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En 2007, l’illustratrice Pénélope Bagieu lançait sur la toile un blog BD, qu’elle dédiait à la réalité prosaïque de son quotidien. Trois ans plus tard, cette diplômée de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris et du Central St Martins College of Art and Design, publiait aux éditions Gallimard son premier roman graphique, Cadavres exquis. Comment ce passage d’une production « sauvage[2] » – hors du cadre littéraire classique et sous forme autre que livresque – à l’une des plus prestigieuses maisons d’édition s’est-il effectué[3]?

Repères : du blog à la blogosphère

Le terme « blog », à titre de rappel, est l’abréviation du mot anglais weblog, forgé en 1997 par l’américain John Barger et qui est lui-même le résultat de la contraction de log of the web – ce qui peut littéralement se traduire par « journal sur Internet ». Si une tentative de définition précise de ce support se révèle difficile tant ses actualisations peuvent différer, un blog se présente, de façon générale, comme un carnet de bord en ligne, un site Internet dont les pages sont organisées chronologiquement. Journal personnel d’un individu ou d’un groupe libre de dévoiler ou non son identité[4], le blog est un espace d’expression susceptible de surexposer son propriétaire et d’augmenter la possibilité d’échange avec le lecteur. Un développement réticulaire est également favorisé par l’hypertextualité inhérente au blog : le blogueur a la possibilité de référencer, dans ses articles ou sur sa page d’accueil, le contenu d’un site en ligne, ce qui lui permet de nouer des liens avec d’éventuels confrères. Notons encore que le blog se distingue par sa facilité d’accès : plusieurs plateformes offrent des modèles gratuits, aisément configurables, qui permettent aux usagers d’Internet de développer leur propre journal en ligne sans qu’il leur soit nécessaire de posséder des connaissances informatiques poussées. Cette accessibilité contribue à la démocratisation de la pratique et, par conséquent, à la diversité des usages. Elle favorise également la fréquence des publications – si la mise à jour réclame peu d’effort, elle est logiquement plus courante. Démocratique et protéiforme, en marge des circuits de publication traditionnels, le blog est difficile à cerner de façon globale et se révèle fondamentalement « sauvage ». À ces caractéristiques se joint également une dimension éphémère, qui ne facilite pas la recherche sur un objet qualifié par Annabelle Klein de « quasi-vivant[5] ». Le blog émerge, se construit, se développe au fil du temps et finit souvent par être à l’abandon sur la toile, tout en laissant des traces de son existence en divers endroits. De surcroît, si le blog appartient à son créateur, ce dernier n’est pas le seul à y contribuer, puisque le support encourage volontiers l’interactivité, par le biais d’un appel aux commentaires des lecteurs, au partage des articles, etc. : cette interactivité constitue l’un des enjeux de l’objet blog, mais elle tend également à accentuer son instabilité.

Pénélope Bagieu est aujourd’hui tenue pour l’une des figures de proue du blog BD. Cette expression désigne très globalement les usagers du blog s’exprimant par la bande dessinée plutôt que par le texte, mais elle englobe également un phénomène historiquement identifiable dans le domaine francophone. Il apparaît au milieu des années 2000 avec l’investissement de la publication en ligne par les professionnels de la bande dessinée. Alors que l’espace était occupé essentiellement par des amateurs et que les rares auteurs actifs sur Internet étaient présentés comme des « dessinateurs en ligne », on assiste en 2005 au développement de l’expression « blogueurs BD » : la tendance n’est alors plus au site personnel mais au blog, les auteurs s’adaptant rapidement à ce support plus simple, dont la dimension technique est prise en charge par l’hébergeur.

Cyril Fiévet note judicieusement qu’« un blog n’est pas grand-chose lorsqu’il est lu de façon isolée, mais dans leur ensemble, les blogs constituent bel et bien un média nouveau, qui établit des sous-communautés d’individus, via les liens qui sont tissés au fil des jours[6] ». Les dessinateurs de la « première génération » des blogs BD français sont en effet liés par une véritable connexion amicale. Celle-ci s’observe à travers un tissu de private jokes, d’hommages, de dédicaces, de chaînes et de références croisées qui sont au fondement d’une intermédialité dynamique[7]. Les attaches entre blogueurs s’observent aussi directement à l’aide des liens répertoriés sur les pages de chacun : proposant une sélection de « bonnes pages », les auteurs présentent une liste des confrères avec lesquels ils entretiennent des rapports amicaux, qu’ils apprécient ou qu’ils admirent. Ces liens, de natures variées, permettent de reconstituer un réseau complexe, communément désigné par l’appellation « blogosphère ».

L’émergence de Pénélope Bagieu ou l’option chick lit 

Pénélope Bagieu crée son premier blog BD, Ma vie est tout à fait fascinante (http://penelope-jolicoeur.blogspot.com/), sur la plate-forme Blogspot – aujourd’hui rebaptisée Blogger – en février 2007. Paradoxalement, elle affirme dès le premier article ne pas aimer le concept du blog, mais vouloir s’y essayer malgré tout. Narrant des épisodes de sa vie quotidienne (des tribulations d’une adepte de la piscine[8] à sa « flemme d’aller à [sa] répet’ de théâtre[9] »), l’auteure utilise et, surtout, actualise les ressources narratives et les codes élémentaires de la bande dessinée tels que les phylactères ou les onomatopées. La structure classique en cases est, quant à elle, altérée afin de correspondre au médium adopté : étant donné que le défilement de la page web permet un jeu nouveau sur la lecture de bas en haut, une illustration sur un blog n’entraîne pas nécessairement ce type de découpage. Dès le mois d’avril de la même année, l’auteure annonce la migration de son projet vers un site personnel (http://www.penelope-jolicoeur.com/), dont elle confie la gestion technique à différents webmasters, notamment le dessinateur Kek et Yannick Lejeune. Ce nouveau site[10], portant le même nom que le précédent, met en scène le même personnage, une Parisienne brune, alter-ego de la dessinatrice et qui témoigne d’une « implication confondue », selon l’expression d’Annabelle Klein[11], de Pénélope Bagieu. Comme l’écrit Laurence Brogniez, le domaine de la bande dessinée a longtemps été perçu comme un monde entièrement masculin, avant de s’ouvrir, plus récemment, aux femmes[12]. On a de cette façon pu voir apparaître une littérature « pour les filles par des filles[13] », développant certains thèmes particuliers (l’intime, l’amour, le quotidien) et instituant une nouvelle génération d’auteures. Le récit intime prend une large part de cette production et se décline sous diverses formes, notamment celle du blog. Un pan de la production féminine des blogs BD peut être rapproché de la chick lit, littéralement « littérature pour poulette ou nana », production de masse destinée à un public féminin et mettant volontiers en scène le stéréotype de la trentenaire célibataire. Séverine Olivier la définit en ces mots :

La chick lit se définit sur le plan thématique. Elle raconte l’histoire d’une jeune citadine, âgée d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, blanche et de classe moyenne. Elle est aux prises avec un travail harassant ou inintéressant dans le monde des médias (rédaction d’un magazine de mode, maison d’édition, émission télévisée...), à la recherche de l’homme de sa vie, en désaccord avec sa famille (le plus souvent sa mère) ou minée par un besoin compulsif (celui d’acheter des vêtements, par exemple) visant à calmer ses anxiétés. Que le roman se focalise sur l’une ou l’autre de ces caractéristiques, les aventures contées seront toujours saupoudrées d’une bonne dose d’humour et de dérision, spécificité essentielle de la chick lit[14].

Les premières planches de Pénélope Bagieu, qui vont lui permettre de rassembler un public de lecteurs, correspondent assez bien à cette définition : centrées sur des micro-faits du quotidien, elles racontaient avec humour les expériences de la vie de couple et les mésaventures comiques d’une jeune Parisienne, illustratrice dans une boîte publicitaire, facilement identifiable à l’auteure. La dimension fictionnelle de cette autoreprésentation était clairement revendiquée par l’option pseudonymique : en récupérant le nom d’un personnage de la série animée Les fous du volant – véritable stéréotype tout de rose vêtu –, l’illustratrice confère également à son héroïne une part de sa personnalité et l’inscrit dans un imaginaire girly. De nombreux articles renforcent cette représentation en plaçant le personnage dans sa salle de bains ou dans des magasins de cosmétiques, tout en jouant de l’hyperbole pour accentuer ironiquement la valeur dramatique de ces scènes du quotidien[15]. Ces articles participent à la construction d’une héroïne de chick lit, préoccupée par son apparence, la mode, la beauté. L’auteure traite en outre ces aventures en les situant précisément, jouant sur le namedropping ou l’évocation d’univers partagés, qui produisent un « effet de réel » et installent une connivence entre l’illustratrice et la lectrice supposée[16]. L’auteure développe également le thème de l’amitié féminine (et, avec elle, celle du potinage, typique des fictions de la veine Sex and the city)[17], reprend à son compte le motif clichéique de « l’ami homosexuel[18] » ou celui du « complexe de Peter Pan[19] ».

Publiant régulièrement et profitant de codes déjà éprouvés, Pénélope Bagieu parvient vite à fidéliser un public. La réputation de son blog attire l’intérêt de la maison d’édition Jean-Claude Gawsewitch qui, dès 2008, lui propose de publier ses premiers articles au format livresque. Sur son site, la maison se présente comme « généraliste bénéficiant d’un véritable savoir-faire dans les documents d’actualité avec la collection “Coup de gueule”, de plans de lancements médiatiques d’envergure mais aussi d’une créativité lui permettant de lancer avec succès de nouvelles lignes éditoriales telle que la collection humoristique “Perle de”[20] ». Revendiquant le pluralisme comme valeur définitoire, la maison adopte l’ethos du découvreur de talents. L’auteure elle-même explique que « comme ça n’avait pas encore été fait, [elle s’est] dit pourquoi pas, même si [elle] n’avai[t] pas particulièrement eu envie de faire de la BD[21] ». Pourtant, cette proposition permet à l’oeuvre de Pénélope Bagieu d’intégrer le circuit éditorial : la même année que le format livresque de Ma vie est tout à fait fascinante, sort le premier volet de la série Joséphine, qui sera suivi de deux autres tomes, à raison d’une publication par an. Cette série est la première réalisation papier de Pénélope Bagieu qui se détache complètement de la production en ligne. L’auteure y relate une nouvelle fois les aventures d’une jeune Parisienne célibataire, qui, cette fois-ci, est bien distincte de l’illustratrice[22].

La blogosphère a ses acteurs, ses réseaux et ses codes propres, mais la consécration de ses membres passe en partie par des univers parallèles[23]. S’il existe forcément une logique d’économie déniée – selon une transposition du modèle établi par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art –, en vertu de laquelle la transposition du blog au livre constituerait une infamie aux yeux de certains blogueurs puristes, la récupération du journal en ligne par le circuit de l’édition n’en est pas moins génératrice de visibilité et, souvent, de bonne réputation. Les blogueurs les plus reconnus sont ceux qui publient également en support papier. Le blog est donc toujours dépendant, d’une certaine manière, des circuits d’édition traditionnels.

Reconfigurations

Cette récupération d’une production « sauvage » par l’institution littéraire va modifier la position de Pénélope Bagieu dans le monde du blog BD et pousser celle-ci à renégocier sa pratique et son image. L’auteure aura d’abord à coeur de se distinguer du réseau de la blogosphère, en réfutant son appartenance à celui-ci :

Les seuls « blogueurs » que je fréquente sont en fait ceux que je connais dans la vraie vie et qui sont des copains que je croise aux fêtes, aux apéros, dans les festivals. Ça n’a pas vraiment de rapport avec les blogs, ce sont plutôt des auteurs de BD, mais qui ont aussi des blogs (genre Kek ou Boulet). Comme je ne lis pas trop de blogs (voire pas du tout), les seules occasions où je croise vraiment des blogueurs BD, c’est au Festiblog. Mais souvent, je ne vois même pas très bien ce qu’ils font, comme blog[24].

Étiquetée « poids lourd de la BD française[25] », Pénélope Bagieu est objectivement l’un des membres phares de la blogosphère, mais se tient ici à distance du réseau et des réalisations de ses membres. L’auteure affirme privilégier le lien réel, antérieur au réseau virtuel, et minimise le rôle de la sociabilité en ligne. Elle nous assure également ne connaître son public que parce qu’il vient aux séances de dédicaces : elle évince dès lors toute forme d’interaction numérique (courriel, commentaires des articles, etc.), semblant en cela mettre de côté l’univers bloguesque qui a permis son émergence et l’a dotée à la fois d’un solide capital symbolique et d’un réseau de confrères. Il est également notable que l’ancienne dessinatrice du dimanche délaisse peu à peu son blog : les billets se font plus rares, plusieurs mois s’écoulant parfois entre les mises à jour, et la dernière actualisation, à l’heure où est rédigé cet article, remonte au mois de juin 2014 – révélatrice, elle consiste en une annonce de publication plus traditionnelle, dans la revue Papier.

Mais la reconfiguration opérée par l’auteure n’est pas uniquement liée au support de départ. Si la création bloguesque de Pénélope Bagieu tient longtemps d’une forme de chicklit, l’illustratrice veut progressivement se distancier[26] d’une production dont elle perçoit la fréquente dépréciation. L’appellation même de chicklit suffit à témoigner de cette disqualification et propage à elle seule une représentation négative de ce type de production, en escamotant, entre autres, la dimension humoristique qui la fonde. Ce qui se met en place, dans la trajectoire de Pénélope Bagieu, est lié à une quête de légitimité : l’auteure va tenter de s’émanciper d’une production girly qui lui a permis d’émerger, mais à laquelle elle ne souhaite pas être associée. De la même manière qu’elle minimise le capital symbolique et relationnel dans le réseau de la blogosphère, elle s’éloigne du genre qui l’a fait émerger. Diverses prises de parole dans les médias témoignent de l’agacement de l’auteure face à l’étiquette girly qu’on lui colle fréquemment, et qui lui a valu d’être notamment prise à partie par la blogueuse Tanxxx, qui n’hésite pas à produire ce que Marie-Andrée de Saint-André appelle un « guide anti-Pénélope Bagieu[27] », dans un billet d’humeur à la fin du mois d’août 2011[28]. Réagissant aux critiques fustigeant la légèreté de ses productions, Pénélope Bagieu s’exprimait en ces termes face à la journaliste Ludivine Le Goff :

Il n’y a rien qui ne m’agace plus que le besoin de certains de cloisonner d’un côté les femmes profondes et de l’autre les superficielles. Je suis très fière de porter les deux casquettes, comme énormément de femmes, n’en déplaise à certains (et certaines, bien souvent, malheureusement).
Le féminisme d’il y a 30 ans n’est plus le même que celui d’aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de nier sa féminité pour s’affirmer. On peut donc avoir un discours fort, être autonome, s’affranchir de l’autorité masculine, gérer un business et avoir des opinions sur des sujets de géopolitique MÊME si on aime être bien coiffée et qu’on porte une jupe courte. L’erreur est de croire que pour s’affirmer face à un pouvoir détenu par les hommes, il faut jouer les codes des hommes, alors qu’il est beaucoup plus efficace d’apporter autre chose, justement. Regardez Anne Lauvergeon! Alors bien sûr, pour être prise au sérieux alors qu’on est coquette, eh bien il n’y a pas de secret : il faut bosser deux fois plus[29].

Notons tout de même que si l’illustratrice se hérisse lorsqu’on lui colle l’étiquette de dessinatrice girly, elle reconnait tout de même, ici, l’aspect « superficiel » de sa production. Ce n’est pas tant la « casquette girly » qui la dérange, mais la limitation à celle-ci. C’est donc afin d’aller au-delà de cette catégorisation que Pénélope Bagieu va, sur son blog, tenter d’investir d’autres genres et d’autres stratégies énonciatives.

Parmi celles-ci, figure la modification graphique du personnage principal : le 14 juillet 2011, Pénélope Bagieu poste un billet intitulé « Un petit je ne sais quoi », dans lequel l’héroïne, au réveil, se découvre transformée en renard anthropomorphisé[30]. S’ensuivent une série d’aventures réflexives, au cours desquelles le personnage tente de comprendre les raisons de cette métamorphose, se trouve confronté à ses amis qu’il voit, eux aussi, sous la forme d’animaux et qui lui assurent qu’il est victime d’hallucinations et, finalement, se convainc d’accepter ce nouvel état des choses. Le changement d’esthétique opéré par Pénélope Bagieu est loin d’être innocent : en optant pour une figuration animalière[31], l’illustratrice rompt avec l’horizon d’attente de la BD girly et se distancie d’auteures comme Margaux Motin ou Diglee, pour forcer un rapprochement avec la série des Formidables aventures de Lapinot de Lewis Trondheim, celle des Donjon créée par le même Tronheim et Joann Sfar, Coucou Bouzon d’Anouk Ricard ou la série Francis Blaireau Farceur de Claire Bouilhac et Jake Raynal, qui ont en commun d’articuler une illustration délibérément naïve et des récits caustiques.

Pénélope Bagieu s’emploie également à investir un autre créneau susceptible de l’écarter de l’imaginaire girly en développant une poétique du récit de voyage. Caractérisant le genre par une indécision générique procédant des conflits définitoires qui le concernent, Fabrice Preyat note que le récit de voyage en bande dessinée peut être lié à un « savant calcul commercial[32] », qui tendrait à diversifier le public d’une production a priori limitée. Impliquant la confrontation avec un monde nouveau, la littérature de voyage transmet une expérience de découverte dans toute sa subjectivité. Cette production permet à l’auteur de se positionner en critique, mais aussi de développer une réflexion méta-artistique : il se trouve en effet amené à interroger sa réception d’une culture étrangère, mais aussi la manière de rendre cette expérience en images. Si les premiers voyages illustrés par Pénélope Bagieu sont glissés au milieu d’autres billets relatifs à son quotidien, l’illustratrice crée dans le courant de l’année 2012 une rubrique « Mes voyages » sur la page d’accueil de son blog. Petit à petit, les billets qui relatent ses pérégrinations étrangères deviennent plus nombreux et, inversement, les posts ordinaires se font rares. Remplaçant les tracas banals de la Parisienne commune par des considérations plus vastes sur des cultures étrangères, Pénélope Bagieu tente là aussi de faire mentir l’étiquette à laquelle elle est associée. Cette production connaîtra à son tour une forme de récupération, puisque l’auteure sera invitée, dès 2013, à illustrer différents guides de la collection « Cartoville » publiée par Gallimard.

Enfin, une troisième voie de distanciation vis-à-vis de l’univers girly peut se mesurer dans une certaine volonté d’engagement manifestée par l’auteure. L’exemple du post dédié en novembre 2013 à la lutte contre le chalutage profond est à ce titre éloquent : dénonçant la pratique au détour d’un billet à visée pédagogique, l’illustratrice invite ensuite ses lecteurs à signer une pétition[33]. Si cette dernière n’a pas conduit à l’interdiction de la pratique, elle a néanmoins obtenu, grâce à l’intervention de Pénélope Bagieu, un nombre de signatures largement supérieur à celui espéré, témoin de la réception très favorable dont jouit l’illustratrice auprès d’un large public et garant du développement de la posture eco-friendly de celle-ci.

Du web au papier : aller-retour

Après le transfuge Ma vie est tout à fait fascinante et le développement de la série Joséphine, tous deux chez Jean-Claude Gawsewitch, Pénélope Bagieu publie en 2010 Cadavre exquis chez Gallimard. Le titre en clin d’oeil au jeu surréaliste et le thème du récit, qui offre une figuration de l’écrivain vivant l’angoisse de la page blanche, forcent la dimension littéraire de cette production, qui se trouve toutefois reléguée dans la catégorie « Jeunesse » du catalogue. Si la bande dessinée est acceptée au sein de la maison d’édition française considérée comme la plus prestigieuse, c’est au prix d’une déconsidération symbolique par laquelle la production illustrée est réduite à des « p’tits Mickeys[34] ». Toute conservatrice qu’elle soit, cette étiquette n’en est pas moins génératrice d’un certain profit symbolique : désormais, malgré un classement discutable, Pénélope Bagieu est associée à Gallimard, ce qui demeure une sorte de « gage de qualité » aux yeux du lectorat. L’illustratrice, nous l’avons vu, entretient cette collaboration en participant depuis 2013 à la réalisation des guides de la collection « Cartoville » chez Gallimard Loisirs.

Depuis lors, l’auteure a également publié, en collaboration avec Joann Sfar et chez Gallimard toujours, une bande dessinée intitulée Star of the Stars, en 2013. Censée constituer la première livraison d’une trilogie, celle-ci n’a toutefois pas connu de suite à ce jour : le peu de succès de cet opus semble avoir prématurément mis fin au projet. En 2015, la biographie romancée de Cass Elliott, chanteuse de The Mamas and The Papas, publiée sous le titre California Dreamin’, a profité d’une large médiatisation avant sa sortie, mais n’a guère répondu aux attentes en termes de ventes. Après ces deux publications, Pénélope Bagieu est récemment retournée au format blog, en bénéficiant d’un hébergement du journal Le Monde pour son projet LesCulottées (http://lesculottees.blog.lemonde.fr/). Ce projet, qui vise à présenter « chaque lundi, une femme qui ne fait que ce qu’elle veut », de Tove Jansson à Leymah Gbowee et de Wu Zetian à Joséphine Baker, indique un revirement de position face à la vision réductrice du féminisme qu’avait présentée l’illustratrice en 2011 dans son entretien avec Auféminin. Il est également présenté comme une publication éphémère, tenant le livre pour horizon d’attente, ainsi que l’énonce clairement l’encart suivant chaque billet : « les pages de ce blog donneront lieu à un album qui sera publié chez Gallimard ». L’option envisagée semble avoir pris en compte les relatifs échecs des deux publications précédentes : totalement détachées du support bloguesque, celles-ci n’avaient pas profité d’une livraison périodique instaurant un processus de fidélisation. Le retour à la publication numérique serait dès lors envisagé dans une logique de récupération du lectorat, qui favoriserait par la suite la bonne circulation du format livresque. Si Pénélope Bagieu a tenté à plusieurs reprises de s’éloigner du blog, elle semble paradoxalement devoir y revenir pour assurer le succès de ses livres. En cela se mesure le comble de la récupération par les circuits traditionnels d’une littérature sauvage qui, s’affranchissant des rouages ayant permis son succès dans les marges de l’institution, est parfois forcée de retourner à ses sources, fût-ce de façon moins artisanale et plus artificielle, pour accroître ses chances de performer dans l’univers qui l’a transférée.