Corps de l’article

Introduction

Depuis quelques décennies, les premières couronnes des grandes villes européennes connaissent des mutations importantes, liées à leur position spatiale spécifique au sein des agglomérations urbaines et des logiques internes de transformation (Albecker, 2014). En région parisienne, la thèse d’un « front de gentrification » (Clerval, 2013) décrit ainsi un mouvement quasi-inexorable lié à la fois aux politiques urbaines et aux choix résidentiels des classes moyennes (Collet, 2013). Nous voudrions ici, à partir de l’analyse de l’évolution sociale du centre rénové de Saint-Denis, ville du département de Seine-Saint-Denis emblématique de la première couronne parisienne longtemps qualifiée de banlieue rouge, montrer que les logiques de transformation sociale des quartiers populaires sont plus complexes et moins linéaires.

Ces dernières se comprennent dans une histoire sociale et urbaine de longue durée qui est celle, en région parisienne, du développement de la banlieue à partir d’un axe du pouvoir (Pinçon, 2008) conduisant dès la fin du XIXe siècle, à distinguer une banlieue bourgeoise et une banlieue ouvrière, lieu de concentration d’une activité industrielle en plein développement et d’une population ouvrière de plus en plus nombreuse (Faure, 1990; Magri et Topalov, 1989). Notre recherche s’inscrit dans le prolongement de différents travaux qui ont analysé les transformations de la banlieue rouge en région parisienne, c’est-à-dire une configuration sociale et politique particulière reposant sur l’existence d’une identité collective fondée sur des rapports au travail, des modes de sociabilité et un réseau organisationnel spécifiques et charpentée par une politique municipale (Fourcaut, 1986; Bacqué et Fol, 1997; Raad, 2014; Bacqué et al., 2014). Nous reviendrons en préalable sur l’histoire du centre-ville de Saint-Denis pour montrer à quelles transformations urbaines et à quel projet politique correspond sa rénovation. Puis nous montrerons que, trois décennies après la conception et la mise en oeuvre de ce projet de mixité sociale, le peuplement du parc d’habitat social du quartier reste légèrement différent de celui du parc social de la ville, accueillant notamment plus de familles appartenant aux « petites » classes moyennes et moins de familles précarisées, mais qu’il s’agit bien d’un quartier populaire. Enfin, à travers l’analyse des pratiques et des représentations des habitants du quartier, nous mettrons l’accent sur les dynamiques sociales propres à un quartier d’habitat social de centre-ville. Nous montrerons que ce quartier, même s’il a perdu l’essentiel de sa mixité sociale initiale, se caractérise par une identité et par des formes de cohabitation et d’ancrage originales[2].

Le quartier étudié compte environ 1 500 logements parmi lesquels une majorité de logements sociaux (87 %). L’article s’appuie en premier lieu sur une analyse statistique réalisée à partir des données de l’Institut national de la statistique (INSEE) et du fichier des locataires mis à disposition par le bailleur social propriétaire de près de 70 % des logements sociaux du centre rénové, Plaine Commune Habitat (PCH). Les données disponibles portent sur un peu moins de 800 locataires et ont permis d’étudier avec précision l’évolution du profil des habitants depuis 1995. En complément, une enquête par questionnaire auprès de 60 ménages habitant dans les logements privés en accession à la propriété a été menée (auprès de 47 propriétaires et 13 locataires). L’analyse se fonde également sur des entretiens avec des représentants des différents bailleurs, de techniciens et d’élus de la municipalité. Enfin, des entretiens approfondis ont été conduits auprès de 60 ménages locataires du parc social et 29 ménages des logements en accession à la propriété.

1. Un quartier de centre-ville dans la banlieue rouge

Depuis les années 1970, sous l’effet des transformations économiques et sociales liées à la désindustrialisation, à la restructuration des systèmes productifs et au développement inégal de la métropole parisienne dans un contexte de concurrence croissante entre villes (Beckouche et al., 1997; Halbert, 2007), les villes de l’ancienne banlieue rouge sont prises dans un double mouvement : d’un côté la modernisation des sites les mieux localisés, induisant des recompositions sociales et économiques et, de l’autre, la stagnation des espaces les moins attractifs qui finissent par polariser les populations les plus pauvres (Haumont et Lévy, 1996; Bacqué et al., 1998). Ces recompositions vont de pair avec une dynamique de précarisation des classes populaires et des processus de désaffiliation sociale (Bacqué et Sintomer, 2001). Pour autant, le tissu social et urbain reste fortement structuré par l’histoire de ces villes de la banlieue ouvrière, dans lesquelles les politiques du logement ont depuis l’après-guerre représenté une dimension majeure des politiques municipales. La construction de logements sociaux visant à loger les « classes laborieuses » a ainsi contribué à modifier profondément la structure urbaine et de l’habitat de ces villes : Saint-Denis compte 46 % de logements sociaux, Gennevilliers 60,5 % et Montreuil 33 %.

À Saint-Denis, ces transformations économiques et sociales sont décisives depuis la fin des années 1960. Entre 1968 et 1982, la ville perd plus de 6 000 habitants et plus de 12 000 ouvriers. Tandis qu’avec le chômage, la précarisation d’une partie de la population augmente, on constate parallèlement une diversification sociale « par le haut », la part des cadres supérieurs et des professions intermédiaires augmentant de manière non négligeable. C’est dans ce contexte que s’affirme, dans les discours comme dans les politiques locales, la thématique de la mixité sociale[3], qui marque une inflexion politique nette : il ne s’agit plus seulement de loger les classes populaires, mais d’attirer et de stabiliser de nouvelles couches de population, notamment les classes moyennes, afin de diversifier le peuplement (Bacqué et Fol, 2000). La rénovation urbaine du centre de Saint-Denis est emblématique de cette politique de diversification sociale et d’ouverture aux classes moyennes.

1.1. La rénovation du centre-ville comme refonte de l’identité de la ville et projet de mixité sociale

Le centre-ville de Saint-Denis est un lieu symbolique fort pour l’identité locale, ne serait-ce que par la présence de la Basilique. Les responsables locaux ont été confrontés à la dégradation de ce quartier ancien et populaire dès l’après-guerre. L’opération de rénovation voit le jour à la fin des années 1980 et cherche à promouvoir une architecture de qualité, originale, innovante, qui marque une rupture avec les réalisations des politiques de logement social des décennies antérieures et qui est pensée comme un véritable support de la diversité sociale. Le projet intègre une réelle mixité fonctionnelle (centre commercial, salles de cinéma, siège du journal L’Humanité, etc.) et s’avère ambitieux : les élus locaux souhaitent réaffirmer la centralité urbaine, constituer un espace public qui ait valeur de rassemblement à l’échelle communale, dans un territoire identitaire puisqu’il s’agit du centre historique.

L’adjoint à l’urbanisme de l’époque indique : « nous voulions que les architectes fassent des choses différentes [...], parce que, dans une ville qui va de l’illettré à l’universitaire, il est clair qu’on ne peut pas faire de logements en série » (Bacqué et Fol, 1997). Cette diversification est cependant très contrôlée : l’opération est entièrement publique, réalisée pour les trois-quarts par des maîtres d’ouvrages municipaux. Si le logement social occupe une place prépondérante dans ce projet (seuls 12 % de logements sont réalisés en accession), il constitue paradoxalement le principal moyen d’instaurer une diversité « par le haut » sans que celle-ci soit clairement explicitée comme objectif dans les discours officiels.

1.2. Le peuplement initial du centre-ville comme résultat de l’objectif de mixité sociale

Au moment de sa livraison, entre 1982 et 1994, ce quartier rénové accueille une population qui se distingue nettement de celle de la ville. La politique de peuplement menée au nom de la mixité a favorisé l’arrivée de locataires appartenant pour une part importante aux classes moyennes[4]. Le centre offrait une image de modernité et des conditions d’installation très attractives pour des locataires attachés à la centralité urbaine mais n’ayant pas les moyens d’habiter la capitale. La politique municipale s’est ainsi conjuguée aux stratégies résidentielles des habitants pour produire un quartier aux caractéristiques sociales originales.

Ainsi, le quartier accueille 45 % de professions intermédiaires en 1995, tandis que Saint-Denis n’en compte que 16 % au recensement de 1990[5]. À l’inverse, les ouvriers sont beaucoup moins nombreux dans le centre : 9 % contre 39 % à Saint-Denis. Les chômeurs ne représentent que 4 % des chefs de ménage du centre. Ils étaient 16 % parmi les actifs dionysiens au milieu des années 1990. Les classes moyennes habitant le centre sont pour la plupart salariées du secteur public, possèdent un capital culturel et social important qui les distinguent des classes populaires qu’elles côtoient, mais un capital économique relativement faible. Les revenus des locataires du centre sont toutefois plus élevés que ceux de l’ensemble des locataires de l’Office HLM.

La municipalité a mené une politique d’information et de promotion très active auprès des entreprises dionysiennes pour les inciter à loger leurs salariés dans le centre. Elle a également conduit des négociations avec la préfecture pour l’inciter à appliquer des critères d’attribution communs. Elle a surtout assuré un suivi très attentif de son propre contingent d’attribution (environ 30 % à la livraison). Cette politique a rencontré les aspirations de ménages déjà implantés localement, anciens ouvriers ou employés en ascension sociale, qui souhaitaient quitter leur quartier d’habitat social de périphérie, ou de ceux, classes moyennes ou jeunes intellectuels parisiens, qui cherchaient un logement bon marché et de qualité aux portes de la capitale.

Cependant, les dynamiques résidentielles modifient assez rapidement le peuplement du quartier. Dès le début des années 1990, il a déjà perdu une partie de ses ménages les plus favorisés. Ce processus s’accentue dans la décennie qui suit et, au milieu des années 2000, la place des habitants à faibles revenus, des ménages en situation précaire et des étrangers y est beaucoup renforcée, alors que les classes moyennes voient leur part nettement diminuer. L’image du quartier se dégrade et se trouve de plus en plus associée à la paupérisation et à l’insécurité, caractéristiques d’un quartier d’habitat social « comme les autres ».

2. L’évolution du peuplement : transformations sociales et dynamiques résidentielles

Aujourd’hui, les caractéristiques des habitants des logements sociaux du centre rénové de Saint-Denis ne diffèrent qu’assez peu de celles de la population des logements sociaux de la ville. S’il y subsiste une certaine mixité sociale, elle est à entendre dans un sens différent de celui imaginé dans le projet originel. Après avoir tracé à grands traits l’évolution du peuplement, nous reviendrons sur les dynamiques résidentielles qui permettent de l’expliquer.

2.1. Un quartier populaire d’habitat social

Aujourd’hui, si le quartier demeure familial (59 % de ménages avec enfants contre 47 % dans la ville), sa population a vieilli (la part des plus de 50 ans est de 54 % dans le quartier contre 30 % dans la ville), et son profil social s’est paupérisé.

Bien que le quartier ait conservé une partie de sa population d’origine[6], la part d’étrangers dans les logements sociaux, à l’origine similaire à la moyenne municipale, n’a cessé d’augmenter depuis (de 25 % en 1995 à 48 % en 2014), et se trouve aujourd’hui supérieure de plus de 10 points à celle de la ville. La part des ménages aux ressources les plus faibles (moins de 1 400 euros mensuels) a très rapidement augmenté pour atteindre 67 % en 2007 et redescendre à 48 % en 2014. Néanmoins, une part non négligeable de ménages aux revenus moyens est présente dans le parc social du quartier et, de manière générale, les revenus des ménages locataires du parc social du quartier sont sensiblement supérieurs à ceux des locataires du parc social sur la ville (en 2014, 17 % des ménages du bailleur Plaine Commune Habitat-PCH – disposent d’un revenu imposable annuel de plus de 30 000 euros et 42 % d’un revenu supérieur à 20 000 euros, contre respectivement 11 % et 29 % dans l’ensemble du parc social de cet office à Saint-Denis). Les situations professionnelles sont plus stables au sein du quartier : 71 % des locataires de PCH ont un contrat à durée indéterminée ou sont fonctionnaires, contre 60 % des locataires de PCH à Saint-Denis. Par ailleurs, les données recueillies auprès des copropriétaires du quartier montrent qu’ils appartiennent dans l’ensemble aux classes moyennes et supérieures (respectivement 20 % et 22 %). Ils disposent en outre de revenus supérieurs (26 % entre 2 500 et 3 500 euros mensuels et 32 % à plus de 3 500 euros). Ainsi, si le peuplement du quartier s’est peu à peu « banalisé », la population reste caractérisée par la présence de classes moyennes et supérieures.

2.2. Logiques d’attribution et stratégies résidentielles

Les dynamiques résidentielles à l’oeuvre dans les logements sociaux du centre rénové résultent, comme le peuplement d’origine, de la combinaison des politiques locales d’attribution des logements sociaux et des stratégies résidentielles des habitants.

Cependant, alors que la municipalité avait mené, lors de la livraison des logements, une politique active axée sur la mixité sociale, les marges de manoeuvre des politiques de peuplement sont devenues très faibles (Desage, Morel-Jourdel et Sala Pala, 2014), en raison d’un double mouvement de croissance de la demande de logements sociaux et de la paupérisation des demandeurs. Si les élus comme les bailleurs sociaux n’ont pas renoncé à l’objectif de mixité sociale, la réalisation de celui-ci se heurte à la réalité des caractéristiques des candidats au logement social (Driant et al., 2014). À Saint-Denis, en 2012, plus de 80 % des demandeurs de logement ont des revenus inférieurs aux plafonds de loyer les plus bas du parc social.

Le deuxième facteur explicatif des dynamiques résidentielles est celui des choix résidentiels des ménages. Les logements du parc social du centre-ville sont en concurrence avec les logements neufs de la Plaine, quartier situé aux portes de Paris, désormais desservi par le métro, et qui bénéficie aujourd’hui de la communication promotionnelle dont avait profité le centre-ville hier. Il figure de fait en première place des préférences exprimées par les demandeurs. Ainsi, à l’intérieur d’un parc de logement social hiérarchisé, un processus de tri s’opère (Lévy, 1984, 2003), qui dirige les locataires les moins défavorisés vers les segments du parc les plus valorisés. Sans être particulièrement évités, les logements sociaux du centre-ville, qui ont occupé cette place au moment de leur livraison, n’ont manifestement plus l’image positive dont ils ont bénéficié à l’origine. Le constat largement partagé d’un quartier physiquement dégradé, mal entretenu ainsi que la présence de trafics qui ajoutent à l’insécurité vécue et racontée, sont venus prendre le dessus face au récit de l’identité collective autour du « vivre ensemble » et de la mixité sociale. Le départ des classes moyennes s’est alimenté de cette représentation et l’a nourrie en retour. Le poids de plus en plus important des minorités visibles alimente également les représentations d’un quartier paupérisé où les classes moyennes craignent de ne plus trouver leur place.

Ainsi, depuis la livraison des programmes de logement, le profil social du centre rénové est passé d’un quartier majoritairement habité par les classes moyennes à un quartier populaire d’habitat social dont la particularité est d’être situé au centre-ville, ce qui induit des pratiques et des représentations spécifiques.

3. Les habitants et la mixité : pratiques et représentations du quartier

Habiter au centre-ville permet de profiter d’un ensemble de ressources. Dans le contexte dionysien, c’est aussi vivre une situation de mixité sociale, celle du quartier et celle du centre. Quelles sont alors les dynamiques sociales à l’oeuvre ?

3.1. Des ressources de proximité inégalement valorisées

Le quartier dispose des nombreuses ressources de proximité caractéristiques d’un centre-ville européen dynamique aux plans commercial, culturel et scolaire. Elles font toutefois l’objet de pratiques plus ou moins intenses et valorisées par les habitants.

L’évolution de l’offre commerciale, fréquent marqueur et vecteur de la transformation d’un quartier (Chabrol, Fleury et Van Criekingen, 2014), est ici caractérisée par une déqualification et une uniformisation que regrettent une partie des enquêtés. Les commerces de prêt-à-porter bon marché situés dans la rue commerçante adjacente au quartier font l’objet d’une mise à distance symptomatique du refus de se voir apposer l’image négative d’habitant d’un quartier de pauvres et d’immigrés. Ce sont la mauvaise qualité des produits vendus (« des vêtements à trois francs six sous qui n’ont aucune tenue[7]  »), l’uniformisation et la spécialisation ethnique (« c’est que des Chinois, c’est tous les mêmes[8]  »; « quand on fait un magasin, on a fait tous les magasins[9] ») ou encore la disparition des petits commerces de bouche (« il n’y a plus de commerces de proximité, c’est que des vêtements, c’est un nivellement par le bas[10] »; « quand je suis arrivée […], il y avait encore un grand traiteur, il y avait des pâtissiers […]. Petit à petit ça s’est dégradé[11]  ») qui nourrissent les critiques. Ces commerces sont pratiqués également par des habitants d’autres quartiers populaires de la ville et des villes alentours. Leur présence renforce l’image d’un centre populaire, où la place des habitants issus de l’immigration est importante. Les enquêtés déclarent en revanche fréquenter régulièrement les deux grands équipements commerciaux tournés vers l’alimentation, l’hypermarché (au coeur du quartier) et le marché (à proximité immédiate), appréciés pour la variété des produits qui y sont disponibles et leur capacité à satisfaire des populations issues de profils sociaux très variés. Le caractère pratique de l’hypermarché est valorisé : du fait de sa situation, il devient pour beaucoup une « épicerie », un commerce d’appoint, utile « pour dépanner ». Pour autant, les critiques ne sont pas absentes et alimentent une mise à distance de l’équipement. La surfréquentation, la saleté et le désordre qui caractérisent les rayons (« il est sale, c’est mal fait, […] les rayons sont mélangés[12] ») deviennent des symboles d’une paupérisation non désirée. Le marché[13] est également critiqué par certains pour les mêmes raisons, mais ces critiques sont rares et proviennent exclusivement des enquêtés les plus aisés (« je trouve ça insupportable de faire 10 fois la queue[14] »; « il n’y a pas de discipline, et puis il y a une saleté chronique[15] »; « cinq poulets cinq euros, ça fait un peu froid dans le dos[16] »). La quasi-totalité des ménages valorisent le marché, pour l’accessibilité économique de ses produits et pour sa diversité, ici perçue positivement comme exotique. Pour tous, il est autre chose qu’une simple ressource alimentaire : il est un lieu de promenade, une curiosité touristique pour la famille ou les amis en visite mais également un lieu de sociabilité très apprécié (« c’est comme la visite de la Basilique, c’est l’incontournable[17] ! »; « c’est un petit monde familial[18] »). Comme cela a pu être observé dans d’autres contextes (Martin, 2014), le marché en particulier contribue à l’ancrage local des habitants et constitue un symbole d’appartenance identitaire. Comme d’autres grands équipements commerciaux, sa dimension populaire s’affirme ainsi sans pour autant remettre en question la cohabitation entre les différents groupes sociaux. Bien que les pratiques varient en fonction du profil social, ces équipements commerciaux sont utilisés par tous.

L’offre culturelle (cinéma d’art et essai, théâtre, médiathèque, salles d’exposition) est en revanche majoritairement mise à profit par les catégories moyennes et supérieures. Elle fait également l’objet d’une spécialisation, répondant aux attentes des catégories disposant du capital culturel le plus important. Les enquêtés appartenant à ces catégories manifestent beaucoup d’enthousiasme pour ce qui constituerait la richesse de la ville (« c’est l’exception de la ville, et c’est aussi sa richesse. […] Si on s’écoutait, on ne serait jamais à la maison. Ça donne un peu le tournis! »[19]; « on est hyper gâtés[20] »). Ils soulignent, sans la regretter, l’homogénéité sociale qui caractérise la fréquentation de ces lieux et l’entre-soi qui y est pratiqué (« on rencontre un peu toujours les mêmes, ça il faut le dire »[21]; « on se retrouve entre gens à peu près de même catégorie socioprofessionnelle »[22]). Parmi les classes populaires, la pratique de ces équipements est effectivement très occasionnelle et justifiée par un manque de temps ou d’intérêt pour l’offre proposée, régulièrement qualifiée de « ringarde » ou d’« intellectuelle ». Le sentiment de ne pas appartenir au même groupe social est clairement avancé par certains comme un facteur d’évitement (« les gens qui y vont, c’est pas des gens comme moi[23] »). Le report se fait alors sur des équipements extérieurs au quartier, aux programmations « tous publics » (« [si] je veux juste me détendre, me divertir, je vais plus à Gaumont[24] »). Néanmoins, en dépit d’une certaine étanchéité entre les milieux sociaux, certains équipements, tels le cinéma, la librairie ou la médiathèque, proposent des animations pour les enfants et favorisent la pratique occasionnelle des structures par des familles de milieux populaires.

Enfin, l’offre scolaire de secteur, si elle se révèle abondante et de proximité du fait de la densité du centre-ville, est davantage utilisée par les enquêtés les moins aisés[25]. Comme partout, les dynamiques de mise à distance des classes populaires par les classes moyennes sont particulièrement vives au moment de la scolarisation des enfants (François et Poupeau, 2004, 2005). Les enquêtés adeptes de la dérogation scolaire mettent ainsi en avant la peur que les établissements n’offrent pas un enseignement de qualité et que leurs enfants aient des « mauvaises fréquentations ». Parmi les classes moyennes et supérieures, les différents avantages qui ont pu justifier l’installation dans le quartier (prix, localisation, statut de centre-ville) sont largement remis en question au moment de la scolarisation voire de la naissance des enfants. La crainte d’élever ou de scolariser ses enfants dans le quartier constitue ainsi pour certains un motif de départ. Au sein des milieux moins favorisés, ceux qui ne disposent pas des moyens financiers suffisants pour scolariser leurs enfants dans des établissements privés mettent parfois en oeuvre d’autres stratégies fondées notamment sur l’élitisme scolaire et l’inscription des enfants dans des classes spéciales (bilingues,…). Le capital culturel vient alors compenser le faible capital économique.

Ainsi, la différenciation des pratiques s’explique par la relative homogénéisation sectorielle de l’offre mais également par les moyens que peuvent mobiliser les habitants pour sortir de leur quartier — et notamment leur capital culturel et économique. La manière dont les habitants valorisent les ressources de proximité est étroitement liée à la manière dont ils appréhendent le caractère populaire de leur quartier. Si l’offre commerciale semble favoriser la mixité sociale au sens faible de présence dans un même lieu en un même moment de classes sociales distinctes, l’analyse des pratiques des équipements culturels et scolaires témoigne d’une séparation sociale relative des habitants. Les ressources de la mobilité remplacent alors celles de la proximité (Fol, 2010) pour les ménages les plus aisés. Le « mélange » ne semble donc que ponctuel et se produire dans des espaces disposant d’une offre suffisamment variée pour susciter l’intérêt des divers profils sociaux, ce que confirme l’analyse des relations sociales.

3.2. Des relations sociales sous tension

Alors qu’il a été montré que la confrontation entre différents types d’usages de l’espace, et particulièrement entre usages populaires et usages de classes supérieures, est souvent difficile (Authier, 1995; Sauvadet, Bacqué, 2011), l’examen des relations de voisinage et des pratiques et représentations des espaces publics permet de mettre en lumière les tensions plus ou moins vives redevables à la mixité qui caractérise le quartier.

Dans le parc social, les relations de voisinage sont majoritairement cordiales, mais vont rarement au-delà d’un « bonjour-bonsoir ». Comme ailleurs, nombre d’habitants pionniers ou très anciennement installés regrettent une dégradation des rapports sociaux de voisinage qui s’expliquerait selon eux par l’arrivée de nouveaux locataires moins enclins à rencontrer leurs voisins. Chacun évoquant son âge d’or de la convivialité, ces jugements sont à prendre avec précaution : ils peuvent s’expliquer par l’évolution des pratiques des enquêtés, autant que par le départ de ménages de classes moyennes dont ils se sentaient plus proches socialement, sans pour autant témoigner d’une dégradation des relations de voisinage dans leur ensemble. À l’inverse, on observe le développement de formes de convivialité qui, si elles ne sont pas absentes des ensembles de logements sociaux, (« ici c’est un village[26] ») s’avèrent plus poussées dans les immeubles en copropriété où des fêtes et des sorties entre voisins sont organisées (« il y a une très bonne ambiance dans l’immeuble, des sorties ensemble, au cinéma par exemple, des invitations à manger chez les voisins. On va par exemple manger au restaurant […], on s’invite chez les uns et chez les autres avec quelques voisins habitant dans la copropriété[27] »).

Dans les espaces publics et intermédiaires, la saleté et la dégradation, parce qu’elles semblent trahir le caractère populaire du quartier, sont un facteur majeur de crispation et de tensions entre les habitants. Nombre d’enquêtés rendent certains groupes sociaux coupables de négligence voire de dégradation : des personnes qui manquent d’« éducation » ou de « civisme » et des personnes qui ont une « culture différente » ou encore des « jeunes ». Les propos directement racistes sont extrêmement rares parmi les témoignages recueillis, sans pour autant être absents (« il y a beaucoup d’Africains. Enfin, je suis pas raciste, je suis Noire ! […] ces gens-là, des fois, ils ne respectent rien[28] »). Les critiques mettent plutôt en avant des différences culturelles ou d’éducation, renvoyant à « une population » jamais clairement définie, euphémisant ainsi la racialisation des représentations sociales (Launay, 2012) dont témoignent notamment ces extraits d’entretien : « il y a quand même une population qui ne fait pas vraiment attention[29] »; « il y a un manque, je trouve, de savoir-vivre de certaines personnes[30] »; « Saint-Denis, c’est une concentration de gens dont l’éducation est limite[31] »; « mais ça c’est les gens, c’est leur culture, hein[32] ». Dans ces jugements, portés comme ailleurs essentiellement par les ménages les plus aisés, transparait la difficile coexistence de groupes sociaux très divers. Plus spécifiquement, la virulence de certains propos peut s’interpréter comme une volonté des classes moyennes et supérieures de « marquer » leur « distance par rapport aux classes populaires », en s’appuyant sur des « jugements » moraux sur le mode de vie des classes populaires : ainsi, « les conflits de classe s’expriment dans le langage de la critique éthique » (Chamboredon & Lemaire, 1970).

Enfin, les jeunes font l’objet de représentations qui oscillent entre l’attachement, l’indifférence, la défiance, voire l’hostilité, représentations qui croisent les discours relatifs au sentiment d’insécurité. Témoin d’usages populaires de l’espace, l’espace public est utilisé par les jeunes comme un véritable lieu de vie (Sauvadet, Bacqué, 2011). Dans le quartier, leur présence constitue un repère familier pour certains habitants qui disent entretenir avec eux des rapports cordiaux voire se sentir rassurés par leur présence (« les jeunes sont super gentils, quand ils voient qu’on est chargé, ils portent les courses[33] »; « ils savent que j’habite ici, ils savent que je suis une maman et je me sens même en sécurité quand je vois ces jeunes[34] »; « quand je rentre le soir je me sens en sécurité […] parce que je sais qu’ils sont là[35] »). Mais ils sont, pour d’autres, source de nuisances diverses : bruit, dégradations dans les espaces publics et les parties communes des immeubles, trafic de drogues (« c’est vrai que je suis pas très rassurée […] parce que bon, y a des fois des jeunes qui [se] mettent dans l’escalier pour fumer[36] »; « toute la nuit il y en a ici qui fument le shit, ils font pipi, ils crachent sur les murs[37] »; « ils arrivent quand même à pisser devant nous, en nous regardant droit dans les yeux, pour nous montrer que c’est eux qui décident, ils font ce qu’ils veulent[38] »). Les rapports entre les habitants et les jeunes renvoient à l’enjeu du partage de l’espace public, qui fait l’objet d’une surveillance, sinon d’un contrôle, par ces derniers.

La cohabitation révèle ainsi des tensions latentes, dont rendent compte un sentiment de détérioration des relations de voisinage chez certains ménages anciens, la désignation très répandue d’un groupe responsable de la saleté du quartier et un rapport ambigu aux jeunes. La forte présence de classes populaires et des minorités visibles induit, chez certains habitants, en particulier ceux issus des classes moyennes et supérieures, un sentiment de malaise qui conduit certains à envisager leur départ du quartier. Cela est bien entendu à mettre en relation avec la variété des trajectoires résidentielles des enquêtés et les projets fortement différenciés dont chacun était porteur lors de son arrivée dans le quartier (Bacqué, Charmes, Vermeersch, 2014; Simon, 1995; Chamboredon et Lemaire, 1970). Alors que certains appartenant aux classes les moins aisées n’ont pas choisi ce quartier et n’ont pas le choix de le quitter, d’autres, issus des classes moyennes et supérieures, vivent d’autant plus mal l’évolution du quartier qu’elle ne correspond pas à l’idéal dans lequel ils s’étaient projetés en venant s’y installer : la mixité à laquelle ils venaient participer, aussi fantasmée soit-elle, n’existe pas ou, en tout cas, n’existe plus.

Si ces analyses révèlent des formes de tensions vécues par des classes moyennes devenues minoritaires, ni la dégradation des liens sociaux ni le séparatisme social n’apparaissent pouvoir caractériser de manière englobante les rapports sociaux au sein du quartier. Elles montrent plutôt comment des arrangements se structurent entre les différentes catégories sociales.

Conclusion

Le centre de Saint-Denis a ainsi connu plusieurs étapes de transformation depuis les années 1960, qui sont à replacer dans le cadre plus large des évolutions de la métropole parisienne et qui permettent d’en comprendre les enjeux actuels, en termes de peuplement comme en termes de pratiques. Le premier temps est celui de sa dégradation physique et de sa disqualification dans les années 1960, au regard de la construction de nouveaux quartiers d’habitat social dans la ville. Le deuxième temps est celui, dans les années 1980/90, de sa rénovation, répondant à un projet municipal de modernité et de mixité sociale qui conduit à la réalisation d’un quartier d’habitat social en centre-ville. Ce projet, à un moment de tension du marché immobilier, correspond pour un temps aux choix résidentiels de ménages des classes moyennes dionysiennes ou parisiennes. Le troisième temps voit réapparaître la dominance populaire de ce quartier, à un moment où la ville, et plus largement son agglomération, sont confrontées à une paupérisation de leurs populations et où d’autres quartiers comme le centre ancien ou la Plaine Saint-Denis peuvent apparaître plus attractifs. Mais ce quartier rénové est aussi un centre-ville qui concentre toute l’attention des politiques municipales et profite de services culturels et marchands de centralité, ce qui lui permet de rester un peu « au-dessus » d’autres quartiers d’habitat social et surtout de rester un territoire de coprésence entre différents groupes sociaux.

Les transformations successives de ce quartier-centre à Saint-Denis illustrent, au-delà du cas particulier, la multiplicité des trajectoires de quartier qui ne se réduisent pas aux deux figures classiques mises en avant dans les études urbaines, celle de la gentrification d’un côté et celle de la paupérisation ou ghettoïsation de l’autre. Elles montrent comment ces trajectoires se construisent à l’interface de plusieurs facteurs et processus : les politiques urbaines, les histoires sociales et urbaines et leurs inerties dans le présent, la place des quartiers dans les échelles de la ville et de l’agglomération et les choix résidentiels. Comme l’a montré Edmond Préteceille (2006), entre la polarisation des quartiers les plus riches d’un côté, et les plus pauvres de l’autre, subsiste en région parisienne une multiplicité de configurations de quartiers de mixité, plus ou moins populaires. Le centre de Saint-Denis constitue l’une d’entre elles.