôt corrélative, chez Hocquard, d’une conception holistique du langage où les frontières entre les différents domaines d’application sont floues :

[C]e n’est plus seulement pour lui une question de littérature ou de poésie, mais plutôt généralement une ténébreuse affaire de langage. De tout le langage : comment en effet chercher à résoudre des problèmes qui sont posés en termes de langage sinon en termes de langage ?

MH, 285

Or la démarche d’Hocquard s’inscrit en faux contre le fonctionnement autotélique et privatif de la littérature d’après lequel ses buts et ses critères sont établis par autogénération au sein d’un circuit fermé :

La littérature est une machine à produire de la littérature, pas de la pensée, pas de la réflexion. Pour étudier, pour réfléchir, je n’ai pas besoin de la littérature. Pas plus d’ailleurs que de la philosophie. À vrai dire, pour réfléchir, personne n’en a besoin. Je n’ai pas besoin de la littérature pour réfléchir, mais j’ai besoin de réfléchir à la littérature puisque j’ai commis l’imprudence de tomber dedans.

MH, 261-262

Ne pas avoir « besoin de la littérature pour réfléchir » signale le refus de s’en remettre nécessairement à la culture littéraire en ce qu’elle serait la seule avenue pertinente à emprunter pour lire et écrire des textes dits « littéraires ». Il s’agit donc d’y faire des « taches blanches », de se moquer des critères et des attentes du champ littéraire, afin de prendre la chance de redonner aux textes un pouvoir d’action direct au sein d’un environnement de pensée beaucoup plus vaste. Autrement dit, il ne s’agit pas de montrer comment les productions littéraires nourrissent le champ littéraire, d’une manière privative et souvent complaisante, et comment celui-ci en retour permet de donner une légitimité et un sens aux textes, mais d’embrayer les textes sur une panoplie d’actions et de manières de penser qui donne une teneur à l’ensemble de notre vie. Pour Hocquard, il s’agit de produire « un ensemble très ouvert de propositions amusantes et utiles, dont on se servira, si on le désire, pour d’autres jeux de construction » (MH, 226). On peut ainsi dire que selon l’auteur, la littérature n’est ni une condition suffisante ni une condition nécessaire à ce qu’on appelle la littérature. Consentir à être assujetti au champ littéraire ne serait qu’adhérer à une version différente de la métaphysique et de l’essentialisme.

Dès lors, le langage devient inhérent aux processus de pensée générale plutôt que moyen d’identifier des objets de savoir autonome (comme la littérature) ou d’hypostasier des significations. Ainsi, il s’étale bien plus qu’il ne cherche à être justifié par une quelconque entité. Alors conçu comme mise à plat de ressources symboliques, le langage peut être apparenté à un terrain multisports ou à un magasin général. Dans ce type d’espace, les différentes délimitations peuvent sans cesse être réaménagées et le matériel et les outils peuvent être convoqués pour effectuer une tâche circonstancielle à laquelle ils ne sont pas habituellement dédiés, et ce, sans que l’opération ne soit mesurée à l’aune de la dichotomie entre le littéral et le métaphorique. Pour Hocquard, ces usages ne sont redevables qu’à une gamme possible d’intonations différentes (voir MH, 232) qui sont corrélatives d’autant d’intentions. Il écrit que

“[…] savoir

quoi faire des nappes quand

elles deviennent des tableaux

revient à se demander à quoi

servent les tableaux”.

[…]

Un couteau à huîtres peut servir

à mettre au jour les fissures

d’un plafond avant de reboucher

à l’enduit.

IV, 43-44

À ce titre, l’auteur rapporte les propos d’Olivier Cadiot qui explique que sur ce genre de terrain, « le sport ce serait de ne pas inventer une sur-langue mais une sous-langue pratic’[20] » (MH, 63), une langue qui autoriserait l’établissement de connexions provisoires entre une diversité de motifs, afin de concevoir différents ajustements. Les « expériences de langage » prennent alors la forme d’exercices exploratoires, autant au sens d’un examen, d’une recherche, d’un cheminement et d’une pratique, qui procèdent d’un réseau d’apprentissages et de techniques.

Cette façon qu’a adoptée Hocquard de fréquenter le langage lui vient en partie des manières d’agir qui caractérisaient Tanger, ville qu’il a habitée pendant son enfance, durant la période d’après-guerre et où il a pu faire une partie de son apprentissage qu’il réinvestit dans son travail d’écriture. Pour l’auteur, la culture tangéroise de son enfance

tenait surtout […] à la liberté des mouvements et au dynamisme des échanges, au « détachement » et à une exceptionnelle ouverture à la modernité. […] Sur la route de. En passant par. Il ne s’agissait jamais d’arriver. De se fixer[21].

C’est dans le même ordre d’idées qu’Hocquard explique que les habitudes de vie des Tangérois lui sont apparues comme l’exemple de ce qu’on peut nommer une « forme de vie », au sens wittgensteinien, où l’insouciance envers l’impératif d’alimenter une « culture professionnelle » allait de pair avec un mouvement continu selon lequel les habitudes de vie, les variations et les aléas des manières d’agir ne sont pas antithétiques. Ainsi, la vie de Tanger a permis à Hocquard de développer cette façon de voir :

La littérature, comme tout acte de création, n’a pour raison d’être que de faire bouger les choses quand alentour le mouvement vient à faire défaut. Ce qui n’était probablement pas le cas pour cette ville en perpétuel mouvement. Aussi, à défaut de produire leurs propres objets littéraires, les Tangérois […] préféraient-ils « faire le paseo », interminablement, boulevard Pasteur, en fin d’après-midi.

RR, 46

Par l’esprit de détachement et d’insouciance qu’elle offre, Tanger devient un modèle d’introduction de ce qu’Hocquard appelle « des “taches blanches” dans un contexte général de coloriage » (MH, 403). De la même manière que l’humour, qui est corrélatif à l’imprévisibilité, à la mobilité du langage et à l’indétermination de notre « forme de vie », la tache blanche est un espace vide,

une aporie dans la grammaire universelle-continue. Une « tache blanche », ça pourrait être l’humour + la politique. Ça ne va pas contre, ça va autrement. À la question : « Comment allez-vous aujourd’hui ? », répondre « Autrement, merci. »

MH, 431

Moins relative au manque de sens qu’aux interstices qui se logent entre nos habitudes d’action, l’aporie est cet espace de pensée qui autorise de mettre en doute les fausses évidences ainsi que l’assujettissement aux déterminations. Par exemple Hocquard explique que dans l’« énoncé miroir » « Viviane est Viviane[22] », « [ê]tre est le mot qui contient tous les mots./ Et qui contient le mot manquant./ C’est le joker./ Le centre vide de la tautologie » (TS, I, XVII). En tant que joker, le verbe être, loin d’être une variable qui réduit une chose à elle-même, devient la carte qui peut adopter tous les rôles dans ce jeu et permet au prédicat de s’affranchir du sujet et de se conduire d’une multitude de façons. Au sein de la tautologie, le verbe « être » devient cet espace vague qui autorise de penser la répétition et la copie comme un déplacement. Hocquard explique que

la duplication fait apparaître, logiquement, le modèle sous un nouveau jour […]. Au travers de la répétition, dans cet écart, cette distance qui est le théâtre même de la mimésis, on voit soudain autre chose dans le modèle qui perd dès lors toute valeur d’original, d’origine.

MH, 28

Hocquard évoque à ce titre ce que « Clément Rosset relève à propos de la poétique d’Aristote, à savoir que la mimesis ne signifie pas copie mais jeu, pas identification mais répétition sur le mode ludique et enfantin du “on ferait comme si” » (PT, 188). Or il semble pertinent de réhabiliter la part d’action de la mimesis pour en faire une « mimesis performative », qui n’est pas simplement un processus fondé sur l’identité mais qui se définit avant tout par le réemploi et par l’activation symbolique d’outils conceptuels dans une diversité de contextes d’action. Compte tenu de la plasticité que le verbe être autorise, la tautologie devient ainsi un modèle réduit d’hexes possibles, une « miniature » qui indique tout ce que Viviane peut faire plus que ce qu’elle est.

Faire le cancre

Capable de s’adapter à tous les contextes, le joker est chez Hocquard une figure complice du cancre qui « n’est pas un pitre. Il ne fait pas rire. Relégué dans les régions extérieures de la classe […] il est toujours dernier. […] C’est son frêle destin, tragique, insignifiant. […] Pour lui, les jeux sont faits et il le sait » (PT, 222). Si, lors de son cheminement de pensée dans le terrain langagier aux frontières mouvantes, le cancre est confus au point de « poursuivre une chèvre/ qu’[il] a prise au loin/ pour la bien-aimée » (IV, 30), il a pourtant su s’approprier certains apprentissages pour déployer des techniques et des savoir-faire afin de devenir écrivain et ainsi tenter de se sortir provisoirement de ses embrouilles. Le stigmate que le cancre porte permet alors à Hocquard de poser de manière singulière, pour le dire comme Erving Goffman, la question des « usages sociaux des handicaps[23] ». Sans basculer dans la célébration des différences et de la marginalité ou sans alimenter le pathos associé à l’idée d’exclusion, la figure du cancre permet à Hocquard de réfléchir à la nature des normes, aux tactiques d’adaptation, mais surtout à la possibilité d’inventer des façons d’agir dans le monde. Comme le dit le sociologue Isaac Joseph, il est question d’« augmenter notre habileté, de rendre nos incapacités non seulement supportables, mais aussi productives, créatives[24] ». Corrélatives à la nature imprévisible de l’environnement dans lequel le cancre évolue, sa démarche est celle de la déconnexion et de la reconnexion de ressources langagières variées qu’il glane dans une multitude de circonstances. Ces « morceaux de langage » sont

des unités décontextualisées — décontaminées — […] des propositions flottantes […] redevenues autonomes, qu’aucun contexte n’a désormais plus besoin de légitimer et dont la seule garantie est le regard actuel que je porte sur elles comme si je les voyais pour la première fois.

MH, 477

Chez Hocquard, cette approche se nomme la « méthode de l’idiot » ou la « méthode Robinson » qui repose sur l’idée de « déliaison », comme en témoigne l’anecdote des « oranges de Saint-Michel » :

Un jour que j’étais sur le chemin de l’école […] je suis tombé en arrêt […] devant l’étalage d’une épicerie marocaine […]. L’épicier y avait disposé une pyramide d’oranges, au sommet de laquelle une petite ardoise affichait, tracée à la craie, la mention : 5F. […] Durant une fraction de seconde, je n’ai tout simplement pas pu faire la connexion entre ces étiquettes et les oranges. Ça, c’est une pure expérience d’idiotie ! […] Les oranges sont les oranges, les étiquettes sont les étiquettes. Jamais elles ne se rencontreront.

MH, 397-398

Cette anecdote ne relate pas la redécouverte d’un état de chose originel, par rapport auquel le lien entre les oranges et l’étiquette ne serait qu’une fiction, une association trompeuse. Ce qu’Hocquard met en doute par cette expérience est la correpondance causale, nécessaire et exclusive que l’on peut établir entre ces deux items. Bien que d’un côté les habitudes de vie mènent à constater la fréquence de ce rapport et à y voir une certaine « naturalité », d’un autre côté, il n’y a rien qui puisse nous interdire de détourner les éléments qui le composent pour en proposer d’autres usages qui, dans leur contexte d’énonciation, ne seront pas à envisager comme des sens seconds, mais selon leur seule littéralité, leur usage contextuel[25]. C’est dans cet ordre d’idées que Jean-Pierre Cometti montre comment une conception du langage basée sur l’usage se démarque d’une conception fondée sur l’ontologie et contribue à nous détourner des dédoublements associés aux considérations essentialistes :

[S]euls nos usages instituent ce qui ressemble ici à un trait commun, et qui pourraient se figer dans une image trompeuse […]. Que l’étiquette remplisse sa fonction dans les cas les plus courants ne signifie absolument pas qu’il existe on ne sait quel rapport intime entre celle-ci et les oranges. Le monde, celui des oranges et de l’étiquette […] n’est pas investi d’un ordre qu’il y aurait lieu de retrouver ou de rétablir, sous on ne sait quel prétexte[26].

Lorsque le cancre expérimente ces conditions de défaillance, sa réaction n’est pas de s’interroger avant tout sur la nature du langage. Il est déjà plongé dans la panoplie de morceaux de langage que contient son « coffre à jouets » et qui sont susceptibles d’être connectés :

Si un outil me manque pour opérer une connexion, je vais puiser […] dans le coffre à jouets […]. Et quand je dis connexion, Inspecteur, je ne veux pas dire transition. Je veux parler d’une solution immédiate pour une interrogation soudaine.

MH, 270

Si le philosophe américain John Dewey croit que c’est à l’issue d’une expérimentation fructueuse que l’on peut ressentir une « satisfaction profonde », Hocquard exprime à peu près la même chose lorsqu’il se réfère à la « joie sans dommage » aristotélicienne (MH, 481) que l’auteur conçoit comme une jubilation provisoire qui survient lorsqu’« il réussit une bonne connexion » (MH, 481), c’est-à-dire lorsqu’il remédie à un blocage, et parvient à élucider un cas par la réorganisation des ressources habituelles et des formes de langage les plus ordinaires. Hocquard explique que « 16. La rencontre de deux énoncés produit de l’émotion. 17. En termes de métier, ce moment d’émotion est le moment où, soudain, on voit quelque chose. 18. Même si on ne sait pas très bien ce que c’est. » (LC)

Le mouvement hésitant, lent, mais tout de même dynamique que cette conception des choses suggère s’apparente, comme Hocquard le mentionne à diverses reprises, à « la démarche d’un crabe : une succession de doutes, de reculs, de pas de côté, de tâtonnements empiriques » (MH, 449). Par sa lenteur, et aussi compte tenu de son étymologie, le crabe devient chez Hocquard l’alter ego du cancre. « Devenu écrivain, le cancre n’est pas pour autant devenu bon élève. Il est resté le cancre qu’il avait été. » (PT, 223) C’est par ailleurs grâce au souvenir d’un certain ouistiti qui lui a mordu l’index lorsqu’il essayait de nourrir l’animal qu’il a commencé à écrire. « [I]l a seulement appris à singer. Il est devenu un singe aristotélicien dans le coeur duquel continue de sommeiller un crabe lent. » (PT, 223)

Ayant appris à singer, donc à imiter en se moquant et en faisant souvent la grimace, l’écrivain idiot a su détourner et s’approprier cette attitude pour caractériser la manière dont il se conduit avec le langage. En décontextualisant et en recontextualisant divers morceaux de langage, Hocquard se trouve à imiter, comme nous l’avons dit à propos de la tautologie, des motifs langagiers :

Quand je dis que ce que j’écris est littéral, je ne veux donc pas dire que je fais état d’anecdotes vécues par moi (même si c’est le cas) ; je veux simplement dire que mes énoncés sont à prendre à la lettre, tels qu’ils sont reproduits noir sur blanc. Tous mes livres sont à lire comme des copies. Je suis le copieur de mes livres […].

MH, 483-484

Rire seul ?

Dans son livre particulièrement paradoxal, Contingence, ironie et solidarité, Richard Rorty qualifie de « ludique » cette

capacité […] d’apprécier le pouvoir de redécrire, le pouvoir qu’a la langue de rendre possibles et importantes des choses nouvelles et différentes : appréciation qui ne devient possible que lorsque notre but devient un répertoire en expansion de descriptions alternatives plutôt que L’Unique Description Juste. Un tel changement d’intention n’est possible que pour autant que le monde et le soi ont été tous deux dédivinisés[27].

Caractérisée par la contingence de nos rapports au langage et au monde, par la dé-sublimation et la dé-hiérarchisation des éléments qui constituent notre « forme de vie », ainsi que par la tendance à faire du sens plutôt qu’à le découvrir, sa conception du ludique partage, à première vue, les mêmes valeurs que celle d’Hocquard. Mais lorsqu’on observe les choses en détail, on constate qu’elle s’en distingue sur certains points. En effet, l’intention ludique relève, chez Rorty, d’une attitude ironique et libérale, et d’un « plaidoyer [qui] repose sur l’établissement d’une distinction bien solide entre le privé et le public[28] ». En effet, selon Rorty, le meilleur moyen d’éviter les déterminismes sociaux passe par une théorie de l’ego. Si la sphère publique est représentée par les sciences politiques, la sphère privée, quant à elle, devrait être l’affaire d’une certaine philosophie qui, au lieu de vouloir cerner des vérités et de chercher à établir des valeurs communes, devrait se contenter de redécrire d’anciens vocabulaires pour les renouveler. Mais pour Rorty, qui croit au « caractère radicalement poétique des vies individuelles, et des fondements purement poétiques de la “conscience de nous” qui se cache derrière nos institutions sociales[29] », c’est le poète qui peut assurer cette tâche. Convoquant Freud pour arguer en faveur d’une conception non unitaire du moi, Rorty se réfère également à Nietzsche pour justifier l’idée que le statut du poète relève de l’autocréation, c’est-à-dire d’un individu qui s’invente lui-même en expérimentant de nouvelles manières de parler et d’agir : « Le vocabulaire de l’autocréation est nécessairement privé : il ne se partage pas plus qu’il ne se prête à la discussion[30] », affirme-t-il.

Cela ne va cependant pas sans poser certains problèmes. En effet, en plus d’accorder un statut privilégié au modèle poétique et littéraire, et ce, sans nécessairement remettre en question les valeurs-refuges issues du paradigme romantique sur lesquelles il repose, cette manière de concevoir les choses favorise les hiérarchies et les distinctions de principe, ce que Rorty voudrait pourtant éradiquer. C’est par ailleurs d’une manière contradictoire que le philosophe américain pense que l’autocréation privée et ironique doit relever d’une utopie universelle. Mais c’est la conception privée et solipsiste du langage que la position de Rorty implique qui semble la plus inconséquente, d’autant plus que Wittgenstein, influence majeure de Rorty, en a montré la vacuité d’une manière convaincante par des remarques qui désubliment l’intériorité ou, autrement dit, qui mettent de l’avant la nature publique et sociale des critères et des conditions d’expression et de compréhension.

Comme nous l’avons dit, cette conception du ludique se distingue de celle d’Hocquard. D’abord, ce dernier ne se réclame pas du tout d’une posture ironique : « S’il ne dédaigne pas l’humour (en raison de son caractère aporétique), [il] déteste l’ironie » (MH, 464). Comme le précise Gilles A. Tiberghien, c’est

le caractère désengagé, ou faussement engagé, de l’ironie qui lui déplaît probablement : quant au côté aporétique de l’humour, il tient sans doute à ses impasses assumées et à l’espèce d’autodérision dont il fait toujours si peu que ce soit preuve, découvrant sous ses pieds des chausse-trappes et de vastes zones d’incertitudes là où d’autres le voient avancer triomphalement[31].

Forme caractéristique d’un esprit romantique, l’ironie dont parle Hocquard repose à la fois sur le désir d’un sujet d’accéder à un point de vue global et absolu sur le monde et sur l’impossibilité admise, mais non assumée, d’atteindre cette visée. Ce paradoxe ne peut que conduire à une conception cruelle du monde et à un sentiment de manque et de désenchantement. Or à l’entretien du pathos qui consiste à ressasser l’idée selon laquelle le réel est insaisissable, se conjugue un discours qui héroïse la parole poétique, dans l’expression de l’espoir de reconquête d’une signification plus essentielle par une subjectivité autocréatrice.

C’est parce qu’il a voulu se détacher de ce que Stéphane Baquey appelle la « détermination historique du lyrisme » et le « paradigme romantique de la poésie », qui se caractérise notamment par l’« unité d’une voix [et] l’activité énonciative et sémiotique du symbole[32] », qu’Hocquard a entrepris une réflexion sur le rapport qu’entretient le cancre avec lui-même ainsi qu’avec l’espace public. Après s’être fait mordre l’index par le singe, le cancre réalise que

[p]eu à peu, son investigation hasardeuse change de nature et d’objet. À vrai dire, l’objet vient à faire défaut. Il regarde son index droit qui le désigne à présent, à ses yeux comme le suspect numéro un. Il enquête sur lui-même et comprend qu’il n’a jamais enquêté que sur lui-même.

PT, 224

S’il enquête notamment sur le langage, cette investigation n’est « en fait de ténébreuse affaire […] qu’une goutte d’eau comparée au Pacifique de ténèbres pures qu’est [s]a vie » (MH, 262). Dans « cette histoire est la mienne » (MH, 261), Hocquard devient ainsi un « privé » enquêtant sur sa « vie privée » (MH, 257). Or comme dans le cas de Rorty, il est légitime de se demander si ces réflexions ne renforcent pas les points de vue solipsiste, sceptique et ironique que légitime une conception privée du langage. Mais lorsqu’Hocquard dit « ma vie », c’est qu’il « sen[t] bien qu’il y a quelque chose de louche à dire ma vie » (MH, 262) :

Je garde […] le mot vie comme concept suspect, sous très haute surveillance. Mon sixième sens m’avertit que c’est un gros mot. […] Qu’est-ce qui me fait dire que ma vie me paraît louche ? Le fait que ma, dans : ma vie, n’a pas le même sens que ma dans : ma chaussure par exemple […]. Si j’écris : j’ai perdu ma vie, je ne peux tout simplement pas penser ma vie comme un objet.

MH, 262

S’il est contestable de mettre le rapport entre le langage et les « objets extérieurs » sous le signe d’une définition ostensive ou indexicale, il devient également délicat de postuler que le sujet pourrait être son propre objet ou de tenter d’établir un lien fondé sur l’identité entre le langage et le fondement de « notre vie », que l’on définit souvent comme l’« intériorité ». Ce n’est pas tant la capacité d’action d’un sujet qu’il faut remettre en doute que la nécessité de lui attribuer une immunité et d’en faire un refuge ultime du sens. La pensée ne pourrait alors se réaliser que dans la mesure où le sujet entretient un rapport privilégié à son « esprit ». Autrement dit, c’est la croyance en la nécessité d’effectuer un repli mentaliste pour donner une justification à nos actions qui semble problématique. C’est ce qu’explique Jean-Pierre Cometti dans un texte consacré au livre Le complément du sujet de Vincent Descombes qui tente d’établir une manière conséquente de concevoir ce que pourrait dire « agir par soi-même » :

Comme le suggère […] Descombes, si « le mot “je” ne sert pas à identifier un sujet de prédication, notre agent peut fort bien parler de ce qu’il fait à la première personne sans avoir besoin d’un organe le mettant en contact cognitif avec sa propre personne. » Il ne s’agit certes pas de contester la possibilité de s’exprimer à la première personne. C’est le rapport à soi présupposé par l’autoposition qui reste éminemment mystérieux et qui conduit à pousser l’enquête plus loin, afin de voir à quel besoin il pourrait répondre[33].

Or sans proclamer une nouvelle fois la « mort du sujet » ou tenter de prouver son inexistence en rappelant le déterminisme qu’implique une conception systémique et formelle des règles sociales, il s’agirait de voir comment une réflexion sur le sujet ou l’agent peut s’articuler avec une conduite langagière, une capacité de manoeuvrer dans le langage ordinaire. Cela implique d’être apte à projeter des usages possibles en jouant au sein de ses règles sans faire reposer la signification sur des arrière-mondes ou des procédés dédoublants qui se situeraient à l’extérieur de notre forme de vie. Il faudrait à ce titre voir plus en profondeur comment l’oeuvre d’Hocquard pourrait bénéficier de la suggestion de Wittgenstein qui voulait « dépsychologiser la psychologie » et orienter la compréhension de nos comportements non pas à la lumière d’un ancrage dans l’esprit, mais par la projection d’une multitude de jeux de langage irréductibles à un modèle unique, qui nous mènent à constater et peuvent aider à comprendre ce que veut dire, hors de toute mythologie, être un agent du langage.

C’est notamment par une réflexion sur la forme élégiaque qu’Hocquard pose ce genre de questions. Les élégies est un titre à double détente dans la mesure où les principes de l’élégie classique sont pris à rebours pour produire des « élégies inversées ». Hocquard incite l’« élégiaque classique » à se retourner contre lui-même et à rire de lui afin qu’il considère les souvenirs non pas d’une manière nostalgique, mais comme les pièces mobiles d’un jeu qui ne sont pas indépendantes du langage :

Les souvenirs ce sont des mots, des phrases, des énoncés. Pas du passé ou des morceaux du passé, mais du langage et des morceaux de langage au présent. Avec ses souvenirs d’enfance, l’élégiaque inverse réfléchit sur son langage et pas du tout sa petite histoire individuelle qui, en fait, n’existe pas comme telle.

MH, 475

Or contrairement à l’« élégiaque classique » qui cultive l’angoisse et le désenchantement devant ce fatras de souvenirs qui demeurent impossibles à réunir en une totalité originaire, l’« élégiaque inverse » ne formule aucune plainte lorsqu’il constate que « sa vie » n’est que « fragments, […] bouts, […] débris [et] morceaux » (MH, 477). C’est dans la même mesure qu’à travers son personnage Tony Proges Hocquard se pose la question suivante : « Pourquoi étais-je fait ? » (MH, 84). Proges « qui avait toujours pris grand soin de ne jamais rien faire qui pût lui être imputé comme un acte » (idem) anéantit aussitôt toute possibilité de réponse en affirmant que c’est là la « question d’un étourdi qui court après son ombre » (idem). Courir après son ombre voudrait dire partir à la découverte de son être et tenter de fonder son rapport au monde sur l’irréductibilité de l’égo, au lieu de se demander quels avantages il y aurait à se laisser faire ou refaire par le langage. Si l’attente d’un rapport authentique au monde est plus grande dans le premier cas, cette manière de concevoir les choses laisse également place à une plus grande insatisfaction. Dans le deuxième cas, la vie est vue comme

[u]ne tentative pour mettre ensemble des morceaux. Comment vais-je assembler mes pieds et mes mains, mon thorax et mon visage ? Comment vais-je composer entre un désir et une idée, un affect et une impression ? Comment résister à l’émiettement suggéré par la rencontre du neuf, de l’insolite, du brillant[34] ?

Cette remarque de Guillaume le Blanc nous ramène à la question de la mise au point de techniques et de dispositifs sur lesquels on s’est penché antérieurement. Si « [c]omprendre une phrase veut dire comprendre un langage » et « comprendre un langage veut dire maîtriser une technique[35] », cela implique qu’il faut être en mesure de développer différentes stratégies pour se refaire. C’est pourquoi Hocquard

a choisi pour muse le général de brigade par interim John A.B.C. Smith, d’Edgar Allan Poe. Dans l’homme qui était refait, ce général d’une grande prestance et d’une incomparable beauté, avait perdu ses deux bras, ses deux jambes, un oeil, ses cheveux, son palais et la moitié de sa langue au cours des terribles combats qu’il avait livrés […]. Chaque matin, son domestique Pompée lui revissait les innombrables prothèses dont il était refait.

MH, 463

Bien qu’il travaille sur-lui même, en « privé » et à son propre compte, la « compatibilité [d’Emmanuel Hocquard] avec l’organisation publique, sa complémentarité amicale avec la rationalité commune de la raison-technique[36] » ne font pas de doute, « car s’il reste de type “complémentaire” il n’est plus totalement “exclusif”[37] ». Cela ne signifie pas pour autant qu’il est subordonné à une quelconque structure sociale sur laquelle ses actions n’auraient aucune influence : « Le privé n’est pas le “flic” : l’activité qu’il mène ne se recommande d’aucune instance supérieure dont il se justifierait ; il ne peut pas être davantage le “représentant d’une discipline”[38]. » C’est à la fois à l’extérieur du sujet, dans le tressage qu’est la forme de vie, que les critères du sens s’instituent, et à l’intérieur des délimitations floues qui caractérisent cette dernière. Hocquard dit à ce propos que le « sujet/ ne sort jamais de sa lueur/ grammaticale » (IV, 14) ou encore que « la détente surpasse/ l’invention du sujet » (IV, 28). Agir avec et malgré le langage ainsi qu’au sein d’une forme de vie, c’est savoir utiliser de manière circonstancielle nos jokers en les mettant à plat, pour parvenir, comme le suggère Emmanuel Fournier, à rire de soi-même afin de pouvoir jouer avec les autres :

Dire « je » chaque fois aussi que l’on se sent tenté de se défausser des problèmes sur autrui. Car ce que quelqu’un d’autre pense, je dois pouvoir aussi le penser. À quoi cela m’avancerait-il de me moquer des autres et de les accuser de fautes qui pourraient aussi bien être les miennes ? […] En me moquant d’eux, c’est de moi que je me moquerais. Autant commencer par-là : investir leurs pensées, habiter leur cerveau, endosser leur langage […] et me moquer de moi – arriver à ne jamais se moquer que de soi[39].