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L’Asile St-Jean-de-Dieu a été fondé par les Soeurs de la Providence en 1873 dans le territoire de Longue Pointe sur l’île de Montréal. Devenu un établissement laïque en 1975 sous le nom d’Hôpital Louis-H. Lafontaine, il est aujourd’hui l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM) et a récemment fusionné dans le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal. De cette longue histoire, parfois mouvementée, l’établissement a conservé, dans son vaste sous-sol, de nombreux documents, objets et artefacts qui constituent aujourd’hui une collection patrimoniale rare et encore trop peu connue. Dans cet article, nous souhaitons faire découvrir ces archives psychiatriques singulières, dont nous avons eu la responsabilité pendant plus de six ans[1], en en présentant quelques éléments marquants. Ce témoignage sera également l’occasion de s’interroger sur l’avenir de cette collection qui entre oubli, destruction et conservation numérique reste encore grandement incertain.

Les dossiers papier

Sa triple vocation de soin, de recherche et d’enseignement a conduit l’Institut à conserver, au fil des décennies, tous les documents de gestion des admissions, ainsi que l’ensemble des dossiers cliniques produits depuis sa fondation. Ces dossiers sont un bien précieux et particulièrement rare, car très peu d’établissements en ont conservé l’ensemble depuis leur ouverture. À l’Institut, seuls manquent les dossiers disparus lors des feux qui ont ravagé, notamment en 1890, 1976 et 1977, une grande partie de l’établissement (et ont coûté, en particulier celui de 1890, la vie à de nombreux patients et religieuses). Toutefois, il ne faut pas penser que les dossiers cliniques existaient dès 1873. Ce n’est qu’au cours de la première décennie du 20e siècle que le dossier clinique a été créé pour chaque patient, à l’époque où l’École de gardes-malades (1912) fut fondée dans l’institution et que les soins furent alors prodigués autant par des religieuses que par des laïques. Les premiers dossiers ne contiennent que quelques feuilles, souvent essentiellement administratives. Les chercheurs en histoire, en sciences sociales, en soins infirmiers ou les généalogistes aimeraient bien entendu y trouver plus de matériel, mais ce dernier se fait rare avant 1920. Il faudra attendre plusieurs années pour voir apparaître des dossiers plus fournis, incluant des documents médicaux, des fiches infirmières, ainsi que des pièces relatives à la vie des malades (dont parfois des correspondances).

Dos d’un registre

Collection patrimoniale de l’IUSMM, photographie C. Bolduc

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Les registres qui ont, eux, été sauvés des flammes, nous permettant ainsi de consulter aujourd’hui encore le premier registre d’admission de 1873 ainsi que les registres de décès, sont aussi une source d’informations précieuses. On y découvre notamment quel type de patient était accueilli, selon l’époque, dans l’établissement, de même que les diagnostics qui étaient prononcés, à l’image de la débilité, de l’idiotie ou de l’imbécillité (termes scientifiques d’époque qui peuvent aujourd’hui surprendre).

Jusqu’au départ des Soeurs de la Providence en 1974, l’asile accueillait deux types de patients : d’une part, les patients publics dont les frais d’entretien étaient payés par le gouvernement et, d’autre part, les patients privés dont les frais étaient acquittés par la famille ou le patient lui-même. On retrouve donc aujourd’hui deux catégories de registres, apportant des informations différentes. Les patients qui jouissaient d’une chambre privée ou semi-privée souhaitaient en effet souvent que leur séjour soit maintenu dans la confidentialité, à tel point qu’il nous est encore difficile aujourd’hui de trouver de l’information, autre qu’une simple ligne dans l’un des registres privés, sur ces patients.

Chambre privée

Collection patrimoniale de l’IUSMM

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Outre les dossiers des malades et les registres d’admission et de décès, la collection patrimoniale de l’IUSMM contient le bulletin du superviseur de l’anatomie depuis 1885, les bulletins de décès depuis 1923, les rapports hebdomadaires depuis 1890, les listes trimestrielles pour le gouvernement (pour quelques années seulement vers la fin du 19e siècle), les formulaires d’admission, la correspondance entre le surintendant médical et les officiers du gouvernement, les familles, les mairies et, plus surprenant, un vieux dictionnaire Larousse retrouvé dans le plafond d’un ancien dortoir ! Parmi les trésors de cette collection, on compte également un livre manuscrit des Soeurs, intitulé Adresses et dialogues et composé de poèmes, de pièces de théâtre[2] et autres écrits des religieuses, ainsi que le scrapbook du Dr George Villeneuve (1866-1918) qui fut le surintendant médical de Saint-Jean-de-Dieu à partir de 1894. Ce scrapbook contient des notes de lectures ou d’observations des malades, ainsi que des ébauches de lettres manuscrites et des coupures de journaux relatant les cas de folie criminelle qui ont suscité l’intérêt du Dr Villeneuve.

À ces archives documentaires, il faut enfin ajouter un dossier créé à l’occasion de l’exhumation de plus de 2 000 corps du cimetière des patients en 1965-1966, et contenant toute la documentation liée à cet évènement.

Coupure de journal conservée dans le scrapbook

Collection patrimoniale de l’IUSMM

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La collection matérielle

Outre les armoires de documents et les centaines de mètres de rayonnage conservant les dossiers de milliers de patients (plus de 192 000 dossiers[3] !), la collection patrimoniale de l’IUSMM recueille également de nombreux et divers objets. Ce sont tout d’abord quantité d’archives iconographiques et médiatiques qui dorment dans les armoires de la salle des archives précieuses. Des photographies, par dizaine, mais aussi, des négatifs, plusieurs cartes, des plans, ainsi que des enregistrements audio et vidéo ont été conservés au fil des années. Parmi ces archives matérielles, on peut retrouver une très vieille collection de diapositives d’enseignement en médecine ainsi qu’une plaque faite par un patient au sujet de la découverte de Toutankhamon et retrouvée entre les murs lors d’une rénovation. Malheureusement, certaines pièces de cette collection ont été perdues, comme la photo phare du train intérieur, le Saint-Raphaël, qui a été égarée lors d’un partage avec un autre service de l’institution. Désormais, aucune pièce originale ne sort de la collection. Tout partage se fait dorénavant en format numérique. Pour ce faire, nous nous appliquons, encore aujourd’hui, à numériser, de manière bénévole, les nombreuses photographies ainsi que les négatifs présents dans la collection.

Copie de la photo phare du train intérieur, Le Saint-Raphaël

Collection patrimoniale de l’IUSMM

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Le temps a laissé d’autres objets, plus ou moins insolites, dans les sous-sols de l’IUSMM, que ce soit de l’équipement médical, des instruments de chirurgie, des sceaux, des meubles, des statues et même la cloche de la paroisse St-Jean-de-Dieu[4] ! Les objets sacerdotaux y sont nombreux et forment même une sous-collection contenant diverses pièces comme des burettes, des cloches, des chandeliers, un ostensoir ou tous les vêtements sacerdotaux pour les saisons et les fêtes religieuses. L’Institut conserve également des calices, dont celui-ci qui date de 1899 :

Calice

Collection patrimoniale de l’IUSMM, photographie C. Bolduc

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Inscription sous le calice

Collection patrimoniale de l’IUSMM, photographie C. Bolduc

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Un trésor à sauvegarder

Cette collection patrimoniale, aussi exceptionnelle par sa taille que par sa diversité, est aujourd’hui confrontée à des défis majeurs, et en particulier à la question de sa sauvegarde. En cette période de restrictions budgétaires, il semble difficile d’envisager l’investissement de ressources supplémentaires dans la conservation du patrimoine. Les ressources du réseau de santé se concentrent en effet aujourd’hui en priorité sur les soins de qualité et l’accessibilité en continuum. Ainsi, le musée de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec est en passe de fermer ses portes et sa collection est actuellement offerte dans son intégralité à qui veut bien la prendre. Pourtant, il faut être conscient que les collections patrimoniales de ces deux instituts font partie de l’histoire du Québec et d’une histoire vivante et incarnée tant chaque dossier qu’elles contiennent témoigne d’une vie québécoise passée. Maintenant que les dossiers cliniques sont sur un support numérique, la conservation même des documents est mise en question. Les enjeux actuels posent la question du bon équilibre entre la conservation et la diffusion. Or, sans les ressources humaines nécessaires, ces deux démarches sont tout simplement impossibles. Nous comptons aujourd’hui sur des ressources bénévoles[5] pour numériser les documents les plus fragiles avant que le temps n’ait raison d’eux et qu’ils ne s’envolent, littéralement, en poussière. Nous avons aussi le projet de photographier tous les registres et de les indexer afin de les diffuser sans risquer leur perte. La diffusion, quant à elle, repose sur le service des archives médicales qui est déjà bien sollicité et surmené. Mais quels seront les enjeux de cette conservation et diffusion dans le futur ? Les coûts de stockage de millions d’images seront également considérables. Est-ce que la politique de conservation permanente sera maintenue ? Seul le futur nous le dira. Nous ne pouvons aujourd’hui que militer pour faire entendre cette parole du docteur André Luyet qui résume parfaitement la situation et nos espoirs : « Nous passerons à l’histoire en sauvegardant et en partageant l’histoire du Québec, de St-Jean-de-Dieu, de la psychiatrie, de la santé mentale en sauvant cette collection unique au monde. »