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Introduction

Reflétant la mobilité internationale, les inégalités socioéconomiques, mais aussi la diversification des modes de vie, les quartiers urbains européens se caractérisent aujourd’hui souvent par l’hétérogénéité de leur population. Des individus de diverses origines, positions sociales, âges, genres et orientations sexuelles y partagent non seulement l’espace public, mais aussi les espaces privés (les appartements) et semi-privés (les halls et cages d’escaliers) des immeubles résidentiels.

Wirth est sans doute l’un des premiers à avoir défini le fait de vivre entouré d’individus aux caractéristiques individuelles diverses comme l’une des spécificités du « mode de vie urbain » (Wirth, 1938). À partir de données d’enquêtes, les sociologues se sont depuis intéressés à cette hétérogénéité essentiellement à travers la taille et la composition de la population étrangère dans un certain quartier, les revenus de ses habitants et leurs positions sur le marché du travail. Cette hétérogénéité peut toutefois aussi être abordée du point de vue des habitants eux-mêmes. Ceux-ci mènent en effet, dans leur vie quotidienne, une forme d’enquête pour savoir qui sont les individus qui résident proche d’eux. Certains aspects de la vie de leurs voisins leur sont accessibles, d’autres non. Il reste néanmoins à définir quelles informations sont disponibles, mais aussi à quels types d’informations les individus prêtent attention, et à quels types de classifications ils se livrent.

Prenant comme cas d’étude quatre immeubles du centre-ville de Genève, cet article aborde ces questions à travers les descriptions que les locataires donnent de leurs voisins. Il vise à décrire comment ils les identifient, et à l’aide de quelles variables ou critères. Certaines dimensions apparaissent-elles de façon transversale, de sorte que les résidents classent les voisins d’immeuble en « eux » et « nous » ? Connaissent-ils leurs professions, revenus, ou nationalités ? Mobilisent-ils ces variables pour les décrire ? À quelles occasions les voisins acquièrent-ils des informations les uns sur les autres ? Cet article vise à comprendre ce que la perspective des citadins sur leurs voisins et leurs différences nous apprend tant sur la coexistence de populations hétérogènes que sur le contexte spécifique de Genève.

Après une revue de la littérature sur les relations de voisinage dans les zones urbaines aux populations hétérogènes, ainsi que sur les catégorisations ordinaires effectuées par leurs habitants, j’expliquerai la méthodologie de mon enquête et décrirai le contexte dans lequel elle s’inscrit. Je poursuivrai par une description des dimensions et catégories utilisées par les interviewés pour décrire leurs voisins. Je présenterai enfin quatre caractéristiques de ces descriptions, et les analyserai en les liant à la fois aux caractéristiques du contexte et à celles des relations de voisinage qui s’y inscrivent.

Mixité et catégorisations ordinaires

Cet article fait appel à deux domaines de la littérature sociologique. Le premier est celui de la sociologie urbaine s’intéressant aux relations de voisinage dans des zones urbaines ethniquement et socialement hétérogènes; le second se concentre sur les catégorisations ordinaires. Dans un article classique sur la mixité sociale dans les grands ensembles français des années 1960, Chamboredon et Lemaire (1970) s’interrogent sur les conséquences de la cohabitation entre des catégories de populations qui « d’ordinaire, ne voisinent que dans les statistiques » (p.5). Ils montrent que la proximité physique révèle la distance sociale. Les plus aisés condamnent les « moeurs populaires » de ceux qui laissent « les enfants livrés à eux-mêmes » (p.23) et qui apparaissent comme « une catégorie qui pose un problème social, une population dont on peut tracer le portrait moral et recenser toutes les caractéristiques » (p.29). Même quand l’hétérogénéité ne permettait plus de regrouper les individus en grands groupes, les individus évaluaient les autres à l’aide d’oppositions qui renvoient aux distinctions de classes : les propriétaires et les locataires, les propres et les sales, les calmes et les bruyants, ceux qui savent épargner et ceux qui dépensent inutilement.

Quarante ans plus tard, analysant les représentations sociales des habitants d’immeubles parisiens socialement et ethniquement mixtes, Bacqué et ses collègues ont observé « un système de classement propre [aux résidents], qui divise le collectif résidentiel en deux groupes définis explicitement en termes raciaux : d’un côté “nous ”, les Français, les “Blancs ”, et de l’autre côté “eux ”, les “Africains du Sahel, les Africains du Nord”, les “Noirs” » (Bacqué et al., 2010 : 103). Ce résultat pourrait induire, comme c’est le cas dans un nombre considérable de travaux sur les liens entre l’hétérogénéité d’une population et sa cohésion, que le critère ethnique est central dans les classifications, et détermine qui est similaire et qui est différent (Meer et Tolsma, 2014). Cependant, dans le cas étudié par Bacqué, les différences ethniques recoupent également un clivage entre anciens et nouveaux locataires, qui pourrait être plus structurant que les distinctions ethniques.

En effet, Elias et Scotson (1994) ont montré que dans une banlieue anglaise où deux groupes s’opposaient, la différence venait de leur degré d’intégration. Alors que les caractéristiques sociales des deux groupes étaient semblables, c’était la cohésion des « établis » qui leur permettaient de rejeter les nouveaux venus. Les caractéristiques des individus seraient ainsi souvent secondaires. Dans les villes suisses qu’il a étudiées, Wimmer (2004) montre que même si les résidents avaient des réseaux sociaux ethniquement assez homogènes, ils classaient les autres en fonction de leur conformité supposée avec une idée de l’ordre. Comme Elias, il observe une division entre établis et marginaux soit, dans son cas, d’anciens résidents de diverses nationalités face aux nouveaux arrivés : de jeunes Suisses appartenant à la « scène alternative », ainsi que des étrangers issus des vagues de migrations les plus récentes.

La sociologie s’intéresse de longue date aux perceptions ordinaires (par opposition à savantes) des divisions, classements et hiérarchies du monde social. Une démarche dont l’origine semble remonter aux années 1970 consiste à demander aux enquêtés de trier ou de hiérarchiser des cartes représentant des individus ou des ménages. Aux États-Unis, Nosanchuk (1972) a proposé à ses répondants d’associer et d’évaluer des cartes où figurent le métier du père du ménage ainsi que d’autres informations sur le ménage, notamment la race. D’autres ont ajouté le nombre d’années de scolarisation et parfois la race ou encore l’âge, le nombre d’enfants et le statut matrimonial (Nock et Rossi, 1979). En France, Boltanski et Thévenot (1983) se sont intéressés à la manière dont des groupes d’enquêtés négociaient le regroupement d’occupations professionnelles. Plus récemment, Deauvieau et al. (2014) ont fait classer 33 cartes indiquant le prénom d’un individu, son âge, son diplôme et de nombreux détails sur son activité professionnelle. Les deux études montrent que les catégorisations combinent généralement plusieurs dimensions.

Une démarche similaire a été appliquée à l’étude des relations de voisinage par Cukrowicz (1993). En montrant un échiquier représentant un immeuble (14 logements), il demande aux enquêtés de constituer un « voisinage acceptable » à partir de cartes-familles. Sur les cartes figurent, pour chacun des partenaires, l’origine nationale, l’« accès à des moyens d’existence » (cadre supérieur, cadre moyen, employé, ouvrier, chômeur, femme au foyer), le nombre d’enfants et l’orientation politique. Dans son analyse, l’auteur compare les comportements des étrangers et des Français. Il montre que les deux catégories ont une préférence pour des voisins français avec peu ou pas d’enfants.

De cette brève revue de littérature sur l’usage des cartes ressort d’une part l’importance attribuée au domaine professionnel. Les choix des chercheurs comme ceux des enquêtés placent l’occupation professionnelle comme attribut essentiel de la position sociale. D’autre part, il semble que pour ces auteurs, plus les cartes contiennent d’informations, plus le jeu se rapproche de la complexité de la réalité. Or, si l’on s’intéresse, comme je le fais ici, à comment les citadins catégorisent les individus qui les entourent, il faut prendre en compte les éléments dont ils disposent pour le faire. En effet, les relations de voisinage se déclinent de l’intimité à l’anonymat (Blokland 2003). Ainsi, l’image des cartes où figurent systématiquement une profession et une origine ne prend pas en compte le fait que les informations dont on dispose sur un individu varient en quantité et en qualité.

Pour Lofland (1973), l’apparence physique informait avec fiabilité sur le statut social des habitants de la ville préindustrielle. Alors que les apparences sont aujourd’hui plus trompeuses, l’ordonnancement spatial de la ville moderne fait que l’adresse en dit long sur l’habitant (Lofland, 1973 : chapitre 4). Cette logique s’applique parfaitement à de nombreux contextes urbains. Mais dans le cas des quartiers mixtes, et qui plus est des immeubles où cohabitent diverses couches sociales, le lieu d’habitation ne renseigne que partiellement sur ses habitants. De plus, il serait moins aisé qu’autrefois d’observer ses voisins et leurs pratiques. En effet, Blokland (2003) montre qu’à Rotterdam, l’usage du quartier et la dépendance aux voisins a décliné au cours du XXe siècle. Parallèlement, le « foyer » s’est privatisé, privant en partie les individus des indices qui leur permettaient de savoir « qui » étaient leurs voisins.

Enfin, avoir les informations en main ne signifie pas être capable de les interpréter. S’intéressant aux catégorisations ordinaires des enfants, Lignier et Pagis (2012) leur demandent de classer le patron d’usine, l’architecte et la personne qui s’occupe du ménage, entre autres. Si les enfants ont pu classer ces métiers comme « riches » ou « pauvres », il leur a été bien plus difficile de réaliser la seconde tâche qui consistait à expliquer quel était le métier de leurs parents et si ceux-ci étaient riches ou pauvres. Cette difficulté est liée aux compétences d’interprétation, mais probablement aussi à la complexité de la stratification sociale et du marché du travail. Ainsi, pour s’intéresser aux catégorisations ordinaires, il faut se demander non seulement de quelles informations les individus disposent sur les autres, mais aussi si elles leur permettent de tirer des conclusions.

Le cas du voisinage à Genève semble brouiller une partie des indices qui, dans les études présentées jusque-là, permettaient aux individus de savoir à qui ils avaient affaire. Riches et moins riches y sont généralement locataires (moins de 6 % des habitants de Genève sont propriétaires de leur logement). De plus, une « gentrification émergente » (Rérat et al., 2008) provoque une mixité sociale dans des quartiers autrefois populaires. Relativement protégés par des lois plutôt favorables aux locataires et à la mixité sociale, les habitants plus modestes n’ont pas disparu du centre-ville de Genève[1]. Quant aux catégories les plus fortunées, elles n’hésitent pas à louer des appartements au centre-ville, dans des quartiers et des immeubles aux populations hétérogènes. Les personnes de nationalités étrangères représentent la moitié de la population de la ville, et parmi les Suisses habitant Genève, 31  % ont, ou ont eu, une autre nationalité. La présence d’environ 25 000 fonctionnaires internationaux travaillant pour les nombreuses organisations internationales complexifie encore l’image de « l’étranger » à Genève[2]. Comment, dans ce contexte, les individus perçoivent-ils ces différences et lesquelles mobilisent-ils pour décrire leurs voisins ?

Méthodologie

Pour répondre à ces questions, j’ai opté pour des entretiens avec des résidents de quatre immeubles résidentiels du centre-ville de Genève. J’ai choisi des immeubles dont la morphologie et l’apparence sont courantes à Genève, soit cinq à six étages, et qui n’apparaissant ni comme des immeubles luxueux, ni comme des logements particulièrement bon marché. Ils ont en commun leur situation centrale, ce qui — à Genève — signifie qu’ils se trouvent dans des zones très denses, fonctionnellement mixtes (bureaux, commerces et habitations) et où résident des individus de diverses nationalités et divers statuts socioéconomiques (voir tableau 2).

Le but était de rencontrer des représentants de la totalité des ménages de ces immeubles, afin que le même ménage soit identifié par plusieurs des ménages voisins, et pour éviter une surreprésentation des individus les plus disponibles et les plus disposés à accepter un entretien. Quelques refus n’ont pas permis d’atteindre cet objectif, mais ces échecs se sont révélés instructifs. Ils traduisent notamment le peu de temps que certains résidents passaient dans le logement, la discrétion de sous-locataires parfois non déclarés, ainsi qu’une méfiance face aux inconnus.

Les entretiens se sont déroulés au domicile des interviewés. La première partie concernait le parcours résidentiel, la mobilité et l’usage du quartier et de la ville. La deuxième partie, sur laquelle cet article est basé, avait pour support une feuille A4 représentant schématiquement l’immeuble, avec une case par appartement. Pour chacune, l’interviewé répondait à la question « savez-vous qui habite là ? ». Le but était de saisir les types d’informations et comment celles-ci avaient été acquises. En identifiant leurs voisins, les interviewés évoquaient aussi leur relation ou absence de relation. En tout, je me base sur 49 entretiens semi-directifs d’une heure à une heure et demi — enregistrés et retranscrits — que j’ai menés en 2015 et 2016.

Le tableau 1 décrit les individus interrogés, mais aussi leurs appartements (nombre de pièces, loyer). Mes interviewés représentent 18 nationalités[3]. Tous sont locataires, quelques-uns sous-locataires. Dans trois immeubles sur quatre, j’ai rencontré à la fois des ménages considérés à « bas revenu » et à « haut revenu ». En outre, mes interviewés les plus aisés déclarent un revenu jusqu’à six fois supérieur à celui de leurs voisins d’immeuble gagnant le moins. Enfin, les nouveaux arrivants payent un loyer jusqu’à trois fois plus élevé que les anciens, pour des appartements rénovés de même taille.

Tableau 1

Description des immeubles et des ménages interrogés

Description des immeubles et des ménages interrogés

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Tableau 2

Description des secteurs statistiques dans lesquels se trouvent les immeubles

Description des secteurs statistiques dans lesquels se trouvent les immeubles

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Que savent les voisins les uns sur les autres ?

Les relations de voisinage dévoilées dans les entretiens vont de l’anonymat (quand une personne ne sait pas qui habite tel appartement) à l’intimité (des voisins sont partis en vacances ensemble). Néanmoins, la majorité des relations restent dans un entre-deux et ne dépassent pas les salutations. À force de se croiser, et par des discussions occasionnelles, les individus acquièrent des informations sur leurs voisins, et parviennent à les identifier à l’aide de diverses caractéristiques. Avec les changements de locataires, ce travail d’exploration sociale n’est jamais achevé, et tous les interviewés avaient dans leur immeuble des terra incognita et des « voisins fantômes » (Druhle et al., 2007). Le degré d’aboutissement de cette exploration ne semble pas mécaniquement lié à l’ancienneté, puisque certains résidents récemment installés connaissaient la composition et la géographie de leur voisinage d’immeuble, alors que des « anciens » locataires n’en avaient qu’une vague idée.

Quand les voisins sont-ils identifiés ?

À Genève, la Fête des voisins est le principal rituel qui rassemble les habitants d’un immeuble ou d’une rue. Son organisation dépend d’initiatives personnelles, mais les autorités de la ville l’encouragent depuis 2004. Le principe est de se réunir entre voisins au début de l’été pour un repas, le plus souvent dans une zone commune comme la rue ou la cour. Trois immeubles enquêtés avaient leur « fête des voisins », le quatrième avait ses « apéros d’immeuble », organisés à intervalles irréguliers (tous les un ou deux ans) chez la personne qui prend l’initiative. Ces rituels ont en commun de dépendre de l’engagement d’une ou deux personnes en particulier, et de réunir plus ou moins les mêmes personnes à chaque occasion. Les interviewés qui y participaient en savaient plus les uns sur les autres. Ils distinguaient d’ailleurs ceux qui y participaient et les autres, qu’ils connaissent moins voire pas du tout.

Au-delà de ces événements, la vie quotidienne offre des informations sur les voisins. La circulation dans le hall et l’escalier laisse observer les noms sur les sonnettes ou les boîtes aux lettres, la décoration et les objets devant les portes (chaussures, paillasson). Ces déplacements permettent aussi de croiser les voisins dans les parties communes (buanderie, local à vélos), ou dans l’ascenseur. Les tâches exécutées en même temps (relever le courrier, descendre les poubelles) sont aussi des occasions de s’observer, sinon de discuter. Rencontrer ses voisins fortuitement dans un autre contexte que celui du voisinage (dans un magasin, dans les transports publics) était pour certains une occasion d’entamer la conversation. Enfin, les mobilisations autour de causes communes semblent être de bons moyens d’entrer en contact et d’en savoir plus sur qui habite l’immeuble. Il s’agissait de pétitions pour défendre les intérêts des habitants, mais aussi de plaintes contre des nuisances provenant d’autres résidents, ou encore de discussions autour d’enjeux concernant l’immeuble (ascenseur en panne, cambriolage, etc.).

Lors de ces rencontres plus rituelles ou plus fortuites, routinières ou exceptionnelles, à quels types d’informations les individus sont-ils attentifs ? Lesquelles de ces informations utilisent-ils lorsqu’ils identifient leurs voisins, pour en parler à l’enquêteur qui ne les connaît pas ?

Comment les voisins sont-ils identifiés ?

Un premier pas consiste à établir si l’inconnu est bien un voisin et non un visiteur. Rares sont les nouveaux locataires qui se présentent à leur arrivée. Les nouveaux sont donc repérés par la régularité des rencontres, ainsi que par les indices d’un emménagement récent. Mais l’inconnu peut aussi être un sous-locataire, ou le nouveau partenaire d’un locataire, auquel cas il peut rester dans un entre-deux : ni vraiment voisin, ni seulement visiteur. Dans le même registre, une catégorie centrale pour les interviewés résidant de longue date est l’ancienneté. Ces derniers ont parlé des « nouveaux » et des « anciens » de l’immeuble, catégories qui concernent surtout les cas extrêmes.

Les interviewés ont ensuite identifié leurs voisins à l’aide de catégories du sens commun liées à l’origine ethnique. À partir d’attributs physiques comme la couleur de peau, les traits du visage, ou les cheveux, ils ont parlé d’« Asiatiques » ou d’« Européens ». Selon les langues et accents, ils ont évoqué des « hispanophones », des « anglophones », ou encore des « alémaniques » (de la partie germanophone de la Suisse). Le pays ou la région d’origine était parfois connue ou devinée. Un même homme a été identifié comme « Syrien » par un voisin, et « Égyptien » par un autre. Une famille est vue comme « Africaine » par un voisin, alors que d’autres se l’imaginaient « Sud- Américaine ». Plus rarement, quand les interviewés ne parvenaient pas à identifier l’origine ou la langue et ne préféraient pas deviner, ils utilisaient le terme « étrangers ».

D’autres traits physiques sans rapport avec l’origine ethnique ont également été utilisés, comme « un mec grand et mince », ou « une femme avec des problèmes de surpoids ». L’adjectif « sportif » a été utilisé pour parler tant d’une silhouette athlétique que d’une personne croisée dans les escaliers en habits de sport ou avec du matériel. La catégorie d’âge a été fréquemment mentionnée, souvent en comparaison avec celui de l’interviewé (« de mon âge », « 10 ans de plus que moi »), ou alors en fonction du cycle de vie (« un jeune couple », « une famille », « une personne âgée »). Les interviewés ont parfois identifié leurs voisins selon leur style vestimentaire ou leur coiffure. À défaut de plus d’informations et par simplicité, ces éléments servent — sur le moment du moins — à identifier l’autre.

Pour Reed (1974 : 477), les voisins cherchent à établir, d’une part, le cycle de vie, et, d’autre part, l’identité liée au « style de vie », par exemple « intellectuel » ou « père de famille ». Dans le cas qui nous concerne, les « styles » évoqués étaient nombreux et créés par assimilation ou en référence à des stéréotypes. Enseignant et militant écologiste (il m’a remis des dépliants à la fin de l’entretien), un interviewé m’a expliqué que certains voisins sont, comme lui, « écolos-verts-socialistes-associatifs », même si l’un d’eux est « un peu trop baba cool pour [son] goût ». Ces catégories, comme celles relevées par Reed, sont à comprendre comme un ensemble de références liées à un contexte géographique, historique et social particulier.

Les interviewés ont aussi fréquemment identifié leurs voisins par leurs traits de caractère ou leur personnalité. Il a été question de gens « gentils », « timides », « fermés » ou « grognons ». Ces considérations résultent de l’évaluation par les interviewés de la façon dont les individus qui en font l’objet se sont conformées, lors d’interactions, à leurs attentes en matière de rapports de voisinage. Bien que sujette à diverses interprétations, la norme de la distance cordiale (friendly distance, Willmott, 1986) semble toujours de mise. Ces appréciations, attribuées à la personnalité ou au caractère des individus, semblent être une constante du voisinage. Vacher montre qu’au XVIIIe siècle, les Lyonnais distinguaient principalement les « bons voisins », serviables et positifs, des « mauvais voisins », querelleurs et asociaux (Vacher, 2010 : 90).

Certains individus ont été identifiés en référence à leurs enfants. Une interviewée âgée connaissait le nom d’un enfant de son immeuble, et parlait de ses parents comme des « parents de… ». Les animaux de compagnie sont aussi des moyens d’identification. Une interviewée mentionnait « les gens qui ont deux caniches », ajoutant : « je les connais par les chiens », pour les avoir croisés en promenade. Les enfants et les animaux de compagnie sont ainsi non seulement des points d’accroches pour l’interaction (Blokland et Nast, 2014 : 1145; Zito, 1974 : 255), mais aussi pour l’identification.

Les entretiens contiennent peu de références au monde professionnel. Des interviewés ont rencontré un voisin dans le cadre de son activité. Dans un bar, une interviewée — médecin au revenu élevé — a aperçu une de ses voisines servant des clients. Semblant réaliser l’écart entre leurs statuts sociaux respectifs, elle estime la voir « différemment » depuis ce moment. Il apparaît aussi que certains éléments attisent la curiosité et provoquent plus facilement les questions à ce sujet. C’est le cas des personnes souvent absentes. Ce sont parfois des « internationaux » ou des « OI », pour « organisations internationales ». Toutefois, même lorsque les interviewés bénéficiaient d’informations de première main, elles ne concernaient souvent que le secteur professionnel et non le poste occupé.

Certains interviewés font référence à des anecdotes. Un voisin qui avait spontanément proposé son aide à un enfant souffrant était appelé « le magicien » par la famille de l’enfant en question. Un autre a parlé d’un de ses voisins comme de celui avec qui son fils a commencé à jouer de la guitare. Ils ne se connaissaient pas vraiment, mais il se souvenait de lui comme ayant prêté une guitare à son fils. À défaut d’en savoir plus, ces anecdotes permettent de transformer un inconnu en une connaissance personnelle.

Les voisins fantômes

Le manque d’information n’empêche pas toujours l’identification. Celles et ceux dont on ne sait presque rien sont parfois identifiés comme les voisins « fantômes » (Druhle et al., 2007) ou « mystères » et font l’objet de curiosité et de spéculations sur la raison de leur discrétion ou de leurs absences. Plusieurs facteurs expliquent comment des individus qui partagent pourtant une adresse et un toit peuvent rester des inconnus; premièrement l’arrivée « récente » (généralement considérée comme telle jusqu’à un ou deux ans) de l’interviewé ou de son voisin. Dans certains immeubles, les interviewés ont mentionné des appartements dont les occupants avaient changé souvent. Ils disaient avoir « perdu le fil ». Deuxièmement, des horaires et rythmes de vie différents réduisent les occasions de rencontres fortuites. Un interviewé croisait systématiquement le même voisin en partant au travail, voisin que sa compagne n’a tout simplement jamais vu. Troisièmement, certains individus voyagent, travaillent beaucoup, ou ont plusieurs logements, et ne passent que peu de temps dans l’appartement. Quatrièmement, les individus peuvent délibérément éviter les contacts. Quand elle ne voulait voir personne, une interviewée entre-ouvrait la porte de son appartement pour vérifier que personne n’employait l’escalier ou l’ascenseur avant de sortir de chez elle. Paradoxalement, celui qui préfère rester discret peut être identifié comme « le voisin discret » et faire l’objet de commérages.

L’interconnaissance des ménages diminue généralement avec la distance et le nombre d’étages qui les séparent. De même, bien qu’il puisse forcer le contact entre des voisins durant quelques secondes, l’ascenseur réduit les possibilités d’identification. Qui emprunte l’escalier voit les noms sur les sonnettes, les paillassons et les chaussures devant les portes. Or, tous les immeubles enquêtés ont un ascenseur. L’absence de concierge dans le bâtiment limite aussi la circulation d’informations. En effet, le concierge occupe souvent une position de « information broker », par sa centralité dans les relations de l’immeuble (Reed, 1974 : 479). Le mystère des « voisins fantômes » peut ainsi perdurer des années, comme pour ce locataire qui déclarait à propos d’un appartement de son immeuble : « ça fait 14 ans que j’habite ici mais je ne sais pas qui habite là, c’est le mystère ». Cela montre que la proximité résidentielle à elle seule ne suffit pas à provoquer les contacts.

Catégorisation et identification

Quatre éléments caractérisent les identifications des voisins. Elles dépendent des identifiés mais aussi des personnes qui identifient; elles se caractérisent par une certaine stabilité, même si elles sont susceptibles de changer; elles concernent peu l’activité professionnelle et le statut de national ou d’étranger; et elles ne révèlent pas de divisions binaires de type « eux » et « nous ».

Premièrement, les identifications dépendent autant de ceux qui les formulent que de ceux qui en sont l’objet. Les interviewés ont identifié les différences et les similarités avec leurs voisins, en choisissant des catégories qui font sens pour eux-mêmes. Les individus disposent ainsi de répertoires d’identifiants différents, et diffèrent dans leur capacité d’établir certaines distinctions. Mais les identifications sont aussi en partie contrôlées par les personnes qui en font l’objet puisque celles-ci maitrisent plus ou moins la façade (Goffman, 1971) qu’elles souhaitent donner à voir, et ce qu’elles préfèrent garder en coulisse. Elles choisissent par exemple ce qu’elles veulent transmettre par la décoration ou les objets laissés à la vue des autres sur le palier. Elles peuvent aussi être plus ou moins discrètes dans leurs allées et venues, et peuvent limiter le niveau sonore de leurs activités. Écouter de la musique avec un casque peut par exemple être une manière de ne pas révéler ses goûts musicaux à ses voisins.

De plus, les identifications se jouent aussi dans les interactions. Une personne peut se comporter d’une certaine manière et révéler certaines choses à un voisin, et réserver une « façade » différente pour un autre. Un individu peut avoir une « version de soi » différente pour chaque voisin, ce qui contribuerait à expliquer la diversité des identifications.

Deuxièmement, l’identification se rapporte largement à une forme de réputation basée sur des actes passés, observés ou rapportés par d’autres. Comme le note Chong, la réputation est fondée sur l’idée implicite que les individus ont des personnalités cohérentes et que leurs comportements les reflètent (Chong, 2014 : 50). Toutefois, ces identifications sont susceptibles de changer à la suite d’une interaction ou d’une nouvelle information. En effet, comme le remarque Lofland, un inconnu peut être transformé soudainement en une personne connue personnellement (1973 : 19).

Troisièmement, les critères liés d’une part à l’activité professionnelle, et d’autre part au statut de national ou d’étranger, ne sont pas employés de manière récurrente. Pourtant si présents dans la littérature évoquée au début de l’article, ces critères ne semblent ici pas structurants. L’activité professionnelle n’est pas une information dont les interviewés disposaient généralement au sujet de leurs voisins. Quant au terme « étrangers », il a rarement été utilisé, pour signifier que les voisins en question parlaient une autre langue que le français. Ainsi, le terme « étranger » n’était pas un terme générique pour évoquer les personnes non suisses.

Quatrièmement, les références à des endo-groupes et exo-groupes sont quasi absentes des descriptions des voisins. Autrement dit, les interviewés ne se sont pas référés à « eux » et à « nous ». Les voisins étaient toujours identifiés à l’aide de combinaisons de dimensions. Les dimensions utilisées dans ces combinaisons variant selon qu’il s’agissait d’un voisin ou d’un autre, ces intersections étaient souvent uniques.

Ces quatre observations sur les façons dont les interviewés identifient leurs voisins d’immeuble éclairent le contexte spécifique de Genève, mais aussi les évolutions des relations de voisinage dans les villes européennes.

D’abord, on peut interpréter ces observations comme le résultat d’un double processus d’homogénéisation et d’invisibilisation de certaines différences. Le contraste avec la mixité des grands ensembles français des années 1960 étudiés par Chamboredon et Lemaire est clair. Les classes moyennes y gagnaient deux fois plus que leurs voisins ouvriers, et ces différences s’observaient par exemple dans le fait que les manoeuvres étaient deux fois moins nombreux que les cadres à posséder une voiture. Dans les immeubles étudiés, les différences de revenus était parfois de un à six, et pourtant les indices semblaient manquer aux individus pour réaliser l’ampleur de ces inégalités. Dans un contexte où les relations de voisinage sont peu développées, les individus ont surtout recours à l’observation. Or, les tenues vestimentaires ne sont plus les indicateurs fiables qu’elles ont été (Lofland, 1973 : 84).

Les normes de civilités comme la retenue (Elias, 1973) masquent aussi les différences. Un interviewé aux positions xénophobes évitait soigneusement de révéler ses convictions à ses voisins, afin d’éviter les conflits. De plus, les études historiques révèlent un processus de privatisation du « foyer » lié au développement de l’institution de la famille (Vacher, 2010). Dans les immeubles où j’ai enquêté, les portes des appartements restaient en effet généralement closes et les interviewés n’y invitaient que les quelques voisins qui étaient aussi des amis, soit généralement un ou deux ménages de l’immeuble.

L’invisibilisation résulte aussi de la faible utilisation par les résidents de l’espace public qui entoure leur logement. Blokland montre que les habitants du quartier de Hillesluis à Rotterdam se distinguaient, dans la première partie du XXe siècle, à partir de critères de propreté et de respectabilité (Blokland, 2003 : 99). Les commérages, mais aussi le temps passé sur les marches d’escalier devant les maisons fournissaient aux habitants les informations nécessaires à ces distinctions. Dans les années 1990 au contraire, les catégories mobilisées pour parler des voisins étaient plus flexibles et fortuites que durant la première moitié du siècle (Blokland, 2003 : 156-157). Les cas que j’ai pu observer relèvent sans doute d’un stade plus avancé encore de cette complexification des distinctions.

Ensuite, il est indispensable de catégoriser pour orienter son comportement envers autrui (Jenkins, 2000). Ainsi, moins il est nécessaire d’interagir avec les autres, moins il est besoin de les catégoriser. Si une personne dépend de ses voisins pour faire garder son enfant, elle évaluera qui serait apte et qui ne le serait pas, portant des jugements sur les autres. Or, avec la hausse du niveau de vie, le développement de l’État social, la professionnalisation des activités de care, et l’augmentation de la mobilité (notamment quotidienne), maintenir des relations de voisinage est moins nécessaire que jamais (Blokland, 2003 : 214). Ainsi, parce qu’approfondir des relations de voisinage est rarement une priorité, situer socialement ses voisins semble être d’un intérêt secondaire.

Enfin, la population étudiée paraît trop hétérogène pour que les interviewés s’accordent sur de grandes catégories dans lesquelles ils pourraient répartir leurs voisins. Dans un contexte où la distinction « étranger » et « national » recoupe systématiquement les divisions socioéconomiques, ces catégories seraient plus susceptibles d’apparaître de façon transversale. À Genève, contrairement à d’autres contextes (par exemple Bacqué et al., 2010), ces catégories se superposent peu (Langel et Rietschin, 2013) et la taille de la population étrangère ainsi que sa composition socialement et ethniquement hétérogène ne donne guère de pouvoir descriptif au terme « étranger ». Cette fragmentation limite aussi le besoin de définir clairement son appartenance, qui au contraire prévaudrait dans une population composée de quelques groupes homogènes (Charbonneau, 1998 : 121).

De plus, comme démontré par Elias et Scotson (1994), et plus récemment dans le cas de villes suisses par Wimmer (2004), les divisions entre « eux » et « nous » apparaissent quand un groupe présente une cohésion qui lui permet d’exercer un pouvoir sur les autres. Les relations de voisinage dans les immeubles étudiés ici ne dévoilent pas clairement d’« établis », qui formeraient un groupe relativement cohésif. On peut ainsi faire l’hypothèse que la faiblesse des réseaux de voisinage limite à la fois les distinctions et les risques de conflits entre groupes.

Conclusion

Cet article visait à analyser comment l’hétérogénéité des résidents de quatre immeubles genevois apparait dans les descriptions que les locataires font de leurs voisins. J’ai montré que plutôt que de distinguer leurs voisins à l’aide de grandes catégories qui renverraient à des divisions entre « eux » et « nous », les interviewés ont combiné des critères variés. Les identifications varient autant selon qui les formule que selon qui en est l’objet. En somme, les distinctions se réfèrent à des catégories — soit des cadres cognitifs — davantage qu’à des groupes dont les individus se revendiqueraient (Jenkins, 2000; Brubaker, 2004). Ceci peut être interprété comme une conséquence de la grande hétérogénéité de la population étudiée, mais aussi d’une interconnaissance limitée et de l’absence, à l’échelle des immeubles du moins, de réseaux de voisinage stables et soudés.

Dans un tel contexte, la coexistence se caractérise ainsi moins par une opposition entre des groupes définis et distincts que par une multitude de tensions entrecroisées. Ce contexte a l’avantage d’éviter l’exclusion de « marginaux » par un groupe « d’établis », pour reprendre les termes d’Elias, mais montre aussi que la proximité ne révèle pas nécessairement les différences et les inégalités. En effet, j’ai montré que des personnes aux positions sociales élevées côtoient des personnes représentant les catégories les plus modestes, sans que ces différences n’apparaissent — même de manière diffuse ou implicite — dans les descriptions des voisins.

Cette forme d’anonymat est souvent présentée comme caractéristique de l’espace public. Au contraire, le voisinage serait le lieu d’une certaine interconnaissance (ce que Lofland, 1998, appelle the parochial realm). Or, cette étude a permis de montrer que les citadins, jusque dans leur logement, vivent en partie entourés d’inconnus, dont ils ne connaissent ou devinent que quelques facettes. Si Lofland prenait le voisinage comme exemple de la sphère parochial, elle insistait aussi sur le fait qu’un espace ne relève pas en soi de la sphère publique, parochial ou privée. C’est plutôt la densité de relations d’un certain type dans un espace qui le rend privé (quand les individus y sont majoritairement intimes), parochial (quand les individus se reconnaissent, au minimum), ou public (quand les individus sont étrangers les uns aux autres).

De ce point de vue, cet article a montré que les parties communes d’un immeuble peuvent relever de la sphère parochial (lors de la fête des voisins, par exemple), mais tiennent aussi souvent de la sphère publique. En effet, les individus y côtoient des inconnus et observent des règles qui, dans l’espace public, permettent la coexistence d’une population hétérogène. Les manières dont les individus identifient leurs voisins montrent que ceux-ci font preuve d’indifférence (Simmel, 1950) — s’apparentant en partie à de l’inattention civile (Goffman, 1971) — à l’égard de leurs voisins et de leurs différences. En retour, il bénéficient notamment d’un contrôle social lâche. De cette manière, la sphère publique s’invite aux portes de la sphère privée, jusque sur le palier, et il serait nécessaire d’investiguer davantage les conséquences de cette contiguïté. Contribue-t-elle, par exemple, a expliquer la méfiance témoignée à l’enquêteur qui sonne à la porte ?